La Pharsale/Chant I

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La Pharsale (Lucain)
Didot (p. 17-32).

CHANT PREMIER.

Je chante nos guerres plus que civiles dans les plaines d’Émathie[1], le crime légitimé par le triomphe, et le peuple roi tournant contre ses entrailles sa main victorieuse. Je chante nos luttes parricides, le pacte de l’empire violé, l’univers ébranlé combattant de toutes ses forces dans cette communauté de crime, deux armées ennemies portant mêmes insignes, aigles contre aigles, légions contre légions. Citoyens, quelle fureur, quelle débauche du glaive, que d’aller offrir à des nations odieuses le sang latin à répandre ! Quand il vous fallait dépouiller l’orgueilleuse Babylone des trophées de l’Italie, quand l’ombre de Crassus errait sans vengeance, vous avez préféré des guerres pour lesquelles Rome n’a pas de triomphe. Hélas ! avec le sang que versèrent à longs flots vos mains coupables, que de terres, que de mers eussiez-vous pu conquérir, et vers le pôle d’où vient Titan, et vers la région ténébreuse où plongent les étoiles, et vers les zones brûlantes sous les feux du midi, et vers ces contrées brumeuses où la mer de Scythie, resserrée dans ses glaces, ne sait pas s’amollir au souffle du printemps ! Déjà nous tiendrions sous le joug et le Sère, et l’Araxe barbare, et les peuples, s’il en est, qui boivent à la source ignorée du Nil. S’il te reste une telle ardeur de criminelles discordes, quand l’univers entier reconnaîtra les lois du Latium, Rome, tu pourras alors tourner ton glaive sur toi-même : jusqu’à présent l’ennemi ne t’a pas fait défaut. Mais aujourd’hui, si, par toute l’Italie, les édifices pendent en ruines sous leurs toits demi-rompus, si les grands débris de nos remparts couvrent au loin la terre, si les maisons n’ont plus de maître qui les défende, si l’on ne voit errer que de rares habitans dans les cités antiques, si l’Hespérie, depuis tant d’années inculte, se hérisse de sauvages bruyères, si les bras manquent aux champs qui les réclament ; ce n’est pas toi, fier Pyrrhus, ni toi, soldat de Carthage, qui es l’auteur de tous ces désastres : le fer de l’étranger n’a jamais pu fouiller si avant nos entrailles : ce sont là des blessures profondes de la main de nos frères.

Si pourtant les destins n’ont su préparer autrement l’arrivée de Néron, s’il faut payer cher les royautés éternelles de l’Olympe, si le ciel ne put obéir à son maitre qu’après la ruine des formidables géans, non, dieux immortels, nous n’avons plus à nous plaindre : le crime et l’impiété nous plaisent, si largement compensés ! Que Pharsale emplisse de morts ses champs maudits ; que les mânes puniques soient saturées de sang romain ; que les dernières victimes s’entassent sous les murs funestes de Munda[2] ; à ces fatales horreurs, ajoute, César[3], Pérouse affamée, Mutine[4] aux abois, et nos flottes abîmées aux rochers de Leucade[5], et la guerre des esclaves sous le foyer brûlant de l’Etna. Rome doit encore beaucoup aux guerres civiles, puisque c’est pour toi que cela fut fait. Quand finira ton séjour ici-bas, César, tu monteras plein d’années vers l’Olympe, et les palais du ciel, que tu préfères, tressailleront d’allégresse à ta venue. Soit que tu veuilles tenir le sceptre, ou que, montant sur le char rayonnant de Phébus, tu te plaises à promener ses errantes clartés sur la terre qui ne craindra pas ce nouveau soleil, tous les dieux te céderont leur place, et la nature te laissera choisir dans le ciel le trône d’où tu voudras gouverner le monde. Tu n’établiras ta demeure ni vers l’étoile du nord, ni vers le pôle contraire que le Sirius brûle de ses feux, d’où ton astre n’inclinerait sur Rome que des regards obliques. Si tu pèses sur un point de l’immense univers, l’axe gémira sous le fardeau ; tiens au milieu du ciel l’équilibre du monde ; que cette région de l’Olympe soit pure de tout nuage ; qu’aucun voile ne nous dérobe César. Alors, le genre humain déposera ses armes pour ne plus songer qu’au bonheur ; l’amour sera le lien commun des nations, et la paix, envoyée aux peuples, viendra fermer les portes de fer du belliqueux Janus.

Mais tu es déjà ma divinité. Descends dans le cœur du poëte, et je n’invoquerai pas le dieu dont les oracles ébranlent les grottes cyrrhæennes[6], et je n’arracherai pas Bacchus à Nisa[7]. C’est assez de toi, César, pour inspirer les chants de la muse romaine.

Je vais dévoiler les causes de ces grands désastres. Une carrière immense s’ouvre devant moi. Qui lance aux combats un peuple en furie, et chasse la paix de la terre ? Tel est le fatal entraînement du destin ! rien d’élevé ne reste longtemps debout ; le poids des grandes choses rend leur chute plus lourde, et Rome ne se soutient plus. Ainsi, quand se brisera le lien du monde ; quand, l’heure suprême venant clore tant de siècles, tout s’en retournera vers l’antique chaos, on verra se heurter les étoiles en guerre, et le feu des astres lutter contre les eaux : la terre, rejetant la mer, lui refusera la ceinture de ses rivages : Phébé marchera contre son frère ; dédaignant la route oblique où s’agitent ses coursiers, elle réclamera le trône du jour : et, dans cette discorde de toute la nature, cessera l’harmonie des mondes dispersés. Les grandeurs s’écroulent sur elles-mêmes ; à ce terme les dieux interrompent le cours de nus prospérités Contre le souverain de la terre et des mers, la fortune jalouse ne charge aucun peuple de ses vengeances : la cause de tes disgrâces, c’est toi, Rome, devenue la ville commune de trois maîtres ; c’est ce partage fatal et inouï de la royauté en proie. Tyrans mal d’accord et que trop d’ambition aveugle, que sert de joindre vos forces pour embrasser le monde ? Tant que la terre portera l’Océan, et que l’air portera la terre ; tant que Phébus fatiguera son char à rouler dans l’espace ; tant que la nuit suivra le jour à travers les mêmes zones, le partage de l’empire ne fera que des traîtres, et toute puissance s’indignera d’une rivale. N’interrogeons pas les histoires étrangères, n’allons pas chercher bien loin l’exemple de cette fatalité ; le sang d’un frère a rougi nos premiers murs, l’ourlant l’univers n’était pas le prix d’un tel crime : un étroit asile engagea les deux glaives.

On vit durer quelque temps la concorde de l’anarchie, et la paix régner sans le vouloir des chefs. Crassus, entre les deux rivaux, retardait seul la guerre prochaine ; comme l’isthme resserré qui fend les vagues, divise deux océans et s’oppose à la lutte des flots. Que la terre se retire, et la mer Égée va briser la mer d’Ionie : ainsi, lorsque la fin malheureuse deCrassus, qui sépai’aii les glaives cruels, ensanglanta les villes d’Assyrie de funérailles latines, à la nouvelle de ces désastres, Rome déchaîna ses fureurs. Vous ne savez pas, Arsacides[8], tout ce que vous avez fait dans cette journée : vainqueurs, vous nous avez donné la guerre civile. Le fer partage la royauté ; et cette fortuné romaine, qui lient sous sa main puissante et les mers, et les terres, et l’univers entier, n’a pu contenir deux hommes.

Ô toi, gage de leur alliance, Julie[9], surprise avant le temps par les Sœurs cruelles, tu vas porter à Pluton les torches funèbres de tes noces maudites par le ciel ! Que, si les destins t’avaient donné plus de jours sur la terre, toi seule pouvais retenir d’un bras ton époux courroucé, de l’autre ton père, et joindre leurs mains désarmées, comme les Sabines unirent les beaux-pères et les gendres en se jetant au milieu d’eux. Mais ta mort a dégagé leur foi : il leur est permis de commencer la guerre, et l’ambition jalouse les aiguillonne. Tu crains, Pompée, que des exploits nouveaux n’effacent tes triomphes d’autrefois, et que tes victoires sur les pirates ne disparaissent devant la conquête des Gaules : toi, César, une longue habitude de vaincre enfle ton cœur ; ta fortune s’indigne du second rang. César ne veut plus de maître ; Pompée, plus d’égal. Quelle armée défend la plus juste cause ? on ne peut le dire sans crime : chacun s’autorise d’un imposant suffrage ; les dieux ont été pour la cause du vainqueur, mais Galon pour celle du vaincu.

Les forces ne sont pas égales. Pompée, dont l’âge touche à la vieillesse, longtemps paisible sous la toge, a perdu dans la paix les souvenirs du général ; ambitieux de renommée, il ne sait plus que prodiguer des fêtes à la multitude, que se laisser aller au souille populaire, que s’enivrer des applaudissements de son théâtre ; il ne s’inquiète pas de renouveler ses forces, et se confie trop à son ancienne fortune. Ce n’est plus que l’ombre d’un grand nom. Tel est, dans un champ fertile, un chêne majestueux qui porte les trophées antiques du peuple et les offrandes consacrées des chefs : de fortes racines ne rattachent plus à la terre ; son poids seul le maintient : il étend dans les airs ses rameaux dépouillés, et fait ombre de son tronc sans feuillage. Bien qu’il chancelle et menace ruine au premier souffle de l’Eurus, bien qu’alentour s’élève une forêt d’arbres robustes et solides, seul pourtant on l’adore. César n’a pas un si grand nom, une pareille gloire ; mais sa vaillance ne sait rester en place ; mais il ne rougit que de ne pas vaincre. Ardent, indomptable, il porte le glaive partout où l’appellent l’ambition et la vengeance ; jamais il ne s’épargne d’ensanglanter le fer. Altérée de succès nouveaux, son ardeur insatiable persécute la fortune ; il renverse tout obstacle à son ambition de grandeurs, heureux de se faire un chemin avec des ruines. Ainsi, comprimée par les vents et déchirant la nue, la foudre retentit dans l’éther ébranlé, gronde, s’allume, sillonne le jour et fait trembler les nations épouvantées, éblouissant les yeux de ses flammes obliques : elle se déchaîne sur les temples de son dieu ; rien ne peut arrêter sa course ; elle frappe en tombant, elle frappe en remontant, laisse partout de vastes ruines, et puis rassemble ses feux épars.

Tels sont les mobiles des chefs ; mais dans la cité sont des fermens de discorde qui toujours ont fait le naufrage des peuples puissants. Car aussitôt que la Fortune eut importé dans Kome les somptueuses superfluités du monde vaincu, les mœurs s’exilèrent devant la prospérité, et les dépouilles ravies par la conquête invitèrent au luxe. Partout l’or-, partout de vastes édifices : les appétits blasés méprisent la table des ancêtres ; les hommes empruntent aux filles la parure des vêtements : on fuit la pauvreté, mère féconde des héros : il faut que l’univers entier livre à Rome les trésors qui perdent toute nation. Alors, chacun recule les vastes frontières de son champ : autrefois sillonnées par la pesante charrue de Camille, soulevées par la bêche antique des Curius, les campagnes s’étendent au loin sons des maîtres nouveaux. Ce n’est plus ce peuple, heureux des loisirs de la paix, qui vivait de sa liberté dans le repos des armes. Tous les jours maintenant, de promptes colères et les crimes que la misère enfante : c’est une noble gloire, à gagner par le glaive, que d’être plus que la patrie ; la force est devenue la mesure du droit. De là, le mépris des lois et des plébiscites ; les tribuns et les consuls se disputant la tyrannie : de là, les faisceaux arrachés à prix d’or ; le peuple mettant lui-même sa faveur à l’enchère ; la brigue, si fatale à Rome, renouvelant, chaque année, les luttes vénales du Champ-de-Mars ; la dévorante usure et l’intérêt qui persécute l’échéance ; la confiance ébranlée et la guerre utile au grand nombre.

Déjà César, dans sa course, avait franchi les Alpes glacées, méditant les grands tumultes et la guerre prochaine. Il touche les bords du Rubicon limpide. Voici qu’une grande ombre se dresse devant lui : c’est l’image de la patrie désolée. Elle brille au milieu de la nuit sombre, el sa face est pleine de tristesse : sur sa tête blanche et couronnée de tours, elle a répandu sa chevelure en lambeaux : debout et les bras levés : « Où courez-vous ? » dit-elle d’une voix coupée par les gémissemens ; « soldats, où portez-vous vos enseignes ? Si vous avez des droits, si vous êtes citoyens, arrêtez-vous : ici commence le crime. » Aussitôt la terreur glace le chef ; ses cheveux se hérissent ; défaillant, il ne peut avancer et s’arrête sur la rivage. Il dit bientôt : « Ô toi, dieu du tonnerre, qui de la roche Tarpéienne contemples les murailles de la grande ville ; pénates phrygiens de la race d’Iule, mystérieux asile de Romulus ravi dans les cieux ; Jupiter Latialis, qui habites Albe la haute[10] ; foyers de Vesta, et toi aussi, Rome, que j’invoque comme une des grandes déesses, favorise mes projets. Je ne viens pas te poursuivre, armé d’un fer impie ; c’est moi le vainqueur de la terre et des mers ; c’est moi partout ton soldat, qui te suis encore si tu le permets : celui-là, celui-là seul sera coupable qui m’aura fait ton ennemi. » Il dit, précipite l’heure des combats, et porte à la hâte l’étendard au travers du fleuve bouillonnant. Ainsi, dans les plaines dessertes de l’ardente Libye, le lion voyant de près l’ennemi, s’arrête un instant, incertain, pour rassembler toute sa colère. Mais bientôt il s’est excité en se ballant les flancs, il a dressé sa crinière, et sa vaste gueule a retenti d’un rugissement terrible. Alors, s’il a senti le javelot lancé par le Maure rapide, si le dard a pénétré sa large poitrine, sans crainte du danger, il se fait jour en se jetant sur le fer.

Le Rubicon, aux flots de pourpre, découle d’une faible source, et quand s’allument les feux brûlants de l’été, on le voit serpenter dans son étroite couche au fond des vallées qu’il arrose, limite naturelle des champs de la Gaule et des labourages de l’Ausonie. Alors l’hiver lui donnant des forces, avait enflé ses ondes ; car, pour la troisième fois, Cynthia épanchait les pluies qui chargeaient son croissant, et les neiges des Alpes s’étaient fondues sous l’haleine humide de l’Eurus.

La cavalerie est d’abord lancée dans le courant rapide pour soutenir le choc des eaux. Le reste de l’armée suit cette route frayée à travers les ondes brisées du fleuve vaincu. Dès que César eut passé le torrent, et, debout sur la rive opposée, se vit dans les plaines interdites de l’Hespérie : « Ici, dit-il, ici je laisse la paix et mes droits violés ; je me livre à toi, Fortune ! Loin d’ici les traités. Je m’abandonne au sort ; que la guerre soit mon juge. » Et sans retard il entraîne son armée au milieu iles ombres de la nuit, plus rapide que la pierre lancée par la fronde baléare, ou la flèche qui vole derrière le Parthe fuyant. César, plein de menaces, entrait dans Ariminium, à l’heure où les astres, abandonnant Lucifer qui luit encore, disparaissent devant les rayons du soleil.

Déjà se lève le jour qui doit voir les premiers tumultes de la guerre ; soit par la volonté des dieux, soit par le caprice de l’orageux Auster, des nuages voilent sa triste clarté. César ordonne à ses légions de planter les enseignes au milieu de la ville surprise ; les clairons retentissent, les trompettes sonnent, et la voix de l’airain sacrilége se mêle aux accents rauques du cor. Aussitôt le peuple s’éveille, les jeunes citoyens s’élancent de leur couche, et détachent les armes qu’une longue paix a suspendues aux pénates sacrés ; ils saisissent les boucliers dont les courroies pendantes ne retiennent plus l’osier, et les lances dont le fer est émoussé, cl les glaives noirs, dépolis par la rouille qui les ronge. À l’aspect de ces aigles connues, de ces drapeaux romains qui brillent dans les airs, à la vue de César au milieu de ses troupes qu’il domine, la crainte les glace, la terreur enchaîne leurs bras, et, dans leur cœur rempli d’alarmes, ils dévorent ces muettes plaintes : Ô cité malheureuse du voisinage des Gaules ! asile funeste et maudit ! Tous les peuples se reposent à cette heure dans le calme d’une paix profonde, et notre ville est la proie, le premier camp des furieux. Fortune, il eût mieux valu nous assigner une retraite sous le soleil d’Orient ou l’Ourse glaciale, pour y promener nos lentes vagabondes, que de nous faire gardiens des barrières du Latium. Les premiers, nous avons vu les ravages des Gaulois, et le torrent des Cimbres, et la guerre africaine, et les fureurs des Teutons.

Chaque fois que la fortune vient frapper Rome, c’est par ici qu’entre la guerre. »

Ainsi chacun gémit en secret, n’osant montrer sa crainte et prêter une voix à sa douleur. La ville reste silencieuse, comme la campagne dont les frimas ont fait faire les oiseaux, comme la pleine mer calme et sans murmure.

La lumière avait dissipé les froides ombres de la nuit. Voici les brandons de discorde qui viennent pousser, exciter aux combats le courage indécis de César. Les destins tranchent ses derniers scrupules : la Fortune elle-même travaille à justifier sa révolte, à légitimer ses armes. Toujours menaçant au souvenir des Gracchus, le sénat a violé le droit pour chasser de Rome partagée les tribuns en discorde, et les bannis accourent sous les enseignes rebelles. Avec eux est Curion, harangueur vénal, autrefois la voix du peuple : audacieux tribun, il ne craignit pas de défendre la liberté et de refouler dans le peuple les patriciens qui portent le glaive. Dès qu’il a vu César et compris les soucis divers qui l’agitent : « Tant que ma voix, dit-il, a pu servir ta cause, malgré le sénat j’ai prolongé ton commandement. Alors il m’était permis d’occuper la tribune et d’entraîner vers toi les citoyens irrésolus. Mais aujourd’hui que la guerre a forcé les lois au silence, on nous chasse du toit paternel, et nous voici dans ton camp ; exilés volontaires ; César, la victoire nous ramènera citoyens. Tandis que les partis tremblent, faibles et sans appuis, hâte-toi. Il nuit toujours de différer quand on est prêt. Un plus noble salaire ne l’appelle pas à des travaux, à des périls plus grands. La Gaule, une étroite province, t’a retenu deux lustres sous les armes ; après quelques faciles combats, Home le donnera l’univers. La pompe d’un triomphe si longtemps mérité ne doit pas accueillir ton retour ; le Capitole ne réclame pas tes lauriers sacrés : l’envie rongeuse te refuse tout. Heureux encore si les conquêtes restent impunies. Le gendre a résolu de détrôner son beau-père. Or, si tu ne peux partager l’empire, tu peux l’avoir seul. » C’est ainsi qu’il parla. César, déjà porté à la guerre, sent redoubler son courroux et son ardeur. Tel s’anime aux clameurs de la foule le coursier d’Élide, qui, prisonnier dans la barrière, déjà menace l’arène et rejette ses liens.

Aussitôt César rappelle sous les enseignes ses bataillons fidèles ; son visage sévère apaise le désordre tumultueux de celle foule empressée, et son geste ordonne le silence. « Compagnons de mes guerres, dit-il, qui avez avec moi traversé tant de dangers et dix ans de triomphes, voilà donc ce que nous ont valu tant de sang répandu dans les plaines arctiques, et les blessures, et les morts, et les hivers passés sous les Alpes ! Un grand tumulte agite Rome en armes, comme si le Carthaginois Annibal avait franchi les monts. On remplit les cohortes de valides recrues ; partout les forêts tombent et deviennent des flottes ; et sur terre et sur mer l’ordre est donné de poursuivre César. Que serait-ce si nos drapeaux étaient tombés sous les colères de Mars, et si les Barbares des Gaules se ruaient sur nos traces ? Maintenant que la fortune nous seconde, et que les dieux nous appellent à de si grandes choses, on nous délie ! qu’il vienne donc ce chef amolli par une longue paix, avec ses milices improvisées, et ses hommes d’armes sous la toge, et son Marcellus bavard, et ces vaines idoles qu’on appelle Catons ! Eh quoi ! des clients « achetés par Pompée jusqu’aux confins du monde perpétueront la royauté dans ses mains insatiables ! Il conduira le char triomphal avant l’âge ! Jamais il ne quittera le pouvoir une fois ravi ! L’accuserai-je encore de la justice abolie dans le monde entier, et de cette famine rendue docile à ses ordres(1) ? Qui ne connaît les cohortes lancées dans le Forum épouvanté, quand le glaive menaça les juges tremblants devant cet auditoire inaccoutumé ; quand, l’audace du soldat envahissant le sanctuaire des lois, les lances pompéiennes enveloppèrent l’accusé Milon ? Et maintenant encore, craignant la retraite sans gloire d’une vieillesse énervée, coutumier de guerres civiles, il prépare de criminelles alarmes ; élève de Sylla, il a dépassé son maître dans le crime. Et de même que les tigres farouches ne déposent jamais leur rage, une fois que, sur les traces de leurs mères, dans les forêts d’Hircanie, ils se sont abreuvés dans les (lois de sang des troupeaux égorgés ; de même, habitué à lécher le fer de Sylla, ta soif dure toujours, ô Pompée ! lu as goûté le sang, et ton palais souillé n’est plus flatté que de cette boisson. Quand donc viendra la tin d’une si longue puissance ? Où s’arrêteront tes crimes ? Méchant ! que ton Sylla t’apprenne au moins à descendre du trône. Après les vagabonds de Cilicie, après les guerres contre Mithridate épuisé, à peine terminées par le poison du barbare. César est-il la dernière province qu’on assigne à Pompée ? Quoi ! c’est parce qu’il m’a commandé de déposer mes aigles victorieuses, et que je n’ai point obéi ! Si vous me ravissez, à moi, le prix de mes travaux, soit, laissez le général ; mais, du moins, donnez aux soldats la récompense d’une si longue guerre, et que ces braves triomphent, n’importe sous quel chef ! Où donc iront-ils reposer de la guerre leur vieillesse épuisée ? Quelle retraite auront-ils après leur service ? Quels champs donnera-t-on à labourer à nos vétérans ? Quelle cité leur offrira le repos ? Toutes les colonies, Pompée, seront-elles donc pour tes pirates ? — Levez, levez l’enseigne longtemps victorieuse, il faut user des forces que nous nous sommes faites ! Qui méconnaît les droits, livre tout à qui tient la glaive. Les dieux ne nous manqueront pas, car je ne vais conquérir ni butin, ni couronne ; nous allons affranchir Rome des tyrans qu’elle est prête à servir. »

Il dit ; mais la foule inquiète, incertaine, laisse échapper quelques sourds murmures ; la piété, l’amour de la patrie ébranlent même ces âmes endurcies par le meurtre et gonflées par l’orgueil ; mais bientôt la cruelle passion du glaive et la crainte du chef les rendent à César. Alors Lélius, premier centurion, paré de ses insignes et le front ceint de la couronne de chêne, récompense pour le salut d’un citoyen dans la mêlée, Lélius s’écrie : « Si tu veux m’écouter, gloire et soutien de Rome, et s’il m’est permis de faire entendre la vérité, nous nous plaignons. César, qu’une si longue patience ait retenu tes forces. Manquais-tu de confiance en nous ? Le sang bout encore dans ces veines pleines de vie ; nos bras robustes peuvent encore brandir les javelots, et tu souffres cette toge avilie et le règne du sénat ! Est-il donc si affreux de vaincre par une guerre civile ? Conduis-nous chez les peuples de la Scythie, sur les rivages des Syrtes inhospitalières, aux sables brûlans de l’aride Libye. Ce bras, pour laisser derrière toi le monde vaincu, a maîtrisé sous la rame les ondes mugissantes de l’Océan et brisé l’écume glacée du Rhin. Je dois pouvoir autant qne vouloir exécuter les ordres. César, quand tu sonnes la charge, il n’y a plus de Romain devant moi. J’en jure par tes aigles dix fois propices à nos armes, j’en jure par tes triomphes sur tant d’ennemis divers, si tu m’ordonnes de plonger le fer dans le cœur d’un frère, dans la gorge d’un père, ou dans les entrailles d’une épouse bientôt mère, je forcerai ma main à t’obéir. Faut-il dépouiller les dieux, incendier les temples ? La flamme du camp dévorera le sanctuaire de Junon Monéta. Faut-il dresser nos tentes sur les rives mêmes du Tibre toscan ? J’irai avec audace en tracer l’enceinte dans la campagne romaine. Quelles murailles veux-tu coucher sur le sol ? ce bras va mouvoir le bélier qui doit en disperser les pierres, qui doit ruiner cette ville condamnée, quand même tu nous dirais : À Rome. »

À ce discours, les cohortes applaudirent, et, les mains levées au ciel, s’offrirent à César pour le suivre en tous lieux. Ainsi l’air résonne lorsque le vent de Thrace plonge sur les collines boisées de l’Ossa : leur cime se courbe et se redresse en gémissant dans les airs.

César, voyant que le soldat s’élance avec joie vers la guerre, et que les destins l’entraînent, ne veut pas retarder la Fortune par des lenteurs, rappelle ses cohortes éparses dans la Gaule, lève tous ses drapeaux et court à Rome. On abandonne les tentes assises sur les bords escarpés du Léman, et les camps suspendus aux flancs sinueux du Vogèse[11] qui maintenaient les vaillants Lingones[12] aux armes peintes. Ceux-ci quittent l’Isère qui, après avoir roulé longtemps dans son propre lit, tombe et se perd dans un fleuve plus célèbre[13], sans porter son nom aux vagues de l’Océan. Les blonds Rhutènes[14] respirent affranchis d’une longue oppression. L’Atax[15] limpide voit fuir avec joie les carènes latines ; et le Var, qui borne l’Hespérie, ne porte plus les soldats de César. On quitte le golfe, qui sous le nom et la tutelle d’Hercule[16], resserre l’Océan dans sa roche concave, à l’abri du Corus et du Zéphire ; le Circius[17], qui peut seul en troubler les rivages, défend et protége la station de Monœcum. On quitte le rivage incertain, que la terre et la mer se disputent tour à tour, où tantôt le vaste Océan se promène, d’où tantôt il rappelle ses vagues et s’éloigne. Est-ce le vent qui, des confins du monde, roule les flots sur cette rive et les abandonne ensuite avec sa proie ? Est-ce la vagabonde Phebé, dont ils suivent les phases, qui les gonfle à ses heures ? Est-ce Titan enflamme qui soulève l’Océan et dresse les flots jusqu’aux astres pour boire l’onde, sa nourrice ? Cherchez la cause mystérieuse de ces révolutions fréquentes et le secret des dieux, ô vous qu’inquiète le travail du monde : moi, je l’ignore. Partout l’étendard se lève. Les légions abandonnent les bois de Némes[18] et les rives de l’Atun[19], là où le pays de Tarbes reçoit mollement dans son golfe arrondi la mer qu’il emprisonne. Le Santon[20] voit, plein d’allégresse, l’ennemi qui s’éloigne. Le Biturge[21] et le Suesson[22], léger sous ses longues armes, le Leuque[23] et le Rhémois[24], habiles à lancer le javelot, et le Séquane[25], habile à manier le frein du cheval qui tournoie, et le Belge, instruit à conduire le char armé de faux, et l’Averne[26], peuple du sang troyen, qui ose se croire notre frère ; et le Nervien[27], trop souvent rebelle, souillé du sang de Cotta (2) ; et le Vangion[28], qui porte les larges brayes du Sarmate ; et le farouche Batave, qui s’anime au sifflement sonore de l’airain recourbé ; et les peuples qui habitent le gouffre de l’errante Cinga[29], le Rhône, dont le flot rapide entraîne l’Araris[30] dans l’Océan, et la cime escarpée des Gebennes[31], aux roches blanches et pendantes ; et toi aussi, barbare Trévire[32], tu te réjouis de voir transporter la guerre.

Vous êtes libres, Liguriens tondus, jadis préférés aux Comates, dont la chevelure inonde les blanches épaules. Vous aussi, qui apaisez par le sang des hommes le féroce Teutatès[33], et l’horrible Hesus[34] sur son autel sauvage, et Taranis[35], non moins cruel que la Diane scythique. Et vous, dont les chants de gloire rappellent au lointain avenir la mémoire des fortes âmes disparues dans les combats, bardes, vous épanchez sans crainte voire veine féconde ! Druides, vous redemandez à la paix vos rites barliares et vos abominables sacrifices. À vous seuls il appartient de connaître les dieux du ciel, ou de les raéconnoitre. Les bois profonds sont vos retraites sacrées. .Selon vous, les ombres ne descendent pas au silencieux Érèbe, au pà’e royaume de Pluton ; le même souffle ranime nos corps dans un autre monde, el la mort (si vos chants nous sont biens connus) n’est que le milieu d’une longue vie. Peuples du nord, heureux de ce mensonge ! la plus grande des craintes, celle de la mort, ne vous tourmente pas ! De là, cette ardeur vaillante qui se jette sur le fer, ce courage qui embrasse le trépas, et ce dédain prodigue d’une vie qui sera rendue. Et vous, notre rempart contre les Germains chevelus, vous suivez les bords du Rhin sauvage et marchez sur Rome. Le monde est ouvert aux nations.

Tant de forces rassemblées donnent à César plus d’audace et de confiance ; il se répand dans l’Italie et remplit de troupes les villes voisines. La Renommée menteuse ajoute à de justes craintes, épouvante la multitude, annonce les futures défaites, et, messagère rapide de la guerre qui s’approche, ouvre cent bouches pour répandre ses fausses alarmes. Dans les vastes plaines où paissent les taureaux de Mévanie[36] on a vu se précipiter au combat d’intrépides bataillons : aux lieux où le Nard vient tomber dans le Tibre, on a vu s’étendre les ailes barbares de l’armée rebelle. César lui-même s’avance avec toutes ses aigles, toutes ses enseignes réunies, toutes ses armées, à la tête de ses bataillons épais. Ils le ne voient plus tel qu’ils l’ont connu : ils se le figurent grandi, féroce, et plus barbare que les nations qu’il a vaincues. À sa suite marchent tous ces peuples répandus entre les Alpes et le Rhin, sous les glaces de l’Ourse, hordes sauvages arrachées aux toits de leurs pères, qui viennent, aux ordres de César, saccager la ville sacrée sous les yeux des Romains.

Ainsi chacun, par ses craintes, prête des forces à la Renommée ; sans que personne ait été témoin de ces calamités, chacun s’effraie de ce qu’il rêve. Et ce n’est pas le seul vulgaire que font pâlir ces aveugles terreurs : les pères ont déserté la curie et leurs siéges, et le sénat lègue en fuyant aux consuls son funeste décret de guerre. Alors, ne sachant où la retraite est la plus sûre et le danger plus menaçant, ils vont où les emporte leur fuite rapide, pressent les flots de la multitude, et traversent ces troupeaux de fugitifs qui prolongent au loin leurs colonnes serrées. On dirait que des flammes sacriléges ont embrasé leurs toits, que Rome ébranlée vacille et menace de s’écrouler sur leurs têtes. C’est ainsi que, dans son délire, court par la ville cette foule égarée, comme s’il ne restoit plus d’autre espoir à tant de malheureux que de quitter les murs de la patrie. De même, quand l’Auster impétueux a chassé la mer immense loin des Syrtes de la Libye, quand les mâts gémissent en se brisant sous leurs voiles, le pilote abandonne la poupe et se jette dans les flots ; le matelot le suit, et bien que la carène ne s’entr’ouvre pas encore, chacun se fait à soi-même un naufrage. Ainsi l’on déserte la ville pour fuir au-devant de la guerre. Le père accablé d’ans ne peut rappeler son fils ; l’époux n’entend pas les pleurs de l’épouse ; les Lares domestiques ne peuvent les retenir jusqu’à ce qu’on ait prié les dieux pour leur salut incertain. Aucun ne s’arrête sur le seuil, et quittant, pour toujours peut-être, cette ville chérie, ne se remplit de son image, ainsi court cette foule que rien n’arrête.

Dieux ! qu’aisément vous nous élevez aux grandeurs, et que malaisément vous nous y soutenez. Cette ville, où se pressent les peuples, les nations vaincues, qui pourrait contenir le genre humain entassé dans ses murs, n’est plus qu’une proie facile, abandonnée par des lâches qu’on menace de César. Quand, sur la rive étrangère, le soldat romain est resserré par l’ennemi qui l’environne, un simple fossé le met à l’abri des périls nocturnes, et le rempart de gazon qu’il dresse à la hûte lui assure, sous sa tente, un paisible sommeil. Et toi. Home, tu n’as entendu que prononcer le mot de guerre, et le voilà déserte : les citoyens ne te confient pas le repos d’une nuit. Cependant il faut leur pardonner ces grandes terreurs ; ils tremblent, mais après que Pompée a pris la fuite.

Pour ne pas consoler par l’espoir de l’avenir cette foule éperdue, de plus cruels destins se révélèrent par d’éclatants témoignages. Les dieux menaçants remplirent de prodiges la lerre, le ciel, la mer. Les nuits ténébreuses virent des étoiles inconnues, et le pôle ardent de flammes, et la course oblique des météores dans le vide, et la crinière de l’astre qui porte l’effroi, la comète qui change les royautés de la terre. Souvent l’éclair sillonna la trompeuse sérénité du jour, et le feu donna des formes diverses ù l’éther condensé, lanlot s’allongeant comme un javelot, tantôt rayonnant comme une lampe. La foudre muette brilla dans un ciel sans nuages, et ravissant la flamme aux régions arctiques, frappa le temple de Jupiter Latial. Les étoiles inférieures, qui parcourent d’ordinaire l’immensité des nuits, apparurent au milieu du jour, et la sœur de Phébus, à l’heure même où son disque arrondi rend au monde entier les clartés de son frère, pâlit soudainement, voilée par l’ombre de la terre. Titan lui-même, lorsqu’il portait sa tête au plus haut de l’Olympe, cacha son char de feu sous de noires ténèbres, enveloppa l’univers dans l’ombre, et força les nations à désespérer du jour, de même qu’autrefois le soleil, reculant vers son berceau, livrait à la nuit la ville de Thyeste. Dans la Sicile, Vulcain irrité ouvrit les bouches de l’Etna ; et le (eu ne monta pas vers le ciel, mais du faîte incliné de la montagne tomba sur les flancs de l’Hespérie. La noire CarybJeen{jouflra dans ses abîmes une mer de sang : ses chiens cruels aboyèrent des sanglots. On ravit le l’eu sur l’autel de Vesta ; la torchct qui annonce les Latines achevées(4), sépara sa lumière, et deux flammes en jaillirent, comme du bûcher des frères thebains. La terre s’affaissa sur ses pôles, et les Alpes antiques secouèrent la neige de leurs cimes chancelantes. Thétis promena ses grandes eaux au sommet de l’Atlas et de l’Hespérien Calpé[37]. Les dieux indigètes pleurèrent, et les gouttes de sueur inondant nos Lares, témoignèrent des maux dont Rome étoit travaillée. Les offrandes tombèrent sur les dalles des temples ; les oiseaux nocturnes souillèrent le jour ; et la nuit, les bêtes fauves, délaissant leurs forêts, vinrent audacieusement placer leur lanière au sein de Rome. La langue des brutes se prête à murmurer des >ons humains : de l’homme naissent des monstres hideux parle nombre et la forme de leurs membres ; l’enfant épouvante sa mère. Les chants sinistres de l’oracle de Cumes se répandent parmi le peuple. Les bras déchirés, ceux qu’agite la farouche Bellone[38] annoncent les dieux ; et les prêtres de Cybèle, secouant leur chevelure sanglante, hurlent aux nations de tristes alarmes : les urnes pleines gémissent sans déranger leurs ossements. On entend le fracas des armes et de grandes voix dans les profondeurs des forets : les fantômes se présentent à la face des hommes. Ceux qui labourent les champs aux portes de la ville s’enfuient. La géante Erinnys vole autour des murs : elle brandit un pin menaçant dont la cime jette la flamme, et ses serpents sifflent sur sa tête. Elle excitait ainsi la thébaine Agave ; ainsi l’Euménide dirigeait le fer du parricide Lycurgue(5) ; ainsi Mégère, aux ordres de la cruelle Junon, épouvantait Alcide, qui n'avait pas craint le dieu des enfers.

On entendit le fracas des clairons ; et autant il s'élève de clameurs de deux armées qui se heurtent, autant la nuit épaisse en poussa du fond de ses ombres silencieuses. Au milieu du Champ-de-Mars on vit se dresser les mânes de Sylla, révélant de tristes prophéties ; et, près de sa tombe brisée, Marius levant sa tête des froides ondes de l'Anio, fit finir le laboureur épouvanté.

On crut devoir, suivant l'antique usage, appeler les devins d'Étrurie. Le plus âgé d'entre eux, Arruns, habitait les murs solitaires de Luca. Il connaissait les avertissements de la foudre, les veines chaudes des entrailles et les présages de l’oiseau qui fend l’air. Par son ordre, on saisit, on livre aux flammes ces monstres nés sans germe et que la nature a formés dans un sein révolté. Puis il commande aux citoyens tremblans des processions autour de la ville. Les pontifes, arbitres du culte, purifient les murs avec l’eau lustrale, parcourant les longs détours du Pomœrium sacré. La foule des prêtres les suit, sous la toge gabienne(6). Derrière sa prêtresse couronnée de bandelettes, marche le chœur des Vestales, qui seules ont droit de voir la Minerve troyenne(7). Viennent après, ceux qui gardent les livres du sort et les secrètes prophéties, et nous rappellent tous les ans Cybèle plongée par le prêtre dans les faibles eaux de l’Almon[39] : et l’augure habile à contempler les oiseaux sinistres ; et le septemvir qui gouverne les banquets sacrés ; et les pontifes d’Apollon Titien ; et le Salien joyeux, qui porte en dansant les boucliers de Mars ; et le Flamine qui redresse majestueusement sa crête orgueilleuse[40].

Tandis que cette multitude entoure la ville de ses longs replis, Arruns rassemble les brandons dispersés de la foudre, les enfouit dans la terre qui murmure des gémissements, consacre ces lieux, puis approche de l’autel un taureau choisi. Déjà Bacchus arrose la victime, et le pontife, promenant le couteau, répand sur elle le gâteau sacré. La victime indocile se débat longtemps contre le sacrifice, sous la main des prêtres qui, la robe relevée, pèsent sur ses cornes menaçantes : vaincue, ses jarrets ploient et sa gorge se présente au fer. La sang ne brille pas de sa couleur accoutumée ; d’une large plaie découle, au lieu d’un ruisseau vermeil, un virus épais et noir. Arruns, pâlissant d’effroi devant ces funestes présages, interroge la colère des dieux dans les entrailles arrachées. Leur couleur ne l’épouvante pas moins. Ce sont de pâles viscères semés de taches livides, souillés d’une épaisse sanie, que nuancent les gouttes violettes d’un sang corrompu. Le foie nage dans cette humeur impure. Du côté de l’ennemi, les veines sont menaçantes : le prêtre ne trouve pas la fibre du poumon palpitant : une faible membrane sépare les organes de la vie : le cœur est abattu : le pus dégoutte des entrailles sillonnées d’ulcères profonds : les intestins déchirés sont à nu ; et, ce qu’on ne vit jamais impunément dans le flanc des victimes, du côté funeste la racine des fibres est largement enflée : du côté propice, elles sont languissantes et flétries ; de l’autre, elles bondissent et impriment aux veines un rapide battement.

Arruns a reconnu le présage de grandes calamités. — « Ô dieux ! s’écrie-t-il, dois-je révéler aux peuples tout ce que vous annoncez ? Car ce n’est pas à toi, grand Jupiter, que j’adresse ce sacrifice ; j’ai trouvé les dieux de l’enfer dans le sein de la victime égorgée. Nous craignons des malheurs inouïs, mais nos malheurs dépasseront nos craintes. Que les dieux nous rendent les auspices favorables ; que mon art soit un mensonge, et Tagès, mon maître, un imposteur ! » Tels étaient les présages ambitieux que le Toscan enveloppait de ténèbres et couvrait de mille voiles.

Mais Figulus(8), auquel une longue étude a fait connaître les dieux elles arcanes du ciel, qui, mieux que l’Égyptienne Memphis, sait observer les étoiles et le rhythme cadencé des planètes, Figulus s’écrie : « Ou ce monde erre sans loi dans l’éternité, et les astres s’égarent suivant le jeu du caprice, ou, si le destin les guide, le temps est venu de cette désolation qui menace Home et le genre humain. Les terres s’ouvriront-elles pour engloutir les villes ? L’air s’embrasera-t-il sous les feux de Titan ? Le sol infidèle nous refusera-t-il ses moissons ? Toutes les sources mêleront-elles les poisons à leurs eaux ? Dieux, quels désastres, quels fléaux nous prépare votre colère ! Pour combien d’infortunés sonne en même temps la dernière heure ! Si l’étoile glacée de Saturne allumait au plus haut des cieux les pâles rayons de sa fatale lumière, le Verseau épancherait les pluies de Deucalion et la terre disparaîtrait sous l’abîme des eaux. Phébus, si tu poursuivais de tes rayons le farouche lion de Némée, tes feux découleraient sur l’univers entier, et l’éther enflammé brûlerait sous ton char. Mais le ciel est vide de ces présages. Toi qui embrases de ta queue ardente les pinces menaçantes du Scorpion, Mars, quels grands malheurs nous réserves-tu ? Le bienveillant Jupiter est plongé dans sa profonde couche ; l’étoile salutaire de Venus luit à peine ; le rapide Mercure s’arrête dans son vol ; Mars occupe seul le ciel. Les autres astres ont abandonné ; leurs éclipses et se traînent sans lumière dans le monde ; et l’épée d’Orion brille d’un éclat inaccoutumé. La guerre approche avec ses fureurs ; la puissance du glaive va confondre tous les droits ; aux plus grands crimes on donnera le nom de vertu, et cette rage durera de longues années. Mais que sert-il, ô dieux ! de vous en demander la fin ? avec la paix nous vient un maître. Rome, prolonge l’éternel enchaînement de tes calamités ; traîne-toi d’âge en âge à travers les ruines ; tu n’es libre désormais que par la guerre civile. »

Ces présages n’épouvantaient que trop le vulgaire timide : mais de plus terribles viennent l’accabler. Telle des sommets du Pinde accourt la Ménade pleine de Bacchus, telle à travers la ville alarmée se précipite une matrone, trahissant par ses cris l’esprit de Phébus qui la dévore : — « Pæan, où suis-je entraînée ? sur quelle terre m’enlèves-tu par delà les étoiles ? Je vois les blanches cimes du Pangée couronné de ses neiges, et les vastes plaines de Philippes, au pied de l’Hémus. Dis-moi, Phébus, quelle est celle démence ? Je vois des javelots, des glaives romains, se confondre dans la mêlée ; je vois la guerre et pas d’ennemi. Où vais-je encore ? Me voici au berceau du soleil, où la mer change de couleur dans le Nil des Lagides. Ce tronc informe, étendu sur l’arène du fleuve, je le reconnais. Je vole sur les Syrtes trompeuses, sur l’aride Lybie, où la cruelle Érinnys a transporté les débris de Pharsale. Et maintenant tu m’emportes au-dessus des Alpes, dont les collines portent les nuages au-dessus des aériennes Pyrénées. Et puis je revois les édifices de ma patrie. La guerre impie s’achève au milieu du sénat. Les ï partis se relèvent encore, et de nouveau je par» cours le monde. Montre-moi d’autres terres, « d’autres mers, Phébus ; j’ai déjà vu Philippes. » Elle dit, et tombe affaissée sous sa fureur qui l’abandonne.



  1. Province de la Macédoine.
  2. Ville d’Espagne où furent vaincus les fils de Pompée.
  3. Néron.
  4. Modène.
  5. Près d’Actium.
  6. Apollon. Cyrrha, ville de Phocide, près de Delphes.
  7. Ville consacrée à Bacchus. Il y avait deux villes de ce nom, une dans l’Inde, une sur l’Hélicon.
  8. Parthes. Arsace fut leur premier roi.
  9. Fille de César, mariée à Pompée.
  10. Le mont Albin.
  11. Les Vosges.
  12. Habitants du pays de Langres.
  13. Le Rhône.
  14. Habitants du Rouergue.
  15. L’Aude.
  16. Il s’appelle aujourd’hui le port de Monaco.
  17. C’est le nom d’un vent qui souffle des Gaules.
  18. Nîmes.
  19. L’Adour.
  20. L’habitant de la Saintonge.
  21. Bordelais, dits Bituriges vibisques, ou les habitants du Berry.
  22. Soissonnais.
  23. Habitant de Toul.
  24. De Reims.
  25. Riverain de la Seine.
  26. Auvergnat. On prétend que le fondateur de Clermont-Ferrand (Clarus Mons) fut Anténor.
  27. Habitant du Hainaut.
  28. Habitant de Mayence.
  29. La Sorgue, qui se jette dans le Rhône au-dessus d’Avignon.
  30. La Saône.
  31. Cévennes.
  32. Habitant de Trêves.
  33. Mercure des Gaulois.
  34. Mars des Gaulois.
  35. Jupiter des Celtes.
  36. Ville d’Ombrie, aujourd’hui Bevagna.
  37. Aujourd’hui Gibraltar.
  38. Les Corybantes
  39. L’Almon coule dans le Tibre. Tous les ans les prêtres lavaient dans ses eaux la statue de Cybèle.
  40. Étoupe blanche à l’extrémité de leur bonnet.