La Poésie nouvelle/Émile Verhaeren

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La Poésie nouvelleSociété du Mercure de France (p. 173-203).



ÉMILE VERHAEREN


L’originalité puissante d’Émile Verhaeren, — une façon particulièrement intense, et comme exaspérée, de voir et de sentir, une violence rude et hardie d’expression, — caractérise toutes ses œuvres et leur donne une remarquable unité. Elles sont extrêmement variées aussi, parce qu’on peut suivre dans leur succession le développement d’une pensée très active et très riche. L’inspiration ne s’en est pas modifiée capricieusement au gré d’influences fortuites ou de circonstances extérieures ; mais elle s’est renouvelée d’elle-même dans sa hautaine et somptueuse indépendance.


*


Émile Verhaeren naquit à Saint-Amand, près d’Anvers. Il passa toute son enfance en pleine campagne flamande, au bord de l’Escaut, dans ce paysage de Campine, prés et marais, champs d’avoine, de lin, de seigle, et, jusqu’à l’horizon,



La verte immensité des plaines et des plaines.


Son premier recueil, les Flamandes[1], est tout imprégné des premières impressions qu’il reçut de cette nature abondante et grasse, où la vie se développe avec plénitude en beauté saine, un peu commune, mais forte et fraîche. Et c’est vraiment la Flandre heureuse, la Flandre des bons pâturages et des kermesses, que peignent, d’une touche large et franche, ces poèmes excellents et tout à fait exempts de mièvrerie. Étables chaudes où bourdonnent les mouches autour des vaches alignées ; basses-cours où grognent les porcs roses et gras, dont le groin fouille les détritus ; laiteries fraîches où refroidissent les jarres de grès ; cuisines claires, toutes réjouies des belles flammes des cheminées ; cabarets-bouges, où s’installent les grands buveurs, les grands mangeurs de lard et de jambons, et les filles, rouges et blanches, aux gestes vifs, danses, chansons, soûleries, ripailles et truandailles… Toutes ces descriptions, bien colorées, rappellent les meilleures productions de l’art flamand ; elles en ont l’exactitude, la vérité, la vie : Rubens et Téniers, les belles carnations chaudes, le décor juste et amusant. Verhaeren ne recherche pas les subtiles notations de détails curieux, compliqués ; mais il copie de toutes choses ce qu’elles ont d’essentiel, de caractéristique et d’immédiatement vu.

« Les Flamandes, dit Vielé-Griffin[2], correspondent, chez leur auteur, à une période de santé violente où l’instinct flamand des Jordaens et des Rubens lui apparaît plus beau que toute idée ; il ne trouvait alors, en art, de vraiment grand que ces maîtres. »

Il y a, en Verhaeren, une ardeur telle que tous les sentiments s’exaltent, chez lui, jusqu’à leur maximum de puissance. Cet amour de la vie, de la nature, il le pousse à l’extrême et cette joie même de son imagination affriandée a quelque chose de tumultueux, d’exubérant, d’intransigeant aussi. Verhaeren est tout entier à l’idéal qu’il a choisi, et il n’en admet pas d’autre : élégance, délicatesse lui sont odieuses et il n’a que du mépris pour les fades paysanneries de Greuze. Aux petits personnages « si proprets dans leur mise et si roses » de ce peintre, il oppose de vrais hommes de labours, tels qu’ils sont, « noirs, grossiers, bestiaux », et il se plaît à leur bestialité, à leur sauvagerie ; il les aime d’être instinctifs, prompts à la révolte et, en fête, vite allumés à la chair grasse des filles.

Cette poésie est réaliste, avec un peu d’affectation même. Dans les années quatre-vingts, en Belgique, il fallait réagir contre la littérature académique, qui était fade principalement. À cette fadeur, Verhaeren opposa toute la truculence de son génie…

Certains tableaux des Flamandes sont d’une éclatante couleur. Voici des groupes de servantes en train de tasser des sacs d’engrais : mouchoirs rouges sur la tête, jupons bleus, sabots noirs, elles se baissent, leurs croupes semblent surgir du sol… Voici, au cabaret, les buveurs attablés, gros, mentons gluants, gilets ouverts, la bouche rieuse, le ventre lourd… Le dessin est presque toujours précis ; rien de flou, d’incertain, tous les détails sont en lumière. Les paysages sont clairs et charmants. C’est la plaine, de lieue en lieue, jusqu’à l’horizon, diversement

nuancée et que traverse le cours vermeil de l’Escaut ; les bateaux cinglent,



toutes voiles claquantes,
Leur proue et leurs sabords souffletés de soleil…


Les paysages et les êtres vivent ici d’une semblable vie, et leur union est magnifiée en quelques poèmes d’un naturalisme grandiose, tels que celui de la Vachère, qui est admirable. Dans l’herbe du pré elle s’est endormie, les bras repliés, elle ronfle ; au-dessus d’elle, les mouches rôdent. La force qui circule au tronc des chênes est celle aussi qui court dans ses veines :

Ses mains sont de rougeur crue et sèche ; la sève
Qui roule à flots de feu dans ses membres hàlés
Bat sa gorge, la gonfle, et, lente, la soulève,
Comme les vents lèvent les blés.

Midi, d’un baiser d’or, la surprend sous les saules,
Et toujours le sommeil s’alourdit sur ses yeux,
Tandis que des rameaux flottent sur ses épaules
Et se mêlent à ses cheveux.


Elle est l’âme obscure et ardente de la plaine féconde ; somnolente, elle frémit de l’immense désir universel…

… Avec la Flandre plantureuse des kermesses et des pâtis gras, en contraste, il y a une autre Flandre, celle des cloîtres, des disciplines farouches. Verhaeren l’évoque dans les Moines[3] puissamment.

Moines très doux, amants naïfs de Notre-Dame, qui passent, à chanter ses louanges, les longues journées calmes ; moines très simples, contemplatifs et dévotieux ; moines épiques, dont les mains rudes tiennent la croix comme une épée ; moines sauvages, pénitents noirs qui s’hallucinent dans l’épouvantement des Christs vindicatifs ; moines féodaux avec leur cloître pour manoir, qui siègent au chapitre en justiciers et qui semblent, dans les plis droits des bures, des chevaliers dans leurs armures rigides… Les voilà tous, âpres gardiens de traditions mortes, tout frémissants dans leur rêve claustral, passionnés d’excessive humilité, superbes d’orgueil tourmenté. Les voilà dans la monotonie rigoureuse de leur existence, en procession dès l’aube vers les offices, enclos dans leurs cellules, partagés entre leurs besognes quotidiennes et leurs contemplations, émerveillés des soirs féeriques ou passent des anges, en guirlande, aux horizons silencieux, et puis agonisants, la cendre sainte sur le front, illuminés de cierges, et puis, mains jointes, enveloppés de la bure dernière, jetés au trou des fosses de la nuit mortuaire…

Une égale intensité de vie a suscité en ces têtes fiévreuses la mysticisme et, au creux des labours, la fougue virile dans les cœurs chauds des gars. Et c’est donc toute la luxuriante vitalité des Flandres que célèbre cette poésie. Ascètes et goulus chercheurs de ripailles sont enflammés de la même ferveur qui, chez les uns, tourne en sensualité, chez les autres en piété jalouse. Ces derniers goûtent peut-être la plus enivrante volupté, dans le silence de leur contemplation tourmentée, et c’est à eux que le poète demande l’exemple d’un rêve capable d’exalter tout un être. Il restera seul ici-bas avec son art ; il se vêtira de son art comme d’un rude cilice et il le serrera si fort contre lui qu’il s’en marquera le cœur, au travers de la chair !…


*


Ces poèmes sont beaux de simplicité vigoureuse, d’éclat, de gravité. Mais Verhaeren n’y a point encore révélé ses qualités les plus singulières. Il s’est montré descriptif puissant ; il va devenir un prodigieux évocateur. Il ne se contentera plus de peindre la réalité, mais il va l’illuminer des lueurs fantastiques de son extraordinaire imagination. Les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs, qui parurent entre 1887 et 1890[4], forment une étonnante trilogie de rêve ardent et d’inquiétante fantasmagorie. Cette œuvre, ainsi que nous l’apprend Vielé-Griffin, est contemporaine d’une crise physiquement maladive dans la vie du poète. On y sent l’exaltation de la souffrance, la rage d’exaspérer encore les nerfs douloureux et l’imagination fiévreuse d’un être que hantent de terribles hallucinations, une âme torturée et qui se torture davantage à épier son mal, à en suivre les progrès, à en exciter le tourment.

Les Soirs sont les fantastiques décors où surgissent et se meuvent les affolantes visions. Aux Débâcles, Verhaeren a donné ce sous-titre : déformation morale ; c’est le cauchemar de l’imagination terrifiée de son trouble, prise de vertige, et qui chavire. Les Flambeaux noirs éclairent sinistrement l’étrange magie de ces apparitions, de ces fantômes.

L’inspiration d’Émile Verhaeren a subi une terrible transformation depuis le temps, peu éloigné pourtant, des Flamandes. C’était alors la joie de vivre qui l’enchantait, une sorte de félicité presque physique et que nulle pensée ne troublait, le bonheur de participer à l’épanouissement général dès êtres et des choses sur le sol fertile, sous le bon soleil. La pensée est venue ; n’y a-t-il pas en elle quelque chose de meurtrier ? Elle tue toute joie, elle flétrit toute félicité. Sournoise, elle s’infiltre ; elle est la mort au bonheur !… Et maintenant, c’est l’atroce souffrance de la pensée, martyre d’elle-même, que nous trouvons en cette poésie tout autre. Le poète s’est écarté de la Nature, de la lumière. À travers les vitres closes de sa chambre de malade, il voit la ville s’éteindre et, dans l’obscurité croissante du crépuscule, les façades grandir, les porches béants s’emplir d’ombre. Aux alentours, le silence se fait, et, sous le front brûlant du rêveur las, passe la vision pathétique du bonheur fini :

Vides, les îles d’or, là-bas, dans l’or des brumes,
Où les rêves, assis sous leur manteau vermeil,
Avec de longs doigts d’or effeuillaient aux écumes
Les ors silencieux qui pleuvaient du soleil.

Cassés, les mâts d’orgueil ; flasques, les grandes voiles !
Laissez la barque aller et s’éteindre les ports ;
Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles
Leurs bras immensément en feu ; — les feux sont morts !…


Dehors, des gens vont et viennent, et chantent. Leurs complaintes sont plus tristes, avec leurs mots en panne, leur rythme en déroute… Des cloches tintent, des portes grincent ; des meuglements, des bruits d’étables s’éveillent, au-delà des vergers, dans la nuit, évocateurs de toute « la douleur des campagnes ». Le paysage devient étrange et il se peuple, dirait-on, d’emblèmes extravagants ; le crépuscule semble souffrir, les nuages sont las de leurs voyages ; le vieux moulin qui laisse tomber ses bras a l’air de mourir. La ligne indéfinie des arbres, sur l’horizon livide, se met en branle ; pèlerins géants et lourds, est-ce qu’ils ne cheminent pas, défilé morne d’ombres vivantes, sous la robe frémissante de leur feuillage ? Le marais luit ; le soir, en mourant, y jette

l’éclair de son épée et l’or de son armure,
qui vont flottant au flot, flottants et vains,
à peine encor frôlés par la splendeur diurne
mais lentement baisés par la lèvre nocturne
de la lune, pieuse et douce, aux mains d’argent…


Après les nuits, les jours, les jours identiques, dans la même morne solitude. L’air se déchire de cris tumultueux d’oiseaux, de plaintes vagues ; sur les bourdons sonores des beffrois, les marteaux cassent les heures. Et lui, perçoit toute douleur, et non seulement la sienne, mais toute la douleur réelle et toute la douleur possible. Il est pantelant et sanglant, et tandis qu’il voit, derrière ses fenêtres troubles, « bondir la vie et ses chars d’or », il s’enferme plus désespérément dans, sa détresse. Fini des vieilles chimères, des anciennes velléités vaines « de tailler en drapeaux l’étoffe de sa vie » !… Ah sa seule joie, sa dernière joie, amère et douce : savourer l’excessive torture, s’abandonner plus consciemment à sa démence. Il goûte, à ce lent meurtre de lui-même, une sorte d’âpre volupté. À mordre son propre cœur, il s’affole ; à force d’exaspérer son martyre, il le croit volontaire et il s’enivre alors d’orgueil révolté. Le paysage s’illumine de lueurs sinistres ; les flots s’enflamment et, comme en des blessures ouvertes, ils entrent aux trous des écueils,

Et mon cœur se reflète en ce soir de torture,
Quand la vague se ronge et se déchire aux rocs
Et s’acharne contre elle, et que son armature
D’or et d’argent éclate et s’émiette, par chocs.


Ainsi se suivent les images, incohérentes, dans l’âme tourmentée et harcelée de son cauchemar. Chacune d’elles a son maximum d’intensité, scintille, rayonne, fulgure. Elles se succèdent comme des éclairs de feu dans une nuit sinistre ; elles disparaissent et laissent aux yeux une brûlure…

Elles éveillent dans les dernières profondeurs de l’inconscience des vœux bizarres, d’obscurs désirs qui bientôt se formulent paradoxalement… Les vêpres sonnent : être une vieille qui marmonne des orémus. Le couchant ensanglante le ciel : assassiner, faire gémir des bouches, panteler de la chair, chavirer des yeux moribonds ; de la gorge ouverte coule un ruisseau de corail dans l’herbe. Et le remords survient, la peur aussi et la peur de la peur, — et voici qu’une angoisse inattendue apportera une nouvelle souffrance à cette âme qui n’est altérée que de souffrir et qui ne s’inquiète que d’épuiser trop vite toute la souffrance : elle va tressaillir de frissons instinctifs, d’autres sens vont lui naître, infiniment subtils, qui multiplieront sa puissance affective. Un étrange évangile de la Douleur, non pas acceptée mais voulue, recherchée avec frénésie, se pose ainsi.

… Sois ton bourreau toi-même,
N’abandonne l’amour de te martyriser

À personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au Désespoir…


Et de cet Évangile de mort il se fait le Christ forcené :

Et je voudrais aussi ma couronne d’épines
Et pour chaque pensée, une, rouge, à travers
Le front, jusqu’au cerveau, jusqu’aux frêles racines
Où se tordent les maux et les rêves forgés
En moi, par moi.


Les hallucinations se multiplient, fébriles, insensées, colorées de reflets effrayants, miroitants, de lueurs fantasques. Les Nombres y mènent leur danse folle ; les dieux y passent avec leurs yeux de loups, ou bien l’Amour et son cortège de lions enchaînés, ou bien, blanches et mélancoliques, les funérailles de la lune… Ce catafalque d’or qui surgit au fond des soirs, n’y va-t-on pas coucher enfin, pour le définitif repos, le cadavre de ta raison ?… L’âme souffrante se réfugie dans la démence comme dans la suprême paix, afin de ne se plus sentir incessamment escaladée

par les talons de fer de chaque idée…




*


Verhaeren arrive, dans ces poèmes, à une extraordinaire intensité d’expression. En même temps, nous y voyons sa métrique se transformer pour aboutir au vers libre. Les vers des Flamandes et des Moines sont parfaitement réguliers, disposés en strophes régulières de quatre alexandrins. À peine y trouve-t-on parfois des muettes au sixième ou au septième pied, des mots partagés entre les deux hémistiches. Verhaeren est même moins audacieux alors que ne le sont d’autres poètes en ces premières années du Symbolisme ; il s’abstient des rejets et des enjambements, il ne désorganise pas l’alexandrin traditionnel, il lui conserve son rythme un peu lourd, un peu monotone, mais puissant.

On pourrait presque en dire autant des Soirs et des Débâcles. Cependant, à quelques signes, ici et là, on aperçoit que le poète prend conscience des imperfections de l’ancienne métrique et qu’il s’achemine à une nouvelle. Ses incertitudes se font surtout sentir, — pour lui comme pour la plupart des poètes de ce temps-là, — dans le traitement des syllabes muettes. Assez souvent, s’il place une muette au sixième pied de l’alexandrin, c’est que la césure est ailleurs ; ainsi, ce vers

Voix par des voix lasses au fond des soirs hélées


se partage plutôt en deux groupes de quatre et huit pieds qu’en deux hémistiches égaux. Mais ailleurs la muette, non élidée, est bel et bien à la césure ; ainsi dans ce vers :

… S’érige en tes songes et, rouge, les festonne.


Il semble donc que Verhaeren compte la muette comme une syllabe sonore. Néanmoins, le vers suivant, qui se trouve au milieu d’une longue série d’alexandrins réguliers :

Les phrases ne tendront plus vers les grandes étoiles,


doit être considéré comme un alexandrin, lui aussi, dans lequel, — contrairement aux règles traditionnelles, mais suivant la prononciation habituelle, — la syllabe muette de phares est tout à fait élidée. Il y a, du reste, d’autres exemples de tels vers dans les Soirs et les Débâcles :


Tout(e) cette humanité de folie et d’éclair…
Ils arriv(ent) doux et pleins de soir, le long des rampes…
Effrayant(es) et qui s(e)raient les idoles guerrières.


Il arrive aussi qu’un vers de onze pieds soit égaré parmi des alexandrins. Si on l’examine avec soin, on constate que, pour quelque raison particulière, l’hémistiche plus court est allongé par la prononciation, de manière à faire équilibre à l’autre :


Seigneur, mon cœur ! Vers ton pâle inf‍ini vide…
Et s’exalter de ce mépris, vain lui-même…


Il semble qu’après cœur dans le premier vers, mépris dans le second, il faille compter un silence de la durée d’une syllabe.

Verhaeren est en train de s’émanciper des règles anciennes. L’alexandrin continu n’est plus, comme dans les Flamandes et les Moines, le seul mètre qu’il emploie ; mais il combine des strophes, rigides encore et peu variées, il est vrai : 12, 8, 8, 8, 12, ou bien 12, 12, 10, 12, etc. Un poème des Débâcles, intitulé « Là-bas », accentue, — dans sa première partie, — la transition au vers libre : on n’y trouve, sans doute, que des mètres de six, huit, dix, douze syllabes, mais librement enchevêtrés, et leur disposition ne se reproduit pas en strophes répétées ; en outre, un vers n’y rime pas.

Les Flambeaux noirs sont écrits en vers libres, — aussi libres, du moins, qu’en écrira jamais Verhaeren. Le vers libre de Verhaeren lui est très spécial. Il se caractérise comme suit.

Les différents vers qui composent la laisse poétique sont, bien qu’inégaux entre eux, déterminés individuellement par le nombre de leurs syllabes. On peut les distinguer en alexandrins, octosyllabes, décasyllabes, etc., et chacun d’eux est construit d’après l’usage ancien, la césure en est bien marquée… Verhaeren ne recherche pas les fluidités musicales de Vielé-Griffin, ni les orchestrations symphoniques de Gustave Kahn. Même, il emploie assez peu les vers impairs et il est rare qu’il dépasse les dimensions de l’alexandrin quatorze syllabes est son maximum.

En principe, il ne s’astreint plus à la rime régulière, et il se réserve de lui substituer l’assonance ; par suite, il n’a plus que faire du principe classique de l’alternance des finales masculines et féminines. Mais, en fait, il rime presque toujours : la rime bien apparente lui sert à séparer les vers, à en accentuer le rythme. Il utilise aussi, à cette fin, des allitérations de consonnes ou des assonances qui, se correspondant en deux parties symétriques du vers, en constituent le solide armature :

Et ses hauts mâts craquants et ses voiles claquantes,
Mon navire d’à travers tout casse ses ancres.
Et, cap sur le zénith.
Bondit vers la tempête,
Bête d’éclair, parmi la mer.


Les vers libres de Verhaeren, ainsi construits, se scandent plus vigoureusement que nuls vers réguliers. L’harmonie en est puissante. Ils n’ont pas la grâce délicate et la souplesse que nous aimons chez d’autres poètes. Mais leur rudesse même leur donne une très spéciale valeur expressive ; le retour périodique des temps forts y marque l’insistante obsession de l’idée : ils frappent à coups redoublés, et leur battement continuel est d’un extraordinaire effet.


*


Le recueil suivant d’Émile Verhaeren, les Apparus dans mes chemins[5], est d’une incomparable beauté tragique. Une prodigieuse crise d’âme y éclate comme dans une éblouissante fulguration d’éclairs. D’abord y continuent les hallucinations des Soirs et des Débâcles, plus fantastiques peut-être : plaines sinistres où le vieux berger des ténèbres corne l’appel des brebis de la Mort, où soudain apparaissent, immenses, dressés sur le ciel magique, « Celui de l’horizon », l’écartelé de son désir qui s’épouvante de lui-même et cherche à travers rocs, à travers landes, la route vers d’autres existences et d’autres tortures, — « Celui de la fatigue », vêtu de siècles morts, inassouvi de lassitude, aïeul de ceux qui pensent, de ceux qui souffrent, et qui jette à l’éternité son cri farouche de misère et de malédiction, — « Celui du savoir », les yeux aigus d’avoir scruté la science inquiétante des soirs, — « Celui du rien », roi des pourritures grandioses, ivre de formidable ironie et dont le rire éclate devant l’universel tombeau ; il proclame la fin de toutes choses dans l’anéantissement dernier des pourritures, souveraines, incessantes, infinies, au pays mou des morts…

Ces effrayantes visions qui, par le luxe de leur couleur, par leur splendeur et leur déconcertante étrangeté, rappellent les Illuminations d’Arthur Rimbaud, cessent brusquement. Un clair arc-en-ciel d’or se dessine à l’orient. Les cavales, qui traînaient à travers la nuit leurs chariots lourds et tumultueux, tout à coup disparaissent. Le silence s’est fait, l’horizon s’est éclairci,


Et saint Georges, fermentant d’ors,
avec des plumes et des écumes
au poitrail blanc de son cheval sans mors,
descend…
Il vient en bel ambassadeur
du pays blanc, illuminé de marbres
où, dans les parcs, au bord des mers, sur l’arbre
de la Bonté, suavement croît la douceur…


Le saint Georges, cuirassé de clair, a chassé les bêtes malfaisantes des mauvaises rêveries ; il a débarrassé le ciel des terrifiantes images. De tranquilles et belles allégories s’y esquissent déjà, suaves, calmantes. Le paysage est changé : ruisselets et ramures chantantes, insectes d’or dans la lumière, frais jardins de jacinthes, pâles et hautes, et de fleurs comme des âmes blanches ; et les Saintes s’y tiennent, belles dans leurs robes pures, et celle-ci est le Pardon, et celle-là encore est l’Amour, et l’autre est le Sacrifice.


Et parmi l’or de l’herbe et des étangs
et les marbres des bords, rien ne parait meilleur
que de les voir se regarder longtemps

et refléter leur mutuel bonheur
dans les miroirs de leurs yeux nus…


La douceur matinale se répand, en ondes tranquilles, sur toutes choses. Les lueurs livides de jadis, qui suscitaient les redoutables fantasmagories du cauchemar, se sont éclipsées ; le beau soleil est sur la plaine, les terreurs vaines sont en fuite, le ciel est pur. Il est difficile de dire le charme apaisant de cette éclaircie. On croit entendre encore, au loin, le grondement pathétique de l’orage ; la menace en est toute proche, et cette paix semble un répit momentané, plus précieux peut-être de s’épanouir ainsi dans le déchaînement des ouragans… Mais non ; l’atmosphère est sereine, fraîche et délicieuse. L’accalmie se prolonge. Une bonne sécurité vient à l’âme, inquiète naguère et qu’on eût dite alarmée définitivement. L’heure est suave et ineffable…

L’âme apaisée sent s’éveiller en elle une chanson douce, à l’approche de l’Attendue qui, par les blancs chemins des pensées tendres, viendra, compatissante et consolante, — la chanson des « Heures claires »[6], des heures sereines, des heures d’amour, la bonne chanson. Joie merveilleuse et parfaite extase, amour infini de la paix retrouvée !…


Voici la maison douce et son pignon léger,
et le jardin et le verger.
Voici le banc sous les pommiers
d’où s’effeuille le printemps blanc,
à pétales frôlants et lents.
Voici des vols de lumineux ramiers
planant, ainsi que des présages,
dans le ciel clair du paysage…

Les poèmes des Heures claires sont des variations harmonieuses sur le thème unique de la joie. Tout est calme et tout est beau. La Nature, autrefois hostile et qui se peuplait de sinistres prestiges, s’est faite amicale et familière. De jolis rêves y circulent et des paroles d’amour très doux, très tendre ; on les dirait exhalées par le beau paysage, dans la clarté, dans la splendeur du jour…

Le vers de Verhaeren, qui généralement est vigoureux avec un peu de rudesse, ici s’est adouci ; il n’a plus ces coupes violentes, ce rythme obsédant qui, ailleurs, semble marteler l’idée : il s’étend, se prolonge, il se fait berceur, langoureux, — et presque silencieux parfois, comme tout à l’extase de son admiration charmée, en présence enfin du bonheur.


*


Cette note suave restera, d’ailleurs, très rare, chez Verhaeren. L’apparition lumineuse du Saint-Georges, dans ses rêves, ne pouvait le détourner à tout jamais de la réalité, qu’il continue à voir tragique. Elle l’a guéri seulement des cauchemars redoutables qui transformaient pour lui les choses en visions d’effroi. Réglée désormais et soumise au contrôle de la raison, sa puissance d’hallucination va se transformer en un don prodigieux d’évocation symbolique. Son horizon s’ornera d’idées, comme il est hanté de fantômes.

Cette heureuse modification se manifeste dans les admirables poèmes des Villages illusoires[7]. Dans un âpre décor de pluie, de neige, de vent et parfois de morne silence, d’étonnantes silhouettes se dessinent… Les mains aux rames, un roseau vert entre les dents, le Passeur d’eau lutte contre le courant, vers Celle qui là-bas, par delà les vagues, le hèle. Il peine, il s’acharne. Une rame casse ; le but recule. Le gouvernail casse. Il s’obstine ; la voix l’appelle. La seconde rame casse…


Le passeur d’eau, les bras tombants,
s’affaissa morne sur son banc,
les reins rompus de vains efforts.
Un choc heurta sa barque à la dérive.
Il regarda, derrière lui, la rive :
il n’avait pas quitté le bord.
Les fenêtres et les cadrans,
avec des yeux béats et grands,
constatèrent sa ruine d’ardeur.
Mais le tenace et vieux passeur
garda tout de même, pour Dieu sait quand,
le roseau vert entre les dents.


… Au cimetière, parmi les ifs et les saules, le Fossoyeur a troué la terre ; il y jette les cadavres de sa misère. Les cercueils blancs défilent à travers les allées et viennent à lui pour qu’il les ensevelisse, — les cercueils blancs de ses douleurs, les cercueils de ses souvenirs, venus de si loin, — son héroïsme de jadis, son courage brisé, sa pauvre vaillance, et toutes ses plus pures pensées, et ses amours, — et les cercueils rouges de ses crimes. Les bières suivent les bières, et pêle-mêle il les entasse dans la glaise ouverte, et, pelletée par pelletée, il les recouvre, il les cache, et, de ses doigts tremblants, il plante, sur les bosses du sol, des croix.

… Voici le Forgeron qui, depuis des ans et des ans, martèle et s’entête à son labeur de patience. Il a jeté dans son brasier révoltes, deuils, violences, colères, et toute la tourbe des maux ; il leur donnera la trempe et la clarté du fer et de l’éclair… Voici les cordiers qui, sur les râteaux plantés au long de la route, tendent et ramassent l’échevèlement des chanvres où glisse, en reflets, de la lumière d’or. Allongeant la corde, ils circulent ; ils semblent tirer à eux les horizons, — « les horizons des autrefois, sereins ou convulsés », ornés d’images, douces ou terrifiantes… Sur la rivière où la lune flotte, les Pêcheurs veillent. Ils ont jeté dans l’eau profonde leurs filets noirs sur le grouillement des mauvais sorts épars là, dans la vase. Au creux des filets ils les ramènent, avec effort, appliqués à leur besogne sinistre ; ils recueillent dans les nasses tout le fretin de leurs misères, épaves de remords, tourments et maladies ; ils pêchent longtemps, ils pêchent sans fin, les vieux pêcheurs de la démence, et ils oublient


Qu’il est, au firmament,
Attirantes comme l’aimant,
Des étoiles prodigieuses !…


Ce livre est d’une singulière beauté. Ces grandes figures mystérieuses, le fossoyeur, le forgeron, le cordier, les pêcheurs, s’esquissent sur un fond de pluies, de neiges, et des rafales de vent, soudaines, rendent plus tragique cette image de désolation. Ou bien, le tocsin sonne, — c’est une meule qui brûle, et puis une autre meule encore prend feu, et puis une autre, et puis une autre, et, jusqu’à l’horizon, la plaine s’allume : une tourmente de sang et d’or éclate sous le ciel rouge… Mais la neige et la pluie sont plus émouvantes dans leur monotonie interminable, dans leur lenteur et leur régularité ; elles semblent avoir subi l’impulsion de quelque fatalité obscure. La longue pluie aux fils sans fin tisse pour la plaine frissonnante un manteau de tristesse et de dénuement, — la vieille pluie « aux cheveux d’eau ». La neige tombe, comme une pauvre laine, en petites touffes impondérables, qui s’accumulent, s’entassent ; et elle est pâle et mortuaire, la neige au loin. Or, parmi la neige et la pluie, grises, ternes, les bizarres silhouettes humaines se révèlent plus étrangement. Elles surgissent de la solitude immense ; elles grandissent et s’hyperbolisent en images surnaturelles, emblématiques, auxquelles on cherche un sens merveilleux, tant elles ont l’air d’être là comme des signes du mystère…

Ainsi naissent, d’une sorte d’auto-suggestion, les symboles, dans ces poèmes de Verhaeren. Ils ne ressemblent pas à des allégories. Cette campagne flamande des bords de l’Escaut, où le poète naquit, « est un pays de moulins, de vanniers, de cordiers, de passeurs d’eau…[8] ». Le geste habituel de ces bonshommes quotidiennement vus prit une ampleur prodigieuse dans cette imagination visionnaire ; l’idée qu’il suggérait, — idée d’effort, de haine, de violence, d’amour, — s’identifia bientôt à lui et l’anima, en quelque sorte le suscita. De cette façon, le passeur d’eau se transforma en un symbole de la lutte acharnée et vaine, mais embellie d’illusion… Le cordier apparut aux prises avec tout l’infini de l’espace et du temps qu’il tire à lui, des horizons, au bout de ses ficelles de chanvre. Et le menuisier qui écrit sur les planches géométriques, des carrés et des cercles et des algèbres compliquées, le menuisier « du vieux savoir » fut l’archétype des faiseurs de systèmes qui expliquent et qui commentent et qui réduisent aux dimensions de leur intellect le Cosmos et ses lois cachées.

Parfois, le symbole prend une valeur morale, sociale même. Ainsi dans cet admirable poème des pécheurs. Les petites lumières de leurs barques percent la brume floconneuse ; elles sont distantes les unes des autres : les vieux pêcheurs s’ignorent entre eux, ils ne se voient pas, et chacun d’eux est comme seul sur la rivière mauvaise…

Dites, si, dans leur nuit, ils s’appelaient
Et si leurs voix se consolaient !

Ce n’est qu’un cri, mais d’une telle émotion douloureuse qu’il retentit dans les profondeurs de l’âme. Délivré des anciennes hantises, le poète s’écarte de son propre tourment et il se passionne pour l’immense douleur humaine…


*


Les questions sociales l’avaient, dès sa jeunesse, inquiété. Les revues belges auxquelles il collabora d’abord, — la Société nouvelle, par exemple, — ne bataillaient pas moins pour la liberté politique que pour l’émancipation littéraire. En 1892, il se consacre au développement de la Maison du Peuple, à Bruxelles. Avec Eekhoud et Vandervelde, il y fonde une section d’art ; il travaille activement aux œuvres d’éducation populaire[9].

C’est à de telles préoccupations que correspond la puissante trilogie des Campagnes hallucinées, des Villes tentaculaires et des Aubes (1893-1898)[10]. Dans ce vaste poème, Verhaeren s’attaque hardiment à l’une des plus tourmentantes misères de l’époque, la désertion des campagnes, leur lente absorption par les villes gourmandes, qui les ont prises entre leurs tentacules, qui les sucent et qui les vident.

Elles sont sinistres, les campagnes hallucinées par l’attrait des villes lointaines ! Au milieu de la plaine immense se dresse, « comme un nocturne et colossal espoir », la ville. Tous les chemins vont vers la ville, vers sa clarté fallacieuse et son fantôme de bonheur. Ses lumières extravagantes et ses fumées sont un prestige auquel cèdent irrésistiblement les volontés, et son appel retentit au fond des horizons.

Les villages, abandonnés, sont en détresse au creux des vallées et les plaines semblent plus vastes, de solitude et de silence. Les fermes sont mornes, délaissées, portes ouvertes, toits défoncés, murs qui s’éboulent. Sur le sol, la bèche est restée, la bèche qu’on n’utilise plus, qui ne s’enfoncera plus dans la glèbe pour le labeur fécond ; elle gît, lamentable et nue, grelottante, « sur le cadavre épars des vieux labours ». Ah ! les kermesses de jadis !… Un orgue moud sa ritournelle désolante ; un charlatan, sur un tréteau, vante son orviétan : quelques ivrognes s’en amusent, de vieilles gens se mettent au pas de leur porte. Mais, des hameaux, pour la kermesse, nul n’est venu, pour la kermesse comme jadis. Les étables sont vides, et vides les poches ; il n’y a plus, dans les hameaux, que misère et faim. L’orgue s’acharne : il ne recrute pour sa fête piteuse, tristes danseurs, que deux pauvres fous et deux folles.

Des fous vont et viennent à travers les chemins et les venelles ; on dirait qu’ils sont seuls vivants dans la campagne déserte. Dans leurs vagabondages insensés, ils rencontrent aussi « le donneur de mauvais conseils », et des loqueteux et des mendiants, qui eux-mêmes ont l’air de fous, avec leurs guenilles, avec leurs hargnes, avec leurs yeux où se reflète « l’âpreté et la stérilité du paysage ». Et ils vaticinent, les fous, la mort du sol, la fin des germes, et que la terre est condamnée. Ils pullulent, les fous, là-bas, « depuis que les malheurs ravagent les villages »…

Mais, sur la grand’route qui va vers la ville, voici la horde des pauvres gens qui n’ont rien de rien, « buveurs de pluie, lécheurs de vent, fumeurs de brume » ; dans leur mouchoir à carreaux bleus, ils portent au bout d’un bâton « le linge usé de leur espoir ». Au village, il n’y a plus rien, on ne peut plus vivre. Alors on est parti, les femmes traînant les enfants hâves, vers la ville qui est au loin,


À l’occident, sous des cieux gras,
Avec sa tour comme un Thabor,
Avec son souffle et son haleine
Épars et aspirant les quatre loins des plaines…


Or, voyez-la telle qu’elle est, la ville tentaculaire, et non plus telle qu’en un décevant mirage, lointaine et brillante, elle se profilait. De place en place des statues, immobiles dans leur posture de convention : le moine, le soldat, le bourgeois, l’apôtre, avec des gestes édifiants. Mais autour de leurs socles, ici et là, dans les carrefours et les rues, la vie enfiévrée et maudite s’exalte en remous incessants, et les longues traînées de la foule, « comme des câbles, » s’enlacent, se nouent et se dénouent et glissent autour des monuments, mues on ne sait par quelle force cachée ni pour quelle manœuvre. Dans l’infini fourmillement des cohues et des émeutes, s’ébauche l’âme confuse, convulsée et formidable de la cité ; elle frémit… Ici, le port, ses vergues et ses mâts enchevêtrés : « toute la mer va vers la ville ; » les flots qui voyagent avec les vents,

pour que la ville en feu l’absorbe et le respire,
lui apportent le monde en des navires…


Ici la Bourse, le monument de l’Or, quadrangulaire, immense, où se bousculent toutes les frénésies, toutes les rapacités meurtrières, toutes les âpretés du vil désir ; acharnements sournois, délires, effrois hagards, tout cela rôde autour de la corbeille des mirages… Ici, le Bazar, épices, fards, drogues omnipotentes, diamants en toc, et le brocantage du soleil ! La foule se rue à ces trafics, la joie dans les yeux, la folie au cœur… Ici, les spectacles, bruit, clarté, fracas, splendeur fausse, pitres pailletés, danseuses roses, des jambes, des hanches, des gorges, tout cela que fouillent et que caressent curieusement les mille regards du peuple ensorcelé… Ici, l’étal, la hideuse chair d’amour pour les meutes de la luxure… Ici encore les cathédrales gigantesques, où se réfugient les lassitudes, les dégoûts et les paniques de la ville démente. Corps usés, cœurs flétris, voici les mousses et les marins, les pauvres diables, les boutiquiers méticuleux et les marguilliers pacifiques : ces âmes éperdues, ou viles, ou nulles sont prosternées devant les ostensoirs, dans l’antique décor d’or et d’encens des cathédrales. Et, plus vastes, plus frémissantes, les usines et les fabriques, où la machine, jour et nuit ronfle.


Des mâchoires d’acier mordent et fument ;
de grands marteaux monumentaux
broient des blocs d’or sur des enclumes,
et, dans un coin, s’illuminent des fontes
en brasiers tors et effrénés qu’on dompte.


Cependant passent, à travers les rues et les ruelles, les corbillards : la Mort balaye la ville entière au cimetière.

La voilà dans toute son horreur, la Ville dévorante, mangeuse des campagnes naguère sereines. Et c’est fini des gestes simples qui fauchaient superbement les blés évangéliques, c’est fini du labeur pacifique des plaines, des seigles mûrs, des avoines rousses…

L’âme est tumultueuse et souffrante. « Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge » ; en attendant qu’ait pris forme cette conception de la vie qui sera la loi des temps à venir, l’âme de la ville est une âme en peine qui se démène fébrilement… Dans le poème de Verhaeren, parmi les chapitres ardents qui évoquent la folie de ces foules ruées aux banques, aux bouges, aux usines, aux cathédrales, se dressent, immobiles et dignes sur leurs socles, les quatre statues du Moine, du Soldat, du Bourgeois et de l’Apôtre. Immobiles et dignes ; — et les foules exaspérées n’ont pas un regard pour ces symboles refroidis de rêves qui jadis furent conducteurs de foules… Pourtant, au-dessus de ce trouble effroyable et de ces confusions inextricables des cités, règnent, invisibles mais précises, toutes rayonnantes d’immatérielle clarté, immuables, les Idées. Ce monde haletant et grouillant est soumis à des lois qu’il ignore et qui le conduisent vers de sûres destinées.

Comment se terminera le conflit des villes voraces et des campagnes lâches ? Le problème se dessine dans la troisième partie de cette grande épopée sociale, les Aubes. Le poème prend ici la forme du drame : des forces déchaînées s’y heurtent. Drame sombre et d’incertaine conclusion, beau dans son obscurité même, qui semble l’obscurité persistante des aubes difficiles où les premières lueurs de réveil s’élèvent parmi des brumes et des fumées. Une sauvage destruction précédera les jours nouveaux, parce que la terre devra d’abord être purifiée des souillures des villes. Alors, la monstrueuse mêlée des violences et des instincts fera place à l’harmonieux développement de l’entente humaine…


*


Il semble que cette espérance ait rasséréné l’âme inquiète et passionnée de ce poète qui, après avoir subi la torture de sa propre souffrance, absorbait encore en lui-même l’universelle souffrance terrestre. Mais une aube heureuse éclaire un peu son ciel.

Il apparaît, dans ses œuvres ultérieures, moins désespéré, moins hanté de sinistres appréhensions, plus dégagé, plus libre, plus apte à varier l’objet de sa rêverie. Le beau poème des Visages de la vie[11] nous le montre attentif aux idées morales, penché sur le cœur douloureux de l’humanité, épiant ses tressaillements, guettant ses aspirations divines et ses bonnes velléités. La douceur, la clémence, l’amour, les délicieuses vertus pacifiantes lui sont un objet de plus calme méditation. Il entrevoit une manifestation possible de la force, exempte de brutalité, de frénésie, d’exubérance, mais tenace, entêtée à son œuvre nécessaire et féconde. L’action se révèle à lui dans toute sa noblesse, capable de beauté, sainte et grandiose. Une philosophie très pure inspire ces « élévations », sublimes parfois de détachement. Une énergique et clairvoyante résignation la domine, et l’abandon définitif de toute joie lui donne une sérénité triste :


La joie, hélas ! est au delà de l’âme humaine,
Les mains les plus hautes n’ont arraché que plumes
à cet oiseau qui vole en tourbillons d’écumes
avec son ombre seule à fleur de nos domaines !…


C’est encore une idée morale qui anime le drame du Cloître[12], si poignant et d’une telle force de tragique intérieur. Un grave cas de conscience s’y débat entre les moines, dans cette atmosphère d’exaltation spirituelle, de fanatisme idéologique… Un autre drame, Philippe II[13], simple et rigoureux, sans ornements, met en scène le conflit de deux caractères farouches, Philippe, l’hypocrite féroce de l’histoire, et Carlos, son fils, âme héroïque et maladive en qui alternent des lassitudes découragées et de superbes élans d’ambition… Le théâtre d’Émile Verhaeren est mêlé de prose et de vers ; la prose, qui apparaît dans les passages où le lyrisme s’interrompt, — harmonieuse, d’ailleurs, et bien rythmée, — s’y unit agréablement aux vers libres, grâce à d’habiles transitions de cadence plus ou moins caractérisées.

Les Petites Légendes[14], assez variées, ont toutes cependant (sauf la première, plutôt goguenarde) le même caractère de brutale poésie. Elles ne sont point délicates ni gracieuses : la fantaisie en est fruste, le détail lourd. Mais elles évoquent, avec une singulière puissance, avec une telle intensité que l’ardent éclat de l’image supplée au charme qui lui manque, l’âme du pays flamand, l’esprit d’une race grossière et forte, sensuelle dans son rêve, dans l’obscure épouvante de ses hallucinations. L’art de Verhaeren, avec sa franche vigueur et son expressive rudesse, convenait à cette poésie ; les rythmes durs et martelés qu’il affectionne, l’insistante accumulation des rimes, des assonances, des allitérations, la sonorité rauque des mots, donnent à ses poèmes quelque chose de l’étrangeté des légendes qu’il interprète… La Statuette, très ancienne, et qui remonte au temps des dieux, et dont la ressemblance effacée par les siècles fut celle de Diane, de Vénus ou de Cybèle, peinte en rouge et peinte en bleu, trôna, en manteau d’or moiré, sous le baldaquin de la chapelle, comme la Vierge ! Telle, jadis, elle fit des guérisons. Mais, despotique, le vicaire flaira son démoniaque paganisme et la jeta dans la rivière. Le courant la porta vers la digue. Les joueurs de quilles de Flandre et de Brabant la repêchèrent ; ils en firent la quille médiane de leur jeu. Mais le premier qui l’abattit, un incendie prit à son clos ; et le second qui l’abattit, rentrant le soir à la maison, trouva sa fille morte sur le seuil ; quant au troisième, l’aile gauche de son grenier, dégringolant, tua les bergers et les chiens. Et les yeux fous de la statuette flamboyaient… L’histoire de Jean Snul, que les bêtes aimaient, et de Nel Frankenlap, qui les mit en déroute ; celle de l’échevin Sixte, gourmand de pommes, et de Kleudde, l’esprit joyeux qui suit les ivrognes des nuits flamandes ; celle de la sorcière lubrique et d’Armenz, le fermier qu’elle prit au moyen d’un philtre, sont curieuses, terrifiantes, bizarres, et celle du vieux pèlerin de Montaigu qui se grisa trois fois avant d’arriver au sanctuaire et raconta finalement ses trois péchés à la Vierge indulgente, est délicieuse de bonne humeur et de vérité. Le malade pour qui le vieux pèlerin fit son pèlerinage, guérit. Donc on fit fête à ce brave homme ; mais il avoua l’imperfection de sa dévote entreprise. On lui donna à manger du lard, des boudins. Il dit :


C’est pas ma faute !
Si la Dame n’était puissante et haute
Et pardonnante à tous, j’aurais prié en vain.



*


Le dernier poème de Verhaeren, les Forces tumultueuses[15], ne termine pas l’ample évolution de son génie ; il la continue, mais avec un élan nouveau vers de nouvelles destinées. Deux caractères y sont à noter : l’optimisme et le modernisme, — une certaine manière, du moins, de modernisme et d’optimisme. Cela ne veut pas dire que Verhaeren renonce à sa façon épique et tragique de voir les choses ; mais l’optimisme et le tragique se concilient dans une exaltation supérieure, dans un amour passionné de la vie, même hurlante et sanglante, pourvu qu’elle frissonne, — et l’aventure moderne, dégagée de ses mesquineries, magnifiée, s’épanouit jusqu’à l’épopée.

Le poète des Forces tumultueuses célèbre la Science, l’Art, la fièvre de créer, la fièvre aussi de détruire et de substituer aux vestiges morts du passé les rêves neufs. Il y a des chimères, il y a des contradictions, il y a des laideurs et des vulgarités dans ces tentatives forcenées des hommes d’aujourd’hui pour se construire leur idéal. Qu’importe ? L’effort est immense, et une magnifique beauté lui vient du prodigieux déploiement d’énergies qu’il a suscité. Une force inouïe est au travail et la besogne qu’elle accomplit, confuse en apparence, a la sereine majesté des grandes révolutions cosmiques. Toute force au travail peut être envisagée différemment suivant qu’on s’associe à son activité créatrice ou qu’on observe, du dehors, l’inévitable destruction qu’elle cause aussi. Le poète des Forces tumultueuses s’est enivré de ce mouvement, de cette exaltation suprême de la vie. Il s’est senti gagné par cette universelle ardeur ; il en a tiré de la joie et de l’espérance.


*


L’œuvre d’Émile Verhaeren, sans cesse renouvelée, alterne ainsi de la détresse à la confiance, mais à chaque étape elle apparaît plus large, plus libre dans son envergure, plus prête toujours à d’autres envolées.

Ce poète est soucieux seulement des idées, des émotions et des images que lui suggèrent ses rêveries ; et tout le reste, il le chasse. Les extraordinaires visions qui le hantent dans la solitude de sa pensée l’éblouissent ou l’effrayent. Son imagination grandit toutes choses, pousse ses émotions jusqu’à leur paroxysme, transfigure la réalité, magnifie sa méditation. Une intense mélancolie, mêlée de terreur, l’oppresse. Mais il se dompte, et le tragique conflit de sa volonté consciente avec sa sensibilité pantelante sanctifie son intime douleur. Jamais peut-être de tels cris de détresse et d’angoisse n’avaient été poussés en présence du Destin. Sa plainte a l’ampleur sublime de son désespoir. Rauque et rude, lourdement scandée, ardente, elle se prolonge avec acharnement, monotone comme la vie, incessante comme la souffrance. On croit entendre la suprême lamentation de l’humanité qu’enchaîne une fatalité brutale et qu’un mystère terrifie…

Puis, ayant pris une conscience plus nette de la réalité complexe et merveilleuse, de la vie universelle et des forces infinies qu’elle met en jeu, il communia avec cette énergie créatrice, qui est le tout de ce qui est, et il participa frénétiquement à cette joie féconde. Le poème de malédiction devint un hymne d’amour…


  1. Les Flamandes, Bruxelles, 1883. Réimpression dans la première série des Poèmes (Mercure de France, 1895).
  2. « Note biographique » jointe à l’étude d’Albert Mockel sur Émile Verhaeren (Mercure de France, 1895).
  3. Les Moines, Paris, Lemerre, 1886. Réimpression dans la première série des Poèmes.
  4. Chez Deman, éditeur à Bruxelles (1887, 1888 et 1890). La réimpression des trois volumes forme la 2e série des Poèmes (Mercure de France, 1896).
  5. Les Apparus dans mes chemins, Lacomblez, 1891. Réimpression dans la troisième Série des Poèmes (Mercure de France, 1899). Mais il y a, entre les deux éditions, des différences considérables. Plusieurs poèmes manquent dans la seconde. Le tout a été remanié ; certains poèmes, écrits à nouveau, sont presque méconnaissables.
  6. Les Heures claires. Deman (Bruxelles), 1896.
  7. Les Villages illusoires. Deman (Bruxelles), 1895. Réimpression dans la 3e série des Poèmes, (Mercure de France, 1899).
  8. Vielé-Griffin, l. l.
  9. Vielé-Griffin, l. l.
  10. Les Campagnes hallucinées (1893), les Villes tentaculaires (1895), les Aubes (1898). Deman, éditeur à Bruxelles.
  11. Les Visages de la vie. Deman (Bruxelles), 1899.
  12. Le Cloître. Deman (Bruxelles), 1900.
  13. Philippe II, tragédie en 3 actes, Société du Mercure de France, 1901.
  14. Petites légendes. Deman (Bruxelles), 1900.
  15. À la Société du Mercure de France, 1902.