La Précieuse

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Son altesse la femmeA. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 79-110).





LA PRÉCIEUSE


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PORTRAICTS DANS LE GOUST DU SIÈCLE


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LA PRÉCIEUSE


CARACTÈRES ET PORTRAITS


Les Caractères et les Portraicts fusrent en puissant honneur dans la littérature du xviie siècle ; les Lettres escrites pour estre lues dans les ruelles, conçues pour la galerie, polies avec amour, soigneusement piquées d’esprit pouvoient seules contrebalancer la vogue d’un genre de stile dont La Bruyère fust le grand maistre et qui réussit à la majorité des escrivains du temps.

Il y eust les portraicts galants, les portraicts sérieux, les portraicts critiques ; tous galamment tournés, accentués de poinctes ironiques qui estoient comme autant de « fossettes » spirituelles dans ces ingénieux croquis à la plume, La pluspart visoient les Dames de Cour ou les bourgeoises en relief : dans les généralités, on peignit plus spécialement la coquette, la bigotte, l’esconome, la joueuse, la plaideuse et surtout la Précieuse.

C’est à celle-ci que revient de droit ce chapitre, car, dans la société polie du grand siècle, la Précieuse véritable représente le type le plus accomply de la femme simple, ennemie du bel esprit de profession, pleine de bon sens et d’indulgence, délicate anatomiste du cœur humain, modeste à Textresme et dont Mlle de Scudéry, dans Cyrus, nous a peint le caractère agréable sous le nom de Sapho, opposé à la fausse Précieuse, à la pédante sous la physionomie de Damophile ; — voyons le portraict de Sapho :

« Sapho… s’est donné la peine de s’instruire de tout ce qui est digne de curiosité. Elle sçait de plus jouer de la lyre et chanter ; elle dance aussi de fort bonne grâce, et elle a mesme voulu sçavoir faire tous les ouvrages où les femmes qui n’ont pas l’esprit aussi élevé qu’elle s’occupent quelquefois pour se disvertir. Mais, ce qu’il y a d’admirable, c’est que cette personne qui sçait tant de choses différentes, les sçait sans faire la sçavante, sans en avoir aucun orgueil, et sans mespriser celles qui ne les sçavent pas. En effet, sa conversation est si naturelle, si aisée, si galante, qu’on ne luy entend jamais dire, en une conversation générale, que des choses qu’on peut croire qu’une personne de grand esprit pourroit dire sans avoir appris tout ce qu’elle sçait… Elle songe tellement à rester dans la bienséance de son sexe, qu’elle ne parle presque jamais que de ce que les dames doivent parler : et il faut estre de ses amis très particuliers pour qu’elle advoue seulement qu’elle ait appris quelque chose… Elle parle si éga- lement bien des choses sérieuses et des choses ga- lantes et enjouées qu’on ne peut comprendre qu’une mesme personne puisse avoir des talents si oppo- sés. »

Et plus loin, l’amie de Pellisson adjoute comme dernier traict à son modesle :

« Les plus grands hommes du monde deman- doient de ses vers avec empressement. Elle en faisoit un si grand mystère, elle les donnoit si difficilement et elle tesmoignoit les estimer si peu, que cela aug- mentait encore sa gloire. »

Telle fust la vraye Précieuse 9— sobre de stile, généreuse, alliant les qualités de l’esprit à la no- blesse du cœur, la simplicité au bon goust, la cor- rection des manières aux grâces du langage, l’ex- trême opposé de la femme savante, de la Philaminte qu’on peut reconnoître sous le masque de Damo- phile :

— « Il y a à Mytilène — dit Mademoiselle de Scudéry, une femme qui ayant veu Sapho dans le commencement de sa vie, se mit en fantaisie de l’imiter : et elle creut l’avoir si bien imitée, que, changeant de maison, elle prétendit eslre la Sapho de son quartier. Je ne crois pas qu’il y ait jamais rien eu de si opposé que ces deux personnes. Encore que Sapho sçache tout ce qu’on peut sçavoir, elle ne fait point la sçavante, et sa conversation est natu- relle, galante et commode. Mais pour celle de cette Dame qui s’appelle Damophile, il n’en est pas de mesme… elle fit tout ce que l’autre ne faisoit pas. Premièrement elle avoit toujours cinq ou six mais- très, dont le moins sçavant lui enseignoit, je pense, l’astrologie ; elle escrivoit continuellement à des hommes qui faisoient profession de science ; elle ne pouvoit se résoudre à parler à des gens qui ne sceus- sent rien ; on voyoit toujours sur sa table quinze ou vingt livres dont elle tenoit toujours quelqu’un quand on arrivoit dans sa chambre et qu’elle y estoit seule : et je suis asseuré qu’on pouvoit dire sans mensonge qu’on vçyoit plus de livres dans son cabi- net qu’elle n’en avoit leu et qu’on en voyoit bien moins chez Sapho qu’elle n’en lisoit. De plus, Damophile ne disoit que des grands mots, qu’elle prononçoit d’un ton grave et impérieux, quoiqu’elle ne dist que des petites choses ; et Sapho au contraire ne se servoit que de paroles ordinaires pour en dire d’admirables. Au reste, Damophile ne croyant pas que le sçavoir peust compatir avec les affaires de sa famille, ne se mesloii d’aucuns soins domesti- ques ; mais pour Sapho, elle se donnoit la peine de s’informer de tout ce qui estoit nécessaire pour sçavoir commander à propos jusqu’aux moindres choses. »

« De plus, Damophile non seulement parle en stile de livres, mais elle parle toujours de livres, et ne fait non plus de difficulté de citer les autheurs les plus inconnus, en une conversation ordinaire que si elle enseignoit publiquement dans quelque académie célèbre.

<( Ce qui rend encore Damophile fort ennuyeuse, est qu’elle cherche mesme avec un soin estrange à faire connoistre tout ce qu’elle sçait et tout ce qu’elle croit sçavoir, dès la première fois qu’on la voit : et il y a en effet tant de choses fascheuses, incom- modes et désagréables en Damophile, qu’on peut asseurer que, comme il n’y a rien de plus aimable ny de plus charmant qu’une femme qui s’est donné la peine d’orner son esprit de mille agréables con- noissances quand elle en sçait bien user, il n’y a rien aussi de si ridicule ni de si ennuyeux qu’une femme sottement sçavante. »

Voicy donc, dès le début de ce chapitre, la Pré- cieuse estimable et sa contrefaçon, la Précieuse ridi- cule en présence. J’ai teneu à sortir de Cyrus ces deux mesdaillons bien distincts car ils sont plus expressifs que toute la philologie et tous les dis- cours que j’eusse peu hasarder sur le sujet. La pos- térité ne veut voir la Précieuse qu’au travers de Molière, qui ajustement stigmatisé les prudes et les pédantes, les femmes sçavantes, grotesques, bavar- des, les « bibliothèques renversées », comme il en existe tant encore ce jourd’hui, les sottes et les vani- teuses qui forment l’outrance de la grande Précieuse honneste, accueillante et bonne.

Dans la première période du grand siècle la ru- desse des mœurs et la hardiesse parfois brutale du langage disparusrent peu à peu ; on eut une plus haute conception de l’idéal féminin et la littérature de ce temps peint à elle seule Testât de la société françoise sous Louis XIII. Il régnoit alors un fu- rieux goust pour les romans héroïques, pour les sen- timens généreux à la folie, gigantesques et ampou- lés, pour toutes les peinctures d’amour en relief sur un fond de noblesse. Desjà il n’y avoit plus de Py- rennées pour les lettres, tout nous venoit d’Espaigne comme un siècle auparavant tout sembloit italianisé du haut en bas du Parnasse. Il se formoit une escole d’honneur et de politesse affinée, qui persuadoit aux hommes que les femmes divinisées par l’adoration la plus puissante avoient plus de droits au respect qu’à l’amour physiquement démonstratif. Ce plato- nisme et ces amours spiritualisées se montrent dans leur langueur filandreuse au milieu des romans de la Calprenède, de MUo de Scudéry, de Gomberville, de Sallebrai, d’Honoré d’Urfé et de Mm0 de la Fayette ; l’empire de la galanterie et du bel esprit eust des loys farouches. Il y eust comme un deshonneur à tesmoigner de ses appétits naturels et on se plust à masquer les trivialités de la vie, à desguiser les sen- sations matérielles, à subtiliser sur les expressions trop accentuées, à voiler les idées provocantes, à épurer les termes rabelaisiens de la langue. Les femmes fusrént les premières admises à cette acadé- mie « d’épluchage » et les plus ferventes écosseuses de mots furent ces fameuses « Précieuses » si mal comprises de notre génération.

Ce jargon entortillé, ces poinctes, ces esquivo- ques, ces locutions énigmatiques, ces néologismes bizarres, ces antithèses brillamment oultrées qui firent resvolution, ont plus heureusement arrondy qu’on ne croist les angles rudes de nostre langue qui doit beaucoup de sa grâce, de son moelleux, de sa familière élégance aux cotteries des vraies Pré- cieuses. C’est aux Précieuses esgaleihent que l’on doit aussy cet esprit de conversation qui brilla du- rant deux siècles en France dans toute sa splendeur, sa verve et sa délicatesse ; ce sont elles qui assou- plirent les termes, qui presparèrent notre idiome à toutes les finesses du langage social, qui firent que les relations de l’homme et de la femme purent s’éta- blir sur une sympathie d’esprit et de cœur, en dehors des sentiments violents ou des banalités con- venues.

Il sembleroit que la vraye Précieuse ayt voulu protester par ses actes, son honnêteté, sa sociabilité contre le danger peint par Nicole en ces lignes clair- voyantes et fines :

« Les femmes ne sont pas seulement affaiblis- santes par les tendresses qu’elles excitent, par les amusements qu’elles causent, mais elles sont Joute t. ou la pluspart, ennemies de la pénitence «u moins pour les autres… Elles sont semblables à la vigne ; elles ne sçauroient se tenir debout, ni subsister par elles-mêmes, elles ont besoin d’un appui, encore plus pour leur esprit que pour leur corps : mais elles entraînent souvent cet appui et le font tomber. Il y a une galanterie spirituelle aussi bien qu’une sen- suelle, et si l’on n’y prend garde, le commerce avec les femmes s’y termine ordinairement. »

La Précieuse prit soin asseurément de garantir le libre eschange de galanterie spirituelle de l’homme et de la femme, elle conçut et fit naistre le type par- fait de Y « honnête homme » qui sçut joindre, selon Ménage, la Justesse de l’Esprit à l’Équité du cœur, qui loua avec le discernement son concurrent ou son ennemi dans les choses où il fut louable, qui le condamna sans aigreur et sans emportement quand il fut condamnable, et qui eust deux vertus princi- pales, l’une dans l’esprit pour combattre les erreurs, Illustration



l’autre au cœur pour empescher l’excès des passions, soit en bien, soit en mal.

La vraye Précieuse, comme la marquise de Ram- bouillet et ses amies, fit aussy esclore et nourrist de sa pensée, de son souffle, de son esprit vaste et subtil, de sa gaieté mesme, différens genres de littérature spéciale ; tels ces portraicts, ces caractères, ces pen- sées, ces lettres dont je parlois au début de ce cha- pitre. On peut dire que le genre épistolaire sortit tout esquipé de l’hôtel de la rue Saint-Thomas-du- Louvre avec Balzac et Voiture et que, sans ces modesles curieux à plusieurs titres, Mme de Sévigné n’eust pas cultivé une manière si françoise qu’elle n’eust un peu plus tard qu’à perfectionner avec des grâces et des qualités innées en elle, mais avec trop de voulu et pas assez d’abandon.

A mon sentiment, la Précieuse se rapproche sen- siblement de ce type de la Femme qui ne se treuve point, et dont M. de Saint-Évremond nous a laissé ce joly portraict qu’il voulut sans doute ironique- ment parfaire pour mieux prestendre en renier le vray modèle.

« Son esprit a de l’étendue sans estre vaste, n’al- lant jamais si loin dans les pensées générales qu’il ne puisse revenir aisément aux considérations parti- culières. Rien n’eschappe à sa pénestration : son discernement ne laisse rien à connoistre et je ne puis dire si elle est plus propre à descouvrir les choses cachées qu’à juger sainement de celles qui nous paroissent secrètes et point mystérieuses. Sçachant à propos esgalement se taire et parler ; dans sa conversation ordinaire elle ne dit rien avec estude et rien par hasard ; les moindres choses mar- quent de l’attention, il ne paroist aux plus sérieuses aucun effort : ce qu’elle a de vif ne laisse pas d’estre juste et ses pensées les plus naturelles s’expriment avec un tour délicat. Mais elle hait ces imaginations heureuses qui échappent à l’esprit sans choix et sans connoissance, qui se font admirer quasy tous- jours et qui font ordinairement estimer ceux qui les ont. Parmi ces avantages, un des plus grands, c’est d’estre tousjours la mesme et de tousjours plaire. Elle plaist par elle seule et en tout temps ; une esga- lité esternelle ne donne jamais un quart d’heure de dégoust… Ce n’est point une imagination qui vous surprenne et bientost après qui vous importune. Ce n’est point un sérieux qui fasse acheter une conver- sation solide par la perte de la gaîté : c’est une raison qui plaist et un bon sens agréable. »

Ce portrait de la Femme accomplie, Corneille, Balzac, Chapelain, Voiture, Ménage, Colletet, Go- deau, l’évêque de Grasse, Montausier, Conrart, les Arnault, Gombault, Malleville, Scudéry et autres l’eurent souvent très vivant sous leurs yeux grâce à la présence réelle de la marquise de Rambouillet, de la Déesse d’Athènes, comme on la nommoit, et cette Femme qui ne se treuve point se treuva par hasard en cette admirable marquise, le parangon de la Pré- cieuse esclairée dont le difficile et médisant Talle- mant a pu escrire : « Jamais il n’y a eu de meilleure amie. »

Balzac, dans une lettre à Chapelain, en date de septembre 1638, nous laisse voir la différence qu’il est esquitable de faire entre certaines Précieuses et la marquise connue sous le nom d’Arthénice. Il veut parler d’une vilaine pédante qui tient assemblée, et s’exprime en ces termes :

« Monsieur, c’est à mon gré une belle chose que ce sénat féminin qui s’assemble tous les mercredis chez Mme**\ Il y a longtemps que je me suis desclaré contre cette pédanterie de l’autre sexe et que j’ay dit que je souffrirois plus volontiers une femme qui a de la barbe qu’une femme sçavante… tout de bon, si j’estois modesrateur de la police, j’envoyerois filer toutes ces femmes qui veulent faire des livres ; qui se travestissent par l’esprit ; qui ont rompu leur rang dans le monde. Il y en a qui jugent aussi hardiment de nos vers et de notre prose que de leur point de Gennes et de leurs dentelles… On ne parle jamais du Cid, qu’elles ne parlent de l’unité du §ujet, de la reigle des vingt-quatre heures. — 0 sage Arthénice ! que votre bon sens et votre modestie valent bien mieux que tous les arguments et toutes les figures qui se débitent chez Mme *** »

Cette lettre de vieux barbon résume bien la question. La pédante ridicule y est mise à sa place loin de la noble matrone qui mit tout son esprit et son sçavoir à faire briller l’esprit et le sçavoir d’autrui, tout son cœur à obliger et consoler, toute sa délicatesse à faire vivre la civilité françoise dans le cercle d’une politesse exquise, d’une urbanité par- faite et d’un langage simplement fleuri et apte à toutes les commodités de la conversation.

Je ne sçaurois faire icy une estude approfondie de la Précieuse si mal ititerprestée à travers le lointain du temps ; ce seroit oultrepassér les limites de l’éru- dition mi-sérieuse mi-badine que je me suis tracées, dans la conception de ce livre, et, pour passionnante que soit l’histoire littéraire, pour agréable que puisse estre la confection érudite d’un chapitre bien fourny en citations soigneusement cueillies icy et là dans l’ardeur des recherches sçavantes, pour pi- quante que seroit enfin une dissertation philolo- gique sur les locutions du Dictionnaire des Pré- cieuses qui se sont introduites par centaines jdans notre langage familier et bourgeois, et dont on se sert maintenant, sans y songer et à tout propos, dans la banalité des rencontres et des conversations fugitives, il me convient de ne point oublier que je dois me garder, comme de la peste noire, d’une pédanterie qui lasseroit vite toutes autres femmes que des fausses Précieuses confites dans l’essence des théo- ries métaphysiques ou desséchées dans la connois- sance des parchemins moins jaunis que leur peau.

Ores, j’estime que les lys et les roses doivent s’espanouir sur les frais visages féminins qui com- posent mon illustre auditoire ; je souhait te que.de doux souris viennent à point brillanter les lèvres, et, * pour ce, point ne veux estre ni trop espineux dans Fart de coudre des textes, ni trop psychique dans mes discours de paraphraseur. J’entends doncques rompre mes chiens et les laisser courir un instant dans le domaine de la fantaisie, pour les rallier plus tard au païs de l’amour précieux, délimité sur la Carte de Tendre, et les tenir en laisse dans l’empire des œillades auprès du fleuve Inclination.

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J’ay tousjours pensé que Testât des mœurs et de la société ne se transforme point autant qu’on pour- rait le croire, que les modes seules changent et se renouvellent, que le progrès n’est peut-estre qu’un mot donné en pasture à l’amour-propre humain pour tisonner la foy du cœur et l’esmulation de l’es- prit, qu’il y a enfin dans le souvenir d’Hier une mé- lancolie dont on ne se peust deffendre, un regret atten- dri qui fait mespriser Y Aujourd’hui, et, dans le mot magique de Demain un peut-estre, une espérance vague, un charme mystérieux qui vient heureuse- ment esquilibrer nostre vie et la soutenir dans la désespérante monotonie de l’heure présente, grâce à ces deux puissances régénératrices : le souvenir troublant de la veille et la curiosité énigmatique du lendemain.

L’érudition puise une partie de son charme dans la vibration constante qu’elle donne à l’imagination, et le document précis, le tableau de mœurs d’autre- fois, la lettre qui esvoque un portraict de femme, l’historiette qui fait revivre un groupe d’individua- lités, la satire qui flagelle les sottises du temps ne doivent souvent l’inestimable plaisir qu’ils nous pro- curent qu’aux reliefs estranges, aux couleurs parti- culières que leur preste notre folle du logis, laquelle se complaist dans les perspectives lointaines et les mirages indécis du passé.

Si les alcôvistes et les ruelles n’existent plus, les salons et les cotteries précieuses subsistent encore, et vivront longtemps sous diverses formes, mais avec un mesme fond, en despit des resvolutions so- ciales et des variations de régime. Les Philaminte qui ayment à « tyraniser la conversation » en croyant revestir leurs pensées « d’expressions nobles et vigou- reuses^), les Gathos qui «confessent leur foible», les Madelon qui « s’establissent arbitres souverains des belles choses », les Bélise qui sont de coustume « en commodité d’estre visibles » et qui souspirent des Ah ! ma chère à tout venant ; les regrattières et les maquignonnes de la gloire, les « cymbal- lières» de la popularité foisonnent encore dans ce Paris aéré et cosmopolite où tant de fausses mon- noyeuses parviennent à mettre en circulation des pièces à leur effigie.

Soyons en conséquence « enjoué comme un Amilcar » et souffrez que je fasse revenir céans quelque portraictiste du grand siècle pour accom- moder de la belle manière le type le plus accusé de nos grosses petites précieuses du jour, vous priant de ne point vous alambiquer l’esprit à quérir une clef qui risquerait de devenir un véritable passe- partout.

Un médium spirite veut bien me mettre en com- munication avec l’esprit errant d’un illustre peintre de caractères ; groupons-nous en rond autour de la table. — … Le crayon marche ; lisez, de grâce, par dessus mon espaule :

« Que de fois, depuis Heraclite, n’a-t-on pas ré- petté à profusion : 0 temps ! ô mœurs ! — Siècle triste et indigne qui met la vertu en souffrance et le vice à Vapogée des honneurs /… Le temps poursuit son cours cependant ; les peuples passent, les nations disparoissent ou se modifient, l’humanité reste la mesme et tousjours du haut d’un minaret d’occident quelque pauvre philosophe en détresse, derviche plaintif et hurleur, lance désespérément par intervalle ce cry attristé et monotone : 0 temps ! 0 mœurs ! — siècle pervers, Océan d’iniquité !

Les vices ne peuvent s’estendre, car ils tournent dan^ un cercle borné comme des chacals dans une arène ; les vertus ne peuvent dominer, car elles ai- ment l’ombre et le silence : la plus grande des vertus chrétiennes estant l’humilité. — Cessons de nous plaindre et gardons-nous d’escouter l’écho de notre voix dans le désert de l’indifférence publique. Les moralistes frappent les individualités et n’entament point la foule ; les portraicts ne sont appréciés que dans l’intimité et la réflexion solitaire, tandis que la ressemblance est laschement reniée vis-à-vis de l’original. Ce Temps où vous vivez, ce siècle dix- neuvième vaut le mien, bien que la marée humaine se soit retirée des hauteurs et forme un niveau plus bas, laissant voir plus de fange. La Précieuse ridi- cule s’y montre honorée à l’esgal de la sottise dans la médiocrité et la petitesse générale. Escoutez :

« Une Précieuse bien conneue, c’est Mélissandre ; Damophile revist en elle avec ses outrecuydances de faux sçavoir et un ton de mauvaise compagnie qui n’existoit point autrefois et dont le goust du jour prestend faire le bon ton. — Ne tient-il qu’à dire que Mélissandre est belle, j’advoueray qu’elle le fust, mais l’âge est venu ; les roses sur son visage se sont transformées en couperoses, et, bien que son air soit assez revenant, que ses yeux gris de Minerve soient provocants, que ses cheveux chastains soient tordus avec grâce sur un front plus bombé que large, que sa gorge soit honnestement placée et bien guarnie comme bastions, alors mesme que ses bras grasse- lets se montrent modelés de manière exquise, je ne sçaurois tomber d’accord sur sa beauté parfaicte ou plustôt, sur ce qu’en stile pictural, on entend par la distinction des lignes. La beauté de Mélissandre fust tousjours vulgaire ; elle expose la plantureuse carnation de Marotte ou de Martine, l’allure carrée des servantes picardes et l’imagination se plaist à la resver dans son cadre véritable, parmy le va-et-vient des vastes auberges de campagne, margaudant avec de joyeux rustres.

« On ne sçauroit dire comment Mélissandre s’est resvélée peu à peu à Lutèce. Veufve par deux fois, — ayant tué deux maris sous elle, eust dit Monsieur de Bassompierre, — elle tint salon politique ou plus- tôt donna à disner à quelques grands parleurs, ba- lourds et sans noblesse d’origine, qui ne songeoient qu’à prendre les premières places dans un estât populaire. Elle attisa leur ambition, nourrist leurs espérances et apporta ce que la femme de toute condition sçait si bien respandre hors d’elle, une sorte d’affabilité, une rondeur particulière, une certaine poincte de délicatesse qui manque parfois aux natures vulgaires et fortes. On lui donna une adventure amoureuse avec un gros chef de party qui eust joué un rosle considérable dans la Respublique. si la mort ne l’avoit fauché sur les marches du pouvoir, mais la calomnie est trop mystérieuse et trop salissante pour consigner icy cette histoire.

« Entre temps Mélissandre s’advisa de bel esprit ; elle escrivit les ouvrages les plus contraires au cer- veau féminin, des maximes de sociologie, des consi- dérations sur les nations estrangères, des petits ro- mans incolores, des chapitres de littérature fade et molle, tout un lot d’opuscules indigestes dont la pé- danterie ne parvint point à dissimuler la platitude. Mais cette illustre est de celles qui s’imposent et forcent la main à la critique, aussi tous les grands écri- vains de la presse qu’elle avoit bercés dans ses fau- teuils ou qui a voient eu le tabouret à ses réceptions, les feuilletonistes cajolés, confits dans les préve- nances et les chatteries, ne pouvoient rester muets ou détendre leurs griffes. Et puis disoient-ils : « Une femme !… qui oseroit lui monstrer les dents autre- ment que pour sourire !… » — On lui presta un talent qu’elle ne rendit jamais ; ce fut pour les uns une Reine d’esprit, pour les autres la femme forte des temps antiques ; pour ceux-cy Y Arthénice des temps moder- nes, pour ceux-là enfin l’Égérie des législateurs, le pouvoir occulte et la puissance mesme. Mélissandre se convainquit de son génie, elle y engonça sa va- nité, et bien que son libraire se désespérast de l’in- différence publique à l’égard de ses livres, qui restoient à la boutique comme des malades qui gar- dent la chambre, elle en vint à concevoir l’idée d’estre la maistresse, sinon la régénératrice des lettres, et establit un recueil où les esprits graves purent traicter chasque mois, sous son inspiration, des questions palpitantes politico-religieuses ou de doctes études pédagogiques, voire d’histoire rétrospective sous des titres aussi précieux que : De la manutention chez les Assyriens ou encore : Pons-Pilate, et sa famille d’après des documents entièrement inédits.

Mélissandre, dans ce siècle, pust donc atteindre plus haut dans le domaine du ridicule que Damo- phile en son temps. Tapageuse à l’extresme, causant plus spécialement de tout ce qu’elle ignore et igno- rante de tout ce qu’elle a appris, Mélissandre, la Précieuse, promène partout avec superbe son en- combrante nullité. Il n’est Question dont elle ne s’occupe et sur laquelle elle ne veuille presdominer : art, littérature, musique, économie politique, théâ- tre, sociologie, technologie, voyages, arbitrages, religion, tout lui semble bon, toujours elle respond : Me voicy. r— Elle s’advouera progressiste et utili- taire, parlera de la politique normale des Peuples, et fera à ce sujet un pathos à faire mourir de honte le « Médecin malgré luy ». On la voit icy et là dans toutes les assemblées élevant une voix criarde, riant à corsage ouvert, lançant les termes bas et les expressions « épicières », usant de l’argot du club et de l’atelier, affectant les manières d’un monde interlope ; à moitié renversée sur les divans, vestue en Aspasie de boudoir, souriant à tous les faux brillants, à toutes les grossièretés, elle se monstre heureuse de laisser dire d’elle à ses meilleurs amis : « C’est une bonne fille ! »

Mélissondre l’androgyne ne sçauroit souffrir la société des femmes, mais elle a de quoi fournir aux compliments des hommes et sçait en leur compagnie se tenir dans son bel aimable. Bref, pour rendre mon discours complet, elle aime estre la seule idole dans la grotte où Tibulle lui rend ses hommages, eh parler Phœbus… La vogue de Mélissandre touche, hélas ! à son déclin ; lorsque les rides arrivent, on sent que l’outre se dégonfle, le vide apparoist de ces réputations en baudruche et le coucher de ces soleils malsains a des tristesses crépusculaires sans poësie ni grandeur. Mélissandre, dira-t-on bientost ?… qui cela Mélissandre ? — les plus lettrés n’auront gardé aucun souvenir de cette Précieuse d’un jour sans lendemain ; sur les vestiges misérables de cette païenne vaniteuse, on pourra inscrire .sa devise : Aspasie nepust estre, comédienne ne daigna, pauvre Philaminte fust.

— Icy les oscillations du crayon s’arrêtent, l’es- prit errant s’envole sans accentuer davantage ce portraict fantaisiste. Aucune de mes contemporaines ne sçauroit se reconnoistre dans ce miroir bizeauté ; les coquettes se complaisent à trouver la flatterie dans les reflets du « Conseiller des grâces » et à tra- vers le cristal limpide des vérités profondes l’homme en général n’ose se resgarder de peur de se rencon- trer, alors qu’il emploie tous les stratagèmes des faux plaisirs et de la folie pour essayer de se fuir. Mélissandre passera doncques souriante et desdai- gneuse, attribuant à quelque rivale l’honneur d’avoir servi de modesle à ce croquis, et Mélissandre aura raison ; l’art de se tenir en esquilibre devant les ba- dauds consiste à ne resgarder ny en haut pour ne point perdre pied, ny en bas pour se presmunir contre le vertige. Ayant en main son petit balancier doré, Mélissandre ira devant elle comme les som- nambules, se croyant une estoile au front et des ailes aux talons comme le Mercure antique.

De combien d’autres portraicts de Précieuses ce siècle pourroit fournir les originaux ! A défaut d’une Arthènice^ on trouveroist dix honnestes Précieuses ayant les plus estimables qualités ; des Sapho, plei- nes de sagacité, de noblesse et de discernement, des prototypes de Yhonneste femme modeste, esclairée d’une érudition qui filtre doucement sansVascade, et, comme contraste, une galerie de bavardes, de pédantes, de maritornes littéraires, de prétentieuses, d’incomprises, d’insoumises, d’affolées, de névro- siaques, Précieuses grotesques et romancières d’a- ventures qui, souvent, dans la crainte d’estre taxées de bas bleus escrivent aux meschants petits La Bruyère de la presse journalière : « Venez me voir, cher confrère, je vous recevray les jambes nues. »

Cette incursion faite dans la modernité pré- cieuse, revenons en arrière, au Royaume de Coquet- terie, à l’amour délicat mis à la mode dans les cénacles d’autrefois, à cette carte du Pais de Tendre, dont Mlle de Scudéry, la Vierge du Marais, comme la nommoit Furetière, nous a dressé le très curieux itinéraire dans sa bizarre Clèlie, et dont je vay tascher d’indiquer le tracé principal :

« La première ville située au bas de la carte est Nouvelle amitié. Comme on peut avoir de la ten- dresse pour trois causes différentes, ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par incli- nation, on y a establi trois villes de Tendre sur trois rivières qui portent trois noms, et on a fait aussy trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on* dit Cumes sur la mer d’Ionie et Cumes sur la mer Tyrrhène, on dit aussy Tendre-sur-Incli- nation, Tendre-sur-Estime, Tendre-sur-Reconnois- sance. Cependant comme Clélie a présupposé que la tendresse qui naist par inclination n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, elle n’a mis nul village le long des bords de cette ryvière qui va si viste qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre. Mais pour aller à Tendre-sur-Estime il n’en est pas de mesme ; car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naistre par estime cette tendresse dont elle entend parler. — De Nouvelle- Amitié, on passe à un lieu qu’on appelle Grand- Esprit, parce que c’est à ce poinct que commence ordinairement l’estime. Ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis-Vers, de Billet-Galant et de Billet- Doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès sur cette route, on parvient à Sincérité, Grand-Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté, qui est tout contre Tendre. —Après cela, il faut retourner à Nouvelle-Amitié pour voir par quelle route on va de là à Tendre-sur-Reconnoissance. Il faut aller d’abord de Nouvelle-Amitié à Complaisance, ensuite à ce petit village qui se nomme Soumission, et qui en touche un autre fort agréable qui s’appelle Petits-Soins. De là, on passe par Assiduité à un autre village qui se nomme Empressement, puis à Grands-Services ; et pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Enfin, il faut passer à Sensibilité et pour arriver à Tendre traverser tendresse, toucher à obéis- sance, puis pour arriver au poinct où l’on veut aller, faire halte à Constante-Amitié, qui est sans doute le chemin le plus seur pour arriver à Tendre-surRe- connoissance.

Mais comme il n’y a pas de chemins où l’on ne puisse s’esgarer, Clélie a fait que si ceux qui vont à Nouvelle-Amitié prenoient un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, ils s’esgareroient aussy. Car si, au partir de Grand-Esprit, on alloit à Négligence, qu’ensuite, continuant cet esgarement, on alloit à Inégalité, de là à Tiédeur, à Légèreté et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Estime, on se trou- verait au lac iï Indifférence, qui, par ses eaux tran- quilles, représente sans doute fort justement la chose dont il porte le nom à cet endroit. De l’autre costè, si, au partir de Nouvelle-Amitié, on prenoit un peu trop à gauche, et qu’on allast à Indiscrétion, à Per- fidie, à Orgueil, à Médisance ou à Meschanceté, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Estime, on se trouverait à la mer d’Inimitié où tous les vaisseaux font naufrage. La ryvière d’Inclination se jette dans une mer qu’on appelle la Mer Dangereuse, et ensuite au delà de cette mer, c’est ce que nous appelons terres inconnues, parce qu’en effet nous ne sçavons point ce qu’il y a.

Comment ne pas admirer ces ingénieuses et innocentes puérilités qui estoient comme les petits jeux de la conversation dans les réunions des honnestes Précieuses ? A cette Carte de Tendre, qu’il trouvoit un peu anodine et assez mal peuplée de villes de haute plaisance ou de solides rafraischissements, l’abbé d’Aubignac opposa une Relation du Royaume de Coquetterie où l’on ne voyoit qu’une grande Cité, à laquelle aboutissoient divers chemins non bordés de gistes. Dans ce nouveau païs, d’Aubignac laissoit entendre que l’on devoit faire de longues traittes pour arriver viste à ses fins. Sur cette carte minuscule, on eust pu voir la place de Cajolerie, le tournoi des Chars dorés, le combat des Belles-Jupes, la place du Roy, le palais des Bonnes-Fortunes, le combat des Récompenses, la borne des Coquettes et la chapelle des Saints-Retours.

Dans ce païs onmarchoit militairement, sans laisser à la ville le temps de se rendre ; mais les Précieuses apportaient dans leur idéal une plus juste délicatesse, elles aimoient à mitonner les plaisirs ; à laisser a deffricher leur cœur » avant de l’ensemencer de tendresse ; elles n’avoient point la forme enfoncée dans la matière, et elles se plaisoient à se sentir « encapuciner l’âme ». Leur aimable préoccupation estoit de donner de leur sérieux dans le doux d’une flatterie, et lorsqu’elles se rendoient au Cours, à « l’Escueil des libertés », elles se laissoient « pousser le dernier tendre, en dissertant psychologique- ment de leur mieux derrière l’esventail ou Zèphir ».

Aussy falloit-il voir les galants fieffés, les Mou- rants, les espiègles amoureux, apporter un tact extrême pour laisser poindre leur flamme ou faire esclore une déclaration. C’estoit à qui, dans cet art, feroit le mieux pic, repic et capot, tout ce qu’il y avoit de plus galant dans Paris : et mesme pour les damoiselles qui estoient de petite vertu, les souspi- rants mettoient esgale discrétion en leurs discours. Il suffit de lire les poëtes du temps pour sentir toutes les petites manières languissantes qu’on apportoit aux bagatelles du cœur ; tous leurs madrigaux ne peignent le plus souvent qu’un amour de convention, à fleur de peau, une flamme d’imagination qui nous représente l’amour comme le passe-temps favory de la Cour et de la Ville, sans que l’espérance d’un but à atteindre, d’une possession à entrevoir y entrast pour quelque chose.

Le modèle de ces déclarations alambiquées se trouve dans un sonnet inconnu de l’abbé Esprit. Il est impossible d’estre plus délicat, plus contourné sur la matière. Je ne sçache pas d’autre madrigal plus typique :

Je voudrois bien, Philis… Ah ! fâcheuse contrainte, Qui m’oblige à cacher tous les vœux que je fais ! Éloignez-vous de moi, pudeur, respect et crainte ;

Laissez-moi librement exprimer mes souhaits !

Je voudrois donc, Philis, que, sensible à ma plainte,
Vous… Mais que vais-je dire ? ô dieux, je vous déplais.
Non ; non ; quelque tourment dont j’endure l’atteinte,
Je vous jure ma foi de n’en parler jamais !

Mais pourquoy refuser ce secours à ma flamme !
Mais pourquoy retenir ce secret dans mon âme ?
Disons-le, quoiqu’après j’en souffre le trespas.

Je voudrois… Ah ! j’en meurs ! je ne l’oseray dire.
Je le diray pourtant, pressé, de mon martyre.
Je voudrois… Ah ! Philis, ne m’entendez-vous pas ?

Voiture, Sarrasin, Montreuil, Charleval, La Sa- blière, Malleville, Saint-Pavin,de Cailly, et tous ces Messieurs du Recueil de Sercy nous fourniroient bien d’autres pièces originales, mais pas une qui soit plus furieusement typique. Au demeurant ce seroit nous esgarer dans les sentiers de la double colline, et apporter plus de diffusion encore dans l’ensemble de ce chapitre que de cueillir des bouquets à Chloris pour venir les effeuiller icy.

Dans une de ses critiques sur l’amour de nos Illustres, Saint-Evremond prestend que ces belles dames ont ostê à l’amour ce qu’il a de plus naturel, pensant lui donner quelque chose de plus précieux. « Elles ont tiré, adjoute-t-il, une passion toute sen- sible du cœur et de l’esprit et converti des mouve- ments en idées. Cet espurement si grand a eu son principe d’un dégoust honneste de la sensualité, mais elles ne se sont pas moins esloignées de la véritable nature de l’homme que les plus voluptueuses, car l’amour est aussi peu de la spéculation de l’en- tendement que de la brutalité de l’appétit. Si vous voulez sçavoir en quoy les Précieuses font consister leur plus grand mesrite, dit en concluant l’auteur de la Vertu trop rigide, je vous diray que c’est à aymer tendrement leurs amans sans jouissance et à jouir solidement de leurs maris avec aversion, »

Pour le mariage des Précieuses, nous avons l’opi- nion de Saumaize : « Dans tous les empires, dit-il, et parmy tous les peuples, il y a de certaines façons de s’allier les uns aux autres et d’entretenir l’amitié chez soy ; et comme celuy des précieuses est fort en vogue, il n’est pas hors de sujet de monstrer com- ment elles s’unissent et ce qui les a rendues puis- santes ; c’est ce que l’on ne peut mieux faire qu’en expliquant de quelles façons on se marie chez elles et de quelles sortes d’alliances elles font plus d’estat. Comme tous les habitants de cet empire sont fort spirituels, aussi leurs alliances sont-elles fort déta- chées de la matière et fort spirituelles. Parmy le commun des hommes, on se prend par les yeux ; mais icy ce n’est que par les oreilles ; ailleurs on souspire, icy on escrit, et les langueurs et les transports qui servent aux amants d/interprestes ne sont autres icy que les vers et les billets, et l’on n’y languit jamais que sur le papier. Leur coustume générale est de s’unir seulement d’esprit, non de corps, et, quand elles se dispensent de cette coustume, ce n’est que par droit de comittimus. »

Saint-Évremond et Saumaize n’entendent parler icy que des fausses Précieuses, de celles qui firent nombre et fournirent la matière d’un Dictionnaire de locutions et de portraicts. Pour celles-cy, elles ne comprirent certes point l’amour est la maternité comme l’auguste marquise de Rambouillet ou la belle Julie de Montausier ; elles tesmoignèrent d’un tempérament froid et répulsif aux caresses. En sub- tilisant leur esprit par la métaphysique, elles momi- fièrent leur corps et furent des poupées rigides ay- mant à batailler pour l’amour, comme ce cavalier italien qui rompoit des lances en faveur d’un poëte qu’il n’avoit jamais lu. Elles représentèrent, selon un mot de l’abbé De Pure, un extrait de l’esprit et un précis de la raison ; mais on put voir qu’elles n’estoient point l’ouvrage de la nature sensible et matérielle. Les femmes qui affectent le bon sens sont rarement les femmes des sens ; l’esprit est le pondérateur de l’Amour fougueux et c’est tout au plus si la Précieuse accorda à ses soupirants ce que Tallemant, ce railleur si françois, ce Branthôme du xvne siècle, appelle la petite oie.

Pour nous résumer, il convient de distinguer les Précieuses de Cour, celles de l’hôtel de Rambouillet, même celles des Samedis de Sapho et les Précieuses bourgeoises pédantes et pincées, qui se passionnoient pour un abbé Go tin, les Précieuses de pro- vince qui raillèrent si bien Chapelle et Bachaumont, au cours de leur aimable voyage. Celles-là furent à l’honneur des belles-lettres et de la société fran- çoise. Elles méritent l’estime et imposent le respect. Celles-ci ne représentent que la sottise jointe à l’af- fectation , ce sont des sortes de guenons grimées et extravagantes, des folles qui traversèrent la Société polie comme les comiques d’une meschante parodie burlesque ou encore comme les excentriques fanto- ches d’une pantomime angloise.

La vraye Précieuse a droict à l’admiration des lettrés ; ce fut une Jeanne Hachette héroïque dans la Bataille des Dictionnaires. La Précieuse des petites coteries ne relève que de la satire de Molière et est digne de toutes les pommes cuites prodiguées aux lamentables comédiens.


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