La Pologne en 1863

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EXTRAIT DU BULLETIN DE L’UNION DES POÈTES


No DE JANVIER-FÉVRIER 1864[1]
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La Pologne en 1863 ou Anna Ostronowska, épisode de la guerre actuelle, drame et récits, par V. le Breton de la Haize, professeur de philosophie à l’institution Rossai. — 1 broch. in-8o. Charleville, 1863.


Un des nouveaux venus à l’Union, et dont nous imprimons le nom pour la première fois dans notre Ve Olympiade, M. le Breton de la Haize, vient de publier une brochure qui ne peut manquer d’être remarquée. Cette brochure est une légende, forme de prédilection du poète, — qui a déjà écrit tout un volume de Légendes bretonnes et bien d’autres. — Chacun de ces petits récits est dramatique et touchant, mais on dirait que le poète a voulu donner sa mesure dans l’œuvre chaleureuse dont nous nous occupons aujourd’hui. Cette idée se justifie par l’étendue de la pièce, par le soin avec lequel elle est travaillée, et aussi par le choix du sujet pris parmi les épisodes les plus émouvants du drame terrible qui se joue entre deux peuples… dont l’un est martyr.

Une note, placée par l’auteur à la fin de sa légende, nous apprend ceci : « Cet épisode si dramatique de la guerre de Pologne nous a été raconté, il y a quatre mois, à Bruxelles, par un noble Lithuanien. Les principales circonstances de ce récit sont donc parfaitement exactes ; quant au tableau navrant des souffrances de ce peuple de héros, qui en appelle à Dieu et à son épée de ses droits méconnus, nous sommes malheureusement resté au-dessous de la vérité… » — Il n’est pas nécessaire d’insister davantage sur l’intérêt de ce poème.

M. de la Haize l’a divisé en cinq chapitres, division heureuse et qui implique d’elle-même l’allure du drame. Et le lecteur, qui s’y attend, n’est point trompé.


Le premier chapitre, le village d’Aliez, débute par quatre vers charmants qui suffisent au narrateur pour nous mettre en plein paysage :


Dans un riant vallon de la Lithuanie
Qu’arrose une rivière au cours capricieux,
Sur les bords d’un beau lac à la surface unie
Les tours d’un vieux manoir s’élèvent vers les cieux.


Suit la peinture animée de la terreur dont se trouve pris le village.

Au chapitre II, Une famille polonaise, l’auteur nous montre l’intérieur de la famille d’Ostronowski. Voyez s’y dessiner ces nobles figures :


Vers dix heures du soir, dans une salle immense,
Les maîtres du château se trouvent réunis,
Ostronowski, vieillard à la noble prestance,
Aux traits accentués et fortement brunis.
Son geste est expressif ; malgré le poids de l’âge,
Ses membres semblent musculeux,
Une balafre donne à son rude visage
Un air terrible et belliqueux.
Jean, l’aîné de ses fils, a la mine hautaine,
Il s’irrite, il bondit au seul mot d’étranger ;
Son œil de feu respire une implacable haine,
L’amour du sol natal, le mépris du danger.
Son frère Stanislas, dans son adolescence,
Plus frêle, mais non moins ardent,
Pour sa chère Pologne et son indépendance
Est prêt à donner tout son sang.
En face d’eux se tient la digne châtelaine ;
Son limpide regard est plein de fermeté.
On lit sur sa figure encor belle et sereine
La résignation, la foi, la piété.
À ses côtés se tient Anna… La jeune fille
Est, par les qualités du cœur
Et ses mâles vertus, l’orgueil de la famille
Et son ange consolateur.


Puis, interrompant son récit, l’auteur met ses personnages en scène et les fait agir et parler. Ce long chapitre III est un véritable fragment dramatique où le narrateur disparaît et où tout est vivant pour le lecteur, transformé en spectateur.

Les citations deviennent difficiles, parce que, là, tout se tient, tout s’enchaîne et qu’il faudrait reproduire des dialogues, des scènes tout entières. Donnons à lire cependant quelques paroles d’Anna, de la forte jeune fille, alors qu’elle se sent inspirée poursuivre son père :


Notre oncle bien aimé veillera sur ma mère,
Dans un asile sûr, loin du bruit des combats…
Pour moi, je viens, mon bon, mon vénérable père,
Implorer la faveur d’accompagner vos pas.
Mes frères loin de vous luttent pour la patrie ;
Pourriez-vous seul, hélas ! pourvoir à vos besoins ?
J’embrasse vos genoux, souffrez, je vous en prie,
Que je vous prodigue mes soins,
Que je puisse étancher le sang de vos blessures,
Alléger vos douleurs… ne tremblez pas pour moi :
Je ne suis pas d’ailleurs de ces faibles natures
Que le canon glace d’effroi…
Près de vous, dans les rangs, vous me verrez sans crainte ;
Devant aucun danger mon cœur ne faillira ;
Pour éloigner de vous une mortelle atteinte,
Jamais ma main ne tremblera…
Je sais depuis longtemps me servir d’une épée
D’un bras agile et vigoureux ;
Dans le sang moscovite elle sera trempée,
Si vous daignez, mon père, accéder à mes vœux.
Déjà, vous le savez, dans la lutte cruelle
Qui bientôt, je le crois, doit fixer notre sort,
Des femmes ont acquis une gloire immortelle
En bravant les frimas, la fatigue et la mort.
Je brûle d’imiter ces nobles héroïnes,
Dont la Pologne entière admire les exploits ;
Un rôle aussi m’attend…


Ce langage est en même temps naturel et plein d’énergie. La scène se continue. Le Comte, la Comtesse, Jean, Stanislas, y font tour à tour, en vers chaleureux, le récit des atrocités dont ils ont été les témoins.

C’est là que se déroule la partie la plus poignante de l’épisode… Non ; le chapitre suivant, le Martyr, y ajoute encore un trait : la torture y couronne les cruautés du bourreau. Lisez :


Saisissant le vieillard, ces hommes sans entrailles,
D’un odieux pouvoir méprisables suppôts,
Étreignent avec des tenailles
Ses jambes et ses bras bientôt mis en lambeaux.

La pointe d’un poignard sillonne sa poitrine,
D’où son généreux sang jaillit… en même temps
Un de ses bourreaux imagine
De tenir ses pieds nus sur des brasiers ardents.
Puis un cercle de fer (supplice épouvantable !)
Qu’à volonté l’on peut étendre ou rétrécir,
Déchire, en les serrant, la tête vénérable,
Les tempes et le front du glorieux martyr.
Nulle plainte, nul cri n’est sorti de sa bouche,
Ses nerfs contractés seuls accusent ses douleurs.
Ornoff est là debout, menaçant, l’œil farouche,
Paraissant insensible à toutes ces horreurs…


Mais la punition se prépare. Combat et vengeance, tel est le titre du chapitre V, où, en effet, la vengeance préparée s’accomplit sous l’influence d’une héroïque jeune fille, qui apparaît à la tête d’une troupe de paysans :

— Mais les exécuteurs s’arrêtent et pâlissent ;
Des feux ont dissipé les ombres de la nuit,
Des malédictions, des clameurs retentissent :
« Mort, mort aux assassins ! sus ! sus ! » Ornoff frémit
Et s’élance au dehors… Une scène effrayante
Vient alors s’offrir à ses yeux.
De paysans armés une foule hurlante
Fait retentir les airs de ses cris furieux.
À leur tête est Anna… la noble jeune fille,
Qui joint les traits d’un ange à l’âme d’un héros,
Accourt délivrer sa famille,
Arracher le vieillard des mains de ses bourreaux…


Ainsi nous le dit le poétique narrateur, qui, jusqu’au bout, nous mène son terrible épisode à l’aide d’un vers mâle et généreux. — Tout cela est simple et fort comme la vérité.

Si nous n’avons pas eu la prétention de chercher à émouvoir dans ce laconique compte rendu, nous avons l’assurance d’avoir indiqué à nos lecteurs une source de vibrante et sincère émotion. La Légende de M. de la Haize prouvera toujours qu’il est un poète de grand cœur… car on l’est quand on souffre aux malheurs des nations opprimées.


F. FERTIAULT.




  1. Le Bulletin, obligé de condenser cet article, l’a imprimé sans les citations. Nous reproduisons ici l’étude in extenso et telle qu’elle avait d’abord été écrite.