La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution/1

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I

LA POLITIQUE NATIONALE
ET
LA POLITIQUE HUMANITAIRE



Messieurs[1],

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’objet de ce cours est l’histoire de l’Économie sociale, non l’Économie sociale elle-même. Mais d’abord il nous sera difficile d’exposer l’histoire de ces doctrines pratiques sans joindre à la recherche de leurs origines quelque appréciation de leur valeur. Nous devons donc laisser voir dès ce premier entretien quels principes nous dirigeront dans nos jugements. Ensuite il nous faut exprimer aujourd’hui notre sentiment sur l’objet même de l’Économie sociale et nous tromperions votre attente si nous n’exposions en même temps les aspects les plus généraux sous lesquels cet objet se présente à nous. Nous ne sommes pas surpris de rencontrer ce devoir sur notre chemin. Nous n’avons jamais cru que la philosophie doive rester étrangère à l’action. Et il nous paraît que les principes de la pratique méritent de retenir son attention tout autant que les principes de la connaissance. Or, qu’on le veuille ou non, dans toutes les discussions que soulève l’Économie sociale ces principes sont engagés.

De quoi s’agit-il en effet ? Des moyens par lesquels les maux qui résultent pour l’homme de l’organisation des sociétés peuvent être conjurés. Tout homme est exposé à la douleur ; mais on croit que s’il est des souffrances auxquelles la société ne peut rien, la plupart des autres trouvent leur cause directe ou indirecte dans quelque vice de sa structure ou de son fonctionnement, et on estime qu’elle est responsable de celles-ci, puisqu’elle pouvait — ce semble — éviter ou corriger ces défectuosités. La suppression du mal social, voilà le problème essentiel de l’Économie sociale. Elle porte ce nom parce que la plus abondante source des maux dont nous venons de parler est la pauvreté et que le problème a d’abord été agité par les économistes comme se rattachant à la question de la répartition des richesses. Mais on s’accorde de plus en plus à reconnaître qu’il est plus politique et moral qu’économique. Il soulève des débats qui dépassent l’horizon de l’art de l’enrichissement public. D’abord la science peut-elle à coup sûr guérir les maux de cette sorte ? Ensuite dans quelle mesure ces maux sont-ils guérissables par l’action de l’État ? Que peut l’État pour atténuer les souffrances des hommes et particulièrement celles qui sont imputables à la misère ? Une organisation sociale est-elle possible, qui assure à tous ses membres l’égalité non seulement des droits, mais des jouissances ? La société tout entière n’est-elle que la somme d’une multitude de conventions analogues à celle de deux contractants dans un marché qui doivent toujours pouvoir, l’un garder son argent et l’autre refuser sa marchandise, pour que la convention soit juste ? Est-elle en d’autres termes l’œuvre arbitraire et artificielle de volontés qui la modifient à leur guise comme elles l’ont construite, ou bien est-elle un organisme où les relations des individus se trouvent déterminées par un jeu de forces naturelles partiellement conscientes ? On est amené par là à se demander : quelle est la destination de l’État et celle de l’individu ? L’État doit-il avant tout rendre heureux tous les individus qui le composent, et s’il n’y réussit pas, abdiquer, disparaître ? Ou faut-il à tout prix qu’il vive, quelque sacrifice qu’il doive pour cela demander aux individus ? Et ceux-ci peuvent-ils exiger tout le bonheur concevable, faute de quoi ils refuseront leur concours à la communauté, ou doivent-ils accomplir leur tâche dans un esprit de patience et de résignation ? Qu’est-ce que le bonheur d’ailleurs ? Et dès que l’homme échappe à l’étreinte de la misère, le bonheur est-il pour lui une affaire de budget ou une affaire d’opinion ? Chimère ou réalité ? À quelles conditions la conscience sociale trouve-t-elle son équilibre ; par quelles causes le perd-elle ? Ainsi de proche en proche les problèmes les plus graves de la politique et de la morale se posent à celui qui étudie l’Economie sociale avec quelque attention. Il voit que les discussions économiques impliquent des postulats d’un autre ordre et qu’on perd sa peine à entasser des statistiques tant que les problèmes politiques et moraux qui dominent toute cette série de questions ne sont pas envisagés dans leur ampleur. L’auteur d’un livre comme Le Capital doit son succès beaucoup moins à la valeur de ses analyses économiques où la plupart de ses lecteurs le suivent un peu à tâtons, qu’à des sentiments passionnés, à des indignations et à des colères qui grondent sous cet amas de syllogismes et jusque dans les notes comme un accompagnement formidable. Ce ne sont pas toujours les plus éprouvés qui sont les plus révoltés. Nos esprits sont surtout malades, et les corps sociaux n’ont pas de plaies comparables à celles des âmes. Il n’est donc pas sas intérêt que des philosophes soient appelés à examiner ce qu’on est convenu d’appeler le problème social par le côté où il leur est accessible, c’est-à-dire dans ses rapports avec la philosophie de l’action en général, pourvu qu’ils ne se fassent pas illusion sur l’efficacité de leurs efforts et qu’ils ne croient pas clore en quelques mots un débat qui dure et se ranime périodiquement depuis que les sociétés sont sorties de la barbarie. Peut-être convientil en ce moment plus qu’en tout autre à la philosophie française de s’interroger sur les principes de l’action, car chez nous, si nous ne nous trompons, ces principes, fondements de la morale et du droit, ne sont plus l’objet d’un accord unanime et, ce qui est pis, nous ne nous apercevons pas assez que des dissentiments de plus en plus profonds se creusent entre nous sur ces matières importantes.


I


Voici quelles sont à nos yeux les données initiales de tout problème pratique.

Prenons pied d’abord sur le terrain des sciences de la vie : nous ne nous y attarderons pas. Des études biologiques déjà anciennes nous ont amené à constater que dans toute l’échelle zoologique une différenciation de plus en plus marquée se poursuit entre les nerfs efférents ou moteurs, et les nerfs afférents ou sensitifs. Et nous avons dû reconnaître en même temps que chez les êtres les plus éloignés de l’activité réfléchie, les réponses motrices se trouvent adaptées aux excitations sensorielles de telle sorte que l’individu et l’espèce subsistent et accomplissent sans raison les actes conformes aux exigences de la vie selon les conditions du milieu. L’adaptation préexiste donc à la pensée claire ; elle peut se faire sans analyse et sans raisonnement. Par conséquent lorsque la conscience s’affirme, ce n’est pas elle qui crée l’adaptation ; elle la suppose et ne fait que l’assurer pour des conditions plus lointaines dans le temps et dans l’espace.

Douze années d’enseignement psychologique nous ont paru confirmer ces conclusions. Nous avons cru voir une distinction essentielle entre les représentations et les impulsions partout où la conscience est donnée à l’observation. Ces deux groupes de phénomènes divergent comme les deux branches d’une lyre à mesure que le système nerveux centripète et le système nerveux centrifuge se différencient plus nettement. Suivons chacune de ces deux branches de la base au sommet comme nous y invite l’ordre incontestable de leur évolution. Nous trouvons du côté des représentations : 1º la sensation ; 2° la perception ou connaissance vulgaire et, 3° la connaissance scientifique ; du côté des impulsions ; 1º le réflexe psychique ; 2° l’instinct ; 3° la volonté réfléchie. Le schéma implique ce fait important que la volonté sous sa forme supérieure ne saurait produire l’impulsion ; elle est cette même impulsion préordonnée que nous venons de voir poindre comme réflexe dans la sphère de la conscience, puis se diversifier en mouvements instinctifs, maintenant réglée et dirigée par les idées claires de l’entendement. Elle lui emprunte ses éléments premiers. Les idées n’ordonnent donc la conduite qu’indirectement ; il faut pour qu’elles se traduisent en actes appropriés qu’elles redeviennent sensations au moins imaginaires, et que, comme par un passage souterrain elles redescendent puiser dans l’organisme, source de tout ébranlement émotionnel, cette orientation originale vers les fins de la vie individuelle qui en fait des volontés efficaces que tout être vivant est ainsi attaché à son intérêt vital et que si la volonté explicite devait vouloir la volonté implicite, cela irait à l’infini, c’est ce que Spinoza a bien montré.

Mais de très bonne heure les consciences individuelles se solidarisent et les volontés avec elles. Les moi deviennent des nous. Dans tout individu collectif, les impulsions par lesquelles le groupe réagit sur le monde environnant, sont mises d’accord avec les informations reçues en commun et avec les conditions du milieu en vertu de la même loi et par la même préadaptation organique. C’est la condition de son existence. Cela suppose que d’un individu à l’autre ces impulsions s’accordent entre elles. C’est un fait trop peu remarqué que nos volontés empruntent dans l’immense majorité des cas une forme générale et reproduisent avec de faibles variantes un type commun. Chaque groupe de ces coutumes ou règles porte le nom d’Art ; pour les distinguer des beaux-arts il serait peut-être avantageux de les appeler Pratiques ou Techniques. On a le tort de croire que les règles sont d’un côté et les volontés de l’autre et que les premières ont quelque part un mode d’existence indépendant de leur application dans les secondes. Non. Les arts ne sont pas dans la collection Roret ou dans les traités d’économie politique, d’éducation, de politique ou de morale, ou dans les codes et les constitutions écrites, encore moins dans l’Empyrée où trônent les Archétypes de Platon ; ils sont dans les volontés auxquelles ils s’incorporent, qu’ils constituent, à vrai dire, puisqu’ils ne sont des règles qu’à la condition de produire des actes et que leur efficacité pratique fait seule leur réalité. Seulement ils n’ont pas la même vertu dans toutes les consciences et chaque volonté humaine est faite d’une multitude de ces règles qui s’y réalisent en proportions variées avec des intensités diverses, ce qui, l’invention mise à part, prête à chacune de nos volontés une physionomie propre selon le milieu où nous avons grandi et les fonctions sociales que nous exerçons. Dans leur ensemble elles sont à chaque société humaine ce que sont ses instincts à chaque espèce animale, et leur histoire constitue avec celle des connaissances cette histoire de la civilisation que MM, Rambaud et Seignobos ont heureusement réinaugurée en reprenant la tradition ouverte par Turgot et Condorcet au siècle précédent. Je laisse de côté la troisième grande manifestation de l’activité sociale, les arts esthétiques, pour ne pas compliquer cette exposition.

À l’origine les règles pratiques sont toujours confondues avec les lois spéculatives, les arts avec les sciences. À mesure que les sociétés progressent, elles s’en distinguent, comme peu à peu dans la série zoologique les nerfs afférents se sont distingués des efférents. Actuellement les arts ou pratiques ou techniques — l’usage décidera — forment symétriquement à la classification des sciences, mais sans autre rapport avec elle qu’une correspondance générale, une vaste hiérarchie de règles d’action dont l’acquisition et la préparation des matières premières occupent la base et dont la politique et la morale couronnent le sommet. L’étude scientifique de leurs formes, de leur fonctionnement et de leur devenir est une œuvre de longue haleine à laquelle les efforts d’un seul ne sauraient suffire. Notre ambition se borne à montrer qu’il y a là un vaste domaine abandonné par la philosophie présente[2], à débroussailler et à enclore ; d’autres viendront après nous qui le couvriront d’édifices.

Aujourd’hui voyons seulement si du fait de l’existence des pratiques collectives nous ne tirerons pas quelques vues générales sur les moyens qu’il convient d’employer pour la solution des problèmes pratiques : la méthode des arts est-elle la même que celle des sciences ? voilà ce que nous avons d’abord à nous demander.


II


Dérivées de l’impulsion primitive qui tend au maintien et à l’extension de la vie, en rapport normal avec les émotions qui en accompagnent le cours, toujours prêtes à profiter des événements ou à s’en défendre, les pratiques ont nécessairement pour centre l’intérêt d’une conscience collective et tendent à y subordonner tout le reste. Or le champ de la vie pour une conscience, c’est l’avenir. Leur raison d’être est de correspondre par des décisions de lointaine portée et de longue échéance à des faits reculés dans l’espace et dans le temps, et leur ambition est d’imprimer aux actes humains une efficacité aussi assurée que les connaissances scientifiques sont certaines. Mais l’avenir même le plus rapproché est-il accessible à une prévision absolument infaillible ? Le monde est grand et les forces en jeu dans le milieu cosmique sont trop nombreuses et trop enchevêtrées pour que les données des problèmes pratiques un peu complexes soient toutes présentes à la fois à l’esprit de l’individu ou du groupe délibérant. À plus forte raison l’avenir lointain, champ des actions les plus importantes, est-il de plus en plus indéterminé et brumeux. Il faut agir cependant. Chaque résolution engage l’avenir d’une manière irrévocable et les circonstances où ses effets doivent se déployer nous sont inconnues ! Toute action grave est donc un risque, une tentative sur les ténèbres futures. Et c’est pourquoi la nature a voulu — c’est-à-dire que s’il en avait été autrement il n’y aurait point d’hommes — que les pratiques soient pour une part considérable formées dans la partie obscure des consciences collectives et que nous nous déterminions la plupart du temps pour des raisons qui nous échappent en vertu d’impulsions parfois nettement formulées, mais actuellement inaccessibles à l’analyse dans leurs causes comme dans leurs effets.

Insistons sur cette idée, dont vous sentez l’importance. Nous ne nions pas que les arts ne soient, pour une part, réglés sur des connaissances claires. La science ne sert après tout qu’à diriger la conduite et nous voyons les progrès de l’une suivre d’un pas régulier les progrès de l’autre. En fait, une multitude d’opérations dans les arts industriels et même dans les arts politiques s’accomplissent avec une sûreté suffisante : le succès suit généralement dans chaque ordre de phénomènes la découverte de leur loi. Il y a lieu par conséquent de chercher à déterminer la méthode des techniques gouvernementales comme de toutes les autres. Là comme ailleurs, l’art humain doit tendre toutes ses énergies pour restreindre le champ du hasard. Et nous croyons qu’une technique de l’action se placera un jour à côté de la logique de la spéculation. Mais il ne faut pas non plus méconnaître la profonde distinction qui sépare les deux ordres. Si la science enfante des applications heureuses, il arrive aussi souvent que des inventions pratiques dues sinon à des ignorants, du moins à des hommes de peu de science, donnent le jour à des théories scientifiques et même à des sciences tout entières. La science de l’électricité en est un bon exemple. Des moyens d’action nous sont offerts en grand nombre qui restent peu intelligibles bien que déjà très efficaces, et si la médecine voulait devenir tout entière rationnelle, que de malades devraient renoncer à leur guérison presque assurée maintenant ! Je dis presque et cette restriction s’impose non seulement aux procédés empiriques de l’art médical, mais même à l’emploi des procédés les plus rationnels. Faut-il croire que les phénomènes biologiques sont indéterminés ? Non, certes seulement les séries intercurrentes de phénomènes échappent à la prévision et à l’empire du praticien le plus vigilant. Il faudrait opérer pour ainsi dire en vase clos pour écarter ces actions intercurrentes. On y réussit assez bien quand il s’agit d’opérations industrielles très simples conduites avec précaution dans des milieux confinés ; mais dès que l’art est obligé de traverser, pour agir, des espaces livrés au déploiement des forces cosmiques, comme c’est le cas de l’art des transports par mer et même par voie terrestre, les mécomptes se multiplient, et bien que la moyenne des succès reste supérieure de beaucoup à celle des échecs, cependant chaque voyage reste soumis à un tel aléa, qu’à côté du guichet où se distribuent les billets de chemin de fer, il y a toujours dans certains pays un guichet où se distribuent les billets d’assurance. Combien ces risques ne sont-ils pas accrus quand il s’agit des opérations infiniment plus complexes des arts supérieurs ! Quel politique peut se flatter de réussir sûrement quand il entreprend l’émission d’un emprunt, l’exécution d’un programme même limité de réformes, une négociation ou une guerre, à plus forte raison l’application d’un système d’éducation ou l’établissement d’une constitution nouvelle ? Qui ne sait que le succès dans cet ordre d’actions dépend, non seulement et plus qu’on ne le croit, de certains événements physiques — calmes ou tempêtes, clémence ou rigueur des saisons, séries d’années abondantes ou désastreuses, — non seulement de toute la marche des affaires publiques dans les États du monde entier avec lesquels la civilisation nous lie diversement, mais encore de ces courants d’opinion qui entraînent les masses populaires, aussi soudains et aussi irrésistibles souvent que les mouvements de l’atmosphère et des eaux ? Comment dès lors ceux qui ont la charge de prendre au milieu de telles, incertitudes les résolutions décisives oseraint-ils en assumer la responsabilité s’ils n’étaient guidés, en même temps que par les probabilités qui résultent de leurs calculs, par des croyances, par des traditions, par des postulats pratiques, en un mot, que la conscience sociale leur impose ?

Ainsi l’art diffère de la science par la manière dont ses principes premiers sont acceptés de nos esprits et le genre de conviction qui les accompagne. Et quand même il pourrait prévoir tout l’avenir en y transportant le déterminisme rigoureux qui régit les phénomènes passés, il lui resterait une fonction propre qui est d’enchaîner les moyens aux fins et de poser les fins à poursuivre. Or comme le choix des fins entraîne celui des moyens, comme, selon que telle ou telle fin est préférée, les phénomènes sociaux avec les phénomènes cosmiques qui en dépendent prennent nécessairement un cours ou un autre, il lui faut tenir compte dans ses prévisions de ces initiatives du vouloir et admettre que l’avenir sera au moins dans une mesure ce qu’il plaira aux consciences agissantes de le faire. Qui les détermine à se proposer telles ou telles fins ? L’ordre seul du monde ? Non ; mais, en rapport avec cet ordre probable, leur tendance indéracinable à durer, à s’accroître, à fortifier et à étendre leur action, tendance diversifiée en impulsions spéciales par toutes les influences subies au cours de leur développement. Elles agiront donc toujours, à moins d’altération morbide, non pour faire place au cours des phénomènes quel qu’il puisse être, mais pour le modifier à leur profit, pour changer les obstacles en instruments, et sortir ainsi victorieuses de la mêlée des choses. Bref, elles ne prévoient pas seulement l’avenir : par la manière dont elles préfèrent se le représenter, elles contribuent à le faire. L’idéal (l’idéal collectif, non la fantaisie individuelle) a, sa part dans la genèse de la réalité. Aussi est-ce une proposition fort contestable que de dire que dans tout ordre d’opérations nous n’avons qu’à relever les lignes d’évolution des phénomènes, qu’à en construire la résultante et à pousser de tous nos efforts dans la direction où elle nous mène. À ce compte, l’homme qui vieillit n’aurait, au lieu de lutter pour se maintenir à l’état actif, qu’à coopérer aux effets destructeurs du temps et les nations qui faiblissent devraient les premières souscrire à leur déchéance, travailler à leur disparition. Nous refusons de nous soumettre à cette technique du suicide, à cet art de l’euthanasie. La philosophie de l’évolution ne l’autoriserait que si elle était de toute nécessité exclusivement spéculative. Mais depuis que l’ayant admise nous avons vu d’excellents esprits, qui l’admettaient avec nous, la déserter parce qu’elle ne leur fournissait pas l’aliment moral dont ils avaient besoin, nous avons compris qu’il lui fallait s’adjoindre une philosophie de l’action et trouver un sens aux vieux mots de liberté et de devoir.

La science n’est que la moitié de la conscience et de la vie. L’autre moitié est livrée au conflit harmonieux de tendances réglées par le milieu social. La science est vérité ou n’est rien ; elle n’a de valeur que si elle est objective, impersonnelle, universelle, et reproduit comme en un miroir indifférent, l’ordre des choses accomplies. Toute doctrine de l’action au contraire s’empare de l’avenir pour le bien d’un être donné individuel et collectif, elle ne prévoit pas seulement cet avenir, elle le crée conformément à un idéal que les besoins de la vie sociale lui suggèrent. « Ah ! demain, c’est la grande chose ! » dit le poète. Et il demande : « De quoi demain sera-t-il fait ? » Voici notre réponse : Il sera fait de ce que nous voulons.

Ce que nous disons en termes de vouloir, on peut l’exprimer en termes de désir et d’émotion. Nous ne voulons que ce que nous préférons, et nous préférons ce que nous aimons le plus. L’intensité du vouloir est en raison de la force du désir, et celle-ci en raison de la profondeur des émotions correspondantes, pourvu que les centres d’arrêt soient assez forts pour en dominer le tumulte. Si on nous demande ce qui sera demain, nous pourrons donc encore répondre : Ce que nous aimons le plus.

Enfin, comme la volonté réagit sur l’intelligence et que, s’il est insensé et même parfois coupable de désirer l’impossible, les limites du possible reculent étrangement sous la poussée du désir même, comme tous les ouvreurs de voies, tous les renverseurs d’obstacles, ont dû commencer par proclamer, au scandale des tièdes, l’accessibilité du but, nous exprimerons la même vérité en disant que le point de départ de toute délibération se trouve dans des croyances par lesquelles la réalité actuelle et future de ce que nous aimons est affirmée, que tout déploiement de l’action suppose une foi, qu’en un mot, l’avenir sera fait des choses auxquelles nous croyons le plus fermement.

Ainsi, il me plaît de le redire, tant que notre action déjà engagée n’est pas prise sans retour dans le mécanisme des voies d’exécution et selon la mesure où l’issue de nos entreprises reste imprévisible, nous avons la conscience de faire ce que nous voulons, de donner l’être l’objet, de nos préférences, de posséder en notre foi une puissance créatrice. Nous nous croyons libres et nous le sommes en effet, subjectivement, puisque sans l’énergie de notre vouloir, sans l’ardeur de nos amours, sans la hardiesse et la persévérance de nos convictions, des réalités qui vont surgir resteraient dans le néant. Nous savons que si elle se disperse et se dément, si elle s’isole, notre personnalité sera emportée comme un souffle, que si elle se ramasse et se fixe, si elle prête à ses compagnes un concours fidèle, elle laissera sa trace et contribuera à faire l’univers de demain. Mais même en présence de l’inévitable, et en supposant qu’il n’y ait pas place à présent dans le cours de l’évolution pour l’œuvre que nous voulons y introduire, nous ne sommes pas dispensés d’affirmer hautement nos fins supérieures. D’abord il y a dans le monde des consciences des répercussions lointaines inattendues. Et nous ignorons si notre exemple n’est pas destiné à servir un jour notre cause, actuellement désespérée. Mais de’plus, le possible apparent ne circonscrit pas le domaine., du désirable. Pour le choix des fins dominantes, avant toutes supputation des chances de succès, notre indertitude se trouve prévenue par l’intervention de règles, qui font de l’usage de notre liberté un devoir. Nous n’avons pas à nous demander si tel acte sera bon ou mauvais en fin de compte, dans toute la série de ses conséquences possibles, problème que la loi de multiplication des effets rend insoluble. Dans le milieu social où nous puisons comme personne morale nos conditions d’existence, selon l’opinion qui juge souverainement de la dignité ou de l’indignité des actes, cela se fait ou cela ne se fait pas nous sommes fixés. C’est que notre volonté n’est pas indéterminée, pas plus que notre puissance d’aimer et de croire ; en même temps qu’elles sont nôtres, elles sont celles de notre groupe et la conscience sociale pratique ou conscience morale, consiste précisément en ce que dans les cas si nombreux où l’analyse est impuissante, toutes les consciences individuelles ou du moins l’immense majorité de ces consciences produisent, selon les situations et par grandes catégories, des résolutions qui s’ajustent. L’unité et la consistance nécessaires à l’existence des groupes sociaux sont ainsi assurées tant qu’ils durent. Sans doute, si les actes commandés de la sorte étaient nuisibles au groupe, ces pratiques funestes disparaîtraient avec lui, mais ce n’est pas parce que les actes sont utiles qu’ils sont exécutés la plupart du temps ; ils sont exécutés simplement parce qu’ils doivent l’être. L’autorité de la règle ne repose pas sur la vérification empirique de sa vertu. Et même dans les cas où son rapport avec les fins sociales est aperçu, cette volonté primordiale qu’il faut agir pour le bien de la société dont on fait partie est adoptée sans raison, car si le primum movens de l’action est en général dans la représentation (la réciproque est vraie à notre avis), il n’est pas dans la représentatation abstraite seulement. Donnez-moi toute la scence, s’il n’y a pas en moi un ressort émotionnel et impulsif préparé à mon insu pour y correspondre, je n’en tierai pas de quoi me faire lever le petit doigt.

Tout cela choque notre intellectualisme. Ce n’est qu’à la longue et à son corps défendant que celui qui vous parle en est venu à cette manière de voir. Il faut pourtant se rendre à l’enseignement des faits. Nous avons étudié surtout jusqu’ici le développement de trois arts, la médecine, l’économie politique et l’art de l’éducation. Nous pensions qu’on pouvait tirer directement de la science les principes premiers de chacun d’eux. Nous ne le pensons plus. Nous avons compris en effet que si la médecine paraissait tenir de la science son but, le maintien ou le rétablissement de la santé, l’économie politique le sien, l’accroissement de la richesse, et la pédagogie le sien, la formation des jeunes à la vie adulte, non seulement ces indications générales ne servent de rien, mais encore elles ne sont rien moins que certaines et théoriquement nécessaires. La médecine peut être et a été en fait employée à des fins très différentes, soit à l’enrichissement du médecin, soit à des avortements, soit à des suicides, soit à des exécutions, soit à des empoisonnements. Il y a des économistes distingués qui se demandent s’il ne vaudrait pas mieux limiter la production et revenir au travail isolé où l’ouvrier est en même temps propriétaire de son outillage, que de continuer à chercher avant tout la multiplication de la richesse par le perfectionnement de la grande industrie ; en tout cas vous conviendrez que l’économie politique des fondateurs d’ordres mendiants, de saint François d’Assise par exemple, est tout autre que celle d’Adam Smith : les principes sont opposés. L’éducation a pu se proposer pour but d’entraver le développement, ou de certaines facultés, ou de certaines classes d’hommes. Tout autre est la pédagogie selon qu’elle part de la conception qui fait de la vie la préparation à la mort, ou de cette autre e que la vie est son but à elle-même. Si la science est juge de la querelle, pourquoi cette querelle dure-t-elle encore ? Généralisons. La doctrine de l’action dépend tout entière de postulats, qui impriment aux différentes pratiques, selon les besoins normaux ou morbides des sociétés, des orientations fort diverses. Entre l’optimisme etle pessimisme, le débat est éternel. L’art suprême de la conduite est pour l’un l’art de vivre, pour l’autre l’art de mourir. Voilà une différence ! Et ne m’objectez pas que si les principes de l’action dépendent de la volonté ou du cœur, comme on disait jadis, les conséquences tout entières jusqu’au détail des applications dépendent de l’intelligence. Car le choix des moyens ne relève pas moins de nos préférences que celui des fins. De même que la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre ne voulait pas être sauvée par un marin peu vêtu, bien des femmes, malgré leurs souffrances, mues par des scrupules analogues, ont reculé l’intervention médicale au delà du moment où elle pouvait être utile. Les médecins savent que les moyens en général doivent varier avec la clientèle. L’économie politique vous signalera des placements avantageux que vous ne songerez pas un instant à employer. Et si vous êtes père de famille, il y a des moyens d’éducation ou d’instruction peut-être efficaces que vous refuserez à tout prix d’appliquer à vos enfants. Un dernier fait emprunté à l’ordre moral : récemment dans l’Inde anglaise, pendant une période de sécheresse, des nobles ont mieux aimé mourir de soif, plutôt que de boire l’eau des puits souillée par les parias. Il y a des façons de vivre qui importent plus que la vie même.

C’est donc bien à tort que nous nous interrogerions ici sur ce que doivent être, au sens logique, les principes premiers de l’action, comme s’ils pouvaient se rencontrer au terme d’un syllogisme ou d’une série d’expériences. Une nation qui prétendrait rationaliser incessamment ses règles pratiques et où chacun, au lieu d’accepter l’existence sociale comme un postulat au-dessus de toute discussion, devrait de jour en jour réviser les bases de son contrat avec la société, réservant son consentement jusqu’à ce qu’on lui démontre que le compte des profits et pertes se solde en sa faveur, une telle nation serait atteinte d’un mal grave, véritable hyperesthésie de la conscience sociale ; et de même que la prétention de soumettre à la volonté raisonnante l’entrée de l’air dans nos poumons et les battements de notre cœur susciterait en nous des tempêtes de réflexes, de même ce philosophisme aigu risquerait de provoquer des accès non moins aigus d’impulsivités destructives, revanche de l’inconscient. Les principes premiers de l’action sont tels et tels dans chaque milieu social et dans chaque individu en vertu de tendances collectives spontanées qui préexistent à toute délibération et que les réflexions ne font que mettre au clair. Plus ou moins explicitement, nous avons tous notre siège fait sur ce qui est le plus désirable et le meilleur. Et il y aurait une certaine naïveté de ma part à prétendre vous enseigner ce que vous aimez le mieux. En fait d’économie sociale comme pour tout ce qui touche à la pratique, votre tempérament, votre caractère, vos affections, votre éducation, le temps et le milieu où vous vivez, ou vous ont déjà déterminés à prendre position ou vous prédestinent à telle solution plutôt qu’à telle autre.

Mais alors, direz-vous, toute discussion sur de pareils sujets devient inutile ? Nous n’allons pas jusque-là ! En de nombreuses questions spéciales d’abord, des théories pratiques reposant sur des erreurs manifestes, peuvent être modifiées par la démonstration, et encore, vous savez, Messieurs, combien il faut de temps et d’efforts pour changer les procédés de la culture et de l’industrie consacrés par un usage séculaire, quelle que soit l’évidence des démonstrations qu’on apporte. Mais même pour des doctrines d’ordre général, la discussion peut produire des attitudes nouvelles du vouloir par deux moyens. Elle montre qu’en se déterminant comme il le fait, l’interlocuteur obtiendra selon toute vraisemblance un résultat contraire à ses fins préférées. Ou bien, et ce moyen est très efficace encore, elle avive par des émotions esthétiques un désir contraire au désir dominant, de façon à changer l’équilibre des impulsions. Mais l’un et l’autre moyen ne peut réussir que si la discussion est suffisamment prolongée et si elle permet ainsi aux causes qui inculquent dans les volontés les règles sociales d’exercer simultanément leur empire. Parmi ces causes indiquons : la sympathie, que nous avons montrée à l’œuvre même chez les animaux, l’exemple, si bien étudié par notre ami Tarde, le prestige de l’âge, de la situation ou du succès, l’action en un mot de toutes les autorités. Ainsi seulement la velléité nouvelle que la discussion aura fait naître pourra se changer avec le temps en une conviction pratique et engendrer des séries d’actes conformes à un type social d’action différent.

Peu à peu les diverses règles qui dominent dans une conscience, qu’il s’agisse d’une conscience collective ou d’une conscience individuelle, subissent ainsi des réarrangements. Mais ce n’est pas la logique qui préside à leur accord. Des règles très différentes, souvent même opposées, peuvent coexister dans la même conscience. Elles ne s’organisent pas moins les unes avec les autres ; ou bien elles se partagent le champ de l’action pour y produire d’heureuses inconséquences, ou bien leurs sollicitations en sens divers entraînent le vouloir vers une direction unique résultant de la composition des forces contraires ; la plus puissante entraîne les autres, mais non sans en subir l’effet. Il arrive ainsi que les éléments de l’action les plus opposés se concilient et même se corroborent, car l’action est une adaptation constante et tandis que la recherche du juste milieu vicie et déshonore la spéculation, c’est une nécessité de la pratique que de fuir les extrêmes. On n’est radical que parce que l’on confond les deux ordres. Ainsi équilibrées, les règles pratiques paraissent liées les unes aux autres logiquement ; en réalité, leur connexion est organique et elles ne se déduisent pas plus les unes des autres que la circulation de la nutrition ou de l’innervation, bien que ces fonctions soient réciproques. Le logicien tranche ce plexus ; il en met les fragments bout à bout pour en faire une ligne droite : la vie proteste contre cette simplification.

Une telle méthode vous est une garantie, Messieurs, que je ne ferai sur vos convictions, en supposant que j’abandonne parfois le champ de l’histoire, aucune entreprise inconsidérée. Si le choix de la cause politique à laquelle nous consacrons nos forces est affaire de science, nous nous irritons justement contre ceux qui ne se rendent pas à nos preuves. Si, au contraire, ce choix dépend de la liberté de chacun, les dissidences s’expliquent ; elles ne scandalisent plus : disons mieux : elles sont la condition de toute vie et de tout progrès. À ce titre, toute conviction politique qui n’emploie pour triompher que des moyens pacifiques est digne non seulement de respect, mais de sympathie.

Nous pouvons chercher maintenant quels sont les principes de l’action, non absolument et pour toute volonté, mais en fait et pour la conscience européenne dans ces derniers siècles : nous serons ainsi préparés à mieux comprendre l’état présent de la conscience française.


III


Deux groupes de règles pratiques prétendent simultanément à la domination des volontés dans le monde moderne. L’un traduit en commandements moraux les conditions d’existence des corps sociaux concrets auxquels nous appartenons les devoirs envers la nation les résument tous. L’autre lie entre elles les volontés quelles qu’elles soient, en tant seulement qu’elles sont des volontés humaines : c’est la morale universelle, qui correspond à la notion d’une société universelle entre tous les êtres raisonnables.

Exposons la première série de règles pratiques. Par elle, les individus d’un groupe social donné, issu de l’établissement d’une population humaine sur une portion du sol, unis pour le travail indispensable à leur subsistance sous des conditions historiques, se trouvent nécessairement obligés de supporter ces conditions, s’ils veulent que le groupe subsiste, et ils le veulent non sans raison, mais sans raisons explicites et distinctes. L’occupation première et depuis, toutes les occupations accidentelles résultant de chances diverses ont dû recevoir dans cette nation la sanction légale. Son organisation, produit de la nature, portera à jamais la trace des fatalités naturelles ; mais, en revanche, c’est à ce prix qu’elle existe comme corps social, toute organisation supposant une subordination et la subordination voulant l’inégalité qui ne peut être maintenue sans quelque contrainte. Ainsi les tâches se distribuent. La plupart sont ingrates, et, n’était la pression du besoin, si on avait le choix, seraient peut-être refusées. La question ne se pose pas même : c’est un fait que les vocations les plus humbles sont toujours accompagnées de quelque enthousiasme. L’hérédité, l’éducation, l’accoutumance font le reste et les tâches rudes[3] n’excluent pas plus la gaîté et la joie de vivre que les autres. Leur exécution exige presque toujours une subordination à des chefs : l’obéissance est supportée parce que des sentiments de déférence la facilitent et qu’on y voit une condition du travail collectif. Il y a plus. Dans toute opération sociale, agriculture, travail aux mines ou dans les manufactures, construction, navigation, commerce, éducation, soins médicaux, administration, alors que l’individu ne compte d’abord que sur un service plus ou moins pénible compensé par une rémunération, il se trouve à de certains moments engagé par les exigences de l’œuvre qui doit aboutir, non seulement à un effort exceptionnel, mais à des risques avec lesquels aucune rémunération ne saurait être mise en balance. Ces risques ne lui déplaisent pas, d’ailleurs ; ils sont l’honneur du métier ; ils donnent à l’ouvrier de l’atelier national — ne sommes-nous pas tous de tels ouvriers ? — la conscience de sa solidarité avec tous les autres mieux que toute considération de doit et avoir, et cette conscience a pour lui un charme tragique. Le Breton aime la mer parce qu’il en connaît les périls. Ainsi, toute activité sociale un peu intense entraîne — il faut dire les choses comme elles sont — une consommation d’hommes qui perd, du reste, tout caractère odieux, quand ces hommes vont d’eux-mêmes, et c’est le cas le plus fréquent, au-devant des risques encourus. Là est le fond de la morale dont nous parlons ; engagé dans la société par une contrainte initiale très faiblement consciente ou pas du tout, l’individu se trouve peu à peu entraîné au don volontaire de sa personne à la personne sociale. Il y a deux siècles cette personne était symbolisée par le roi, comme dans la cité antique elle était symbolisée par les dieux. Maintenant, elle obtient sans images, directement, ce don volontaire. Et qui donne l’ordre du sacrifice ? Le hasard des circonstances. Tel chauffeur d’un torpilleur récent est de service le jour des essais : c’est son tour, il ne réclame pas. Tel étudiant en médecine se trouve attaché à un hôpital où sont transportés des varioleux ou des cholériques ; le sort l’a désigné : il les soigne sans hésitation. Tant pis pour ceux à qui incombent de telles tâches ; il faut que la société vive, et quant à nous, il est nécessaire que nous la servions, il n’est pas nécessaire que nous ayons nos aises. Le service militaire n’est que l’un des cas extrêmes de cette nécessité générale de la subordination de l’individu au groupe. Il ne faut pas le citer uniquement. Croyezvous, Messieurs, que cette subordination serait acceptée comme elle l’est, si elle n’avait pour principe que les exigences abstraites du travail en général, c’est-à-dire selon les conclusions de notre cher collègue, M. Durkheim, l’obligation professionnelle sans plus, et s’il ne s’y joignait des sentiments d’affection pour une personne sociale déterminée ? C’est elle, c’est cette réalité auguste qui ne se subordonne à aucune autre, raison sociale sous laquelle les forces destructives toujours à l’œuvre sont combattues et les forces créatrices suscitées, ou autorisées, c’est elle qui, selon cette conception, est le principe de toute obligation morale et de toute sanction juridique. Ce n’est pas par hasard que la justice se rend en son nom.

Je n’exagère rien. L’existence des nations comme personnes morales et la croyance à leur dignité supérieure est un fait qui domine l’histoire moderne. Il s’est organisé sous l’empire de cette croyance dans toutes les grandes nations une sorte de culte laïque dont les rites ne laissent indifférents les croyants d’aucune doctrine philosophique, d’aucune religion. C’est naturellement dans l’armée que ce culte est célébré surtout, mais il n’est aucune circonstance quelque peu solennelle de la vie nationale où il ne soit présent. Vu du dehors, il paraît à peu près le même chez tous les peuples civilisés. Mais, au contraire, que de différences profondes entre les sentiments qu’il suscite ¡ Et combien la morale nationale anglaise, la morale nationale allemande, la morale nationale italienne ou russe et la nôtre révéleraient de curieuses particularités à qui les étudierait avec attention ! Non seulement les souvenirs s d’un paysage spécial et d’une vie de famille différente, mais tout un monde à part d’émotions artistiques et religieuses, toute une conception originale du passé et de l’avenir, tout un idéal distinct de grandeur et de noblesse humaines, sont évoqués par la vue du drapeau ou l’audition de l’hymne national. C’est le caractère unique, incommunicable de notre patrie qui nous la rend si intime et fait que nous sommes si près d’elle, elle si près de nous, que notre moi et le sien sont identifiés. Ces différences élèvent entre les peuples des barrières plus insurmontables que les fortifications qui les entourent. M. Novicow a beau dire que l’assimilation se fait pacifiquement par l’ascendant des arts, de la littérature et de la science. Plus nous lisons de livres anglais, allemands et même russes, plus nous nous sentons français.

La lutte pour l’existence règne, ce semble, entre les nations dans son âpreté ? Ne nous y trompons pas, Messieurs, le droit international public et prive ne cesse pas, au milieu même des luttes économiques et des armements, de poursuivre ses progrès. En tout cas reconnaissons dans cette irréductibilité des moi sociaux, la première condition d’un accord entre eux. Il ne saurait y avoir de concert sans des instruments et des motifs différents. Pour faire une Europe il faut des peuples distincts. Voulez-vous un symbole de cet accord dans la dissemblance ? Ceux qui ont vu la fête d’inauguration de la nouvelle Sorbonne ne l’ont pas oubliée. La jeunesse de presque toutes les nations de l’Europe y avait des représentants. Quelles fraternelles acclamations ! Quelle pure ivresse ! Est-ce que les sympathies internationales seraient aussi douces si elles n’unissaient des âmes ethniques disparates ? Supposons un instant que les nations n’existent pas, je crois vraiment qu’il faudrait les inventer.

Mais au XVIIe siècle, pendant un moment de déclin du sentiment national, un autre groupe de règles pratiques se développait en France, en Angleterre et en Allemagne. Rousseau et Fichte en ont fixé les traits principaux. L’individu, d’après cette conception, est une raison pure, une volonté libre investies d’une valeur absolue. La société est un commerce de purs esprits, un commerce d’idées (Kant) dont la liberté est le but. D’abord entravée dans son essor par la nécessité physique, cette société se dégage peu à peu, grâce aux progrès de l’industrie, de l’empire des fatalités naturelles et parvient à établir l’égalité absolue entre les libertés absolues. La propriété individuelle ne peut être pour cette transformation un empêchement durable ; elle sera ramenée à un niveau moyen selon les uns, abolie selon les autres. D’une façon quelconque elle cessera de faire obstacle à la justice. Le problème de l’alimentation sera supprimé. Tout contrat dès lors sera pleinement libre ; aucun homme ne sera subordonné à aucun autre : comme il convient à des activités raisonnables, ils seront seulement coordonnés. Tous les rapports sociaux revêtiront ainsi peu à peu le caractère du contrat d’échange, c’est-à-dire de rapports réciproques ou chaque contractant donne librement autant qu’il reçoit. L’Etat ne sera plus par suite qu’un moyen ; « il tend d’ailleurs normalement à s’anéantir lui-même ; le but de tout gouvernement est de rendre le gouvernement superflu. » Sous sa surveillance, toute injustice, toute tentative pour s’emparer du bien d’autrui au dehors comme au dedans ayant été réprimées et le mal ayant disparu du milieu des sociétés humaines à l’époque même où aura été consommé leur affranchissement, il n’y aura plus de risque que les États voisins entrent en conflit, puisque la seule espèce de rapports qui les unissent naissent des intérêts particuliers, pacifiés maintenant. Plus de guerres, plus d’armées les frontières s’effacent et l’espèce humaine tend rapidement à ne former qu’un seul corps homogène dans son ensemble. Telles sont les expressions textuelles de Fichte dans sa Destination de l’homme[4] et sa Destination du savant[5]. Mais cette conception n’est pas propre à Fichte et à l’école de Kant, elle a été adoptée par tous les penseurs du XVIIIe siècle plus ou moins complètement, elle a été, on ne peut le nier, à un moment, l’idéal de la Révolution française et c’est pour cela que cette Révolution a causé dans l’Europe centrale, toute occupée du même rêve, un si profond et si général retentissement.

D’un côté la souffrance et le dévouement, de l’autre le bonheur et la justice de ces deux formes sociales, la seconde n’est-elle pas plus séduisante que la première ? Oui, mais n’oublions pas que c’est à une condition, à la condition de ne pas exister, de ne pas figurer parmi les réalités concrètes. Supprimer le problème de l’alimentation, couper l’adhérence au sol et la liaison avec l’histoire, poser comme point de départ la négation de la main mise sur une partie de la nature et de ses conséquences, qu’est-ce autre chose sinon bâtir dans les nuées et légiférer pour des esprits purs ? Nous la connaissons cette cité des justes ! C’est la République de Platon, c’est la Cité de Dieu de saint Augustin, c’est Y Utopie de Morus et l’Oceana de Harrington, c’est la Cité du soleil de Campanella, c’est la Salente et la Bétique de Fénelon, c’est la société contractuelle de Rousseau, c’est l’Internationale de Karl Marx et de Bakounine, c’est la cité où l’on ne naît pas et où l’on ne vit pas physiquement, mais où, quand on est né et qu’on vit dans une société militante et souffrante, on entre en espoir et en rêve, comme membre d’une humanité triomphante et transfigurée. Rousseau disait : ma république suppose un peuple de dieux. Et en effet les individus revêtent en y accédant librement le caractère absolu qui appartient aux personnes sociales comme les nations, quand elles contractent entre elles, ils n’acceptent le pacte social qu’à la condition de n’y rien perdre et de ne se subordonner à rien, sinon ils se retirent, parce qu’ils sont supposés se suffire à eux-mêmes et avoir quelque part des conditions d’existence physique assurées. Où donc les ont-ils ces conditions, sinon dans l’organisme vivant dont l’action, plus bienfaisante qu’onéreuse à l’ordinaire, leur est tellement coutumière qu’ils ne la sentent plus et croient pouvoir s’en passer ?

Peut-être cependant nous exprimons-nous mal en disant que la cité céleste, celle où l’homme est pour l’homme chose sacrée simplement parce qu’il est homme, n’existe absolument pas. Etre pensé, c’est exister ; être aimé, être l’objet d’enthousiasmes même parfois aveugles et brutaux dans leur fougue, c’est exister plus encore. L’idéal, avonsnous dit, est l’avant-coureur de quelque réalité. Il faut bien d’ailleurs qu’un ensemble de règles préside aux rapports entre eux des hommes des différents pays et des différents États, rapports de plus en plus fréquents. Nous portons dans notre conscience individuelle plusieurs consciences superposées, la famille qui nous impose ses devoirs, les divers corps auxquels nous impose devoirs, les divers corps auxquels nous appartenons et qui, sans aucun doute, nous plient aussi à des règles déterminées ; la patrie, qui nous demande beaucoup, elle encore, nous l’avons vu ; voilà les trois premières. Maintenant, qu’il y ait à l’état virtuel, dans le monde civilisé, une conscience plus vaste, une patrie universelle dont tous les hommes de bonne volonté sont, en idée, les citoyens, et que la morale de l’absolu exprime cette conscience au point de vue pratique, qu’elle en soit le symbole et l’annonce, je le veux, pourvu qu’il soit entendu que dans la mesure où elle existe, cette conscience sociale universelle exige encore des sacrifices et que les règles qui la fondent consistent en bien autre chose qu’en cette justice négative, en cette justice de combat, dans laquelle on enferme toute morale et toute politique. Et je suis prêt à reconnaître que cet idéal descend d’époque en époque dans les consciences nationales pour y élargir, pour y humaniser le droit positif et y faire fleurir, avec la justice, la douceur et la pitié. Plus la lutte pour l’existence est vive dans le domaine de la production entre les individus et dans les relations de toutes sortes entre les nations, plus le besoin se fait sentir d’un droit vraiment humain qui la limite et en atténue la rigueur. Mais prenons garde aux visites de l’esprit universel ! Si la marche de l’humanité est faite de ces expansions indéfinies des consciences nationales, suivies d’ailleurs presque toujours de contractions égoïstes énergiques, qui s’appellent la dictature et la guerre, il est rare qu’elles ne mettent pas en péril l’organisme social concret où elles se produisent. Ces crises sont supportées par les peuples en voie de croissance et qui ont à faire ou à parfaire leur unité. Au fond, cet étalage de sentiments fraternels n’a souvent pas d’autre but. Chez eux chaque nouvel accès d’amour de l’humanité finit par quelque conquête. La fête de la Fédération est le prélude des annexions ultérieures auxquelles nos pères, ivres alors de philosophie, ne pensaient guère. Et plus tard l’Empire allemand devra beaucoup à l’idéalisme de Fichte. Chez d’autres, de constitution moins robuste, ou chez les mêmes en d’autres moments de leur évolution, les crises renouvelées n’aboutissent qu’à l’énervement et à la langueur. Toute convulsion n’est pas un enfantement et le cataclysme ne saurait être érigé en méthode. Un pays où la natalité décroît et où la dette publique s’élève au chiffre de milliards que vous savez n’a pas d’aventures à courir. Le patriotisme y doit fixer à l’idéalisme sa part. Salus civitatis suprema lex esto !


IV


Faut-il croire, Messieurs — nous abordons ici le problème moral du temps présent — faut-il croire que nous allons assister à l’une de ces crises ?

La guerre de 1870 a été pour notre génération comme un réveil tragique au milieu d’un rêve enchanté. Nous aimions l’humanité tout entière, y compris les sauvages ; nous la voulions toute libre et heureuse en vertu de la Déclaration des Droits de l’Homme. Nous aurions rougi d’un mouvement d’égoïsme national. Les armées permanentes nous indignaient, nous lisions avec enthousiasme dans les œuvres de Fichte son projet de république universelle et nous ne doutions pas que l’accomplissement de la justice totale conformément à l’impératif catégorique ne fût la destination unique et l’œuvre prochaine de toutes les sociétés existant sous le ciel. La guerre éclata. Comme toutes ces chimères s’évanouirent ! Nous nous retrouvions, après la catastrophe, citoyens d’une nation vaincue, c’est-à-dire membres d’un organisme social concret, mutilé, ruiné, humilié à la face du monde, chaque jour menacé d’un écrasement nouveau. Il ne s’agissait plus de spéculer, il fallait agir dans des conditions concrètes aussi, aux prises avec les difficultés de l’heure et du lieu. Alors il se forma dans la conscience française un ensemble de règles d’action correspondant à ce besoin primordial de vivre comme nation et puisqu’il n’y avait pas de droit pour le faible, de reconquérir la dignité avec la force. Ce fut là plus ou moins distinctement pour chacun de nous, n’est-il pas vrai, mes chers camarades ? le principe non seulement de notre politique, mais encore de notre morale. Et voyez, Messieurs, la vérité de ce que nous vous disions tout à l’heure, de la solidarité organique des règles d’action ; peu à peu tous les autres principes, les plus rebelles jusque-là à tout compromis, s’ordonnèrent avec celui-là dans la conscience nationale. Il y eut des résistances, mais, et c’est l’histoire de ces vingt fécondes années, graduellement ces résistances s’effacèrent, désarmées par le sentiment de plus en plus vif de ce qu’exigeait le salut du pays. En politique, l’école radicale à laquelle nous appartenions tous sous l’Empire (nous étions radicaux avec Jules Simon et Vacherot), renonça, je ne dis pas à ses préférences, il faut dire à ses dogmes absolus et éternels, pour établir le service militaire obligatoire, la dualité des chambres, avec le suffrage à deux degrés pour l’une d’elles, la sujétion des populations coloniales et bien d’autres mesures de politique utilitaire ; à côté des débats où sévissait l’intransigeance des dogmes, il y eut au Parlement des séances mémorables où, quand l’intérêt du pays était visiblement en jeu, les votes de tous les partis se confondaient dans la même urne. Mais le plus difficile pour nous autres spéculatifs était de nous incliner devant cette règle de moralité nationale qui demande aux citoyens de souffrir sans aigreur chez les autres citoyens des dissidences d’opinion philosophique ou religieuse. Nous avons pourtant appris la tolérance a l’école du patriotisme. Où vit-on jamais moins que chez nous pendant cette longue période, de ces disputes métaphysiques aiguës qui laissent après elles d’irrémédiables rancunes ? L’Université française sait que les doctrines philosophiques, même divergentes, sont autant de forces sociales, qu’elles font honneur à un pays, qu’elles provoquent, amplifient ou organisent tous les grands mouvements de la pensée dans la science, dans la pratique et dans l’art. Tel fut toujours notre point de vue, et bien qu’étranger à la philosophie Kantienne, nous vîmes avec satisfaction un enseignement moral inspiré surtout par cette philosophie, prendre possession de nos écoles primaires : pourquoi ? C’est que ces manuels rédigés au nom de l’impératif catégorique préconisaient à chaque page l’amour de la patrie française et le service des intérêts publics. Enfin, la morale nationale trouva dé plus en plus une place dans la conscience religieuse du pays, qui sut s’accommoder — Littré l’a remarqué depuis longtemps — elle qui est par essence universelle et humaine, avec les obligations civiques les plus étroites. Le clergé restait en dehors de ce mouvement : il y entre, Messieurs, à l’heure qu’il est, par ordre soit, mais aussi, je l’ai constaté souvent, non sans une joie profonde, dans mes entretiens avec des prêtres étudiants ou professeurs, spontanément et par l’irrésistible contagion du patriotisme. Plusieurs d’entre eux qui sortent du régiment joignent à la religion du Christ la religion du drapeau. Plusieurs courent en ce moment les derniers périls dans des missions lointaines autant pour la propagande de l’idée française que pour celle de leur foi religieuse. Quelle peine aurions-nous après cela, nous qui ne croyons pas aux mêmes choses, à traiter ces croyants en concitoyens et en frères ?

De même jusqu’à ces dernières années, la question sociale avait perdu son aiguillon. Si les sacrifices les plus lourds ont été supportés par le pays aussi vaillamment, est-ce que ce n’est pas parce que l’idée du bien public était présente à tous les esprits ? Il n’y avait dans les populations les plus éprouvées aucune pensée de révolte, aucune haine. Pour la première fois, le service personnel réunissait dans le même rang, assujettissait aux mêmes travaux les riches et les pauvres. L’armée a été la grande école de discipline sociale : là, les déshérités de la fortune et de l’instruction ont appris à reconnaître les supériorités, à souffrir comme chose naturelle les inégalités nécessaires, à compter sur une élite pour le salut commun au jour du danger ; et rentrés dans la vie civile, ils y ont porté cet esprit d’ordre et de respect sans lequel aucune société ne peut se tenir debout. Ainsi, le désir du bien-être et l’instinct d’indépendance et d’égalité se sont organisés dans la conscience nationale avec la règle pratique dominante : fais ce qu’il faut pour que ton pays soit fort et prospère. — D’autre part, sous l’empire du même sentiment, les heureux, ceux du moins qu’on croit nécessairement heureux parce qu’ils ne souffrent pas’de l’insuffisance des ressources pécuniaires, avaient mieux compris qu’en aucun temps leurs devoirs envers leurs concitoyens affligés de ce manque de ressources. Au régiment, les enfants de familles plus aisés, plus cultivés en général que leurs camarades, se sont pénétrés de leur responsabilité sociale : ils ont appris à reconnaître dans leurs compagnons d’armes les qualités qui font l’homme de cœur et le citoyen, en dépit des inégalités de surface. Les institutions philanthropiques ont pris chez nous un essor inconnu jusque-là ; le budget de la bienfaisance privée et de l’assistance publique est devenu considérable. Les grandes industries ont consacré une part de plus en plus large de leurs bénéfices à l’établissement des œuvres de secours les plus variées. L’impôt a frappé des formes de revenu exemptes auparavant de toute charge. Des lois ont été votées qui invitent en quelque sorte les travailleurs à s’unir pour la défense de leurs intérêts, et tendent à protéger la femme et l’enfant contre l’emploi prématuré ou excessif de leurs forces dans l’industrie. Dans aucun pays d’Europe, il n’a été autant fait peut-être que dans le pays qui a donné l’un des premiers l’exemple du suffrage universel et de l’instruction gratuite, pour diminuer les inégalités de toutes sortes, parce que c’était pour notre démocratie une condition d’existence et que la coopération volontaire de tous au relèvement national était à ce prix. Loin donc qu’il y ait pour nous incompatibilité entre l’amour de la justice universelle et le dévouement à nos institutions, ces deux sentiments se corroboraient dans l’heureux équilibre de nos tendances pratiques.

Faire dériver le droit et le devoir de la conscience collective nationale, se sentir porté pour ainsi dire dans cette conscience vers sa destinée individuelle, trouver par elle à son activité un but et un sens, reconnaître qu’on lui doit tout ce qui donne du prix à la vie, sécurité, dignité, participation aux jouissances intellectuelles et esthétiques, à tous les fruits du travail humain, comprendre par elle sa solidarité avec tous ses concitoyens en dépit des divergences d’opinion et d’intérêt, qu’est-ce que cela, Messieurs, sinon une forme élevée du socialisme, un socialisme qu’on peut appeler organique puisqu’il repose sur le sentiment des harmonies qui unissent les hommes d’un groupe naturel les uns aux autres, et tous à l’unité vivante dont ils sont chacun personnellement les organes nécessaires ? Car ne croyez pas que cette doctrine nous engageât à répudier les traditions du libéralisme national ; nous avons toujours professé que dans la série des organismes sociaux la puissance de la conscience collective est en raison directe de l’énergie des consciences individuelles et que si la réglementation sociale enserre de plus en plus près l’individu sur certains points, sur d’autres comme dans son activité économique, domestique, scientifique et religieuse, elle le laisse de plus en plus maître de lui-même, parce qu’il est des fonctions qui ne sauraient bien s’accomplir administrativement et que dans tout organisme étouffer la spontanéité c’est tarir la source de la vie. L’antinomie entre l’individu et l’État nous a toujours paru être un trompe-l’œil, un fantôme logique. Pratiquement, il n’y a de liberté que là où l’action sociale est très étendue et très forte, et elle est très étendue et très forte quand elle s’appuie, non sur les emportements d’une multitude, mais sur le concours d’associations et de partis solidement organisés.

Voici qu’un nouvel idéal se lève à l’horizon moral de la génération présente : cette harmonie féconde entre nos diverses règles d’action menace de se déconcerter. Que s’est-il donc passé ? Ne cherchons pas, Messieurs, si quelque part ce noble culte auquel des humbles se sacrifiaient n’a pas été trahi, si l’on n’a pas mis au service d’ambitions et de convoitises inavouables le patriotisme lui-même, ou si ce n’est pas plutôt une loi nécessaire que tout mouvement social énergique suscite quelque mouvement en sens contraire. Il a suffi que la sécurité nationale parût se raffermir pour qu’aussitôt le rêve que nous avions rêvé dans notre jeunesse reprît son cours et que la cité sans larmes et sans frontières recommençât à briller dans le mirage des temps prochains. C’est ainsi que la jeune génération, oubliant l’enseignement des deux années funestes, s’est éprise d’une justice absolue et universelle qui ne doit rien à l’histoire ni au droit positif, et qu’elle a prêté l’oreille çà et là aux arguments du socialisme cosmopolite et révolutionnaire.

Fidèle à la méthode que nous vous exposions tout à l’heure, nous n’essayerons pas de prouver aux jeunes gens qui nous écoutent que la patrie est plus digne de nos amours que l’humanité future. Encore une fois les principes de nos affections échappent à l’argumentation logique : ils la dominent. D’ailleurs, nous ne sommes pas inquiets sur le patriotisme de la jeunesse française, dûtelle devenir plus éprise de l’absolu qu’elle ne l’est, si elle l’est. Quand Fichte, en 1807, écrivait ses Discours aux Allemands, où était son idéalisme transcendental ? Les seules observations que nous puissions nous permettre à l’égard de la nouvelle foi tendront à montrer qu’elle s’égare dans le choix des moyens et que le programme actuel de ceux à qui la justice au dedans et l’accord des nations au dehors est plus cher que tout, compromet gravement l’avènement de l’une et de l’autre.

Que malgré tout ce qui a été fait, il n’y ait pas encore beaucoup à faire pour améliorer le sort des travailleurs, que des garanties ne puissent s’ajouter à celles qu’ils ont déjà contre l’arbitraire de ceux qui les emploient, plutôt à notre avis dans la petite industrie que dans la grande, et que des moyens ne doivent pas être cherchés de les préserver des cruelles épreuves que leur imposent des contributions peut-être sur certains points mal assises, l’instabilité des affaires, la maladie et la vieillesse, qu’enfin les États démocratiques ne soient pas obligés plus que tous les autres de viser à obtenir de la population vivant de salaires cet acquiescement tacite, lié à une estimation favorable de son sort, sans lequel même les États aristocratiques et monarchiques ne peuvent durer, et qu’ainsi la politique nationale n’ait pas à faire spontanément la plus large part à la politique de solidarité humaine ; — c’est ce qu’il serait téméraire de soutenir, bien que l’initiative des intéressés et celle de leurs conseillers pacifiques puissent plus encore pour la guérison de leurs maux que l’intervention de l’Etat ; — que d’autre part l’Europe soit dans une situation normale, que le régime de paix armée qui pèse si lourdement sur cette partie du monde soit l’idéal des rapports internationaux, c’est ce que l’optimisme le plus intrépide ne réussirait pas à nous persuader. Mais la question est de savoir si les moyens offerts par le socialisme absolu ou radical pour la solution de ce double problème sont les meilleurs. Or nous les croyons les pires de tous, parce que loin de s’inspirer du sentiment des harmonies sociales, la doctrine renferme dans son fond un levain d’égoïsme, partant d’antagonisme, bref parce qu’elle n’a de social que le nom et pourrait bien n’être qu’un individualisme intempérant.

Deux groupes de tendances pratiques se mêlent dans le socialisme radical. D’une part il y a la tendance au bonheur, le désir d’un plus grand bien-être ; de l’autre la volonté de réaliser toute la justice : d’un côté le matérialisme économique de Karl Marx, de l’autre l’idéalisme transcendant des philosophes. Eh bien ! l’une et l’autre doctrine partent de l’individu et y retournent ; pour l’une et pour l’autre l’Etat n’est qu’un intermédiaire, un moyen, un expédient momentané.

Est-ce que la première voit dans la société autre chose qu’un vaste marché, de chaque côté duquel figurent des acheteurs et des vendeurs dont les intérêts sont opposés ? Elle prend pour postulat cette affirmation que le travailleur ne doit pas une minute de son temps à la communauté, que tout effort de ses bras qui sert à autrui en même temps qu’à lui-même est une extorsion à son détriment et que l’idéal est une organisation telle que l’activité productive s’arrête à la limite des exigences du besoin individuel. Le travail pour elle n’est plus une fonction sociale ; il n’est qu’une marchandise dont il s’agit de vendre le moins possible le plus cher possible. La direction d’une industrie n’a plus de son côté aucune liaison avec un intérêt supérieur national ou humain ; c’est une entreprise d’achat de travail ; elle n’a pour but que d’en obtenir le plus possible au plus bas prix possible. Le travailleur dit au capitaliste (ce sont les termes mêmes de Marx) : « Je demande une journée de travail de durée normale ; je le demande sans faire appel à ton cœur, car dans les affaires il n’y a pas de place pour le sentiment… La chose que tu représentes vis-à-vis de moi n’a rien dans la poitrine[6]. » Le capitaliste ne manque pas de répondre « En tant que capitaliste, je ne suis que capital personnifié ; mon âme et l’âme du capital ne font qu’un[7]. Soit ; mais toi, en tant que travailleur, tu n’es qu’un instrument de bénéfice ; la chose que tu représentes vis-à-vis de moi n’a rien dans la poitrine. » Deux choses sans âme, deux choses qui n’ont rien dans la poitrine, voilà la société ! Ne parlez pas à Marx des intérêts de la nation « la richesse nationale, c’est l’enrichissement du capitaliste[8]. » Au fond de cette richesse soi-disant nationale, il y a quoi ? La dette publique ![9] Et qu’on ne dise pas que la suppression du régime capitaliste changera les rapports des hommes entre eux. Mis en possession des instruments du travail par la révolution, le travailleur comme individu ne cessera pas d’être la fin de tout le mouvement économique. « Le plaisir, dit le traducteur autorisé de Marx, le plaisir, but de tout organisme vivant, se réalisera alors pour chacun conformément à sa nature[10]. » À quoi la réalisation de ce programme peutelle aboutir, sinon à une juxtaposition d’égoïsmes irréductibles ? « Il n’y a pas, dit le même auteur, à réorganiser, mais à supprimer l’Etat[11]. » Même la commune, même la corporation seront supprimées comme de nouveaux organes d’exploitation et de tyrannie[12]. On se demande où, comment pourra se faire la concentration économique, maintenue contre les doctrines anarchiques, et si l’on ne se trouve pas en présence d’une massé amorphe d’individus réfractaires à toute organisation intelligible.

Quant à la seconde doctrine, elle fait reposer la justice sur la valeur absolue de la personne humaine, en raison du caractère métaphysique ou transcendant qu’elle lui attribue. Puis elle applique ce principe à la répartition des avantages sociaux, elle exige au nom de la justice l’égalité absolue en fait de satisfactions sensibles. L’Etat n’est plus qu’un distributeur mécanique des moyens et des produits du travail, une agence économique au service des individualités jalouses qui l’ont instituée et qui la remanient ou la défont pour la refaire dès que l’inégalité commence à poindre ici ou là. Et c’est encore trop. Quand tous les biens seront socialisés, c’est-à-dire remis aux individus en proportion de leur travail, son rôle se bornera « à empêcher le privilège de renaître, sous quelque forme que ce soit[13]. » Mais n’est-il pas évident que plus la communauté sera étroite, mieux elle s’acquittera de ce rôle, ou plutôt mieux les citoyens s’en acquitteront directement à sa place ? Pour établir la justice, l’Etat se fragmente ; dès que la justice est établie, il devient inutile ; il se résorbe en ses éléments. Entre le socialisme cosmopolite et l’organisation communale, la corrélation est nécessaire et historique.

Il faut choisir pourtant. Ou c’est la société qui est première dans la série des biens, c’est elle qui est la valeur suprême, et alors il faut que les individus se résignent à supporter la part de fatalités naturelles qui est encore indispensable à son équilibre, part qui peut être réduite graduellement, mais qui ne disparaîtra jamais, s’il est vrai que toute organisation soit impossible entre des êtres Et alors riches et pauvres nous rigoureusement égaux. Et alors riches et pauvres nous devons nous considérer tous comme des moyens pour le maintien et le développement de l’organisme social. Malheur aux riches, mais aussi malheur aux pauvres qui seraient tentés de s’ériger en fins absolues ! — Ou c’est l’individu qui est, comme fin en soi, l’alpha et l’oméga de la politique et de la morale ; et alors, qu’il s’agisse de lui garantir le bien-être ou la justice, le groupe social doit se soumettre à ses exigences, quelque risque qu’il en doive résulter pour la prospérité, pour la sécurité communes, pour la force de l’Etat au dedans et au dehors. Le collectivisme, au double point de vue du bonheur et de l’égalité, revendique pour l’individu le droit de ne se subordonner à rien. C’est donc un véritable individualisme qu’on nous propose sous couleur de socialisme : les extrêmes se rejoignent.

Vous voyez maintenant, Messieurs, la raison qui frappe d’impuissance, à notre avis, les efforts des modernes réformateurs pour l’établissement d’un régime de justice au dedans et au dehors.

Au dedans, ils semblent craindre que la souffrance des déshérités ne s’endorme et je ne sais vraiment s’il n’entre pas dans leur plan de l’irriter plutôt que de l’adoucir. C’est qu’il leur paraît que l’individu ne doit rien concéder de ce qu’ils considèrent hypothétiquement comme un droit absolu ; c’est qu’ils trouvent bon que celui qui souffre renonce à l’effort patient, à l’espoir de préparer une vie plus heureuse, sinon à lui-même, du moins à ses enfants, à force de privations noblement supportées, et qu’ils l’invitent à se lever enfin pour exiger une satisfaction immédiate, dût-il périr dans la tempête qu’il aura décharnée. Toutes les grandes doctrines ont eu une théorie de la résignation : le Stoïcisme et le Christianisme ont eu les leurs le Positivisme a la sienne en un langage différent toutes ont quelque chose à dire à celui qui souffre pour atténuer sa souffrance en attendant le remède. Le socialisme ne veut pas que le malheureux se résigne, il lui dit : Tu souffres ; voilà les auteurs de ton mal. Ils t’ont spolié : révolte-toi et dépouille-les à ton tour ! C’est là une grave lacune du système, Messieurs, et je doute qu’une morale et qu’une politique, dont le principe est la nécessité d’une révolution plus ou moins prochaine, puissent quelque chose pour l’organisation d’une société plus juste. La justice est le droit, c’est-à-dire la renonciation à toute violence : la Révolution, c’est la force ; si la guerre des classes commence une fois légitimement, au nom de quel principe lui imposerons-nous un terme ? Et au milieu de ces secousses, comment pourront mûrir les institutions protectrices qui sont les fruits de l’ordre et de la paix ? Un gouvernement dont les institutions militaires seraient délabrées par la propagande internationale et qui ne pourrait protéger au dehors ni son commerce, ni sa dignité, ni la sécurité de ses nationaux, verrait tarir bientôt les sources de la prospérité publique, condition du bien-être individuel. Et de même un gouvernement chaque jour menacé, en butte à l’assaut de factions implacables, sera à jamais impuissant pour imposer aux intérêts momentanément en conflit des concessions réciproques. C’est une tâche délicate que la réglementation du monde du travail et des affaires ; compter sur une révolution pour cela, c’est compter sur une trombe pour labourer et ensemencer son champ.

Et enfin, Messieurs, je vous le demande, lequel fera le plus pour le progrès de la civilisation en général et l’établissement d’un régime de droit intersocial, ou l’Etat collectiviste, création de la raison abstraite, déification de l’individu, ou l’Etat historique, la nation telle que nous la connaissons ? La réponse ne nous paraît pas douteuse. Je ne parle pas de la période préparatoire au régime nouveau, qui serait inévitablement une période de convulsions : la dissolution des grands États en groupes restreints ne se fera pas toute seule. Le fractionnement volontaire des États modernes souhaité par de nombreux socialistes, nous rappelle un curieux phénomène dont M. Giard a signalé la fréquence chez les animaux inférieurs ; quand on les moleste, ils se disloquent, le pêcheur n’en trouve plus dans sa main que des morceaux. C’est l’autolyse. Opération malaisée à exécuter pour un pays comme la France au milieu de l’Europe en armes ! Nous demandons à ne pas entrer dans un organisme social étranger, à l’état de lambeaux qui s’offrent d’eux-mêmes à l’avidité d’un ou de plusieurs conquérants : Nous voulons, si nous accédons jamais à un groupe international, que ce soit comme une personne, sinon entière, hélas ! nous ne le sommes plus, du moins forte encore de sa cohésion, qui contracte avec d’autres personnes sous le régime du droit et la garantie des traités. Mais supposons cette période préparatoire terminée. Comment le petit groupe collectiviste, absorbé par sa tâche économique, contribuera-t-il à la formation des idées et des sentiments sans lesquels une culture humaine est impossible ? De quelles productions scientifiques et esthétiques sera-t-il capable dans la spécialité de ses fonctions et son exiguité ? Comment abordera-t-il avec quelque chance de succès, lui toujours à la merci des individualités armées dont il est le point de rencontre, l’entreprise d’une organisation juridique avec les communautés voisines ? Quelles institutions relieront sur l’étendue du monde habité la masse confuse de ces atomes humains qui se repoussent ?

Je ne puis m’empêcher de penser que seule la Nation en qui se résument d’immenses intérêts, qui suscite les grandes entreprises, qui tourne sans cesse vers un idéal imposant les efforts de ses membres pour la production de nouveaux chefs-d’œuvre, de nouvelles institutions, de nouveaux modes de penser, de sentir et d’agir, la Nation où s’élaborent des vertus de beaucoup supérieures à l’horizon professionnel, et qui peut obtenir de ses enfants par le prestige de l’amour, des sacrifices réciproques presque sans limites, la Nation enfin, organe exclusif du droit, est capable d’affranchir les hommes, autant que cela est possible, des fatalités naturelles au dedans, de les solidariser avec d’autres familles humaines au dehors, de travailler efficacement en un mot à la multiplication et à l’extension de notre espèce à la surface du globe.

C’est donc par l’attachement, par le dévouement le plus entier à la société concrète dont nous faisons partie, que nous pouvons le plus utilement préparer l’avènement d’une société plus équitable et plus vaste : en servant la patrie, nous servirons l’humanité. Là est la solution de la crise actuelle. Les revendications amères et hautaines, les haines de classes, les polémiques envenimées sont de mauvais précurseurs pour le régime d’harmonie qu’on nous annonce. À défaut de démonstrations certaines, qui, si elles étaient possibles en de pareilles matières, auraient déjà mis fin au conflit, opposons, Messieurs, à l’affirmation de l’utopie cosmopolite, l’affirmation de la patrie réelle et vivante, à la foi dans la justice vengeresse et destructive, la foi dans le progrès par la solidarité nationale. Les plus doux, les plus aimants, les plus pacifiques l’emporteront. L’histoire d’ailleurs nous montrera quelque jour, qu’à mesure que nous nous éloignons de la grande commotion du siècle dernier, ces crises périodiques sont de moins en moins graves et durables, et qu’après tant d’aspirations immenses et d’ébranlements révolutionnaires, les nations européennes se sont toujours retrouvées plus fortes, parce qu’elles sont les facteurs indispensables de la civilisation et que, hors d’elles, pendant longtemps encore, il n’y aura place que pour le chaos.



  1. Leçon d’ouverture du cours fondé à la Faculté des Lettres de Paris par M. le comte de Chambrun (30 avril 1894).
  2. Il a été revendiqué à deux reprises : au Ve siècle avant J.-C. par les sophistes, comme nous l’avons montré dans notre étude sur les Origines de la Technologie, Paris, Alcan 1897, et au XIIIe siècle par Diderot, dans un article magistral de l’Encyclopédie. La philosophie transcendante n’accorde son attention dans le domaine de la connaissance qu’à la métaphysique, dans le domaine de l’action qu’à la morale. Elle dédaigne les habiletés pratiques comme les sciences positives. Nous pensons que l’art suprême de la conduite est en connexion organique avec tous les autres et la philosophie spéculative avec toutes les sciences. Il faut refaire l’unité dans les deux domaines.
  3. On s’apitoye exclusivement sur les métiers où les muscles sont en jeu, et l’on ne voit pas que les professions sédentaires, surtout quand elles exigent un effort d’attention soit continu, soit intermittent, mais intense, ne sont pas moins redoutables pour la santé, qui est le plus grand des intérêts. L’imprimeur, l’employé, l’instituteur, le savant ne risquent pas moins de ce côté que le laboureur et le maçon. Tout travail est une dépense organique.
  4. Pages 267 et 274 de la trad. française.
  5. Pages 33 et 49 de la trad. française.
  6. Le Capital, trad. française, p. 101.
  7. Id., p. 100.
  8. Id., pp. 317, 343.
  9. Id., pp. 347, 339.
  10. Le Capital, de K. Marx, résumé, etc., par G. Deville, p. 36. L'auteur suppose qu’il y aura encore des gens qui accepteront des tâches dangereuses en échange d’une rémunération plus forte. Quelle sottise ne serait pas la leur ! Comme si un salaire plus élevé pouvait être mis en balance avec la perte de la vie !
  11. Id., p. 17.
  12. Id., p. 21. M. Deville a dit que nous avions volontairement altéré sa pensée. Nous avons de nouveau examine les passages cités et nous maintenons notre interprétation.
  13. Dépêche du 23 octobre 1893, article de M. Jaurès