La Porteuse de pain/I/I

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Première partie : L’Incendiaire
I
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Au moment où commence notre récit, c’est-à-dire le 3 septembre de l’année 1861, à trois heures du soir, une femme de vingt-six ans à peu près suivait la route conduisant de Maisons-Alfort à Alfortville. Cette femme, simplement vêtue de deuil, était de taille moyenne, bien faite, d’une beauté attrayante.

Des cheveux d’un blond fauve s’enroulaient en grosses torsades sur sa tête nue. Dans son visage d’une pâleur mate, brillaient de grands yeux aux prunelles d’un bleu sombre. La bouche était petite ; les lèvres bien dessinées, d’un rouge cerise mûre, s’entrouveraient sur des dents éblouissantes.

De la main droite, elle tenait un bidon de fer-blanc à anse mobile ; de la main gauche, elle serrait la menotte rose d’un bébé de trois ans environ qui marchait à pas lents en tirant derrière lui, par une ficelle, un petit cheval de bois et de carton.

Une saccade détruisit l’équilibre du jouet qui tomba sur le côté. La jeune femme fit halte aussitôt.

« Voyons, Georges, dit-elle lentement à l’enfant d’une voix douce et caressante, prends ton joujou, mon chéri, et porte-le.

– Oui, petite maman. »

Le bébé obéissant saisit son dada par la tête, le mit sous son bras, et tous deux continuèrent leur chemin. Ils atteignirent bientôt les premières maisons d’Alfortville. La jeune femme entra dans une petite boutique d’épicerie. Une forte commère sortit aussitôt d’une pièce voisine.

« Tiens, c’est vous, m’ame Fortier ! dit-elle, bonjour, m’ame Fortier… Qu’est-ce qu’il faut vous servir ?…

– Du pétrole, s’il vous plaît…

– Du pétrole !… encore ! Mais bon dieu, qu’est-ce que vous en faites ? Vous en avez déjà pris hier.

– Mon gamin a renversé le bidon en jouant…

– C’est donc ça ! Combien qu’il vous en faut ?

– Quatre litres, afin de ne pas revenir si souvent. »

L’épicière se mit en devoir de mesurer le liquide demandé.

« C’est dangereux tout de même, ces moutards ! Savez-vous que votre gosse, en renversant le bidon, pouvait incendier l’usine ? Il aurait suffi pour ça d’une allumette. Un malheur arrive vite !…

– Aussi je l’ai joliment grondé, quoiqu’il ne l’ait point fait par malice. Il a bien promis qu’il ne recommencerait plus.

– Et vous plaisez-vous dans votre emploi, m’ame Fortier ? Vous devez gagner autant qu’à la couture…

– Bien sûr que oui, et pourtant, si je n’économisais pas sur toutes choses… Songez donc… deux enfants !

– Votre dernière, la petite Lucie, est en nourrice ?

– Oui, dans la Bourgogne, à Joigny.

– Ça vous coûte cher ?

– C’est trente francs par mois qu’il faut prendre sur mes gages… Ah ! mon pauvre mari me manque bien !…

– Je vous crois, m’ame Fortier.

– Il était si bon… si honnête… si courageux ! il m’aimait tant !… Je peux bien dire que la machine qui l’a tué en éclatant a tué en même temps mon bonheur… »

Mme Fortier passa sa main sur ses yeux.

« Faut pas pleurer, ma fille, reprit la marchande. Il y en a qui sont encore plus à plaindre que vous ne l’êtes. Le patron s’est bien conduit avec vous, car enfin je me suis laissé dire que, sans une distraction de votre cher homme, la machine n’aurait pas éclaté… Est-ce vrai ?

– Hélas ! oui, c’est vrai…

– On lui a fait un bel enterrement au pauvre Fortier. Vous avez eu une collecte des ouvriers de l’usine, et le patron s’y est inscrit pour cent francs… Enfin il vous a installée dans la fabrique comme gardienne, et ça n’est guère une place de femme…

– Certes, M. Labroue a été bon, très bon, murmura tristement la jeune veuve. On prétend qu’il est dur, sa conduite avec moi prouve le contraire, mais enfin c’est dans sa maison que mon mari a été tué !… Si ce n’avait été pour mes enfants, je n’aurais jamais accepté un emploi qui me force à vivre dans l’endroit où le sang de mon pauvre Pierre a coulé.

– Il faut se faire une raison, ma fille. Vous êtes jeune… vous êtes jolie… très jolie même ! Vous verrez qu’un jour un bon garçon vous demandera de l’épouser, et vous ne lui répondrez pas non…

– Oh ! quant à cela, jamais ! s’écria Jeanne Fortier.

– À votre âge on ne reste pas veuve éternellement…

– Cela se voit, je le sais bien. Moi, j’ai d’autres idées ; si seulement j’avais devant moi quelque argent, deux ou trois billets de mille francs.

– Qu’est-ce que vous feriez ?

– Ce que je ferais ? Mais à quoi bon penser à cela ? Je n’aurai jamais d’argent dans les mains. Je resterai à l’usine tant que je pourrai pour mes enfants. J’espérerai en l’avenir.

– C’est ça, l’espérance donne du courage. Voici votre pétrole. Si vous m’en croyez, vous enfermerez le bidon.

– Ah ! soyez tranquille, j’ai trop peur du feu ! »

La jeune femme sortit de l’épicerie après avoir payé. Le petit Georges jouait devant. La mère l’appela. L’enfant mit sous son bras son cheval de carton et vint la rejoindre. Debout sur le seuil du magasin, l’épicière la regardait s’éloigner.

« Une brave et digne femme tout de même, murmurait-elle. Ah ! le fait est que son mari doit lui manquer, car je la crois ambitieuse. Elle ne m’a point expliqué ses idées, mais elle en a, c’est positif. Il lui faudrait deux ou trois billets de mille francs pour essayer n’importe quoi… Mazette ! comme elle y va ! »… Les quelques paroles échangées entre les deux femmes résumaient de façon très nette la situation de Jeanne Fortier. La jeune veuve, nous le savons, avait vingt-six ans. Bonne ouvrière, experte aux travaux de couture, elle avait épousé à vingt-deux ans un brave garçon, Pierre Fortier, mécanicien dans l’usine de M. Jules Labroue. Le mécanicien était mort, quelques mois auparavant, à la suite de l’explosion d’une machine, explosion causée par son imprudence ou plutôt par une distraction d’un instant chèrement payée.

M. Labroue, voulant assurer l’avenir de la veuve et des orphelins, avait offert à Jeanne la place de gardienne-concierge de l’usine. Jeanne avait accepté avec reconnaissance parce qu’elle trouvait le moyen d’élever ses enfants. Mais, elle souffrait dans l’usine où tout lui rappelait la fin tragique du mari qu’elle pleurait. Mais s’éloigner était impossible. Il s’agissait de vivre. Or, aucun travail de couture n’aurait pu lui fournir de ressources équivalentes à celles qui résultaient de sa position à l’usine.

L’épicière de Maisons-Alfort croyait Jeanne ambitieuse. Elle se trompait. Si la jeune veuve souhaitait quelques billets de mille francs, c’était dans l’unique dessein de créer un petit commerce et d’augmenter, à force de travail, le bien-être de ses chers enfants.

En regagnant l’usine, Jeanne songeait à ces choses. Elle marchait tristement, sans rien entendre, sans rien voir. Soudain elle tressaillit. Une voix, derrière elle, venait de prononcer son nom. Son front se plissa, son visage s’assombrit mais elle ne tourna point la tête et marcha plus vite.

« Attendez-moi, madame Fortier, reprit la voix. Je retourne à l’usine. Nous ferons route ensemble. »

Georges s’était retourné, et reconnaissant celui qui parlait il s’arrêta, malgré les efforts de sa mère pour l’entraîner.

« Petite maman, dit-il, c’est mon bon ami Garaud… »

Le personnage que Georges venait de nommer Garaud rejoignit la mère et l’enfant. Jeanne, très agitée, faisait sur elle-même un violent effort pour cacher son trouble. Le nouveau venu prit Georges dans ses bras, le souleva, et l’embrassa sur les deux joues en lui disant :

« Bonjour, bébé ! »

Puis, le remettant à terre, il poursuivit, non sans amertume :

« Savez-vous, madame Fortier, qu’on jurerait que je vous fais peur ! Pourquoi ça ? Vous m’aviez bien entendu tout à l’heure, et au lieu de m’attendre vous avez hâté le pas.

Qu’est-ce que je vous ai fait ?… »

Jeanne répondit, avec un embarras manifeste :

« Je ne vous avais pas entendu, et je me dépêchais pour rentrer à la fabrique, car j’ai donné ma loge à garder, et je suis fautive.

– Est-ce vrai que vous ne m’aviez pas entendu ?

– Puisque je vous le dis.

– Ce n’est point une raison pour que je le croie. Vous évitez toujours de vous trouver auprès de moi. Vous savez pourtant que je suis très heureux, quand je puis échanger avec vous quelques paroles.

– Monsieur Jacques, dit vivement la jeune femme, ne recommencez pas à me parler comme vous l’avez fait plusieurs fois ! Cela me cause beaucoup de peine.

– Et moi, Jeanne ! La froideur de votre accueil, votre air de défiance avec moi me font cruellement souffrir. Je vous aime de toutes mes forces ! Je vous adore !

– Vous voyez bien, interrompit la jeune veuve, vous voyez bien que j’avais raison de hâter le pas pour ne pas vous entendre.

– Est-ce que je puis me taire quand je suis près de vous et que mon unique pensée, c’est vous ? Jeanne, je vous aime ! Il faut vous habituer à me l’entendre répéter.

– Et sans cesse, je vous dirai, moi, je vous répéterai que votre amour est une folie ! répliqua la jeune veuve.

– Une folie ! Pourquoi ?

– Je ne me remarierai jamais, j’en suis sûre.

– Et moi je suis sûr du contraire. Vous êtes jeune, vous êtes jolie. Est-ce que vous pouvez passer dans le veuvage, dans la solitude, le reste de vos jours ?

– Monsieur Garaud, taisez-vous, je vous en prie…

– Pourquoi me taire ? je dis la vérité !

– Vous devriez vous souvenir que cinq mois à peine se sont écoulés depuis la mort de mon pauvre Pierre, votre ami.

– Certes, je n’oublie pas ! Mais est-ce outrager sa mémoire que de vous aimer, puisque sa mort vous a rendue libre ? Est-ce l’outrager que de vous dire : « Jeanne, les enfants de Pierre, qui fut mon ami, seront les miens ! » Voyons, raisonnons. M. Labroue vous a nommée concierge de l’usine. Ça vous permet de vivoter à peu près, mais c’est tout au plus si avec vos deux enfants vous parvenez à joindre les deux bouts. Moi je gagne quinze francs par jour. Quatre cent cinquante francs par mois… Ça serait pour vous et pour les petits, le bien-être, car vous êtes aussi économe que travailleuse !… et puis j’ai de grande idées… Nous pourrions devenir riches ! Qui sait si un jour ou l’autre je ne serai point patron à mon tour ?… Alors il y aurait moyen de faire quelque chose pour les enfants. Vous seriez une heureuse femme, Jeanne, et une heureuse mère ! Je vous en prie, ne me refusez pas. Je vous aime à en devenir fou ! Je vous veux. Je vous aurai. »

Jeanne s’arrêta et regarda son interlocuteur bien en face.

« Écoutez-moi, Garaud, dit-elle d’une voix que l’émotion rendait presque indistincte. Voici la quatrième fois que, sous des formes différentes, vous me parlez de votre amour et de vos espérances. Je vous crois sincère.

– Sincère ! ah ! oui, je le suis. Je vous le jure !

– Laissez-moi achever, reprit la femme. Je ne mets point en doute vos bonnes intentions, mais je ne puis que vous faire aujourd’hui, pour la quatrième fois, la même réponse : je veux rester veuve. Je ne me remarierai jamais. J’ai trop aimé Pierre pour en aimer un autre. Mon cœur était à lui, il l’a emporté avec lui. »

Le contremaître fit un geste de désespoir. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

« Et cependant, dit-il d’une voix étranglée, je vous adore. Ah ! madame Fortier, vous me faites beaucoup souffrir. »

Ces larmes d’un homme produisirent sur Jeanne une pénible impression.

« Je vous cause de la peine en vous disant la vérité, répliqua-t-elle d’un ton plus doux. Mais ma conscience me commande la franchise ! Ne pensez plus à moi.

– Est-ce que je pourrais ! s’écria le contremaître.

– On peut tout ce qu’on veut. À partir d’aujourd’hui, je vous le demande, je vous en conjure, pour mes enfants, ne me répétez plus des choses que je ne veux pas entendre.

– Ainsi, vous me fermez l’avenir ?

– Je le dois.

– Jeanne, reprit Jacques d’un ton farouche, en saisissant violemment la main de Mme Fortier, peut-être me dédaignez-vous parce que je suis un simple ouvrier, n’ayant pour fortune que mon salaire, mais si je devenais riche, très riche ? M’accepteriez-vous, alors ?

– Ne me parlez pas ainsi, balbutia la jeune femme. Vous me faites peur.

– Refuseriez-vous la richesse pour vous, pour vos enfants ?

– Taisez-vous !

– Eh bien, non, je ne me tairai point ! Vous ne comprenez pas, vous n’avez jamais compris comment je vous aime ! Je vous adore depuis cinq ans ! depuis le premier jour où je vous ai vue, et d’heure en heure, cette passion a grandi. Tant que Pierre a vécu, j’ai gardé le silence. Il m’appelait son ami ; sa femme était sacrée pour moi. Il est mort, vous êtres libre. Votre destinée est de m’appartenir tôt ou tard. Ne luttez point contre elle et je ferai de vous la plus heureuse des femmes. »

Et, élevant jusqu’à la hauteur de son visage la main qu’il tenait toujours, il la pressa contre ses lèvres avec une sorte de furie. Jeanne se dégagea. Tandis que s’échangeaient les répliques de ce dialogue, le petit Georges, après avoir joué sur la route, commençait à trouver le temps d’arrêt un peu prolongé.

« Maman, fit-il, allons-nous-en. Viens-nous-en, ami Jacques. »

Et il prit la main du contremaître. Celui-ci et Jeanne se remirent en marche. Jacques était sombre.

« Donnez-moi ce bidon, dit-il tout à coup, que je le porte…

– Non, merci, nous voici presque arrivés, d’ailleurs ça n’est pas lourd, quatre litres de pétrole… »

Le contremaître ne put réprimer un mouvement de surprise :

« Vous vous éclairez donc au pétrole ?

– Oui, c’est moins cher, et vous savez que je dois avoir de la lumière toute la nuit dans la loge.

– Sans doute, mais c’est dangereux et M. Labroue serait mécontent s’il apprenait que vous faites cette économie. Il ne veut pas qu’une goutte d’huile minérale entre dans l’usine.

– Je l’ignorais, fit Jeanne avec un étonnement mêlé d’inquiétude.

– Eh bien, prenez garde au patron. Il se fâcherait.

– Dès demain je brûlerai de l’huile ordinaire. »

On était arrivé près de l’usine. La porte était close. Jeanne s’avança pour frapper.

« Un dernier mot, lui dit Jacques.

– Lequel ?

– Ne me fixez aucune époque, mais permettez-moi l’espoir. Vous me le permettez, n’est-ce pas ?

– Non, Jacques.

– Quoi, pas même cela ! » s’écria le contremaître.

La jeune femme fut épouvantée du brusque changement qui venait de s’opérer dans la physionomie de son interlocuteur. Elle se hâta vers la porte. Jacques lui barra le passage.

« Ne me désespérez pas ! » murmura-t-il, les dents serrées.

Jeanne, voulant se débarrasser du contremaître qui lui faisait vraiment peur, répondit :

« Eh bien, plus tard, nous verrons. »

Le visage de Jacques se détendit.

« Ah ! fit-il en poussant un soupir d’allégement, voilà une bonne parole ! J’en avais grand besoin. Merci ! »

Jeanne avait frappé. La porte s’ouvrit. La jeune veuve franchit le seuil avec son fils. Jacques vint ensuite et referma la porte derrière lui. Une femme sortit de la loge et dit :

« Vous voilà de retour, je retourne à l’atelier.

– Allez, Victoire, et merci de votre complaisance. »

Jeanne ouvrit la porte d’une resserre voisine, et sur une des tablettes qui s’y trouvaient plaça son bidon en disant :

« Le gamin ne pourra pas le renverser en s’amusant.

– Prenez bien garde au feu ! fit observer Jacques, les bâtiments sont légers. Partout des cloisons en voliges. Il suffirait d’une étincelle pour que ça flambe.

– N’ayez crainte, monsieur Garaud », répéta Jeanne. Jacques lui tendit la main et, comme elle semblait hésiter à la prendre, il balbutia :

« Est-ce que vous m’en voulez ?

– Non certainement ; mais je vous en prie…

– Oh ! je ne vous dirai plus rien de ce qu’il vous déplaît d’entendre, reprit-il ; seulement n’oubliez point que vous m’avez donné une parole d’espoir. L’espérance me rendra fort ! Un jour je viendrai vous dire : « Ce n’est plus seulement ma tendresse que je vous apporte : c’est encore la fortune pour vous… pour vos enfants… » Ce jour-là, consentirez-vous à vous appeler madame Garaud ?

– Pour mes enfants peut-être, balbutia Jeanne avec émotion.

– Je n’en demande pas plus, je suis content, donnez-moi la main.

– La voici. »

Jacques serra cette main dans la sienne et s’éloigna.






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