La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 27

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 278-291).


CHAPITRE XXVII.

L’apprentissage de la Maréchaussée.


Il est midi, et la Maréchaussée, sur laquelle le soleil darde de chauds rayons, semble plus tranquille que de coutume. Arthur Clennam, assis dans un vieux fauteuil aussi fané que le plus ancien des détenus, s’abandonne à ses réflexions.

Quand un malheureux fait son début dans la prison, le premier changement qui s’opère en lui, c’est une espèce de calme ou plutôt d’abattement résigné, d’où bientôt il glisse trop souvent, par degrés insensibles, dans la dégradation et la honte. Clennam, dans cet état de paix mensongère, en face de sa honte maintenant consommée, songeait à certaines phases de sa vie passée, comme un mort doit rêver à son existence d’autrefois. Si l’on considère l’endroit où il se trouvait, l’intérêt qui l’avait conduit vers cette prison, alors qu’il était libre de n’y pas entrer, la douce présence de l’image aussi inséparable des barreaux et des murs environnants que des souvenirs impalpables d’une époque plus récente, que nuls barreaux ne sauraient emprisonner, on ne sera pas surpris que la mémoire du prisonnier le ramenât à la petite Dorrit. Pourtant, il s’en étonnait, non à cause du fait même, mais parce que ce fait lui rappelait toute l’influence salutaire que ce cher petit être avait exercée sur ses bonnes résolutions.

Aucun de nous ne sait clairement à quelles personnes, à quels événements nous sommes redevables sous ce rapport, jusqu’au jour où la roue de notre existence, brusquement arrêtée au milieu de sa course affairée, vient nous l’apprendre. Il ne faut pour cela qu’une maladie, un chagrin, la perte de ceux que nous aimons, et c’est un des plus grands avantages que nous puissions tirer de l’adversité. Dans son malheur Clennam en fit l’épreuve tendre et salutaire.

« La première fois que j’ai commencé à vivre pour mon propre compte, pensa-t-il, que mes yeux fatigués ont entrevu quelque chose qui ressemblait à un but, qui ai-je aperçu devant moi, s’avançant par un sentier pénible, forte de son dévouement, sans recevoir ni encouragements ni éloges, luttant contre d’ignobles obstacles qui auraient effrayé une armée de héros et d’héroïnes de convention ? Une faible enfant ! Lorsque j’ai essayé de vaincre mon amour déplacé, de me montrer généreux envers un rival plus heureux, bien qu’il ne dût jamais connaître mon sacrifice, ni le récompenser par un seul mot de sympathie ; chez qui avais-je pris cette leçon de patience, d’abnégation, d’oubli de moi-même, d’interprétations charitables, de noblesse généreuse dans les affections ? Chez cette pauvre enfant ! Tout homme que je suis, avec les avantages, les moyens, l’énergie d’un homme, j’aurais peut-être fermé l’oreille au murmure de mon cœur, qui me disait que, si mon père avait eu des torts, mon premier devoir était de cacher sa faute et de la réparer ; mais alors qui m’aurait fait rougir de ma lâcheté ? Une faible fille, dont les pauvres petits pieds, mal chaussés, s’usaient presque sur le pavé, dont les pauvres petites mains, si maigres, travaillaient sans relâche, dont le pauvre petit corps mignon était à peine défendu par ses minces vêtements contre le froid : la petite Dorrit. »

C’est ainsi que, seul dans cette triste chambre, il rêvait du fond du vieux fauteuil fané, toujours à la petite Dorrit. Il y rêva tant, qu’il lui sembla que son malheur présent était une punition de s’être égaré loin d’elle, d’avoir souffert que quelque chose vînt se poser entre lui et le souvenir des vertus de sa petite Dorrit.

La porte de la chambre s’ouvrit, et la tête de M. Chivery père se montra en partie, mais sans se tourner vers Arthur.

« Je ne suis plus de garde, monsieur Clennam, et je vais sortir. Puis-je faire quelque commission pour vous ?

— Grand merci. Non.

— Vous m’excuserez si j’ai ouvert la porte ; mais je n’ai pas pu me faire entendre.

— Est-ce que vous avez frappé ?

— Mais oui… au moins cinq ou six fois. »

Arthur, sortant de sa rêverie, remarqua que la prison s’était réveillée de sa sieste, que les détenus promenaient leur désœuvrement à l’ombre, dans la cour, et qu’il devait être deux ou trois heures de l’après-midi.

« Vos effets sont arrivés, reprit M. Chivery aîné, et mon fils va les monter. Je vous les aurais déjà envoyés ; mais il tenait absolument à vous les monter lui-même ; c’est ce qui m’en a empêché. Monsieur Clennam, puis-je vous dire un mot ?

— Donnez-vous donc la peine d’entrer, » répondit Arthur.

Car M. Chivery tenait toujours la tête presque tout entière en dehors de la porte, et, au lieu de fixer ses deux yeux sur le prisonnier, il se contentait discrètement de lui prêter une oreille. Et pourtant personne n’avait appris à M. Chivery cette délicatesse d’instincts, cette exquise politesse, tant il est rare qu’on peut avoir la tournure d’un guichetier avec le cœur d’un gentleman !

« Merci, monsieur, répliqua M. Chivery, qui ne bougea pas, ce n’est pas la peine. Monsieur Clennam, si c’était un effet de votre complaisance, ne faites pas attention à mon fils dans le cas où vous le trouveriez un peu mauvaise tête. Mon fils a du cœur, et bien placé, j’ose dire ; moi et sa mère nous savons bien qu’il n’en manque pas, et nous le trouvons toujours au bon endroit. »

Après avoir prononcé ce discours mystérieux, le guichetier retira son oreille et ferma la porte. Il n’y avait guère plus de dix minutes qu’il était parti, lorsque le fils se montra.

« Voilà votre valise, dit-il à Clennam en la posant à terre avec beaucoup de soin.

— C’est très-obligeant de votre part. Je suis honteux de vous donner tant de peine. »

Le jeune John était reparti sans entendre la fin de cette phrase, mais il ne tarda pas à remonter, disant comme la première fois :

« Voilà votre malle noire. »

Il déposa cette malle dans un coin avec le même soin que la valise.

« Je vous suis très-reconnaissant de cette attention. J’espère que nous pouvons à présent nous donner une poignée de main, monsieur John ? »

Mais point du tout. John se recula, emprisonna son poignet droit dans un cercle formé par le pouce et l’index de sa main gauche, et répondit, ainsi qu’il avait déjà fait :

« Ma foi ! je ne sais pas si je le puis. Non ; je sens que je ne peux pas ! »

Et il se mit à regarder le prisonnier d’un air irrité, quoique le gonflement de ses paupières humides annonçât plutôt encore la commisération.

« Pourquoi donc, dit Clennam, vous montrer à la fois si mal disposé pour moi, et cependant empressé de me rendre service ? Il y a quelque malentendu là-dessous. Si j’ai fait quelque chose qui ait pu vous être désagréable, j’en suis bien fâché.

— Non, monsieur, répliqua John agitant son poignet captif dans le cercle volontaire où il le tenait emprisonné, il n’y a pas le moindre malentendu dans les sentiments avec lesquels je vous contemple en ce moment !… Si j’avais seulement votre taille, monsieur Clennam (par malheur, je suis loin de l’avoir) ; si d’ailleurs vous n’étiez pas si abattu et que ce ne fût pas contraire à tous les règlements, ce sentiment que j’éprouve pour vous me porterait plus volontiers à vous proposer une partie de boxe pour le moment que toute autre chose. »

Arthur le regarda un instant d’un air surpris où il entrait un peu de colère.

« Allons, allons ! dit-il. C’est un malentendu ! »

Puis il se détourna pour aller se rasseoir dans le fauteuil fané.

Le jeune John le suivit des yeux, et, un bout de quelques minutes, s’écria :

« Je vous demande pardon !

Accordé de tout mon cœur, répliqua Clennam agitant la main sans relever sa tête courbée sur sa poitrine. N’en parlons plus, ce n’est pas la peine.

— Ce mobilier, continua John d’une voix très-radoucie, m’appartient. Je le loue d’habitude aux personnes qui prennent cette chambre sans apporter de meubles. Il ne vaut pas grand’chose, mais il est à votre service. Pour rien bien entendu. Je ne voudrais pas pour tout au monde que ce fût à d’autres conditions. Mais je le mets très-volontiers à votre disposition pour rien. »

Arthur releva la tête pour le remercier et pour lui dire qu’il ne pourrait pas accepter cette faveur. John continuait à faire tourner son poignet avec le même air d’indécision.

« Qu’est-ce que nous avons donc ensemble ? demanda le prisonnier.

— Je ne vous le dirai pas, répliqua le jeune guichetier élevant tout à coup la voix et redevenant acerbe. Nous n’avons rien du tout. »

Arthur le regarda encore une fois, attendant en vain l’explication de cette étrange conduite. Il ne tarda pas à détourner encore une fois la tête. Au bout de quelques minutes, John reprit avec une douceur extrême :

« La petite table ronde qui se trouve à votre coude appartenait autrefois à… mais vous savez à qui, monsieur, sans que je vous le dise… il est devenu un grand personnage avant de mourir. Je l’ai rachetée à un individu qui a habité cette chambre après lui, mais qui ne le valait sans aucun rapport. Du reste, il n’aurait pas été facile de trouver beaucoup d’individus de sa distinction. »

Arthur rapprocha un peu la table, posa la main dessus et se tint dans cette attitude.

« Peut-être ignorez-vous, monsieur, poursuivit le porte-clefs, que j’ai pris la liberté d’aller le voir, lorsqu’il est revenu à Londres pour quelques jours. À dire vrai, il a regardé cette démarche comme une liberté de ma part, bien qu’il ait eu l’obligeance de m’engager à m’asseoir et de me demander des nouvelles de mon père et de tous les anciens amis… je veux dire des humbles connaissances d’autrefois. Je l’ai trouvé bien changé et je l’ai dit en revenant ici. Je lui ai demandé si Mlle  Amy allait bien…

— Et allait-elle bien ?

— Il me semble que vous ne devez pas avoir besoin d’adresser cette question-là à un pauvre diable comme moi, répondit John, qui avait l’air d’avaler difficilement une grosse pilule invisible. Mais, puisque vous me l’adressez, je suis fâché de ne pouvoir y répondre. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il regarda encore cette question comme une liberté de ma part, et me demanda ce que cela me faisait. À partir de ce moment, je vis bien que j’étais importun, comme je m’en étais un peu douté d’abord. Malgré ça, il me parla ensuite avec assez de bonté… avec beaucoup de bonté. »

Ils gardèrent tous les deux le silence pendant plusieurs minutes. Seulement John répéta dans l’intervalle : « Certainement, il m’a ensuite montré beaucoup de bonté. »

Ce fut encore au tour du guichetier à renouer la conversation.

« Si ce n’est pas une indiscrétion, reprit-il, pourrait-on vous demander combien de temps vous comptez rester sans boire ni manger ?

— Je n’ai eu besoin de rien jusqu’à présent, répliqua Clennam. Je n’ai pas d’appétit pour le moment.

— Raison de plus pour vous restaurer, reprit John. Il ne faut pas rester là dans votre fauteuil pendant toute une journée sans rien prendre, parce que vous n’avez pas d’appétit ; au contraire, il faut manger quelque chose pour vous donner de l’appétit. Je vais prendre le thé dans ma chambre. Si ce n’est pas une trop grande liberté de ma part de vous faire cette offre, venez en prendre une tasse avec moi. Ou, si vous l’aimez mieux, je pourrai vous descendre ici le plateau en deux minutes. »

Convaincu que John se donnerait cette peine s’il refusait, désireux aussi de prouver qu’il n’avait oublié ni la prière de M. Chivery père, ni les excuses de M. Chivery fils, Arthur se leva en déclarant qu’il prendrait volontiers une tasse de thé chez l’ami John. Celui-ci referma la porte pour en épargner la peine au détenu, dans la poche duquel il glissa adroitement la clef, puis prit les devants pour lui montrer le chemin de sa propre résidence.

Il demeurait tout en haut du bâtiment le plus rapproché du greffe. C’était la chambre où Arthur était monté en courant le jour où la famille, récemment enrichie, quittait pour toujours la prison, et où il avait trouvé la petite Dorrit étendue à terre sans connaissance. Dès qu’il eut mis le pied sur la première marche de l’escalier, il devina où John le conduisait. La chambre n’était pas tout à fait dans le même état : on lui avait donné un coup de badigeon et on l’avait tendue d’un papier neuf ; elle renfermait aussi un mobilier plus confortable ; mais Clennam put aisément se la rappeler telle qu’un rapide coup d’œil la lui avait montrée, tandis qu’il prenait la jeune fille dans ses bras pour la porter jusqu’à la voiture.

John, en se mordant les doigts, fixait sur son convive un regard scrutateur.

« Je vois que vous connaissez cette chambre, monsieur Clennam.

— Oui, oui, je me la rappelle… Dieu bénisse la chère enfant ! »

John oubliait le thé pour continuer à se mordre les doigts et à regarder son invité jusqu’à ce que celui-ci eût cessé d’examiner la chambre. Puis il fit un bond vers la théière, y versa impétueusement tout le souchong qu’il avait dans sa boîte, et s’éloigna pour la remplir d’eau bouillante à la cuisine commune.

La chambre parlait à Clennam dans un langage si éloquent, au milieu du changement de circonstances qui le ramenait dans cette misérable prison, elle lui parlait si tristement de la petite Dorrit qu’il avait perdue, qu’il aurait eu beaucoup de peine à ne pas céder à son émotion, quand même il n’eût pas été seul. Mais, seul comme il était, il n’essaya même pas. Il posa la main sur le mur insensible avec autant de tendresse que s’il eût touché la jeune fille elle-même, et prononça son nom à voix basse. Il se mit à la croisée, et, regardant par-dessus le parapet de la prison et sa lugubre couronne de fer, il envoya, à travers le brouillard d’une chaude journée d’été, une bénédiction vers le pays lointain où la petite Dorrit vivait heureuse et riche.

John fut absent quelque temps, et, lorsqu’il revint, il était facile de voir qu’il était allé dehors, car il apportait du beurre frais enveloppé dans une feuille de chou, quelques tranches de jambon dans une feuille de chou jumelle, plus un petit panier de cresson et de salade. Lorsqu’il eut arrangé ces comestibles sur la table dans un ordre symétrique, les deux convives s’assirent pour prendre le thé.

Clennam essaya de faire honneur au repas, mais en vain. Le jambon lui donnait des nausées, le pain semblait se transformer en sable dans sa bouche. Il eut beau faire tout son possible pour se forcer à manger ; tout ce qu’il put faire, ce fut de prendre une tasse de thé.

« Prenez un peu de salade, » dit John en présentant le panier à son invité.

Arthur prit un brin ou deux de cresson et essaya de manger, mais le pain sembla se transformer en sable plus lourd qu’auparavant, et le jambon (bien que d’excellente qualité) lui parut répandre une odeur de charcuterie insupportable dans toute la prison.

« Encore un peu de salade, monsieur, » répéta John, qui avança de nouveau le panier.

Le jeune guichetier avait tellement l’air de passer à un pauvre oiseau quelques brins de verdure par les barreaux de sa cage pour récréer sa triste solitude, et il était si facile de deviner qu’il avait acheté le petit panier dans l’intention d’offrir au prisonnier une poignée de fraîcheur pour lui faire oublier les briques et les pavés brûlants de la geôle, que Clennam ne put s’empêcher de lui dire en souriant :

« C’est bien aimable à vous d’avoir songé à me faire passer cette verdure à travers les barreaux de ma cage ; mais aujourd’hui je ne puis pas même prendre cela. »

Comme si le manque d’appétit eût été une maladie contagieuse, John ne tarda pas à repousser aussi son assiette et se mit à plier la feuille de chou qui avait servi d’enveloppe au morceau de jambon. Lorsqu’il l’eut pliée et repliée de façon à en faire un petit in-18 qui pouvait tenir dans le creux de sa main, il commença à l’aplatir, en fixant sur Clennam un regard scrutateur.

« Il me semble, dit-il enfin, pressant son in-18 entre ses mains avec vigueur, que, si vous ne jugez pas à propos de vous soigner dans votre propre intérêt, vous pourriez au moins vous soigner dans l’intérêt d’une autre personne.

— En vérité, répondit Arthur avec un soupir et un sourire, je ne vois pas pour qui je me soignerais.

— Monsieur Clennam, fit John avec vivacité, je m’étonne qu’un gentleman, capable d’être aussi franc que vous l’êtes, soit capable de me faire une réponse si peu sincère. Oui, monsieur Clennam, je suis surpris qu’un individu capable d’avoir un cœur comme le vôtre, ait le cœur de traiter le mien de la sorte. Cela m’étonne, monsieur. Ma parole d’honneur, cela me surprend ! »

John, qui s’était levé afin de donner plus de forces à ses dernières paroles, se rassit et commença à rouler son in-18 sur sa jambe droite, sans jamais quitter des yeux Clennam qu’il contemplait d’un air d’indignation et de reproche.

« Je l’avais surmontée, monsieur, continua-t-il, je l’avais vaincue, cette passion, sachant qu’il fallait la vaincre ; j’étais décidé à n’y plus songer. C’est ce que j’aurais fait, j’espère, si, dans cette prison, on ne vous avait pas amené et dans une heure malencontreuse pour moi, aujourd’hui même (dans son agitation, John adoptait la phraséologie élégante de sa mère)… Lorsque vous vous êtes dressé devant moi, monsieur, dans la loge, ce matin même, plutôt comme un Upas empoisonné, que comme un simple insolvable, il s’est élevé en moi un tel flot de sentiments tumultueux qu’au premier abord il a tout entraîné devant lui, et que je me suis senti emporté dans le tourbillon. Enfin, j’ai réussi à en sortir. Oui, quand ce devrait être une condamnation, je soutiendrai toujours que contre ce tourbillon de toutes mes forces j’ai lutté, et que j’en suis sorti. Je me suis dit que, si je m’étais montré grossier avec vous, je vous devais des excuses, et ces excuses, sans crainte de me dégrader, je vous les ai offertes. Et maintenant, au moment même où je désirais tant vous prouver qu’il existe un souvenir presque sacré pour moi, et que je prise par-dessus tout… vous venez, par-dessus le marché, me mortifier, lorsque j’y fais l’allusion la plus détournée et la plus innocente ; car vous ne pouvez pas nier, monsieur, vous n’aurez pas la bassesse de nier que vous m’ayez mortifié. »

Dans son étonnement, Arthur ne put qu’ouvrir de grands yeux et demander :

« De quoi donc s’agit-il ? que voulez-vous dire, John ? »

Mais John, se trouvant dans cette situation d’esprit où certaines gens semblent incapables de donner une réponse directe, continua étourdiment :

« Je n’avais pas, déclara-t-il, je n’avais pas, et je n’ai jamais eu l’audace de conserver le moindre espoir. Je n’ai jamais pensé… non, jamais, et pourquoi ne le dirais-je pas, si je l’avais pensé ?… que je pusse être heureux, après les paroles que nous avons échangées, quand même il ne se serait pas élevé depuis des barrières insurmontables ! Mais cela vous donne-t-il le droit de supposer que j’ai perdu la mémoire, que je ne pense plus, que je n’ai pas d’endroit sensible, que je n’ai plus rien de rien ?

— Que voulez-vous dire ? s’écria Clennam.

— Oui, oui, on peut fouler tout cela aux pieds, monsieur, poursuivit John, s’élançant au galop, comme un cheval échappé, dans une véritable prairie sauvage de paroles tumultueuses, si on a le courage de commettre une pareille bassesse. On peut fouler aux pieds mes sentiments, mais cela ne m’empêche pas de les avoir. Vous ne pourriez même pas les fouler aux pieds, si je ne les avais pas. Mais il n’en est pas moins indigne d’un gentleman, il n’en est pas moins déshonorant pour lui, de venir, par ses paroles amères, refouler un individu dans sa coque, lorsqu’il lutte, pour en sortir, comme un ver à soie. Le monde peut se moquer d’un porte-clefs, mais un porte-clefs est un homme, après tout… excepté quand c’est une femme, comme cela se voit dans certaines prisons réservées au beau sexe. »

Quelque ridicule que fût l’incohérence de ce discours, il y avait néanmoins tant de sincérité dans la simple et sentimentale nature de John ; son visage brûlant, l’agitation de sa voix et de ses manières indiquaient si clairement qu’il se sentait froissé, qu’il aurait été cruel de ne pas y être sensible. Tandis qu’Arthur cherchait à remonter à la source de la mystérieuse insulte dont il s’était rendu coupable sans le savoir, John, après avoir fermé un rouleau passablement symétrique avec sa feuille de chou, la coupa en trois, et la posa proprement sur une assiette, comme si c’eût été quelque rareté gastronomique.

« Mais, au fait, ne serait-il pas possible, dit Arthur, après s’être rappelé leur conversation depuis l’offre du cresson, que vous fissiez là quelque allusion à Mlle  Dorrit ?

— Ah ! vous demandez si c’est possible, monsieur, répliqua John Chivery.

— Mais c’est que je ne comprends pas cette allusion. Je voudrais bien ne pas avoir le malheur de vous laisser croire que mon intention est de vous offenser, car je ne l’ai jamais eue, et, cependant, je suis obligé de vous répéter que je ne vous comprends pas.

— Monsieur, riposta John, aurez-vous bien la perfidie de soutenir que vous ne connaissez pas depuis longtemps ce que j’éprouve à l’endroit de Mlle  Dorrit ?… une passion, vous le savez, qui mérite moins le nom ambitieux d’amour que celui d’une humble adoration et d’un sacrifice dévoué ?

— John, je ne commettrai jamais sciemment un acte de perfidie… pas plus celui-là qu’un autre, et je ne devine pas pourquoi vous m’en croyez capable. Mme  Chivery, votre mère, ne vous a-t-elle jamais dit que j’étais allé la voir ?

— Non, monsieur, répondit John d’un ton sec. Elle ne m’a jamais parlé de ça.

— Cependant, j’y suis allé, devinez-vous pourquoi ?

— Non, monsieur, répéta John sans changer d’intonation, je ne devine pas.

— Alors, je vais vous le dire. Je désirais assurer le bonheur de Mlle  Dorrit ; et si j’avais pu croire qu’elle partageât vos sentiments… »

Le pauvre John devint pourpre jusqu’au bout des oreilles.

« Mlle  Dorrit ne les a jamais partagés, monsieur, interrompit-il. À mon humble façon, je veux me montrer aussi franc et aussi honorable que possible, et je me mépriserais si j’étais capable de mentir en vous disant le contraire. Non, elle ne m’a jamais donné à entendre qu’elle pourrait m’aimer, et, dans un moment de sang-froid, je n’ai même point espéré qu’elle le fît jamais. Elle était bien au-dessus de moi sous tous les rapports. Et d’ailleurs, ajouta John, sa famille distinguée était supérieure à la mienne. »

Le sentiment chevaleresque de John pour la petite Dorrit et pour tout ce qui lui appartenait le rendait si respectable, en dépit de sa petite taille, de ses jambes grêles, de sa chevelure d’un blond filasse et de son tempérament poétique, qu’un Goliath aurait pu prendre sa place sans inspirer autant de considération à Arthur.

« Vous parlez comme un homme, John ! dit-il d’un ton de sincère admiration.

— Eh bien ! monsieur, tâchez de faire comme moi… voilà tout ce que je vous demande, » répliqua John, passant la main sur ses yeux. »

Il avait mis tant de vivacité et d’aigreur dans cette riposte qu’Arthur le contempla encore une fois d’un air surpris.

« Toutefois, ajouta John, tendant la main à son hôte par-dessus la table, l’expression est trop forte, je la retire. Mais pourquoi aussi, pourquoi, lorsque je vous dis : « Monsieur Clennam, soignez-vous dans l’intérêt de quelqu’un que vous savez, » pourquoi ne pas user de franchise, même envers un porte-clefs ? Si je vous ai donné la chambre qui devait vous plaire le mieux ; si je vous ai monté vos malles (non que je les aie trouvées lourdes… pas du tout, je n’en aurais pas parlé sans cela)… si je vous ai cultivé comme je l’ai fait depuis ce matin, croyez-vous que ce soit pour vos propres mérites ? Non. Ils sont très-grands, je n’en doute pas le moins du monde ; mais ce n’est pas pour eux que je l’ai fait. Les mérites d’une autre personne sont plus grands encore : ce sont eux qui ont eu tant d’influence sur moi… Pourquoi donc ne pas me parler franchement à votre tour ?

— Eh bien, franchement, John, vous êtes un si bon garçon et votre caractère m’inspire un respect si sincère, que je me reproche de n’avoir pas deviné qu’il fallait attribuer à la confiance que m’a témoignée Mlle  Dorrit les bons services que vous m’avez rendus aujourd’hui… J’avoue mon tort, et je vous prie de me le pardonner.

— Oh ! pourquoi ? répéta John avec le même dédain qu’auparavant, pourquoi si peu de franchise ?

— Je vous assure que je ne vous comprends pas. Regardez-moi. Songez aux chagrins que j’ai éprouvés. Est-il probable que j’ajouterais sciemment aux autres reproches que je m’adresse, celui de m’être montré ingrat ou traître envers vous ? Je ne vous comprends pas. »

Le visage incrédule de John s’adoucit peu à peu et n’exprima plus que le doute. Il se leva, marcha à reculons vers la fenêtre mansardée, fit signe à Clennam de s’avancer jusque-là et le contempla d’un air rêveur en disant :

« Monsieur Clennam, vous n’allez pas me dire que vous ne savez pas ?

— Que je ne sais pas quoi, John ?

— Miséricorde ! s’écria John qui parut en appeler aux pointes de fer qui couronnaient le mur de la prison. Il me demande quoi ! »

Clennam regarda les pointes de fer, puis il regarda John. Il recommença deux fois le même exercice sans en être plus avancé.

« Il le demande ! Et qui plus est, s’écria le jeune guichetier, qui regarda Clennam des pieds à la tête d’un air d’embarras pénible, ne dirait-on pas qu’il ne sait vraiment rien ! Voyez-vous cette croisée, monsieur ?

— Certainement, je la vois.

— Vous voyez cette chambre ?

— Sans aucun doute.

— Le mur d’en face, et cette petite cour ? Eh bien, tout cela en a été témoin du soir jusqu’au matin et du matin jusqu’au soir, pendant des semaines, pendant des mois. Combien de fois n’ai-je pas vu Mlle  Dorrit accoudée à cette fenêtre, sans savoir que je la voyais !

— Témoin de quoi ?

— De l’amour de Mlle  Dorrit.

— De son amour !… Pour qui donc ?

— Pour vous ! » répondit John, qui posa le revers de sa main sur la poitrine d’Arthur, recula vers sa chaise et s’assit, le visage pâle, les deux mains sur les bras du fauteuil, en secouant la tête.

S’il eût porté à Clennam un grand coup de poing, au lieu de se contenter de le toucher doucement comme il l’avait fait, la commotion n’eût pas été plus violente. Arthur demeura immobile de surprise, les yeux fixés sur John, les lèvres entr’ouvertes, sur lesquelles semblait s’agiter le mot : Moi ! mais sans qu’il eût la force de le prononcer ; il se tint ainsi les bras ballants, comme un homme qui se réveille en sursaut, pour apprendre une nouvelle qu’il ne comprend pas bien encore.

« Moi ! dit-il enfin tout haut.

— Ah ! dit en gémissant le jeune porte-clefs. Vous ! »

Arthur essaya de sourire en répondant :

« Vous avez rêvé cela, John. Vous vous trompez.

— Moi, me tromper ! s’écria John. Moi ! Non, non, monsieur Clennam, ne dites pas cela. Sur toute autre chose, c’est possible ; car je n’ai pas la prétention d’être un profond observateur et je sais bien ce qui me manque. Mais me tromper, moi, sur une chose qui m’a plus ravagé le cœur que toute une cargaison de flèches sauvages. Moi, me tromper sur un point qui m’a conduit à deux doigts de la tombe… (et quelquefois je voudrais qu’il m’y eût conduit tout à fait, si la tombe n’était pas incompatible avec le débit de tabac et les sentiments de ceux à qui je dois le jour). Moi, me tromper sur une découverte qui, même en ce moment, m’oblige à tirer mon mouchoir de ma poche, ni plus ni moins qu’une grande fille, comme on dit ; et pourtant je ne vois pas pourquoi le titre de grande fille serait un terme de reproche, puisque tout cœur masculin bien constitué doit les aimer, qu’elles soient grandes ou petites ! Ne me dites pas cela, ne me dites pas cela ! »

Toujours respectable au fond, tout absurde qu’il parût à la surface, John tira en effet son mouchoir, avec cette absence sincère d’affectation et de cachotterie qu’on ne rencontre que chez un homme d’un bon naturel, lorsqu’il exhibe son mouchoir pour s’essuyer les yeux. Après les avoir essuyés et s’être permis le luxe innocent d’un sanglot et d’un reniflement, il le remit dans sa poche.

La main que John avait posé sur la poitrine d’Arthur lui avait tellement laissé là la sensation d’un coup de poing qu’il ne pouvait encore trouver rien à dire pour terminer l’entretien. Lorsque le guichetier eut remis son mouchoir dans sa poche, Arthur lui répéta qu’il admirait son désintéressement et sa fidélité affectueuse. Quant à l’impression dont il venait de soulager son esprit… (Ici John l’interrompit en disant : « Non pas une impression ! une certitude ! »)… quant à cela, ils pourraient en causer plus tard, mais, pour le moment, il s’abstiendrait, lui, d’en dire d’avantage. Il se sentait triste et fatigué ; il allait rentrer chez lui, avec la permission de John, et se retirer pour la nuit. Le porte-clefs n’y fit aucune opposition, et Clennam se traîna à l’ombre du mur jusqu’à sa chambre.

La sensation du coup qu’il venait de recevoir en pleine poitrine était encore si pénible que, dès qu’il fut débarrassé de la présence d’une vieille femme de journée très-sale qu’il trouva assise sur les marches, où elle attendait pour faire le lit du nouveau détenu, et qui lui donna à entendre qu’elle obéissait en cela aux ordres de M. Chivery… « pas l’ancien, mais son fils… » il se jeta dans le vieux fauteuil fané, se tenant la tête à deux mains, comme s’il se sentait étourdi. L’amour de la petite Dorrit ! Cela lui causait plus de trouble que toutes ses autres peines. Beaucoup plus.

La chose semblait si improbable ! L’avait-il jamais appelée autrement que son enfant, sa chère enfant ? N’avait-il pas toujours cherché à gagner sa confiance en appuyant sur la différence de leurs âges respectifs et en ne parlant de lui-même que comme d’un homme qui commence à se faire vieux ? Pourtant, qui sait ? elle ne l’avait peut-être pas trouvé si vieux qu’il voulait le paraître ; lui-même, il se rappelait bien qu’il n’avait commencé à se croire vieux que le jour où la rivière avait emporté le bouquet de roses.

Il avait les deux lettres de la petite Dorrit dans une boîte qui renfermait d’autres papiers ; il les prit et les relut. Il lui sembla, en les relisant, entendre la douce voix de celle qui les avait écrites. Elles résonnèrent à son oreille avec des inflexions pleines de tendresse auxquelles il n’était pas impossible de donner, en effet, un nouveau sens. Ce fut alors que le calme désespoir de la réponse : « Non, non, non, » qu’elle lui avait faite un soir dans cette même chambre… (cette nuit où Pancks leur avait laissé entrevoir l’aube d’un changement de fortune de la famille Dorrit, et où il avait échangé avec elle d’autres paroles qu’il devait se rappeler plus tard, dans son humiliation et sa captivité)… lui revinrent à l’esprit.

Mais, encore une fois, la chose paraissait si improbable !

En y réfléchissant, pourtant, elle le parut moins. Puis il se livra à une autre enquête assez bizarre sur l’état de son propre cœur. Dans sa répugnance à croire qu’elle aimât quelqu’un ; dans son désir d’éclaircir cette question, dans sa conviction qu’il y avait une sorte de générosité de sa part à protéger l’amour qu’elle aurait pu éprouver pour un autre… Dans tout cela n’y avait-il pas un sentiment auquel il avait imposé silence chaque fois qu’il allait éclater ? Ne s’était-il pas toujours dit qu’il ne devait jamais songer à être aimé d’elle ; qu’il ne devait pas tirer avantage de sa reconnaissance ; qu’il devait se rappeler son expérience passée afin d’éviter un nouveau danger ; qu’il devait regarder toutes ces espérances juvéniles comme des illusions du passé, aussi mortes pour lui que l’était la sœur de Chérie ; qu’il devait se tenir sur ses gardes en se répétant que le temps des amours était passé pour lui, triste et vieux qu’il était maintenant ?

Il l’avait embrassée lorsqu’il l’avait trouvée évanouie et qu’il l’avait descendue dans ses bras, le jour où elle avait été oubliée par sa famille avec une négligence si expressive. Eh bien ! l’avait-il embrassée tout à fait de la même manière que si elle eût été réveillée ? N’y avait-il pas du tout de différence ?

L’obscurité le trouva rêvant encore à toutes ces pensées. L’obscurité trouva aussi M. et Mme  Plornish frappant à sa porte. Ils apportaient avec eux un panier garni d’une collection choisie de ces denrées que les Cœurs Saignants mettaient tant d’empressement à acheter et tant de lenteur à payer ; Mme  Plornish pleurait. M. Plornish grommela, dans son style philosophique mais peu clair, qu’il y a des hauts, vous savez, et puis aussi des bas. Il était parfaitement inutile de demander pourquoi il y a des hauts et des bas ; ils existent, voilà tout. Il avait entendu affirmer qu’à mesure que la terre tourne… (car on sait qu’elle tourne)… le meilleur gentleman du monde doit naturellement se trouver de temps en temps sens dessus dessous, la tête en bas et les cheveux tout ébouriffés comme les autres, dans ce qu’on peut nommer l’espèce. Eh bien alors tant mieux ! c’était là l’opinion de M. Plornish. Tant mieux ! car à la première révolution de la terre, la tête de ce même gentleman reprendrait sa position naturelle et ses cheveux aussi qui redeviendraient si lisses que cela ferait plaisir à voir. Eh bien ! alors tant mieux. »

On a déjà vu que Mme  Plornish n’était pas douée d’un esprit philosophique : elle ne savait que pleurer, mais, pour être moins philosophiques, ses larmes n’en étaient pas moins intelligibles. Cela tenait-il à sa douleur si sympathique, à l’esprit naturel de son sexe, à l’association des idées plus rapide chez les femmes, ou plutôt à ce qu’elles n’ont point du tout de ces associations d’idées ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle ne pouvait pas être plus intelligible.

« Vous auriez de la peine à me croire, monsieur Clennam, si je vous répétais tout ce que père a dit à propos de vous, commença Mme  Plornish. Il en est presque malade. Quant à sa voix, depuis votre malheur, il n’en a plus du tout. Vous savez qu’il chante à ravir ; eh bien, cette après-midi, il n’a pas tant seulement pu gazouiller trois notes pour les enfants. Vous me croirez si vous voulez, mais c’est la pure vérité. »

Tout en parlant, Mme  Plornish secoua la tête, s’essuya les yeux et jeta autour d’elle sur la chambre un coup d’œil rétrospectif !

« Pour ce qui est de M. Baptiste, continua Mme  Plornish, je ne peux pas me figurer et encore moins m’imaginer ce qu’il va devenir en apprenant la nouvelle. Il y a longtemps qu’il serait ici, bien sûr, s’il n’avait pas été absent depuis ce matin pour l’affaire confidentielle dont vous l’avez chargé. Le zèle avec lequel il s’occupe de cette affaire, sans prendre un moment de repos, est bien fait, comme je lui ai dit (ajouta Mme  Plornish, terminant son discours en italien) : poura etouna una padrona. »

Bien que Mme  Plornish ne fût pas vaniteuse, elle ne se cacha pas qu’elle avait tourné cette phrase toscane avec une élégance particulière.

« Mais ce que je dis, monsieur Clennam, continua la digne femme, c’est qu’à tous les malheurs on peut toujours trouver un bon côté ; vous savez ça aussi bien que moi. Quand on regarde autour de cette chambre, il est facile de deviner quel est le bon côté du malheur d’aujourd’hui… Il faut remercier le ciel de ce que Mlle  Dorrit n’est plus ici pour voir cela. »

Arthur crut reconnaître que Mme  Plornish le regardait avec une expression toute particulière.

« C’est une chose dont il faut remercier le ciel, répéta Mme  Plornish, que Mlle  Dorrit soit bien loin. Espérons que cela l’empêchera d’apprendre la nouvelle. Si elle avait été ici, monsieur, il n’est pas douteux qu’en vous voyant (Mme  Plornish répéta ces mots…), il n’est pas douteux qu’en vous voyant, vous, dans le malheur et la peine, son bon cœur en eût trop souffert. Je suis sûre qu’il n’y a rien au monde qui pût lui faire autant de peine. »

On ne pouvait pas s’y tromper cette fois : Mme  Plornish regardait Arthur bien en face, et il y avait un certain air de malice dans son émotion affectueuse.

« Oui ! reprit-elle. Et voyez un peu comme père, malgré son âge, remarque tout ce qui se passe autour de lui : il m’a dit, pas plus tard que ce soir (que l’heureuse Chaumière me démente si j’ajoute un mot à l’exacte vérité) ! il m’a dit : Marie, quel bonheur que miss Dorrit ne soit pas ici pour voir ça ! Je réponds alors à père, que je lui réponds : « Père, vous avez raison ! » Voilà (continua Mme  Plornish de l’air d’un témoin qui se pique d’avoir fait en justice une déposition irréprochable), voilà ce qui s’est passé entre père et moi. Voilà la vérité et rien que la vérité. »

M. Plornish, étant d’un tempérament plus laconique, saisit cette occasion pour remarquer qu’il était temps de laisser M. Clennam à lui-même.

« Car, vois-tu, ajouta-t-il gravement, je sais ce que c’est, ma vieille. »

Il répéta plusieurs fois cette précieuse observation, comme si elle lui eût paru renfermer un grand précepte moral, et le digne couple s’éloigna bras dessus, bras dessous.

« Petite Dorrit, petite Dorrit ! » Encore, pendant des heures entières, et toujours la petite Dorrit.

Heureusement que lors même qu’il y aurait jamais eu quelque chose de vrai dans l’histoire de cet amour, ce n’était plus que de l’histoire ancienne. C’était fini, bien fini, et tant mieux. Si, en effet, elle l’avait aimé et qu’il l’eût su et qu’il se fût laissé aimer, quel chemin que celui qu’il aurait fait prendre à la chère enfant… le chemin qui devait la ramener à cette misérable prison ! Il devait se consoler en songeant qu’elle ne risquait plus d’y revenir ; qu’elle était ou serait bientôt mariée (quelques vagues rumeurs des intentions de l’ex-doyen à cet égard avaient circulé dans la cour du Cœur-Saignant à l’époque du mariage de Fanny), et que la grille de la prison était à jamais fermée maintenant au retour des éventualités embrouillées d’un temps désormais écoulé.

« Chère petite Dorrit ! »

Lorsque Arthur jetait un regard en arrière sur la triste histoire de sa propre vie, la petite Dorrit lui apparaissait toujours à l’horizon. Tout aboutissait à cette innocente image. Il la retrouvait au bout des milliers de lieues qu’il avait faites à son retour. C’est elle qui avait calmé ses inquiétudes et ses doutes d’autrefois ; elle était le centre de tout l’intérêt de son existence, l’âme de tout le bonheur que la vie avait pu lui donner encore. Sans elle que trouvait-il au dedans de lui-même et dans ses souvenirs ? rien que désolation et ténèbres.

Aussi mal à l’aise que la première fois qu’il avait couché entre ces sombres murs, il passa la nuit à tourner toutes ces pensées dans son esprit. Pendant ce temps-là M. Chivery fils dormait au contraire d’un sommeil paisible, après avoir composé et disposé (sur son oreiller) l’épitaphe que voici :

PASSANT !
RESPECTE LA TOMBE DE
JOHN CHIVERY, JUNIOR,
MORT À UN ÂGE TRÈS-AVANCÉ
QU’IL EST INUTILE DE SPÉCIFIER.
IL RENCONTRA UN RIVAL COURBÉ SOUS LE POIDS DU MALHEUR,
ET SE SENTIT TOUT DISPOSÉ
À LUI PROPOSER UN DUEL À COUPS DE POINGS ;
IL SUT VAINCRE CES SENTIMENTS AMERS,
ET SE MONTRA
MAGNANIME.