La Première Présidence de M. Roosevelt

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LA PREMIÈRE PRÉSIDENCE
DE
M. ROOSEVELT


À l’élection présidentielle de 1900, le parti républicain présentait pour la seconde fois, comme candidat à la présidence, M. William Mac Kinley, et, comme candidat à la vice-présidence, M. Théodore Roosevelt, gouverneur de l’État de New- York. M. Mac Kinley était réélu à une majorité plus forte que celle qu’il avait obtenue en 1896 : les électeurs approuvaient la politique qu’il avait inaugurée à la suite de la guerre d’Espagne, et notamment l’annexion des Philippines. Les États-Unis entraient dans une nouvelle période de leur histoire : ils cessaient d’être une puissance exclusivement américaine pour devenir une puissance mondiale. Un an plus tard, la mort de M. Mac Kinley, victime d’un anarchiste à l’exposition de Buffalo, le 14 septembre 1901, faisait de M. Roosevelt le président des États-Unis.

Bien que jeune, — il avait quarante-trois ans à peine, — le nouveau président était déjà une figure nationale. Il descend d’une vieille famille hollandaise, établie à New-York depuis deux cents ans. Au sortir de la célèbre université de Harvard, il était entré de bonne heure dans la vie publique et lui avait consacré le meilleur de ses efforts, sans se laisser absorber par elle. La politique jouit aux États-Unis d’une réputation équivoque. La mise en valeur des richesses naturelles a accaparé, depuis un demi-siècle, l’activité la plus intelligente et le travail le plus soutenu de la nation qui, du même coup, a quelque peu négligé la surveillance ou la direction de ses affaires publiques. Recrutés d’ordinaire parmi les éléments inférieurs de la population, ne voyant dans la politique qu’un métier, incapables le plus souvent de comprendre l’intérêt national, trop égoïstes d’ailleurs pour y subordonner leur intérêt personnel, les politiciens ont cyniquement lié parti avec les magnats de la finance et de l’industrie, et s’en sont faits les instruments dociles. Dans les assemblées municipales des grandes villes, dans les législatures des États, la corruption s’est étalée au grand jour. Même dans les décisions de la Chambre basse du Congrès, les intérêts industriels et financiers ont prévalu en bien des circonstances, et les syndicats financiers n’ont pas toujours trouvé des consciences incorruptibles dans le Sénat fédéral. Tout à l’aise, les politiciens ont organisé cette merveilleuse « machine » qui, sur toute l’étendue de l’Union, enserre les électeurs. L’assainissement de la vie publique est le problème le plus sérieux et le plus difficile qui s’offre aux jeunes générations américaines. C’est le but élevé que se proposait M. Roosevelt en entrant dans la politique active.

Dans l’assemblée de l’État de New-York, où il siégeait de 1882 à 1884, il s’élevait avec véhémence contre les pratiques de corruption. Nommé par le président Harrison, en 1889, membre de la commission fédérale du Service civil, il s’efforçait, pendant six années, d’en étendre les attributions, et réussissait à faire ajouter vingt mille places à la liste de celles qui ne s’obtiennent que par le concours, les arrachant ainsi à l’influence des politiciens. Président, de 1895 à 1897, du comité de police de la ville de New-York, il affrontait courageusement l’hostilité du syndicat politique, de Tammany. La guerre de Cuba le trouva secrétaire-adjoint du département de la marine, où l’avait appelé le président Mac Kinley : il démissionna pour prendre part à la campagne et leva ce fameux régiment de rough-riders, dans les rangs duquel se coudoyaient les riches fils de famille de l’est et les aventureux cow-boys de l’ouest, et dont il a lui-même raconté les exploits. La charge de Las Guasimas lui donna la gloire militaire. Son retour à New-York, en 1898, fut triomphal. Cette année 1898 était précisément une année d’élections. Ses concitoyens de New-York l’élurent gouverneur. En ce poste, il continua la tâche épuratrice[1]. Ses idées d’honnêteté faisaient sourire les politiciens, mais son caractère les gênait dans leurs combinaisons. Le gouverneur, dans ses messages, traitait ouvertement de questions que la « machine » jugeait inopportun de porter ainsi devant le public. Il s’attaquait aux conditions extraordinaires que la connivence des politiciens avait fait obtenir aux diverses entreprises exploitant des concessions. Aussi quand, en 1900, il demanda le renouvellement de son mandat de gouverneur, les politiciens de New-York s’avisèrent de le faire élire vice-président des États-Unis. Ils se débarrassaient ainsi d’un censeur gênant, et ils comptaient que, après avoir rempli pendant quatre ans les fonctions honorifiques de vice-président, qui l’éloignaient de tout rôle actif, la popularité de Roosevelt serait oubliée. Il dut s’incliner devant la volonté du parti républicain. Mais la fin dramatique de M. Mac Kinley vint déjouer tous les calculs et porter soudainement au premier rang l’homme qu’on avait voulu en tenir éloigné.

L’entrée de Roosevelt à la Maison Blanche fit naître bien des espérances et plus encore d’appréhensions. Les uns voyaient en lui un réformateur radical, qui oserait enfin engager ouvertement la lutte contre tous les tyrans : contre le système du « bossism », qui fait des boss, des sénateurs, autant de dictateurs dans leurs États respectifs, et, plus encore, contre la puissance formidable des trusts, qui asservissent la démocratie américaine au bon plaisir des capitalistes. Les autres craignaient son caractère ardent, ses sentiments impérialistes, auxquels il avait donné libre cours pendant la campagne électorale de 1900 ; ils redoutaient une politique extérieure d’aventures.

Les premiers oubliaient que, s’il est entré dans la politique comme indépendant, Roosevelt n’a pas longtemps conservé cette attitude : dans son court passage à la législature de New-York, il avait appris qu’un réformateur, si bien intentionné soit-il et quels que soient son prestige et sa popularité, ne peut rien s’il demeure isolé ; il avait éprouvé la puissance de la « machine » et compris qu’il ne pourrait exercer une influence sérieuse qu’à la condition d’appartenir à un parti. Il s’était affilié au parti républicain. Il avait donc abandonné la poursuite du « plus grand bien » pour les réformes réalisables ; il avait pratiqué les compromis inévitables en politique. Gouverneur de l’État de New-York, tout en contraignant les politiciens à des mesures qui leur déplaisaient, il était demeuré en bons termes avec le sénateur Platt, le boss républicain de cet État, et il avait soigneusement évité toute mesure qui pût amener la désunion dans son parti. Président, il allait user d’une pareille modération à l’égard des trusts.

La présidence de M. Mac Kinley avait marqué un développement extraordinaire de la prospérité matérielle. La production industrielle, notamment, avait dépassé, pendant cette courte période, les prévisions les plus optimistes. Malgré l’accroissement constant des débouchés intérieurs, l’exportation des produits manufacturés, qui, en 1895, n’atteignait encore qu’un milliard de francs, s’élevait en 1900 à plus de deux milliards. Pour profiter des avantages de la concentration industrielle et limiter la concurrence, des hommes entreprenants avaient syndiqué les maisons les plus puissantes dans la plupart des branches de la grande industrie ; pourvus de capitaux considérables, ces trusts, grâce à leur puissance financière et à l’importance de leur production, pouvaient dominer le marché et maintenir à leur guise le prix de leurs produits. À partir de 1898, la trustomanie avait sévi avec une intensité extraordinaire ; peu d’industries y avaient échappé. En 1901, on évaluait à 35 milliards de francs le capital nominal représenté par 287 trusts industriels. Au nombre des plus célèbres, étaient le fameux trust du pétrole, l’aîné de tous, avec un capital de près d’un demi milliard, et le trust de l’acier, le dernier, le plus colossal, le chef-d’œuvre financier de M. Morgan, dont le capital, actions et obligations, dépassait, en valeur nominale, 7 milliards.

Le public avait appris à redouter ces colosses, dont la tyrannie s’étendait sur le domaine tout entier de l’Union. Dans les législatures des États, au Congrès fédéral même, on devinait leur force toujours présente, veillant pour écarter toute législation capable de gêner leurs intérêts ; en 1894, ils avaient fait avorter la réforme douanière, et empêché les démocrates de réaliser la promesse qui, lors des élections précédentes, leur avait fait gagner la victoire. L’audace des trusts ne s’arrêtait même pas au seuil des tribunaux : plus d’une fois, ils avaient réussi à entraver l’exécution des lois. Leur quasi monopole leur permettait d’exercer un « contrôle » irrésistible sur les prix et les salaires : les classes ouvrières se demandaient s’ils ne parviendraient pas à paralyser, peut-être même à anéantir leurs syndicats. Aux élections de 1900, de même qu’à celles de 1896, le parti républicain, pour satisfaire aux exigences populaires, avait promis de prendre des mesures législatives contre ces abus.

Mais, depuis longtemps, le parti républicain a fait alliance avec les industriels et les financiers : il ne peut donc avoir en ces questions sa pleine liberté. Le président Mac Kinley, qu’absorbait d’ailleurs la guerre contre l’Espagne avec ses conséquences, avait négligé la question difficile des trusts. M. Roosevelt, avant son arrivée à la présidence, avait, avec sa véhémence accoutumée, soutenu la nécessité de lois fédérales pour réglementer la concentration industrielle. Aussi les financiers craignaient que, se laissant entraîner par son caractère, il ne soulevât contre les trusts un mouvement d’opinion qu’il serait peut-être impuissant à maîtriser et qui, sous prétexte de porter remède aux maux existant[2], pourrait les compliquer en déchaînant sur l’industrie tout entière une crise violente. Le premier message du Président dissipa ces craintes : il causa une déception profonde à ceux qui avaient espéré contre les trusts une vigoureuse campagne.

M. Roosevelt ne s’est pas départi de cette modération. Il ne s’est pas lassé de répéter que la complexité de l’industrie moderne exige que l’on n’y touche qu’avec une extrême prudence : la haine et la crainte ne sauraient être, pour étudier une question de cette nature, de sages conseillères ; on ne peut prohiber ni les contrats entre producteurs ni la concentration industrielle ; ce qu’il importe, c’est de les surveiller et de les contenir dans des limites raisonnables. Ce dernier droit, ne saurait être contesté à l’État : « Les grandes corporations n’existent que parce qu’elles sont créées et sauvegardées par nos institutions ; c’est donc notre droit et notre devoir de veiller à ce qu’elles vivent en harmonie avec ces institutions. » Sans doute, ce droit d’intervention a été dénié au gouvernement fédéral, mais les vaines tentatives des États particuliers ont prouvé que, seule, la Confédération pouvait agir avec succès. Si la Constitution actuelle s’y opposait, le Président se déclarait prêt à la faire amender pour donner au Congrès les pouvoirs nécessaires.

Il n’a pas été besoin de cet amendement : cédant aux objurgations du pouvoir exécutif, le Congrès a voté, pendant l’hiver de 1902−1903, quelques mesures concernant les trusts. La création d’un département « du commerce et du travail » a donné satisfaction au Président, qui avait demandé qu’avant toutes choses on se préoccupât des moyens de contraindre les trusts à la publicité de leurs opérations. On a placé sous l’autorité du nouveau secrétaire du commerce un « commissaire des corporations », qui devra recueillir et publier tous les renseignements possibles sur l’organisation, la conduite, la direction de toutes les sociétés et corporations et de tous les trusts qui font des affaires avec l’étranger ou dont les affaires s’étendent sur plusieurs États de l’Union. Ces renseignements, dont le Président pourra ordonner la publication, permettront d’élaborer une réglementation du commerce. Par une seconde mesure, on s’efforçait d’empêcher les compagnies de chemins de fer d’accorder aux trusts, d’une manière indirecte, des taux de transport réduits, qui constituent pour eux des avantages contre lesquels ne peuvent lutter les petits producteurs.

Une enquête spéciale a été ouverte sur le fameux beef trust, que l’on accuse d’avoir, en ces derniers temps, maintenu par des moyens répréhensibles le prix de la viande à un taux exagéré. L’attorney-general a intenté des poursuites contre quelques autres. Dans le procès contre la Northern Securities Company, créée pour syndiquer les chemins de fer jusqu’alors rivaux du Northern Pacific et du Great Northern, la Cour suprême a donné gain de cause au gouvernement et interdit à la Northern Securities Co de prendre part aux assemblées générales des deux compagnies de chemins de fer, dont elle possédait la majorité des actions. Il est cependant un remède auquel M. Roosevelt s’est obstinément opposé. L’élévation exagérée des droits de douane, en rendant impossible la concurrence étrangère, permet aux trusts de tyranniser le marché intérieur. L’abaissement des droits de douane serait donc d’un grand avantage pour les consommateurs américains. Mais le parti républicain, en vue de hâter le développement de l’industrie, a toujours soutenu la politique protectionniste ; il ne saurait l’abandonner aujourd’hui, sous peine de s’aliéner ses alliés les plus fidèles ; c’est pour satisfaire ceux-ci qu’ont été votés les tarifs prohibitifs de 1890 et de 1897 ; toute révision radicale de ces tarifs rencontrerait de leur part une opposition irréductible.

Jadis, M. Roosevelt, étudiant à Harvard, avait reçu l’enseignement d’économistes favorables au libre échange ; à sa sortie de l’Université, il avait fait partie du Free trade Club de New-York ; mais il avait abandonné ce club pour devenir membre du parti républicain. Pourtant, il se disait « républicain d’abord, libre échangiste ensuite ». Mais, depuis, ses idées se sont modifiées : il vante aujourd’hui les avantages de la protection et s’oppose à une modification de la politique douanière. Le remède, suivant lui, serait pire que le mal. En voulant atteindre les trusts qui bénéficient du tarif, on frapperait plus fortement encore leurs concurrents nationaux. « La réglementation des trusts, a dit nettement M. Roosevelt, n’a aucun rapport avec la révision douanière. » Cette affirmation tranchante peut être agréable aux défenseurs des trusts ; malheureusement, elle est insoutenable. Le Président a témoigné lui-même, en d’autres occasions, qu’il lui semble impossible de conserver indéfiniment les droits exagérés du tarif actuel. Il a parlé de confier à des experts, qui « prendraient en considération à la fois les intérêts particuliers et l’intérêt général », l’étude des révisions nécessaires ; ces experts fourniraient au Congrès les renseignements impartiaux d’après lesquels il pourrait agir. Sage proposition ! trop sage pour avoir quelque chance de succès : elle n’a même pas été prise en considération par le Congrès.

Le Président n’a pas été plus heureux dans son projet de conclure avec l’étranger des traités de réciprocité. C’est, pourtant, la politique qu’avec une sage clairvoyance avait préconisée dans son dernier discours, le jour même où il fut mortellement blessé, M. Mac Kinley. Profitant d’une clause insérée dans le tarif de 1897, M. Mac Kinley avait conclu des traités avec plusieurs puissances étrangères. Malgré ses objurgations, le Sénat s’était toujours refusé à les ratifier. M. Roosevelt n’a pas réussi à vaincre cette résistance ; ces traités sont devenus caducs, sans que les sénateurs aient consenti à les discuter. Ce n’est même qu’à grand’peine[3] que le Président a obtenu du Congrès que l’on tînt la promesse faite aux Cubains d’avantages particuliers sur le marché des États-Unis. À Cuba délivrée du joug espagnol, les Américains n’ont pas donné une indépendance absolue : ils ont estimé nécessaire, pour leur sécurité personnelle, que l’île restât liée à leur système politique. Cuba a donc dû se soumettre au protectorat des États-Unis, leur reconnaître un droit éventuel d’intervention, et les autoriser à établir sur ses côtes deux stations navales. En échange, les Cubains réclamaient la conclusion d’un traité de réciprocité commerciale qui réduirait fortement les droits américains sur leurs deux principaux produits : le sucre et le tabac. Menacés par cette concurrence, les planteurs américains ont mis tous les moyens en œuvre pour empêcher la ratification du traité qu’avait conclu le Président avec le gouvernement cubain. M. Roosevelt n’a pu triompher de cette résistance qu’en recourant à une session spéciale du Congrès, et, malgré ses efforts, il n’a pu obtenir une pareille satisfaction aux réclamations des Philippins.

En face des trusts, la concentration industrielle,, en groupant dans un espace restreint des masses ouvrières considérables, a naturellement facilité le développement des syndicats ouvriers. Les directeurs des trusts, impatients de trouver devant eux cette force organisée qui s’opposait à leurs caprices, ont cherché à briser ces unions. La lutte s’est poursuivie, tantôt sourde, tantôt à découvert ; âpre toujours, sanglante parfois, et les adversaires se sont malheureusement laissés entraîner, les uns comme les autres, à des mesures inexcusables. Ces troubles ne regardent pas le gouvernement fédéral : le Président n’a à intervenir que dans le cas où le gouverneur d’un État, incapable de maintenir l’ordre avec la seule milice, doit faire appel aux troupes fédérales. Mais M. Roosevelt n’a pas négligé de rappeler aux ouvriers comme aux trusts, en toutes occasions, que l’obéissance à la loi était, dans une démocratie surtout, le premier des devoirs. L’Union des typographes prétendait ne laisser travailler dans l’imprimerie gouvernementale à Washington que des ouvriers affiliés ; elle avait obtenu la révocation d’un contremaître indépendant ; le Président fit réintégrer celui-ci, en dépit des menaces de grève.

Il n’avait pas eu à intervenir dans le différend qui avait mis aux prises, en 1901, le steel trust et l’Union des ouvriers du fer et de l’acier. En 1902, la grève du charbon amena la cessation du travail dans toutes les mines d’anthracite de la Pennsylvanie orientale, englobant environ cent quarante-cinq mille hommes. M. Roosevelt se décida à une action sans précédent jusqu’alors. Les ouvriers réclamaient une augmentation de salaire et la reconnaissance de leur Union, nouvellement constituée. Ils demandaient qu’un tarif de salaires fût élaboré chaque année, d’un commun accord, par leurs délégués et les représentants des compagnies minières, ainsi que l’on procédait déjà dans les mines de charbons bitumineux de la Pennsylvanie occidentale. Les compagnies minières refusaient toute concession. Elles déclinaient même les offres d’arbitrage. La grève avait éclaté au mois de mai. Pendant l’été, le public n’y prêta que peu d’attention ; au début de l’hiver, il s’en émut fortement et témoigna bientôt une vive hostilité contre l’intransigeance des compagnies. De leur côté, les ouvriers s’énervaient ; des attentats étaient commis. M. Roosevelt se décida à intervenir. Il invita les compagnies à déléguer des représentants auprès de lui ; en même temps, il convoqua le président de l’Union des mineurs. Ce dernier acceptait, au nom des ouvriers, la décision de tout arbitre que désignerait le Président ; les représentants des mines, après avoir d’abord refusé, acceptèrent la même décision, sur le conseil de M. G. Pierpont Morgan. Le Président put ainsi hâter la fin d’une grève lamentable, où l’intérêt du public se confondait avec celui des ouvriers. Par cette initiative habile, il donnait la preuve de son impartialité entière entre travailleurs et capitalistes.

On le guettait sur le terrain diplomatique. Jadis, M. Roosevelt avait salué avec joie la guerre contre l’Espagne, la « guerre étrangère la plus absolument juste dans laquelle une nation se soit engagée durant le xixe siècle » ; il avait applaudi également aux acquisitions territoriales qui en résultèrent. La destruction de la puissance espagnole aux Philippines laissait aux Américains, pensait-il, un devoir auquel il eût été indigne de se dérober. Livrés à eux-mêmes, les Philippins étaient incapables de se gouverner ; ils ne pouvaient que tomber dans une anarchie plus dommageable encore que l’ancienne tyrannie de l’Espagne. Lorsque M. Roosevelt arriva à la présidence, l’insurrection philippine était presque entièrement terminée, et le gouvernement civil avait déjà fait place, dans la plus grande étendue des îles, au gouvernement militaire. Il put, le 4 juillet 1902, proclamer la paix rétablie dans l’archipel, remplacer partout les autorités militaires et, usant de son droit de grâce, accorder une amnistie générale à tous les Philippins qui avaient porté les armes contre les États-Unis.

Mais certains voudraient que les États-Unis fissent tout de suite aux Philippines ce qu’ils ont fait à Cuba, et rétablissent l’indépendance, en ne conservant sur les îles qu’un protectorat virtuel. Le Président a toujours répondu qu’une pareille mesure témoignerait d’une hâte inconsidérée : causant bientôt de graves embarras aux États-Unis, elle ne pourrait qu’être fatale aux Philippins eux-mêmes. Mais il a toujours protesté qu’il n’entendait pas maintenir indéfiniment le lien de dépendance. « Notre but, dit-il, est élevé. Nous ne voulons pas nous borner à faire pour les Philippins ce qui a été fait ailleurs pour les peuples des Tropiques, même par les meilleurs gouvernements étrangers. Nous espérons faire pour eux ce qui n’a jamais été fait auparavant pour aucun peuple des Tropiques : leur apprendre à se gouverner eux-mêmes, à l’exemple des nations réellement libres. » Ce ne sont pas là vaines paroles. Les Américains aux Philippines dirigent résolument leur administration vers ce but. Les fonctions municipales, sauf à Manille, sont remplies par des Philippins élus au suffrage restreint. Les Philippins siègent, à côté de juges américains, à la cour suprême de l’archipel. Enfin, des Philippins ont été appelés dans la commission, qui est l’organe législatif actuel pour les îles, et la loi du 1er juillet 1902, qui a reçu l’approbation du Président, prévoit la réunion prochaine, à côté de ce conseil législatif, d’une assemblée élue.

Cette question des Philippines a obligé la population américaine à prendre soudainement parti sur une question de la plus grande importance pour l’avenir même des États-Unis. Jadis, la politique traditionnelle de Monroe limitait les efforts américains au Nouveau-Monde ; la République américaine répudiait l’attitude belliqueuse, les ambitions conquérantes des nations européennes ; elle s’applaudissait de pouvoir soustraire ses citoyens aux lourdes charges que fait peser sur l’Europe son appareil militaire et naval. Mais, ayant achevé la conquête économique de leur territoire, les Américains ont compris l’impossibilité de rester isolés ; ils ont été entraînés à leur tour par le même mouvement d’expansion qui a entraîné tous les peuples de l’Europe. Leurs intérêts ont débordé leurs frontières ; leur activité entreprenante leur a montré la possibilité de gains fructueux sur les marchés étrangers. Du coup, leur isolement était détruit : ils se trouvaient désormais en rivalité avec les autres puissances, sur tous les points du globe. La nation devait-elle abandonner à leurs seules forces ceux de ses citoyens qui allaient ainsi répandre son influence ? Pouvait-elle se désintéresser de toute action extérieure ? Le respect de la tradition, la crainte de l’inconnu, la claire vision des périls nouveaux faisaient hésiter l’opinion. Au nombre de ceux qui proclamaient la nécessité d’un changement de politique, M. Roosevelt se distingua comme un des plus ardents :

Nous ne pouvons demeurer tranquillement assis à l’intérieur de nos frontières, pressés les uns contre les autres, et déclarer que nous ne sommes qu’une réunion de petits commerçants aisés qui ne se soucient aucunement de ce qui se passe au dehors. Semblable politique irait d’ailleurs contre ses propres fins ; car, à mesure que croissent les nations, qu’elles ont des intérêts de plus en plus étendus, et qu’elles se trouvent en contact chaque jour plus étroit, nous ne pouvons conserver notre situation dans la lutte pour la suprématie navale et commerciale, qu’à la condition d’étendre notre puissance au dehors de notre frontière.

Il ne niait pas qu’à se lancer ainsi dans la grande lutte entre nations, on courût des risques de guerre. Mais cette perspective même ne l’effrayait pas. Poursuivre un gain sordidement matériel lui paraissait mesquin pour une nation comme les États-Unis. Peut-on, disait-il, appeler une nation « grande et heureuse », celle qui jouit d’une paix continue, parce qu’une prudence, qui confine souvent à la lâcheté, lui permet de rester à l’écart des luttes sanglantes du monde ?

Il est faux de dire : heureuse la nation qui n’a pas d’histoire. Trois fois heureuse, au contraire, est la nation qui a une histoire glorieuse. Mieux vaut tenter de grandes choses, remporter de glorieux triomphes, même au prix de quelques échecs, que de se mettre au rang de ces pauvres esprits qui ne jouissent ni ne souffrent beaucoup, parce qu’ils vivent dans ce terne crépuscule qui ne connaît ni victoires, ni défaites. Est-ce que tous les grands peuples dominateurs n’ont pas été des peuples guerriers ? Et le sentiment populaire n’est-il pas juste, quand il choisit pour ses héros nationaux les hommes qui ont combattu contre les troubles du dedans et les ennemis du dehors ?

En sanctionnant l’occupation de Porto-Rico et des Philippines, l’annexion des Hawaï et de Tutuila, la population américaine a accepté la situation qui lui était faite par sa grandeur même, et elle est entrée définitivement dans cette lutte pour la suprématie mondiale, qui se poursuit sans relâche entre les grandes nations. Que les États-Unis doivent y triompher, c’est la conviction profonde de M. Roosevelt : il croit sincèrement que, « entre tous les peuples de la terre, les Américains tiennent dans leurs mains le sort des années à venir ».

Mais les États-Unis sont à peine préparés aux exigences de cette politique nouvelle. La guerre d’Espagne a montré combien était défectueuse leur organisation militaire, et insuffisante encore, quoique moins critiquable, leur organisation maritime. Par leur situation sur deux océans, les États-Unis peuvent aspirer à devenir la première puissance navale de demain. Dans ses messages, dans ses discours, M. Roosevelt revient avec insistance sur la nécessité de créer, aussi rapidement que possible, une forte marine de guerre : « Le peuple américain doit construire et entretenir une marine puissante, ou se résigner à accepter une situation secondaire dans la politique internationale, aussi bien dans les questions commerciales que dans les questions purement politiques. » Le Président demande qu’on accroisse « sans interruption le nombre des unités capables d’ajouter à la puissance de combat de la flotte ». En même temps, il sollicite du Congrès les crédits pour mettre en état les stations navales récemment acquises dans le golfe du Mexique et dans le Pacifique, afin d’assurer à la flotte américaine une situation prédominante en ces régions.

Pour l’armée, M. Roosevelt, habilement secondé par M. Elihu Root, — qui laissera une réputation comme secrétaire de la guerre, — a pu faire accepter par le Congrès le plan qu’il avait dressé. Les États-Unis n’ambitionnent pas de devenir une puissance militaire. Mais, en 1898, on a pu voir combien était insuffisante la petite armée de vingt-cinq mille hommes qu’ils entretenaient depuis la guerre civile : elle se trouva submergée au milieu des volontaires auxquels il fallut faire appel ; dès les premiers jours de la campagne, on eut à lutter contre une désorganisation dont on ne s’était pas encore rendu maître à la fin de la guerre. Une série de lois adoptées en 1903 ont réalisé la réforme proposée par le Président. L’armée pourra être portée à cent mille hommes ; elle est maintenue actuellement au chiffre de soixante mille. Elle sera organisée de façon à pouvoir encadrer des réserves que l’on s’efforce de créer, en offrant des primes aux États qui accepteront d’équiper leur milice comme les troupes fédérales et de les soumettre aux mêmes méthodes d’entraînement. Enfin, la création d’un état-major général donne à l’armée la direction qui lui faisait défaut jusqu’ici.

L’acquisition des Philippines et le désir des Américains de développer leurs relations transpacifiques avec l’Extrême-Orient avaient, dès le lendemain de la guerre contre l’Espagne, fait regarder l’achèvement du canal de Panama comme une œuvre indispensable. L’échec de la Compagnie française et l’avortement de plusieurs sociétés américaines avaient convaincu les États-Unis que l’entreprise devrait être exécutée par le gouvernement. Cette nécessité était d’autant mieux acceptée que, depuis un quart de siècle, le peuple américain s’était accoutumé à regarder le Canal, non seulement comme un instrument économique, mais encore comme une route stratégique, qui, en cas de guerre, éviterait aux flottes américaines, obligées de passer d’un océan à l’autre, le long et dangereux voyage par le cap Horn.

Il fallait donc construire « un canal américain, en territoire américain ». Le traité Clayton-Bulwer, signé en 1850 avec l’Angleterre, s’opposant à l’exécution de ce dessein, M. Mac Kinley avait ouvert des négociations pour supprimer cet obstacle. Ce traité de 1850 stipulait qu’aucun des gouvernements contractants n’exercerait une domination exclusive sur le futur canal, et que les grandes puissances seraient appelées à garantir, conjointement avec les signataires, la neutralisation de cette voie. L’Angleterre hésitait à abroger ce traité et à abandonner la garantie collective de neutralisation. Un premier traité, signé par le président Mac Kinley, fut repoussé par le Sénat. Le 18 novembre 1901, M. Roosevelt obtint toute satisfaction par le fameux accord Hay-Pauncefote. Il restait à obtenir de la Colombie les droits de quasi souveraineté sur le territoire où le Canal devait être construit. Le traité du 22 janvier 1903 donnait aux États-Unis, en échange de concessions pécuniaires, le territoire qu’ils désiraient. Les États-Unis recevaient le droit de racheter à la Compagnie française et d’achever eux-mêmes le Canal, avec le droit de l’exploiter pendant cent ans.

Le bail était renouvelable indéfiniment, à leur option unique.

La Colombie, tout en conservant la suzeraineté nominale, abandonnait en fait l’exercice de ses droits souverains, et permettait aux États-Unis l’intervention la plus étendue pour assurer la sécurité du Canal. Le Sénat américain avait ratifié ce traité sans y apporter aucune modification ; mais le Sénat de Colombie, après une longue discussion, refusa d’y donner son consentement. Les sénateurs colombiens s’abritaient derrière l’opinion publique qui condamnait cet abandon déguisé ; ils laissaient entendre cependant qu’ils passeraient outre, si les États-Unis augmentaient leurs concessions pécuniaires. Pour vouloir trop obtenir, les Colombiens devaient tout perdre. Les représentants de la province de Panama au Congrès de Colombie avaient déclaré que, si le Congrès se séparait sans ratifier le traité, la province reprendrait son indépendance et conclurait elle-même avec les États-Unis les arrangements nécessaires.

Le 31 octobre 1903, le Congrès colombien se séparait : le 3 novembre, l’indépendance de la République de Panama était proclamée à Panama et à Colon ; au bout de quelques jours, la province entière y faisait adhésion. Le président Roosevelt ordonnait aussitôt aux représentants des États-Unis dans l’isthme de reconnaître le gouvernement nouveau et, le gouvernement colombien ayant manifesté l’intention d’envoyer des troupes contre les révolutionnaires, il l’avisait que les navires américains avaient l’ordre d’empêcher tout débarquement.

M. Roosevelt a été accusé d’avoir, au moins, prêté son appui aux révolutionnaires. Mais le tort que faisait à la province de Panama le rejet du traité, suffit à expliquer la décision de ses principaux citoyens. Quant à M. Roosevelt, les avantages que la formation du jeune État devait procurer à son pays lui dictaient nettement son devoir ; un traité fut conclu par lui dès le 18 novembre avec la république de Panama. Cette fois, les États-Unis voyaient tous leurs désirs réalisés : ils pouvaient désormais, sans recourir à aucun subterfuge, construire « un canal américain en territoire américain ». La république de Panama leur abandonnait, moyennant les avantages pécuniaires antérieurement consentis à la Colombie, tous ses droits de souveraineté sur la zone du canal ; elle les autorisait à élever des fortifications aux deux bouts, et elle s’engageait à leur louer encore, à chaque extrémité, le territoire nécessaire pour établir des stations navales.

Mais il fallait que le Canal pût conduire un jour à des marchés encore exploitables. Partisans intéressés de l’intégrité de la Chine et de la « porte ouverte » en Extrême-Orient, les États-Unis avaient vu avec inquiétude la Russie procéder en Mandchourie, malgré ses dénégations répétées, à une installation provisoire, que tout indiquait comme devant être de fort longue durée. Sous le président Mac Kinley, Washington avait obtenu l’assurance que la Russie n’entendait pas fermer ce marché aux produits américains. Le président Roosevelt, au commencement de 1903, recevait une nouvelle assurance de ces intentions ; mais, désireux de mettre la Russie dans l’impossibilité de se dérober, il concluait avec la Chine, à la fin de cette même année 1903, un traité de commerce qui ouvrait au commerce international les villes de Moukden et d’Antoung, situées en Mandchourie. Il se préparait à envoyer des consuls dans ces villes, et comptait forcer la Russie à les accepter ou à démasquer ses intentions d’occupation définitive, lorsque éclata la guerre russo-japonaise. Alors, il s’efforça avant tout d’empêcher la Chine de participer aux hostilités qui se livreraient sur son territoire. Il prit l’initiative d’une démarche auprès des belligérants, à laquelle ceux-ci firent une réponse favorable : il leur demanda et ils acceptèrent de « respecter la neutralité de la Chine, et, autant qu’il se pourrait, son entité administrative, et de limiter dans la mesure du possible la zone des hostilités ». Malgré les sympathies témoignées par le peuple américain aux Japonais, le Président a maintenu la plus stricte neutralité.

En même temps, avec l’Angleterre, M. Roosevelt réglait, à la pleine satisfaction des États-Unis, la frontière de l’Alaska ; la découverte des mines d’or dans cette région avait failli brouiller les deux voisins.

Il n’a pas négligé non plus les questions sud-américaines. Comme ses prédécesseurs, il s’est attaché à la doctrine de Monroe, « à ce principe fondamental de la politique étrangère de toutes les nations américaines, aussi bien que de la politique des États-Unis ». Il s’est efforcé d’atténuer l’inquiétude qu’avait suscitée chez les républiques latines la révolution de Panama : « Monroe déclarait qu’il ne doit y avoir aucun agrandissement territorial par une puissance non américaine aux dépens d’une puissance américaine sur le sol américain. Encore moins, sa doctrine pourrait-elle permettre quelque agression par une puissance du Nouveau-Monde aux dépens d’une autre ». Il a poussé plus loin le souci d’écarter toute intervention européenne : « Il n’est pas vrai, disait-il dans une lettre pour le second anniversaire de l’indépendance de Cuba, que les États-Unis soient affamés de territoires nouveaux. Toute nation américaine qui sait régler décemment chez elle les questions politiques et économiques, maintenir l’ordre et remplir ses obligations financières, ne peut avoir aucune crainte. Mais des troubles ininterrompus, et le relâchement des liens qui doivent exister dans une société humaine peuvent exiger l’intervention d’une nation civilisée ; dans l’hémisphère occidental, les États-Unis ne peuvent délaisser ce devoir. »

Il eut peu après l’occasion d’agir comme il avait dit. La négligence invétérée de la République Dominicaine à rembourser ses dettes ayant provoqué des réclamations, le secrétaire d’État américain avisa le gouvernement de la République que, si les mesures nécessaires n’étaient pas prises pour satisfaire à ces demandes, les États-Unis, voulant éviter toute démonstration navale d’une puissance européenne, prendraient possession des douanes dominicaines et les administreraient dans l’intérêt des créanciers de la République.

Avec sa franchise habituelle, M. Roosevelt n’avait jamais caché qu’il désirait être réélu pour un nouveau terme de quatre années, et qu’il entendait demander à son parti de le choisir comme candidat en 1904. Les politiciens avaient tenté, il y a quatre ans, d’arrêter court sa carrière politique ; ils ont, cette fois encore, essayé de l’entraver. Bien qu’il n’ait pas toujours montré à leur égard la rigueur que l’on pouvait attendre, et qu’il ait confié trop souvent des fonctions fédérales à des hommes qui auraient dû en être écartés, son intransigeance sur certaines matières leur faisait désirer son éloignement. Dès le début de 1903, on mettait en avant la candidature du sénateur Marcus A. Hanna, l’ami intime du président Mac Kinley, le président du Comité national républicain aux élections de 1896 et de 1900. On savait Hanna indulgent aux faiblesses ; son caractère d’homme d’affaires et son passé de gros industriel lui assuraient la sympathie des trusts et de tous les protectionnistes, qui comptaient trouver en lui un fidèle allié. C’était pour M. Roosevelt un adversaire dangereux. Cette fois encore, la mort vint renverser les combinaisons : au début de février, le sénateur Hanna était brusquement enlevé par une fièvre typhoïde. Ce triste événement mit fin aux intrigues dirigées contre M. Roosevelt, et le 23 juin la Convention nationale du parti républicain l’élisait par acclamation candidat à la présidence.

Quelques jours plus tard, au commencement de juillet, la Convention nationale du parti démocrate se réunissait à son tour à Saint-Louis. Les deux défaites successives de M. William J. Bryan, candidat démocrate à la présidence, en 1896 et en 1900, et l’échec définitif du mouvement bimétalliste écartaient cette candidature. L’élément conservateur du parti démocrate a réussi à reconquérir la prédominance qui, depuis huit années, lui avait échappé, et il a pu faire choisir son candidat, M. Alton B. Parker, président de la Cour d’appel de l’État de New-York.

La campagne électorale n’a été vraiment animée que pendant les dernières semaines. Les adversaires du Président critiquaient son caractère impulsif, ses actions précipitées, certaines de ses décisions qui, strictement peut-être, auraient dû faire l’objet d’une loi. Ils lui reprochaient notamment d’avoir, à la veille même des élections, étendu singulièrement, pour les anciens combattants de la guerre civile, le droit à une pension, déjà si libéralement accordé. Ils invoquaient aussi contre lui, dans les États du Sud, son invitation à la Maison-Blanche d’un homme de couleur, d’un ancien esclave, M. Booker T. Washington. Ils l’accusaient de n’avoir montré contre les trusts qu’une activité modérée, de n’avoir utilisé que mollement les moyens que lui offrait la loi d’entraver leurs actions illégitimes et de rester, quoi qu’il en dît, leur véritable défenseur par son obstination à soutenir la politique protectionniste, à combattre toute réforme radicale du tarif douanier. Enfin, ils s’attaquaient surtout à ses ambitions impérialistes. Son ardeur à accroître la marine de guerre, à augmenter les forces militaires, sa diplomatie agressive, son amour de la lutte, son patriotisme bruyant, ne le qualifiaient pas, disaient-ils, pour mener à bien les destinées du pays qu’il pourrait, sans que celui-ci s’en doutât, entraîner dans une aventure dangereuse.

Mais ces critiques et la véhémence de ces attaques ne mettaient que plus en relief la personnalité de M. Roosevelt. Malgré ses défaillances, malgré les imprudences que ses amis mêmes ne peuvent que déplorer, sa popularité auprès des masses n’a pas été atteinte. Si les classes riches, les conservateurs redoutent son caractère belliqueux, c’est cela même qui assure son ascendant sur le peuple. Cette démocratie, absorbée presque uniquement par les soins matériels, par le souci, qui s’empare de tous les hommes sur la terre américaine, de « faire de l’argent », se révèle à de certains moments extraordinairement idéaliste : Roosevelt lui apporte un idéal. À cette population hétérogène, où les émigrants, venus de tous les coins de la vieille Europe, submergent les vieux Américains, où les arrivés d’hier, qui seront les citoyens de demain, sont étrangers les uns aux autres et n’ont que des intérêts matériels pour les unir, il inculque sa foi dans la « nation américaine ». À ces émigrants récents, il déclare que les États-Unis ont le droit d’exiger que ceux qui viennent se faire une nouvelle vie et chercher le bien-être, n’aient plus pour drapeau que le drapeau étoilé ; il leur dit : « Soyez Américains. » Aux descendants des anciennes familles, qui, par snobisme ou par répulsion pour le caractère encore rude et le mercantilisme de leur peuple, tournent leurs regards vers le vieux monde et s’efforcent de s’européaniser, il dit de même : « Soyez Américains ; ne dédaignez pas votre pays, ne lui refusez pas le concours de votre activité, accomplissez loyalement votre devoir civique : reprenez aux politiciens la situation que, par négligence, vous leur avez abandonnée. »

Et, comme l’histoire ne plonge en Amérique que de courtes racines dans un passé récent, comme d’ailleurs elle ne pourrait qu’intéresser médiocrement des citoyens de la veille, Roosevelt, au lieu de parler du passé, tourne les regards de ses auditeurs vers l’avenir, il les convie tous à l’œuvre glorieuse, grandiose, de l’édification d’une nation ; il exalte leur enthousiasme en leur montrant dans les États-Unis la future puissance dominatrice du monde, le peuple-roi qui, à son tour, mettra son empreinte sur d’autres peuples, et répandra hors de ses frontières les idées d’égalité, de liberté et de justice.

Les États-Unis sont arrivés à ce moment inquiétant pour un peuple où il se sent entraîné dans une voie nouvelle : l’inconnu le séduit et l’effraye à la fois. Les esprits conservateurs reculent devant l’avenir où les engagent fatalement les campagnes récentes : annexion de colonies, accroissement continu de la flotte, augmentation de l’armée. Ils voudraient que l’on s’arrêtât. Ils prédisent les résultats inévitables de cette politique, dont quelques-uns déjà commencent à se révéler : augmentation des dépenses, élévation des impôts, développement de cet esprit militaire qui a tant coûté à l’Europe, fin de l’isolement politique que les États-Unis ont trouvé jusqu’ici tant d’avantages à garder, accroissement des pouvoirs du gouvernement central, et, comme contre-partie inévitable, restriction de la liberté individuelle. M. Roosevelt parle au contraire aux optimistes et aux audacieux qui, tout en respectant le passé, n’entendent pas y être liés.

Les Américains n’échapperont, pas plus que les autres peuples, à cette ambition qu’ont les êtres vigoureux d’étendre leur action, d’agir le plus fortement possible sur le monde. Ces embarras, ces maux qu’on leur prédit, ils n’ont guère lieu de s’en effrayer pour le présent. Comment s’inquiéteraient-ils de difficultés diplomatiques ? Jusqu’ici, ils n’ont jamais rencontré le moindre obstacle à leur volonté. Les plus glorieuses nations du vieux monde s’attachent à leur plaire : lorsqu’ils se sont attaqués à l’une d’elles, ont-elles osé s’interposer ? La vieille Angleterre leur rappelle sans cesse des liens de parenté dont elle se montre plus fière qu’eux-mêmes ; elle s’évertue à aplanir toutes les difficultés qui pourraient soulever leur mécontentement. Les puissances continentales les ont laissé libres d’agir à leur fantaisie dans la question du canal interocéanique, pour créer cette voie de communication, qui devrait être internationale et que les Américains ont voulu américaine pour l’ouvrir et la fermer à leur gré. Ne sont-ils pas en droit de conclure qu’ils peuvent tout oser ? Et, lorsqu’ils voient les peuples du vieux monde ployant chaque jour davantage sous la charge des impôts, haletant sous le poids de leur armure, quand ils comparent ce fardeau avec leurs propres charges encore si légères, quand chaque année, par la seule augmentation de la population, par l’arrivée de centaines de milliers de contribuables adultes, le trésor public acquiert des sources nouvelles de richesses, comment pourraient-ils redouter l’accroissement des dépenses ? Le déficit budgétaire, angoissant pour les nations d’Europe, ne sera de longtemps pour les États-Unis qu’un malaise passager.

La réélection de M. Roosevelt le 8 novembre 1904 a été un triomphe : 32 États sur 45 se sont prononcés en sa faveur, et le vote populaire lui a donné 1 200 000 voix de plus qu’à son concurrent. On n’avait jamais vu si forte majorité. Dans le Congrès, les dernières élections ont augmenté encore la majorité républicaine ; une opposition efficace ne pourrait être faite à M. Roosevelt que par les membres de son propre parti. Résolu (il en a pris l’engagement public) à refuser toute nouvelle candidature à la présidence, il a toute liberté d’action.

Deux sentiments jusqu’ici se sont combattus en lui : le sentiment réformateur et le sentiment impérialiste ; lequel l’emportera ? Une campagne contre la corruption politique soulèverait contre lui les politiciens qui en vivent. Une campagne contre les trusts liguerait toutes les forces de la ploutocratie : le seul résultat serait, peut-être, de briser le parti républicain. Dans sa politique extérieure, au contraire, M. Roosevelt pourra donner libre carrière à son activité. Ses projets d’accroissement de la marine de guerre, de protection de la marine marchande, d’aménagement des stations navales et des points d’appui pour la flotte, sont acceptés par les industriels, et particulièrement par les trusts, qui en espèrent une source fructueuse de profits. Son ardent patriotisme plaît aux foules, qui n’imaginent pas que le peuple américain puisse rencontrer une résistance qu’il serait incapable de briser. M. Roosevelt a montré qu’il se laisse volontiers entraîner dans ses discours par son ardeur naturelle. Mais il tient de ses ancêtres hollandais une prudence capable de refréner ses plus violents désirs : ses traités d’arbitrage et sa récente invitation aux puissances pour une seconde conférence de la Paix témoignent d’un sincère désir de diminuer les causes de conflits entre les peuples civilisés.

ACHILLE VIALLATE.
  1. WS : épuratrice->épuratoire ou épurative.
  2. WS : existant-> existants
  3. WS : grand’peine->grand-peine