La Puce à l’oreille/Acte II

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Librairie théâtrale (p. 98-193).
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ACTE DEUXIÈME

Plantation du deuxième acte.



La puce à l’Oreille. — Décor du deuxième acte.

ACTE DEUXIÈME

À Montretout. Le premier étage de l’Hôtel du Minet-Galant. Pour répondre à son enseigne, tout y est galant, chatoyant, suggestif. La scène est divisée en deux. — À gauche, occupant à peu de chose près les trois cinquièmes de la scène, un grand hall, auquel on accède par un escalier au fond, (escalier qui se prolonge aux étages supérieurs.) — À gauche premier plan une console contre le mur. — Au-dessus de la console, patères auxquelles sont accrochés un dolman de livrée et une casquette de chasseur. — Au deuxième plan, une porte ouvrant sur la chambre occupée par Rugby. — Au troisième plan couloir conduisant à d’autres chambres ; la porte d’une de celles-ci est visible de face au public. — Entre cette porte et le hall, contre le mur est suspendu un tableau de sonneries électriques. — À droite du hall, la cloison qui sépare le dit hall des deux chambres contiguës ; la première visible au public. (Cette cloison se termine au premier plan en col de cygne). — Au deuxième plan, porte donnant accès du hall dans la chambre. — Au troisième plan porte donnant dans la chambre contiguë dont l’intérieur par conséquent n’est pas visible du public. — Dans le hall, contre le col de cygne de la cloison, une banquette. — Dans la chambre de droite, au fond, un lit à baldaquin, rehaussé par une marche tapissée et à pans coupés. — À droite du lit et en pan coupé, fenêtre donnant sur un jardin. — Au premier plan droit, porte donnant sur le cabinet de toilette. — À gauche ; contre le col de cygne, une petite table en laqué blanc. — Au fond à gauche du lit, une chaise. — Autre chaise entre la fenêtre et la porte du cabinet de toilette. De chaque côté du lit, dans l’encadrement du panneau du fond, et placé à hauteur d’œil, un bouton de sonnette électrique. Ces boutons doivent être faits de la façon suivante : le bouton sur lequel on presse, large et peint en noir ; la rondelle de bois qui complète ce bouton peinte en laqué blanc ; le tout appliqué sur une plaque mince et rectangulaire en bois laqué blanc de quatorze centimètres de large sur quinze de hauteur. Tracer un filet noir à un centimètre du bord intérieur de la plaque, puis un second filet parallèle au précédent et à un centimètre de ce dernier ; puis enfin un filet en circonférence à un demi-centimètre de la rondelle de bois qui est appliquée sur la plaque ; tout ceci afin de donner de loin à ces sonnettes l’aspect d’une cible. Ces boutons actionnent, quand on les presse, des grelots de bois placés en coulisse, par lesquels les machinistes sont avertis chaque fois qu’ils ont à faire manœuvrer la tournette du lit. Voici en quoi consiste cette tournette : dans la marche sur laquelle repose le lit, se trouvent enchassés deux disques ; l’un, celui du dessous, fixe et horizontal, de façon à corriger la pente de la scène ; l’autre superposé, mobile et roulant sur galets feutrés ou caoutchoutés. Le panneau du mur forme le diamètre de ce disque ; de sorte que lorsque les machinistes au moyen d’un fil actionné par un tambour font pivoter ce disque, le panneau et le lit tournent avec lui et font place au panneau et au lit de la pièce voisine ; ces deux panneaux et ces deux lits doivent donc être identiques. La tête de ces lits, quand ils sont en scène, doit être du côté de la fenêtre, le pied par conséquent du côté de la porte. Pour cacher tout interstice entre le panneau et son encadrement mettre des joints en caoutchouc qui serviront en même temps à amortir le choc à l’arrêt. Le mouvement de la tournette est en va et vient et ne fait par conséquent jamais le tour complet. Étant donné le lit qui est en scène au lever du rideau, chaque fois qu’on fera venir l’autre dans lequel est couché Baptistin, il arrivera de gauche à droite, et inversement s’en retournera de droite à gauche. Transformations de Chandebise et de Poche. — Dans cet acte, l’artiste chargé du rôle de Chandebise aura à incarner alternativement ce personnage et celui de Poche. Pour ce faire, des costumes truqués sont nécessaires. Dès le lever du rideau, l’artiste aura sous les effets de Poche, son costume de Chandebise qu’il ne quittera du reste de la soirée. Le costume de Poche est composé d’un pantalon de livrée vert bouteille ou bleu de capote d’infanterie (enfin peu voyant) d’un gilet semblable à boutons de cuivre, d’une chemise de cotonnade rose et de chaussons en feutre noir assez montants ; les chaussons, bien entendu sont mis par-dessus les bottines vernies ; quand à la chemise elle n’est qu’apparente, ce sont des manches partant de l’emmanchure du gilet, et un devant à col rabattu, cousu à l’ouverture du gilet. Un tablier et un foulard blanc complètent ce costume. C’est dans cette tenue que l’artiste jouera toute la première partie de l’acte jusqu’à la dernière scène de Poche avant la première entrée de Chandebise. À partir de là, chaque fois qu’il aura à revenir en Poche, comme il faut que les changements soient rapides, il aura un gilet et un pantalon semblables aux premiers mais ceux-là complètement truqués, s’ouvrant par derrière et fermant à ressorts. (Au surplus nous conseillons pour la confection de cette livrée spéciale de s’adresser à Fashionable House, 16, boulevard Montmartre qui l’a exécuté pour le Théâtre des Nouveautés.)




Scène PREMIÈRE

FERRAILLON, EUGÉNIE, puis OLYMPE, puis BAPTISTIN,
puis RUGBY.

Au lever du rideau, Eugénie est en train de terminer la chambre de droite.

FERRAILLON, débouchant du couloir de gauche.

Eugénie !… Eugénie !… (Arrivant à la porte de la chambre de droite.) Eugénie !

EUGÉNIE, sans s’émouvoir, tout en plumeautant.

Monsieur ?

FERRAILLON, du pas de la porte.

Qu’est-ce que vous faites ?

EUGÉNIE.

J’ finis la chambre, monsieur !

FERRAILLON, entrant dans la pièce.

Alors, vous appelez ça une chambre faite, vous ?

EUGÉNIE.

Mais, monsieur…

FERRAILLON.

Vous appelez ça une chambre faite ! Et ce lit, hein ? C’est un lit fait ? On dirait, ma parole, qu’il y a déjà des gens qui ont couché dedans.

EUGÉNIE, entre chair et cuir.

Dame, plutôt !

FERRAILLON.

Oh ! quoi ! quoi ! de l’esprit, maintenant ! Pas de ça, Lisette ! Non, mais dites tout de suite que vous prenez ma maison pour un hôtel borgne !

EUGÉNIE, ironique.

Oh !

FERRAILLON.

Non, mademoiselle ! Vous saurez que c’est une maison de luxe ! un hôtel comme il faut !… où il ne vient que des gens mariés.

Il redescend un peu à gauche.
EUGÉNIE.

Oui, mais pas ensemble.

FERRAILLON, revenant vivement sur elle.

Est-ce que ça vous regarde ? Ils ne le sont que davantage puisqu’ils le sont chacun de leur côté. Mademoiselle se permet de juger ma clientèle, maintenant ! Allons, refaites-moi ce lit-là et un peu vite.

Il rejette les couvertures, puis gagne le hall.
EUGÉNIE, à part.

Ah ! non, ce qu’il me court !

OLYMPE, [1] qui a paru au fond arrivant d’en bas et portant une pile de draps.

À qui en as-tu donc, Ferraillon ?

Elle va poser ses draps sur la console de gauche.
FERRAILLON.

C’est cette fille qui n’en fiche pas une secousse ! Ah ! la la, je regrette de ne pas l’avoir eue un peu sous moi au régiment ! Ce qu’il aurait fallu qu’elle marche !

OLYMPE, sévèrement.

Oh ! Ferraillon !

FERRAILLON.

Hein ?… Oh ! qu’elle marche… qu’elle marche droit. Ah ! bien, si tu crois que je pense à la gaudriole ! Merci ! j’en vois trop, ça me dégoûte.

OLYMPE.

Ah ! j’espère !…

FERRAILLON, apercevant Baptistin qui arrive d’en bas et paraît avec un air de chien battu. Allant à lui, le prenant au collet et le faisant passer au 2.

Ah ! te voilà, toi ! D’où arrives-tu encore ? De chez le mastroquet, bien sûr !

BAPTISTIN.

Moi ?

FERRAILLON.

Il est cinq heures ! pourquoi n’es-tu pas dans ton lit… comme tu le devrais ? Enfin, veux-tu travailler, oui ou non ?

BAPTISTIN, timide.

Oui.

FERRAILLON.

Eh ! bien, alors, va te coucher ! (Baptistin remonte et s’arrête à la voix de Ferraillon.) C’est vrai, ça ! voilà un être qui n’est bon à rien, qui a la chance d’avoir des rhumatismes indiscutables, officiels, pour lesquels je lui fais des rentes !… Pourquoi ? je me le demande !… parce que j’ai trop de cœur et que je n’ai pas voulu laisser un oncle à moi dans la mistoufle ; et monsieur n’a qu’une idée : se soustraire à ses devoirs pour courir chez les bistrots.

BAPTISTIN.

Écoute…

FERRAILLON.

Rien du tout ! (Passant au 2.) Ah ! les bistrots, voilà des boîtes qu’on devrait fermer au nom de la moralité publique. Et si on avait eu besoin du vieux monsieur malade, en ton absence, hein ?… qui est-ce qui l’aurait fait à ta place, le vieux monsieur malade ? pas moi, bien sûr ! Ça aurait été du propre en cas de flagrant délit !

BAPTISTIN.

Mais je savais que…

FERRAILLON.

C’est bon ! la ferme !… Allez ! dans ta chambre, et houste-là ! au pieu !… Qu’est-ce que c’est que ça donc ? (Baptistin, soumis, rentre la tête basse dans la pièce de droite du fond.) La voilà bien, la famille !… Tout lui est dû et ça ne doit rien à personne.

RUGBY, surgissant hors de la chambre de gauche et bien dans le dos de Ferraillon.

Nobody called ?

FERRAILLON (3), sursautant et pivotant sur lui-même,

Comment ?

RUGBY (2), très soupe au lait.

Nobody called, I say ! (Ferraillon et Olympe se regardent ahuris. Voyant qu’on ne l’a pas compris, Rugby plus doucement à Olympe.) Did any body call for me, if you please ?

OLYMPE (1).

Non !… Nobodé ! nobodé, monsieur !

RUGBY, bougon.

Huah !… thanks !

Il rentre chez lui furieux. Ferraillon et Olympe se regardent abrutis.

FERRAILLON, après un temps.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

OLYMPE.

Je crois qu’il a demandé si personne n’était venu.

FERRAILLON.

C’est extraordinaire cette manie qu’il a de vous parler en anglais. Est-ce que je ne lui parle pas en français, moi ?

OLYMPE.

Il ne sait pas notre langue.

FERRAILLON.

Ce n’est pas une raison pour que je comprenne la sienne. (L’imitant.) « Nobodécoll. » Ah ! il peut se vanter d’avoir le sourire, celui-là.

OLYMPE.

Le pauvre homme ! c’est la troisième fois qu’il vient et chaque fois, la dame qu’il attendait lui a posé un lapin.

FERRAILLON.

On en poserait à moins ! S’il est ainsi avec les femmes : « Nobodécoll » ! je comprends que ça les fasse filer !

OLYMPE, approuvant.

Ça ! (Se disposant à reprendre sa pile de draps.) Allons, je vais monter mes draps à la lingerie.

FERRAILLON.

Mais ne te donne donc pas la peine ! (Appelant.) Eugénie !

EUGÉNIE, qui, pendant les scènes qui précèdent et après avoir refait le lit, a disparu dans le cabinet de toilette et vient de rentrer dans la chambre quelques répliques au-dessus.

Monsieur ?

FERRAILLON.

Vous avez fini la chambre ?

EUGÉNIE, son plumeau sous le bras et un broc à la main.

Tout de même, Monsieur.

FERRAILLON, au-dessus de la porte.

Oui, oh ! je sais bien ! Une chambre, c’est toujours fini quand on veut.

EUGÉNIE, se dirigeant vers le couloir de gauche.

Comme c’est toujours pour la redéfaire une fois qu’elle est faite !…

FERRAILLON.

Bon. Je vous dispense de vos réflexions profondes et saugrenues. Voilà une pile de draps : vous allez la porter à la lingerie.

EUGÉNIE.

Moi ?

FERRAILLON.

Naturellement ! pas moi.

EUGÉNIE, déposant son broc et son plumeau dans le couloir et avec un soupir de résignation.

Bien. (À part.) Quel métier de bourrique !

Elle remonte comme pour gagner l’escalier ; à la voix d’Olympe, elle s’arrête.

OLYMPE.

Ah !… pendant que j’y pense ! (Indiquant la pièce de droite premier plan.) Vous ne disposerez pas de cette chambre ; elle est retenue.

FERRAILLON, allumant une cigarette.

Ah ! par qui ?

OLYMPE.

Par M. Chandebise. (À Eugénie.) Vous vous rappellerez ?

EUGÉNIE.

Oui, madame ! le monsieur qui parle comme ça.

Elle prononce : « parle comme ça » à la façon de Camille.
OLYMPE.

Précisément.

FERRAILLON, qui s’est assis sur la banquette qui est contre le col de cygne.

Ah ! il vient aujourd’hui ?

OLYMPE.

Oui ! Tiens, voici la dépêche qu’il envoie. (Voyant Eugénie qui se rapproche et écoute.) Ça va bien, Eugénie !

EUGÉNIE, se méprenant.

Moi, madame ? très bien, merci.

OLYMPE.

Non, je vous dis : ça va bien, je n’ai plus besoin de vous

EUGÉNIE.

Ah ? oui, madame. (À part, en s’en allant.) Ça m’étonnait aussi !

Elle remonte dans la direction de l’escalier du fond.
OLYMPE.

Non, prenez donc par l’escalier du couloir ! ça revient au même et vous ne risquez pas de croiser les clients avec votre pile de draps.

EUGÉNIE.

Oui, madame.

Elle sort par le couloir de gauche.
OLYMPE, à Ferraillon.

Voilà ce qu’elle dit la dépêche : « Réserver pour tantôt 5 heures même chambre que dernière fois. Chandebise. » Or, celle qu’il avait la dernière fois, c’est celle-ci.

Elle indique la chambre de droite.
FERRAILLON, se levant.

Ah ! parfait !… Alors, on va y jeter le coup d’œil du maître. (Il entre dans la chambre suivi de sa femme.) Ah ! bien, c’est mieux.

OLYMPE.

Et le cabinet de toilette ; y a-t-il tout ce qu’il faut ? Très important le cabinet de toilette !

Elle entre dans le cabinet de toilette.
FERRAILLON.

Maintenant, pressons un peu sur ce bouton pour voir si mon imbécile d’oncle est à son poste…

Il presse sur le bouton qui est à gauche du lit ; la cloison tourne sur son pivot, emmenant le lit qui est en scène et auquel fait place le lit de la chambre contiguë et dans lequel est Baptistin.

BAPTISTIN, couché sur le dos, entonnant un refrain coutumier.

Oh ! mes rhumatismes ! mes pauvres rhumatismes !

Il est en chemise de nuit, une marmotte sur la tête.
FERRAILLON, l’arrêtant.

Oui, bon ! ne te fatigue pas ! Ce n’est que moi.

BAPTISTIN, se mettant sur son séant,

Ah ! c’est toi ? Eh bien, tu vois, toi qui m’attrapes toujours : j’y suis à mon bureau.

FERRAILLON.

Eh ! bien, mon vieux, je te paie pour ça ! Allez, au tiroir ! (Il réappuie sur le bouton ; nouveau tour sur pivot de la cloison ramenant le premier lit.) Tout va bien. (Olympe sort du cabinet de toilette et emboîte le pas à son mari qui gagne le haut. — Ferraillon, tout en marchant.) Où est Poche ?

OLYMPE, suivant son mari.

À la cave, qui range le bois.

FERRAILLON, extrême gauche.

À la cave ! Tu es folle ! Enfin, voyons ! Je t’ai dit qu’il n’avait qu’un défaut, celui de se saouler, et tu l’envoies à la cave.

OLYMPE.

Mais le vin est cadenassé dans les casiers, il n’y a pas de danger.

FERRAILLON.

Ah ! c’est que, je le connais, le bougre. Il a beau m’avoir juré qu’il était corrigé de son vice, je sais ce qu’en vaut l’aune. Je l’ai connu, moi, au régiment ; il a été trois ans mon brosseur ! Je les ai connus ses repentirs ; ils allaient du lundi au samedi !… et le dimanche, vlan ! la cuite hebdomadaire.

OLYMPE, avec philosophie.

Eh ! bien, il était dans le mouvement.

FERRAILLON.

Oui, c’était un précurseur… En attendant, moi, — je ne le collais pas au bloc ! — mais je lui flanquais une de ces tripotées, ah !… qu’il en était corrigé jusqu’au samedi. Il n’y a que le dimanche, que c’était à recommencer ; ce qui n’empêche que c’était une perle au service ! honnête, travailleur… et dévoué ! Ah ! je pouvais le bousculer, celui-là ; le malmener ; c’était une joie ! c’est-à-dire que quand je lui flanquais mon pied quelque part, ah !… le roi n’était pas son cousin !

OLYMPE, chatte, la tête contre l’épaule de Ferraillon et les yeux au ciel.

Tu bats si bien !

FERRAILLON, modeste.

Oui, oh !… je battais. Maintenant… ! on se fatigue, tu sais… C’est égal, voilà un serviteur comme je les aime !… Ce n’est pas comme les domestiques d’aujourd’hui, à qui on ne peut parler qu’avec la bouche en cul de poule… Aussi, quand, il y a quinze jours, je l’ai retrouvé sans place, je n’ai pas hésité à le prendre à notre service.

OLYMPE, gagnant la droite du hall,

Tu as joliment bien fait !

À ce moment, dans l’escalier, venant des dessous, paraît Poche, un crochet de bois sur le dos. Il est en tenue de travail : pantalon et gilet de livrée, tablier à bavette et chaussons de feutre ; cheveux mal peignés comme un homme qui vient de faire son ouvrage. À le regarder, c’est le sosie absolu de Chandebise, seulement en vulgaire, en lourdaud ; c’est le même homme mais d’une couche sociale inférieure. — Il tient à la main une dépêche.


Scène II

Les Mêmes, POCHE, EUGÉNIE.
FERRAILLON (1), à l’apparition de Poche.

Ah ! bien, quand on parle du loup… ! Qu’est-ce qu’il y a, Poche ?

POCHE (2), esquissant le salut militaire. — voix traînarde.

Une dépêche, chef !

FERRAILLON, le singeant.

« Une dépêche, chef ! » (Allant à lui.) Allons ! donne !… (Prenant en passant la dépêche de la main de Poche, tout en allant à sa femme.) Merci. (Voyant Poche qui est descendu un peu à gauche et le contemple d’un air béat et attendri.) Mon Dieu, qu’il est laid cet animal-là ! (À Poche qui sourit béatement, tout en esquissant instinctivement des saluts militaires.) As-tu fini de me regarder comme ça, imbécile ! (Tout en parlant, il a ouvert la dépêche ; allant à la signature.) Ah !… encore de Chandebise ! (À ce moment Eugénie paraît en haut de l’escalier et descend lentement pendant que Ferraillon lit le contenu de la dépêche.) « Retenir bonne chambre pour moi…

OLYMPE, avec une pointe d’ironie.

Eh ! bien, il y tient !

FERRAILLON.

… et y introduire qui la demandera à mon nom. » (À Eugénie, qui est arrivée au bas des marches, et à Poche.) Vous avez entendu, vous autres ? Si on demande la chambre réservée à M. Chandebise, vous introduirez dans celle-ci.

EUGÉNIE.

Oui, Monsieur.

POCHE, sourit béat, salut militaire.

Oui, chef.

FERRAILLON.

Et maintenant, vous pouvez disposer. (Eugénie sort par le couloir. Poche reste sur place à contempler son maître.) Eh ! bien… t’as pas entendu ? espèce de cosaque ! (Le prenant par le bras et le faisant pivoter.) Allez, ouste ! détale. (Il lui envoie un coup de pied quelque part. Poche remonte, l’air radieux et gravit les marches de l’escalier sans quitter Ferraillon du regard.) Tiens, regarde un peu s’il a l’air content ! Je te dis qu’il m’adore, cet animal-là ! (Faisant brusquement la grosse voix.) Veux-tu filer ! qu’est-ce que c’est que ça, donc ?

Poche obéit avec précipitation et manque ainsi de tomber aux marches supérieures.

OLYMPE, une fois Poche disparu.

C’est tout de même une bonne pâte !


Scène III

OLYMPE, FERRAILLON, RUGBY, puis FINACHE.
RUGBY, sortant en trombe de sa chambre et allant droit à Ferraillon qui, le pied gauche sur la première marche de l’escalier, lui tourne le dos.

No body called ?

FERRAILLON, sursautant et pivotant vivement sur lui-même.

Hein ?

RUGBY.

Did any body call for me, I say, for the second time !

FERRAILLON.

Eh ! non !… Nobodé ! Zut !

RUGBY.

Oh !… Thanks !

Il réintègre sa chambre comme il est venu.
OLYMPE, après la sortie de Rugby.

L’amour d’homme !

FERRAILLON.

Il a une façon de sortir comme un diable d’une boîte.

OLYMPE.

C’est vrai, il vous donne des couleurs !

FINACHE, paraissant dans l’escalier, venant des dessous.

Bonjour, colonel !

FERRAILLON, OLYMPE.

Ah ! M. le docteur.

FINACHE, descendant entre eux.

Bonjour, madame Ferraillon ! Vous avez une chambre ?

OLYMPE (3).

Toujours pour vous, M. le docteur.

FINACHE (2).

On n’est pas venu me demander ?

FERRAILLON (1).

Pas encore, monsieur le docteur.

FINACHE.

Ah ! tant mieux !

FERRAILLON.

Monsieur le docteur est en bonne fortune.

FINACHE.

Oh ! en bonne fortune… ! Je suis en petit collage.

OLYMPE.

Ah ! bien, ce n’est pas pour dire, mais voilà plus d’un mois… !

FINACHE.

J’ai un peu papillonné à droite et à gauche.

FERRAILLON.

C’est mal ça, de ne pas être fidèle.

FINACHE.

Oh ! mais avec la même ! avec la même !

FERRAILLON.

Oh ! je ne parle pas de la dame, je parle pour nous.

FINACHE.

Ah ? bon !

FERRAILLON.

Ah ! bien ! Si on devait être fidèle en amour, nous n’aurions plus qu’à fermer la maison.

FINACHE.

Très judicieux ! Dites-moi donc, on entre comme dans un bois dans votre hôtel. (Remontant légèrement.) je n’ai pas vu votre garçon au bureau.

OLYMPE.

Poche ?

FINACHE, redescendant.

Quoi, « Poche » ? Non, Gabriel, le beau Gabriel.

FERRAILLON.

Ah ! c’est vrai, vous ne savez pas… Évidemment, depuis le temps ! Nous l’avons congédié, Gabriel.

FINACHE.

Oh ! pourquoi ? Il était si décoratif !

FERRAILLON.

Justement. Trop ! Il était trop joli garçon.

OLYMPE.

Il faisait des béguins dans la clientèle.

Elle remonte un peu.
FINACHE, passant au 3.

Voyez-vous ça !

FERRAILLON, gagnant vers Finache.

Vous comprenez que c’était inacceptable ! Si un client ne peut plus amener sa maîtresse sans risquer de se la voir soulever par le personnel… ! ah ! non… ! Nous sommes une maison de confiance.

FINACHE, qui s’est assis sur la banquette.

Comment si vous êtes… !

FERRAILLON.

Aussi, faut de la discipline ! je ne connais que ça ! C’est que j’ai été militaire moi, tel que vous me voyez.

FINACHE.

Oui-da ! Alors, c’est donc vrai, votre grade, colonel ?

OLYMPE, qui est descendu au 1.

Comment, si c’est vrai !

FERRAILLON (2).

Tiens !… Je suis ancien sergent-major au 29e de ligne ; c’est pour ça qu’on m’appelle colonel.

FINACHE.

Oui, oui !… vous êtes colonel… au civil.

FERRAILLON, avec bonhomie.

Oh ! bien, n’est-ce pas ? dans la vie privée, un grade de plus ou de moins… ! (À Olympe.) Veux-tu voir, mon chou ? le numéro 10, pour M. le docteur.

OLYMPE.

Oui.

Elle gagne l’escalier dont elle gravit les marches pendant ce qui suit.

FINACHE, indiquant la chambre de droite.

Eh ! quoi, le 5, là, n’est pas libre ?

FERRAILLON.

Hélas ! non.

FINACHE, désappointé.

Oh !

FERRAILLON.

Mais le 10 c’est la même disposition, juste au-dessus.

FINACHE.

Bah ! Va pour le 10 !

OLYMPE, qui est presque au haut de l’escalier,

je vais le faire préparer.

FERRAILLON.

C’est ça. Va, ma chérie.

Elle disparaît.



Scène IV

Les Mêmes, moins OLYMPE.
FINACHE, une fois Olympe partie.

Une femme précieuse, hein, madame Ferraillon ?

FERRAILLON.

Ah !… Et si sérieuse !

FINACHE.

C’est drôle ! Souvent je me suis demandé où je l’ai vue ?

FERRAILLON, hochant la tête.

Ah ! ça ?… Vous… vous n’avez pas connu autrefois une demi-mondaine la belle Castana ?… qu’on avait surnommée : « Culotte de peau ».

FINACHE, interrogeant sa mémoire.

Castana ? Attendez donc !

FERRAILLON.

Si ! Qui a été si longtemps la maîtresse du duc de Gennevilliers.

FINACHE.

Ah ! Oui… Oui ! et qui s’est fait servir un jour au Grand-Seize, toute nue, sur un plat d’argent.

FERRAILLON.

Vous y êtes ! (Avec une certaine satisfaction.) Eh ! bien, c’est elle ! c’est ma femme ; je l’ai épousée.

FINACHE, un peu interloqué.

Ah ?… ah ?… Mes compliments !

FERRAILLON, fat sous une modestie affectée.

Elle a eu un béguin pour moi lorsque j’étais sergent au 29e de ligne. (En manière de justification.) J’étais beau gars !… l’uniforme !… Elle a toujours eu un pépin pour les militaires.

FINACHE.

« Culotte de peau ! »

Il rit.
FERRAILLON, riant.

Voilà ! (Redevenant sérieux.) Elle… elle a voulu m’entretenir.

FINACHE.

Non ?

FERRAILLON, vivement.

Oh ! mais… je ne mange pas de ce pain-là !… D’autre part, elle avait de l’argent de côté, du physique et… de la réputation, je puis le dire : c’était un parti. Alors, je lui ai proposé le mariage et… ça s’est fait comme ça.

FINACHE, s’asseyant sur la banquette.

Mes compliments !

FERRAILLON.

Mais avant, j’ai posé mes conditions. J’ai des principes, moi !… Je lui ai dit : à partir de maintenant, plus de noce ! plus d’amants !… (Penché vers Finache.) Parce que, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve que du moment que vous prenez une femme, il ne faut plus qu’elle ait d’amants.

FINACHE, avec un sérieux ironique.

Vous êtes absolument dans le vrai.

FERRAILLON.

Avant tout, je tiens à la respectabilité !… et alors, voilà : on a ouvert cette maison.

Il gagne un peu vers la gauche.
FINACHE, se levant.

Vous êtes un sage.

FERRAILLON.

Et l’on vit comme ça, modestement, comme des bourgeois rangés ; on économise pour les vieux jours. Et même, à ce propos, j’ai réfléchi à ce que vous m’aviez proposé l’autre jour… pour l’assurance sur la vie, vous savez !

FINACHE.

Ah ! ah ! vous y venez !

FERRAILLON.

Bien oui, quoi ? J’ai quarante-quatre ans ; ma femme… cinquante-deux.

FINACHE, blaguant à froid.

Eh ! ben, mais c’est très bien, ça ! On dit qu’il faut toujours qu’il y ait sept ou huit ans de différence entre les époux.

FERRAILLON, sans conviction.

Oui !… Il vaudrait peut-être mieux que ce fût plutôt la femme qui…

FINACHE.

Je ne vous dis pas, mais enfin, quand on ne peut pas ; il vaut encore mieux que ce soit le mari.

FERRAILLON.

Évidemment !… Évidemment !… (Changeant de ton.) Alors, si je pouvais la faire assurer, la pauvre chérie, de façon qu’à sa mort…

FINACHE.

Elle ! ah ! diable ! cinquante-deux ans !… si c’était vous, ce serait beaucoup moins cher.

FERRAILLON.

Oh ! mais moi, si vous voulez ! pourvu qu’à sa mort…

FINACHE.

Ah ! non ! non !… Alors, dans ce cas-là, c’est à la vôtre que…

FERRAILLON.

À la mienne ! Ah ! mais non, alors ! non ! comme ça, ça ne m’intéresse pas du tout.

FINACHE.

Enfin, nous verrons à trouver une combinaison ; venez toujours nous voir.

FERRAILLON.

Quand ?

FINACHE.

Tous les matins ; vous me trouverez de dix à onze, chez le directeur pour la France de la « Boston Life Company », 95, boulevard Malesherbes.

FERRAILLON, inscrivant sur sa manchette.

Boulevard Malesherbes, bien… Et je n’ai qu’à demander… ?

FINACHE.

Le directeur de la compagnie ; je le préviendrai.

FERRAILLON.

Parfait ! Merci de votre obligeance.

FINACHE.

Mais comment donc !


Scène V

Les Mêmes, OLYMPE, puis RUGBY, puis RAYMONDE.
OLYMPE, du haut de l’escalier.

Si monsieur le docteur veut venir voir la chambre… ?

FINACHE, s’élançant vers l’escalier et tout en grimpant quatre à quatre.

Hein ! Mais je crois bien que je veux venir voir la chambre ! je crois bien que je… (À Ferraillon, du haut de l’escalier.) Ah ! et si on vient me demander, prévenez-moi tout de suite, n’est-ce pas ?

Il disparaît aux étages supérieurs.
FERRAILLON, le regardant partir.

C’est beau l’amour !

RUGBY, surgissant hors de sa chambre et dans le dos de Ferraillon.

No body called ?

FERRAILLON.

Ah ! pas comme ça, par exemple.

RUGBY.

No body called for me, I say.

FERRAILLON, le sourire aux lèvres et à mi-voix.

La barbe !

RUGBY, tendant l’oreille.

What ?

FERRAILLON, id.

La barbe !

RUGBY, qui ne comprend pas.

Baabe ?

FERRAILLON, sur le ton le plus aimable.

Oui, l’Englisch ! tu me regardes avec des yeux ronds, mais je ne suis pas fâché de profiter de ton ignorance de notre langue pour te dire ce que je pense : la barbe !

RUGBY.

Baabe !… Aoh ! thanks.

FERRAILLON.

À ton service.

Rugby est déjà arrivé au seuil de sa porte quand, dans l’escalier, paraît Raymonde, la figure cachée par une voilette épaisse.

RUGBY, arrêté net par l’apparition de Raymonde.

Aoh !

FERRAILLON (2).

Vous désirez, madame ?

RAYMONDE (3).

La chambre retenue par M. Chandebise ?

FERRAILLON, passant devant elle pour aller ouvrir la porte de la chambre de droite.

Ah !… Par ici, madame !

Rugby, qui n’a pas quitté Raymonde du regard, ne pouvant pas distinguer ses traits, s’avance sans façon jusqu’à elle et se met à tourner autour d’elle comme autour d’un bec de gaz ; ceci en la dévisageant effrontément et en chantonnant un air de gigue sur lequel son pas se rythme.

RUGBY, tout en contournant Raymonde qui le regarde ahuri et pivote instinctivement sur elle-même.
Tourning round the town,

Knowing people down,

Kissing every girl you meet…

Constatant que Raymonde n’est pas celle qu’il cherche.

No ! it’s not that one !

Reprenant en sifflotant son pas de gigue, il rentre dans sa chambre.

RAYMONDE, ahurie de son aplomb.

Eh ! bien, qu’est-ce qu’il a, celui-là ?

FERRAILLON.

Ne faites pas attention, madame ! c’est un original d’outre-mer.

RAYMONDE, descendant un peu à gauche.

Il ne manque pas de toupet ! (À Ferraillon.) Il n’est encore venu personne demander la chambre ?

Elle relève un peu son voile.
FERRAILLON.

Personne, non. (Descendant vers elle.) Eh ! mais, ma parole ! je ne me trompe pas : c’est bien madame qui est déjà venue ce matin.

RAYMONDE.

Hein ?

FERRAILLON.

Oui, oui, parfaitement. Ah ! madame, je suis flatté !… Je comptais bien que ma discrétion m’assurerait, le cas échéant, la clientèle de madame ; mais vrai je n’attendais pas sitôt !

RAYMONDE, choquée et décontenancée.

Mais, monsieur, en voilà des façons ! Je ne vous permets pas de supposer…

FERRAILLON, s’inclinant aussitôt.

Excusez-moi, madame. (Remontant jusqu’à la porte et s’effaçant pour laisser passer Raymonde.) Si madame veut prendre la peine…

RAYMONDE, passe devant lui, puis arrivée sur le pas de la porte, elle se retourne pour toiser Ferraillon d’un air hautain.

Sse !

Elle gagne l’extrême droite de la chambre.
FERRAILLON, qui est entré dans la pièce à sa suite.

Voici, la chambre ; madame voit : elle est très confortable. Le lit…

RAYMONDE, hautaine, lui coupant la parole.

C’est bien, monsieur ! je n’en ai que faire.

L’air digne, elle passe au 1.
FERRAILLON, interloqué.

Ah ! (À part, tout en se dirigeant vers le cabinet de toilette.) C’est une vicieuse !… (Haut.) Voici le cabinet de toilette, avec eau chaude, eau froide, bain, douche…

RAYMONDE, agacée.

Bon ! bon ! Je n’ai pas l’intention d’habiter.

FERRAILLON, s’inclinant légèrement.

Oui, madame. (Remontant au lit.) Enfin, là, — très important à noter — en cas de flagrant délit, j’appelle l’attention de Madame : de chaque côté du lit, un bouton…

RAYMONDE, passant à droite.

Mais, enfin, c’est bien !… je m’assurerai moi-même… Veuillez me laisser, monsieur.

FERRAILLON, interloqué.

Mais Madame…

RAYMONDE.

Je n’ai plus besoin de vous.

FERRAILLON.

Ah ?… bien, madame… (Il gagne la porte et au moment de sortir.) Madame, votre serviteur.

RAYMONDE, nerveuse.

Au revoir, monsieur ! au revoir.

FERRAILLON, en refermant la porte sur lui.

C’est une maîtresse à la grinche !

RAYMONDE.

Cet homme est d’un manque de tact !

FERRAILLON, apercevant Poche qui redescend avec son crochet vide.

Eh ! Poche !

POCHE, le regard tendre, saluant militairement.

Chef ?

FERRAILLON.

C’est bientôt fini ton trimballage de bois ?

POCHE, id.

Encore un chargement, chef.

FERRAILLON, passant.

Bien ! alors, au trot ! Et puis après tu me feras le plaisir de passer ta livrée au lieu de la laisser traîner ici ; ce n’est pas sa place. (Tout en parlant, il a indiqué la veste de livrée qui est suspendue, ainsi que la casquette, à une des patères au-dessus de la console.) C’est l’heure où les clients arrivent, tu dois être en tenue.

POCHE.

Oui, chef.

Fausse sortie. Sonnerie.
FERRAILLON.

Tiens ! on sonne. (Consultant le tableau.) C’est l’anglais, va voir ce qu’il veut.

POCHE.

Oui, chef.

Il dépose son crochet contre la rampe de l’escalier, se dirige vers la chambre de gauche, sans cesser de fixer des yeux tendres sur Ferraillon et frappe à la porte de Rugby.

VOIX DE RUGBY.

Come in !

Poche entre chez Rugby. Raymonde, pendant tout ce qui précède, a inspecté la chambre, ouvert la fenêtre et à ce moment est entrée dans le cabinet de toilette.


Scène VI

FERRAILLON, TOURNEL, puis RAYMONDE.
TOURNEL, arrivant du fond.

Pardon ! la chambre de monsieur Chandebise ?

FERRAILLON (1).

C’est ici, monsieur ! Mais… si je ne me trompe, vous n’êtes pas M. Chandebise.

TOURNEL (2).

Non ! mais ça ne fait rien. Je le représente.

FERRAILLON, acquiesçant de la tête.

Ah ?… D’ailleurs la dépêche dit d’introduire, quand on demandera la chambre, à son nom alors… ! la dame est là, monsieur.

TOURNEL.

Ah ?… et… elle est bien ?

FERRAILLON, le regarde, étonné, puis :

Monsieur, désire avoir mon avis ? Il me semble que, du moment qu’elle plaît à monsieur…

TOURNEL.

C’est que… je ne la connais pas.

FERRAILLON.

Ah ?

TOURNEL.

Alors, avant de m’engager, si ça devait être une vieille toupie…

FERRAILLON.

Non ! Non ! rassurez-vous !… Elle ne doit pas avoir le caractère en sucre, mais elle est jolie.

TOURNEL, avec un geste désinvolte.

Oh ! ben… Comme ce n’est pas pour le caractère qu’on y va !

FERRAILLON, avec un rire approbateur.

Non !… Alors, monsieur, voici la chambre.

Il entre dans la chambre, suivi de Tournel ; voyant la fenêtre ouverte, il la ferme pendant ce qui suit. Tournel, lui, dépose son chapeau sur la petite table qui est contre le col de cygne.

POCHE, sortant de chez Rugby et parlant à la cantonade.

Tout de suite, monsieur ! (Au public.) Il me demande un « nobodécol » ? Je ne sais pas ce que c’est !… (Un temps.) Je va lui servir un vermouth.

Il remonte jusqu’à l’escalier et pendant ce qui suit, prend son crochet et descend dans les dessous.

FERRAILLON, qui a fermé la fenêtre.

Personne ici. Je vais voir par là.

Il frappe à la porte du cabinet de toilette.
VOIX DE RAYMONDE.

Qu’est-ce que c’est ?

FERRAILLON, la joue contre la porte.

Le monsieur de Madame est là.

VOIX DE RAYMONDE.

Voilà.

FERRAILLON, gagnant le 1 en décrivant un demi cercle respectueux pour passer devant Tournel.

Madame est là, monsieur.

TOURNEL.

Ah ! bon, très bien.

FERRAILLON, sur le pas de la porte, au moment de se retirer.

Grand bien vous fasse, monsieur !

TOURNEL, fermant la porte sur Ferraillon qui par la suite remonte vers l’escalier et gagne les étages supérieurs.

Merci. (Jetant un coup d’œil autour de lui.) Tiens ! c’est gentil ici ! coquet, bien meublé… (Son regard tombe sur les boutons électriques.) Ah !… c’est les sonnettes, ça ? Eh ! bien quand on s’ennuie au moins, on peut faire un carton. (Il fait la mimique de tirer au pistolet dans la direction du bouton de droite du lit.) Mais c’est pas tout ça ! Voyons… comment se présenter d’une façon originale ? Ah ! comme ça ! ce sera drôle !

Il va s’asseoir sur le lit et en tire les rideaux sur lui de façon à être complètement dissimulé.

RAYMONDE, faisant irruption hors du cabinet de toilette. — Elle a toujours son chapeau sur la tête.

Ah ! te voil… (Ne voyant personne.) Eh ! bien ? où est-il ?

TOURNEL, derrière les rideaux.

Coucou !

RAYMONDE, à part.

« Coucou » ! Attends un peu !

TOURNEL, même jeu.

Coucou !

Raymonde est remontée jusqu’au lit ; de sa main droite, elle écarte vivement le rideau de droite, et du revers de sa main gauche applique un violent soufflet sur la joue de Tournel.

RAYMONDE.

Tiens !…

TOURNEL, au reçu de la gifle,

Oh !

Il saute hors du lit.
RAYMONDE, bondissant en arrière,

C’est pas lui !…

TOURNEL (1).

Raymonde !… Vous ! C’est vous !…

RAYMONDE (2).

Monsieur Tournel !

TOURNEL.

Ah ! bien !… si je m’attendais… ! (Tout en frottant la joue droite.) Oh ! l’agréable surprise !

RAYMONDE.

Ah ! çà… qu’est-ce que vous faites ici ?

TOURNEL, avec panache.

Qu’importe ce que j’y fais… (Vite, comme pressé de donner son explication pour passer à autre chose.) Une… une intrigue d’amour, là !… C’était une femme… une femme qui m’aimait… elle m’avait vu au théâtre ; alors le… le coup de foudre !… elle m’a écrit et, par bonté d’âme, moi…

RAYMONDE.

Mais pas du tout !… mais pas du tout.

TOURNEL, se méprenant à la protestation de Raymonde et avec fougue.

Mais cette femme, cette femme, je m’en moque ! je ne la connais pas, je ne l’aime pas !… tandis que vous !… Oh ! mon rêve… mon rêve se réalise !… vous êtes là, devant moi, toute à moi !… vous voyez bien que le ciel se met de la partie !

Tout en parlant, il essaie de la prendre entre ses bras.
RAYMONDE, se dégageant et passant au 1.

Mais laissez-moi !…

TOURNEL,

Non ! Non !

RAYMONDE.

Ce n’est pas à vous qu’on a écrit !… c’est à mon mari.

TOURNEL.

Mais non, mais non !… C’est invraisemblable : il est laid, lui. Seulement nous étions ensemble, n’est-ce pas ?… alors la personne a confondu et…

RAYMONDE, s’efforçant de lui couper la parole,

Mais pas du tout !… mais pas du tout !… (Comme un argument sans réplique.) La lettre à mon mari, c’est de moi.

TOURNEL, avec un sursaut d’étonnement.

De vous ?

RAYMONDE.

Absolument !

TOURNEL.

Vous écrivez des lettres d’amour à votre mari ?

RAYMONDE.

je voulais voir s’il me trompait… s’il viendrait au rendez-vous.

TOURNEL, poussant un cri de triomphe.

Ah !… Eh ! bien, vous voyez ! Vous voyez ! vous qui ne vouliez plus être à moi, parce que vous pensiez, que votre mari vous était infidèle ; vous voyez qu’il n’est pas venu ! et c’est moi qu’il a délégué à sa place, comme plus conforme à la vraisemblance.

RAYMONDE, frappée par l’argument.

C’est vrai !

TOURNEL.

Et savez-vous ce qu’il a dit, en recevant cette lettre ? votre lettre ! il a dit : « Mais qu’est-ce qu’elle me veut, cette dame ?… elle ne sait donc pas que je ne trompe pas ma femme !… »

RAYMONDE.

Il a dit ça ?

TOURNEL.

Oui !

RAYMONDE.

Ah ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse !

Elle se jette au cou de Tournel et l’embrasse sur les deux joues.
TOURNEL, radieux.

Ah ! Raymonde ! ma Raymonde ! (Bien près d’elle, du bras droit enserrant sa taille, tandis que du bras gauche, pendant ce qui suit, il accompagne son plaidoyer de gestes oratoires.) Eh ! bien, hein ? Vous vous repentez… maintenant d’avoir douté de lui… (Il l’embrasse goulûment et bruyamment : « Hong ! hong ! ».) Vous reconnaissez à présent… (Baisers : « hong ! hong ! »), que vous n’avez plus le droit de l’incriminer. (Id. « hong ! hong ! ».) que vous n’avez plus le droit de ne pas le tromper… (Baisers répétés : « hong ! hong ! hong ! ».) le pauvre cher homme !

RAYMONDE, l’étreignant à son tour.

Oui ! oui !… vous avez raison. (Elle l’embrasse à son exemple,) J’ai eu tort ! C’est mal à moi de l’avoir soupçonné. (Nouveaux baisers.) Mon brave Chandebise ! c’est mal ! Je vous en demande pardon.

Baisers.
TOURNEL, lyrique.

Non ! non ! Pas de pardon !… Soyez à moi, ça suffit.

RAYMONDE, lyrique.

Oui ! oui ! C’est le châtiment !

TOURNEL, transporté.

Ah ! Raymonde, je vous aime, je t’aime !… je t’aime, je vous aime !… Raymonde… ma Raymonde !

RAYMONDE.

Ah ! non, quand je pense que je croyais que c’était mon mari qui faisait « coucou » !

TOURNEL, avec envolée.

Eh ! bien, ça revient au même ! nous le ferons pour lui.

RAYMONDE.

Quoi !

TOURNEL.

Coucou. (Avec exaltation, la serrant contre sa poitrine.) Raymonde ! ma Raymonde !

RAYMONDE, se débattant.

Tournel ! Tournel ! Qu’est-ce qui vous prend ?… Laissez-moi me remettre de mon émotion…

Elle s’est dégagée et a passé numéro 2.
TOURNEL, revenant à la charge et très emballé.

Non ! non ! profitons-en, au contraire ! profitez de votre trouble tant qu’il est chaud !

RAYMONDE, se débattant entre ses bras.

Tournel ! Tournel ! voyons !

TOURNEL, sans l’écouter.

Dans ces moments-là, les sensations sont bien plus intenses ! (L’entraînant malgré elle vers le lit.) Allons ! venez !… venez, viens !… viens, venez !

RAYMONDE, affolée.

Quoi ?… Quoi ?… Qu’est-ce que vous faites ? Où m’entraînez-vous ?

TOURNEL, un pied déjà sur la marche du lit,
entraînant toujours Raymonde.

Mais là !… là où le bonheur nous attend !

RAYMONDE.

Hein ! Là ? Vous êtes fou !… (Elle lui donne une poussée qui l’envoie s’asseoir sur le lit et passe à gauche.) Pour qui me prenez-vous ?

TOURNEL, ahuri.

Comment ! Mais ne m’avez-vous pas laisser entendre que vous consentiez… !

RAYMONDE, vivement et avec hauteur.

À être votre amante… oui ! (Gagnant la droite, avec dignité.) Mais coucher avec vous ! Ah !… me prenez-vous pour une prostituée ?

TOURNEL, tout à fait sur le rebord du lit et bien piteux.

Mais alors… quoi ?

RAYMONDE, superbe de dignité.

Mais… le flirt ; les émotions qu’il comporte : se parler les yeux dans les yeux ; la main dans la main. Je vous donne la meilleure partie de moi-même !…

TOURNEL, lève la tête vers Raymonde, puis.

Laquelle ?

RAYMONDE.

Ma tête ; mon cœur.

TOURNEL, en faisant fi.

Oh ! pfutt !

RAYMONDE, le toisant avec hauteur.

Ah ! çà, quelle pensée a donc été la vôtre ?

TOURNEL, se levant et très chaud.

Mais la pensée de tout galant homme qui convoite l’amour d’une femme ! (Marchant sur Raymonde.) Comment ! quand tout nous pousse l’un vers l’autre, que les événements se mettent de la partie !… quand votre mari lui-même me jette dans vos bras !… car c’est votre mari, madame, qui m’a envoyé.

RAYMONDE.

Mon mari !

TOURNEL.

Oui madame, votre mari. Et c’est de vous seule que viendrait la résistance ! Ah ! non, madame, non ! vous n’êtes pas en nombre !

Il cherche à l’étreindre.
RAYMONDE, se dégageant et passant au 1.

Tournel ! Tournel, voyons ! calmez-vous.

TOURNEL, revenant à la charge.

Et vous croyez que je me contenterai de ce que vous me proposez ? le flirt… les yeux dans les yeux, et la moitié de votre personne… la moins en rapport avec les circonstances ?

RAYMONDE, littéralement acculée par Tournel entre la table et le col de cygne.

Tournel, voyons…!

TOURNEL.

Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse de votre tête et de votre cœur ?

RAYMONDE.

Oh !

TOURNEL, arpentant théâtralement la scène ce qui le porte vers la droite.

Non ! Ils sont jolis les avantages que vous m’offrez : une perspective d’énervement, dans le vide, de désirs jamais satisfaits ! et, pour toutes faveurs, quoi, encore ? faire les courses de madame et promener son petit chien… quand il a envie de se promener. (Tout en parlant, revenant brusquement à Raymonde qui se fait toute petite dans un coin. — Chaque « non » très scandé.) Ah ! non, non, non, non !

RAYMONDE, effrayée.

Tournel !

TOURNEL, en pleine figure de Raymonde.

Nooon !… (Sur un ton de menace.) Et puisque vous avez ainsi l’ignorance des règles fondamentales des choses de l’amour, moi, je vous les enseignerai.

RAYMONDE, terrorisée et suppliante.

Tournel ! mon ami !

TOURNEL.

Vous ne pensez pas que j’accepterai de sombrer sous le ridicule, ne serait-ce que devant mes yeux… en sortant d’ici, gros-jean comme devant !

RAYMONDE, id.

Tournel, voyons !

TOURNEL.

Non !… non ! Vous êtes à moi ! vous m’appartenez ! et je vous veux.

Il l’a empoignée par la taille et essaie de l’entraîner vers le lit.
RAYMONDE, se défendant comme elle peut.

Tournel ! allons Tournel !

TOURNEL, id.

Non ! Non !

RAYMONDE, dans un suprême effort arrive à le repousser, saute vivement à deux genoux sur le lit et posant le doigt sur le bouton électrique à droite du lit. Un pas de plus et je sonne.

TOURNEL.

Eh ! sonnez tant que vous voudrez ! Moi je réponds bien qu’on n’entrera pas !

Il court à la porte d’entrée pousser le verrou : ce que voyant, Raymonde presse sur le bouton ; immédiatement le panneau tourne sur lui-même entraînant avec lui le lit et Raymonde et amenant à la place le lit dans lequel est couché Baptistin.

RAYMONDE, entraînée par la tournette.

Ah ! mon Dieu, au secours !

TOURNEL, qui ne voit pas le jeu de scène auquel il tourne le dos et se méprenant aux cris de Raymonde.

Oui, vous pouvez crier « au secours », ça m’est égal ! (Triomphant au public.) Ça y est ! je la tiens, elle est à moi ! (Il saute comme un fou sur le lit où il s’attend à trouver Raymonde et ainsi, couché pour ainsi dire sur Baptistin, il se met à l’embrasser.) Oh ! Raymonde ! Ma Raymonde !


Scène VII

TOURNEL, BAPTISTIN, puis RUGBY, puis POCHE.
TOURNEL, sautant hors du lit, à la vue de Baptistin.

Ah !

Affolé, ahuri, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, pendant un bon moment il va, vient comme un écureuil en cage avec des regards effarés, à droite, à gauche, au lit, au public, comme un homme qui a littéralement perdu le nord.

BAPTISTIN, entonnant son refrain coutumier.

Oh ! mes rhumatismes !

TOURNEL, retrouvant sa salive.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BAPTISTIN.

Mes pauvres rhumatismes !

TOURNEL, à Baptistin.

Qu’est-ce que vous faites là, vous ? d’où sortez-vous ? Par où êtes-vous entré ?

BAPTISTIN, se redressant sur son séant et l’air bien abruti.

Hein ?

TOURNEL.

Et Raymonde ?… Raymonde, où est-elle ? (Courant ouvrir la porte donnant sur le hall. À part.) Personne ! (il réintègre la chambre dont il laisse la porte ouverte et tout en gagnant le cabinet de toilette, appelant.) Raymonde… Raymonde !

Il disparaît dans le cabinet de toilette.
RAYMONDE, sortant comme une folle de la chambre du fond droit où la tournette l’a transportée.

Qu’est-ce qui s’est passé ?… Où suis-je ?… Oh mon Dieu ! (Appelant.) Tournel ! Tournel ! (Au public.) Oh non ! assez ! assez de cet hôtel ! filons ! filons !

Elle se précipite dans l’escalier ; à peine a-t-elle disparu, que Rugby fait irruption hors de sa chambre.

RUGBY.

Alloh, boy ! (Ne trouvant personne à qui parler) No body here ! (Il est arrivé à la cage de l’escalier, appelant en se penchant par-dessus la rampe.) Boy ! Boy !

RAYMONDE, surgissant dans l’escalier dont elle a regrimpé les marches quatre à quatre.

Ciel ! mon mari !… Mon mari dans l’escalier !

Voyant la porte de Rugby ouverte elle se précipite dans la chambre.

RUGBY, la regarde un instant ahuri, puis sa figure prend un air émoustillé et s’élançant à sa suite.

Ah ! that’s a darling, hurrah !…

Il traverse la scène à grandes enjambées et pénètre dans la chambre dont la porte se referme sur lui.

POCHE, de l’escalier, descendant en scène.

Je suis bête ! Je ne trouve pas le vermouth ! pas étonnant ! Je l’ai donné hier à Baptistin. (Appelant en se dirigeant vers la chambre fond droit.) Baptistin ! Eh !

BAPTISTIN, qui dans son lit, son binocle sur le nez, parcourt son journal.

Ici !

POCHE, redescend et sur le pas de la porte.

Tiens ! t’es là, toi ?… Tu ne sais pas où est le vermouth !

BAPTISTIN.

Dans la chambre à côté… sur le ciel de lit.

POCHE.

Ah ! bon…

Il remonte et entre dans la pièce indiquée.
TOURNEL, sortant du cabinet de toilette et gagnant le hall après avoir pris en passant son chapeau sur la table.

Personne ! Enfin, où est-elle ?

Il remonte dans la direction de l’escalier, à ce moment font irruption de la chambre de gauche, Raymonde et Rugby, celle-là luttant pour se dégager de l’étreinte de l’autre.

Presque ensemble.

RUGBY.

Oh ! Darling ! darling don’t go ! Remain with me !

RAYMONDE.

Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser, espèce de satyre.

TOURNEL, redescendant.

Ah ! la voilà !

À ce moment Raymonde du plat de ses deux mains a
poussé Rugby et prenant du champ, lui envoie une gifle ; Tournel qui surgit entre eux arrive juste à temps pour l’encaisser.
TOURNEL, se frottant la joue.

Oh ! encore !

RUGBY.

Aoh ! thanks !

TOURNEL, saluant rapidement Rugby tout en poussant Raymonde dans la direction de la chambre.

Bonjour, monsieur !

Rugby rentre chez lui en marmonnant, tandis que Raymonde effondrée a pénétré dans la chambre suivie de Tournel.

TOURNEL, refermant la porte sur lui.

Ah ! Raymonde ! Raymonde !

RAYMONDE, entrant dans la chambre.

Ah ! mon ami, c’est trop d’émotion ! Mon mari… !

TOURNEL, cependant sans comprendre.

Oui !

RAYMONDE.

Mon mari qui est ici !

TOURNEL, effondré, machinalement.

Oui ! (Comprenant subitement.) Quoi !… Chandebise !…

RAYMONDE.

Victor-Emmanuel, oui ! déguisé en domestique !… Comment ? Pourquoi ? Je ne sais pas !… Pour nous pincer, c’est sûr !

TOURNEL, affolé.

Ce n’est pas possible, voyons !

BAPTISTIN, par acquit de conscience.

Ah ! mes rhumatismes ! mes pauvres…

RAYMONDE, poussant un cri.

Ah !

TOURNEL, sursautant.

Quoi ?

RAYMONDE, indiquant Baptistin.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

TOURNEL.

Hein ? Où ça ? Là ? Je ne sais pas ; c’est un malade ! Il a surgi tout à coup… (À Baptistin.) Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

BAPTISTIN.

Mais c’est vous qui m’avez fait venir.

TOURNEL.

Moi !

RAYMONDE, remontant jusqu’au lit.

Mais enfin, faites-le partir, voyons ! faites-le partir !

TOURNEL.

Mais absolument !… (À Baptistin.) Allez ! Allez !… fichez-moi le camp !

BAPTISTIN.

Non, mais si je vous gêne, vous savez… pressez sur ce bouton-là… Je retournerai là d’où ce que je suis venu…

TOURNEL.

Ah ! bien !… sûr alors ! et que ça ne va pas traîner !

Il presse sur le bouton gauche du lit.
RAYMONDE, pendant que la tournette fonctionne.

Ah ! non, non, ça c’est le comble, par exemple ! introduire des spectateurs !…

TOURNEL.

Mais ma chère amie, ce n’est pas de ma faute ! Je vous assure que…

Pendant qu’ils discutent là, en plein au milieu de la scène, devant et tout contre la marche du lit, la tournette a fonctionné, emportant le lit contenant Baptistin pour y substituer l’autre lit sur lequel est assis Poche, un litre de Vermouth à la main.

POCHE, le coude encore en l’air comme un homme qui a été surpris en train de boire.

Eh ! là ! Eh ! là ! eh bien ! quoi donc ?

RAYMONDE, bondissant à l’extrême droite.

Dieu !

TOURNEL, bondissant à l’extrême gauche.

Chandebise !

RAYMONDE.

Mon mari ! Je suis perdue !

TOURNEL, [2] allant vivement au lit et les mains jointes, à Poche qui, toujours assis sur le lit, les considère, abruti.

Mon ami ! Mon ami ! Ne crois pas ce que tu vois !…

RAYMONDE, id.

Grâce ! Grâce ! Ne condamne pas sans m’entendre.

POCHE, ahuri.

Hein ?

TOURNEL, avec volubilité.

Les apparences nous accablent, mais je te jure que nous ne sommes pas coupables.

RAYMONDE, id.

Oui ! Il dit la vérité ! Nous ne pensions ni l’un ni l’autre à nous rencontrer.

TOURNEL, id.

Tout ça, c’est la faute de la lettre !

RAYMONDE, id.

La lettre, oui !… C’est moi, moi qui suis cause de tout ! Je l’avais fait écrire parce que…

TOURNEL.

Voilà ! voilà ! c’est l’exacte vérité !

RAYMONDE, s’agenouillant sur la marche.

Oh ! je t’en demande pardon !… Je croyais que tu me trompais.

POCHE.

Moi !…

RAYMONDE.

Ah ! dis-moi, dis-moi que tu me crois ; que tu ne doutes pas de ma parole.

POCHE.

Mais oui ! Mais oui ! (Se tordant.) Mais qu’est-ce qu’ils ont ?

RAYMONDE, reculant effrayée par ce rire idiot qui lui paraît sardonique ; et avec énergie.

Ah ! je t’en prie, Victor-Emmanuel… ne ris pas comme ça ! ton rire me fait mal.

POCHE, à qui l’injonction de Raymonde a coupé le rire comme avec un couteau.

Mon rire ?

RAYMONDE, revenant à lui.

Ah ! Oui ! Je vois !… Je vois !… tu ne me crois pas…

TOURNEL, faisant pendant à Raymonde de l’autre côté de Poche.

C’est pourtant l’évidence même !

RAYMONDE.

Ah ! mon Dieu, comment te convaincre !

POCHE, brusquement se levant et redescendant en scène.

Écoutez ! Je vous demande pardon, mais il faut que j’aille porter ce vermouth au 4.

Il fait mine de gagner la porte.
RAYMONDE, qui est descendue à sa suite, le faisant pivoter par le bras et l’amenant face à elle. — impérativement.

Victor-Emmanuel !… qu’est-ce que tu as ?

POCHE, étonné.

Moi ?

TOURNEL, qui a suivi le mouvement, faisant pivoter Poche à son tour de façon à le retourner face à lui.

Je t’en prie, mon ami !… Dans un instant aussi grave, nous parler de vermouth… !

POCHE.

Mais faut bien ! le 4 l’attend ! Tenez, v’là la bouteille.

RAYMONDE.

Oh ! non, assez ! assez de cette comédie !… Ah ! tiens, injurie-moi, bouscule-moi, bats-moi ! (Elle tombe à ses pieds.) Mais j’aime mieux tout que ce calme effrayant.

TOURNEL, tombant comme Raymonde aux pieds de Poche.

Ah ! tiens, bats-moi aussi !

POCHE, les regardant tous deux prosternés à ses pieds, elle (3) à sa gauche, lui (1) à sa droite.

Ah ! bien celle-là par exemple ! (À Raymonde.) Mais je vous assure, Madame…

RAYMONDE, douloureusement.

Ah ! tu vois ! tu vois ! tu ne me tutoies plus !

POCHE.

Moi ?

RAYMONDE, lui saisissant les mains et sur un ton suppliant.

Oui, dis-moi tu !

TOURNEL, id., de l’autre côté.

Dis-lui tu !

POCHE, tout en se mettant également à genoux pour être à leur hauteur.

Ah ?… Oh ! Je veux bien !… (Reprenant.) Mais je t’assure, madame…

TOURNEL.

Oh ! mais pas « madame », tu as l’air de parler belge… Appelle-là Raymonde, voyons !…

POCHE.

Ah ? bon… (Reprenant.) Je t’assure, Raymonde…

RAYMONDE.

Ah ! Dis… dis que tu me crois !

POCHE, avant tout ne voulant pas la contrarier.

Mais oui, je te crois !

TOURNEL.

À la bonne heure !

RAYMONDE, avec élan.

Alors, embrasse-moi, voyons !… embrasse-moi.

POCHE, n’en croyant pas ses oreilles.

Hein !… moi ?

RAYMONDE.

Embrasse-moi, ou je croirai que tu m’en veux toujours !

POCHE.

Oh ! je veux bien !…

Toujours sur les genoux, il se tourne face à elle, et après s’être essuyé les lèvres avec le revers de la main, lui passant ses deux bras autours du cou, — cela sans lâcher le litre qu’il tient à la main, — il embrasse Raymonde sur les deux joues.

RAYMONDE, radieuse.

Ah !

TOURNEL, les exhortant.

C’est ça ! c’est ça !

RAYMONDE, baisant les mains de Poche.

Ah ! merci ! merci !

POCHE, se pourléchant les lèvres.

Elle a la peau douce !

TOURNEL, qui s’est relevé et reculant d’un pas pour se donner du champ, avec lyrisme.

Et moi aussi !… embrasse-moi !

POCHE, tout en se relevant ainsi que Raymonde.

Ah ?… Aussi ?…

TOURNEL.

Oui, pour me prouver que tu ne doutes pas de moi non plus.

POCHE.

Bon ! (Il va pour l’embrasser.) Nom d’un chien ! qu’il est grand !

Il monte sur la marche du lit et embrasse Tournel.
TOURNEL, un poids de moins au cœur.

Ah ! ça fait du bien !

POCHE.

Oui… ! la dame surtout.

RAYMONDE.

« La dame » !

POCHE, faisant mine de gagner la porte.

Et maintenant… je vais porter le vermouth au 4.

RAYMONDE.

Encore !

TOURNEL, qui l’a arrêté au passage et ramené où il était.

Ah çà, voyons !… Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

RAYMONDE, le tirant à elle par le bras.

Es-tu mon mari, oui ou non ?

POCHE.

Moi ?… Ah ! non ! Je suis le garçon de l’hôtel.

TOURNEL, reculant ahuri.

Quoi ?

RAYMONDE, reculant de même.

Mon Dieu ! Victor-Emmanuel a un transport au cerveau.

POCHE.

Mais non !… Mais pas du tout ! Tout ça c’est des aquipropos ; d’abord, je m’appelle Poche. Et puis, si vous ne me croyez pas, demandez plutôt à Baptistin.

Il remonte vers le lit.
RAYMONDE, remontant un peu vers le lit.

Baptistin ?

TOURNEL, remontant également de façon à occuper le 2.

Quel Baptistin ?

POCHE (1).

Le vieux monsieur malade !… Attendez.

Il appuie sur le bouton à gauche du lit ; la tournette fonctionne, amenant le lit dans lequel est couché Baptistin.

BAPTISTIN.[3]

Oh ! mes rhumatismes… mes p…

POCHE, s’asseyant sur le pied du lit.

Non ! Il ne s’agit pas de ça ! Dis un peu : qui que je suis ?

BAPTISTIN, se mettant sur son séant.

Comment, qui que t’es ?… Tu ne le sais pas ?

POCHE.

Moi, si ! mais c’est pour madame !

RAYMONDE, passant devant Tournel de façon à prendre le 3.

Oui ! qui est monsieur ?

BAPTISTIN (2).

Mais… c’est Poche !

TOURNEL (4) et Raymonde (3), avec un même recul d’étonnement.

Poche !

BAPTISTIN.

Le garçon de l’hôtel.

POCHE.

Là ! qué qu’j’ai dit ?

RAYMONDE, n’y voyant plus clair.

Ah ! Çà voyons… ! Voyons ! Comment, il serait vrai ?…

FERRAILLON, du haut de l’escalier qu’il descend, appelant.

Poche !

TOURNEL.

Une ressemblance pareille !… Allons ! ce n’est pas possible ! tout cela est un coup monté.

FERRAILLON, appelant.

Poche ! Eh ! Poche !

POCHE, répondant de la chambre, à l’appel de Ferraillon.

Chef !… (Aux autres.) Je vous demande pardon !… Le patron m’appelle.

RAYMONDE, au moment où il va sortir l’attrapant par le bras et le faisant pivoter pour se livrer passage.

Le patron !… Ah ! bien ! Nous allons savoir !…

Elle gagne le hall.
TOURNEL, de même que Raymonde attrapant Poche par le bras et le faisant pivoter.

Mais ôtez-vous donc de là !

Il emboîte le pas derrière Raymonde.
RAYMONDE, à Ferraillon.

Monsieur ! Monsieur !

FERRAILLON.

Madame ?

RAYMONDE.

Veuillez je vous prie nous dire qui est monsieur ?

Elle indique Poche qui vient de sortir de la chambre.
TOURNEL.

Oui !

FERRAILLON, regardant du côté indiqué et bondissant sur place.

Poche !

POCHE, à Raymonde et à Tournel.

Là !

RAYMONDE et TOURNEL, se regardant ahuris.

Poche !

FERRAILLON, marchant sur lui.

Poche ici ! et une bouteille à la main ! (Le saisissant par le bras droit et lui allongeant un coup de pied à chaque épithète ce qui fait tourner Poche autour de lui comme autour d’un pivot et finit, au dernier coup de pied, par le ramener à sa place primitive.) Ah ! animal ! Ah ! brute ! Ah ! poivrot !

À chaque coup de pied, Poche, toujours tenu par le bras, saute en l’air en poussant un « oh ! » auquel Tournel et Raymonde qui se tiennent serrés l’un contre l’autre, répondent par un oh ! semblable accompagné d’un petit sursaut comme s’ils recevaient le coup en même temps.

POCHE, à peine lâché par Ferraillon, à Raymonde et à Tournel.

Là ! Vous voyez ce que je vous disais !

FERRAILLON, lui arrachant le litre des mains.

Voilà que tu recommences !

TOURNEL et RAYMONDE.

Hein ?

POCHE.

Mais patron, c’est pour le 4.

FERRAILLON, revenant à la charge.

Je vais t’en donner, moi, du quatre !… (Même jeu de coups de pied que précédemment.) Tiens ! Tiens ! Tiens ! et tiens !…

POCHE.

Mais patron… !

FERRAILLON, lui montrant l’escalier du doigt.

Et fous-moi le camp !… un peu vite !

POCHE, détalant.

Oui, patron ! (Au moment de s’engager dans la descente de l’escalier.) Là, vous voyez ce que je vous disais !…

Il disparaît.
FERRAILLON, aux autres.

Je vous demande pardon, monsieur, madame ! c’est notre garçon ; une espèce d’alcoolique !

Il sort par le couloir de gauche laissant Raymonde et Tournel, complètement effondrés, l’œil fixe et la bouche bée.

RAYMONDE (2), après un temps, hochant la tête.

Le garçon !… C’était le garçon d’hôtel !…

TOURNEL (1), adossé contre la console — brusquement.

Raymonde !

RAYMONDE, sursautant.

Quoi ?

TOURNEL.

Nous avons embrassé le garçon d’hôtel !

RAYMONDE.

Eh ! ben, je le sais bien !… Je viens de le dire.

TOURNEL.

J’avais pas entendu !… Ah ! je suis abasourdi !… une ressemblance pareille : c’est pas possible !

RAYMONDE.

Et pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence !… Ah ! si je n’avais pas vu le patron, le traiter comme il l’a traité, je douterais encore ; mais des coups de pied quelque part ! oh ! non !… même pour me donner le change, Victor-Emmanuel n’irait pas jusqu’à accepter des coups de pied dans le…

TOURNEL, froidement.

… dos !

RAYMONDE.

Oui !

TOURNEL.

C’est évident !

RAYMONDE, effondrée, se traînant jusqu’à la banquette sur laquelle elle se laisse tomber.

Ah ! mon ami, quelle émotion !… j’ai la gorge sèche !… De l’eau !… Donnez-moi un peu d’eau.

TOURNEL, brusquement empressé.

De l’eau ? De l’eau !

Machinalement, il tâte ses poches.
RAYMONDE.

Mais, pas dans vos poches !

TOURNEL.

Oui ! Oui ! Où ça, de l’eau ?

RAYMONDE, se levant.

Mais dans la chambre.

TOURNEL, gagnant avec empressement la chambre.

Oui, oui ! de l’eau ! (À Baptistin.) Où y a-t-il de l’eau ?

BAPTISTIN, s’interrompant de lire son journal.

Mais dans le cabinet de toilette !…

TOURNEL.

Merci !

Il gagne le cabinet de toilette.
RAYMONDE, dolente à Baptistin, en passant devant son lit et sans s’arrêter pour attendre sa réponse.

Hein, croyez-vous ? C’était le garçon d’hôtel !

BAPTISTIN, pour répondre quelque chose.

Y a de ces choses dans la vie… !

Elle va jusqu’à la fenêtre qu’elle entr’ouvre afin de respirer un peu d’air. Baptistin philosophe se replonge dans sa lecture.


Scène VIII

Les Mêmes, POCHE, EUGÉNIE.

Sur ces dernières répliques, Poche venant des dessous a apparu, son crochet chargé de bois sur le dos. Arrivé sur le palier, une des bûches de son chargement tombe à terre.

POCHE, à Eugénie qui descend précisément des étages supérieurs.

Tenez, Eugénie, remettez-moi donc cette bûche qui vient de tomber.

EUGÉNIE.

Volontiers.

Elle ramasse la bûche en question et va la mettre sur le crochet dont elle consolide le chargement pendant ce qui suit. Poche le dos au public, est sur la première marche de l’escalier montant.

RAYMONDE, refermant la fenêtre.

Ah ! çà voyons ! mais qu’est-ce qu’il fait, Tournel ? qu’est-ce qu’il fait ? (Allant au cabinet de toilette.) Eh bien ! cette eau… ?

Elle entre dans le cabinet de toilette.
CAMILLE, gai et déluré surgissant de l’escalier, en tenant Antoinette par la main. Ils descendent carrément en scène ; lui, parle clair et net, ayant son palais d’argent.

Allez, viens, Bébé ! Viens mon poulot ! C’est l’heure du crime ! et qu’on va donc bien l’aimer, son gros Camille ! Viens ! On a nous retenir une chambre.

POCHE, qui est descendu en les voyant entrer et surgissant entre eux.

Vous demandez, monsieur ?

CAMILLE.

Ce que je… (Bondissant en croyant reconnaître Chandebise.) Victor-Emmanuel !

Il pivote en s’accroupissant sur les jarrets et se précipite dans la chambre de droite, troisième plan.

ANTOINETTE, même jeu et pour la même cause que Camille.

Monsieur !

Affolée elle se précipite chez Rugby.
POCHE, tout en remontant.

Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous aujourd’hui, à m’appeler Victor-Emmanuel ?…

Il s’engage dans l’escalier et gagne les étages supérieurs, tandis qu’Eugénie sort de gauche. À ce moment Raymonde sort du cabinet de toilette suivie de Tournel qui emboîte le pas derrière elle.

TOURNEL (2), à Raymonde.

Eh ! bien, ça va mieux ?

RAYMONDE (2).

Oui ! non ! je ne sais pas !… ces émotions… ! je me sens faible, faible, comme si j’allais me trouver mal.

TOURNEL.

Ah ! non ! ne faites pas cela !

RAYMONDE.

Qu’est-ce que vous voulez, mon ami ! ce n’est pas pour mon plaisir.

TOURNEL.

Non, évidemment ! tenez, vous devriez vous étendre un peu, vous reposer un moment… Venez ! allongez-vous sur le lit…

Doucement, à reculons et avec force ménagements il la conduit jusqu’au lit.

RAYMONDE, très dolente, se laissant conduire.

Ah ! oui, ce n’est pas de refus !

Elle se laisse tomber sur le lit, et poussant un cri en sentant sous elle le corps de Baptistin,

RAYMONDE et BAPTISTIN, poussant un même cri.

Ah !

Raymonde se relève d’un bond et gagne la droite.
TOURNEL.

Qu’est-ce qu’il y a ? (À Baptistin.) Hein ! c’est encore vous ! Vous êtes donc toujours là !

BAPTISTIN, se redressant sur son séant.

Mais c’est vous qui m’avez fait venir.

RAYMONDE, nerveuse, revenant à proximité du lit.

Non, mais quoi ? Allez, mon ami, faites-le partir ! vous n’allez pas discuter !

TOURNEL, à Raymonde.

Mais oui ! (À Baptistin.) Allez ! retournez chez vous.

Il presse sur le bouton de gauche du lit.
RAYMONDE, qui est montée sur la marche du lit, sans réfléchir à l’existence de la tournette, — furieuse, à Baptistin.

C’est insensé d’envahir comme ça la chambre des gens ! (Poussant un cri, en se sentant emporter par la tournette.) Ah !

TOURNEL, la rattrapant à la volée.

Eh ! là ! eh !

CAMILLE, acculé et cramponné au lit amené par la tournette.

Ah ! la la ! Ah ! la la ! (Reconnaissant Raymonde et Tournel.) Ah !

TOURNEL et RAYMONDE, se retournant au cri et ne faisant qu’un saut en amère.

Camille !

Ils se précipitent comme des fous hors de la chambre.
CAMILLE, criant.

Je vous demande pardon ! c’est le lit qui a tourné !

RAYMONDE, sans arrêter sa course.

C’est pas lui ! Il parle !

TOURNEL, courant à la suite de Raymonde.

Il parle ! c’est pas lui ! C’est pas lui !

CAMILLE, descendant du lit.

C’est le lit qui a tourné !

RAYMONDE, arrivée à l’extrême gauche, rebroussant chemin et gagnant en courant l’escalier.

Oh ! j’en ai assez, partons ! partons !

TOURNEL, id.

Oh oui, partons !…

Ils s’engouffrent dans l’escalier.
CAMILLE.

Tournel et Raymonde ici ! Qu’est-ce que ça veut dire ?… S’ils m’ont reconnu, je suis joli !… (Il gagne le hall après avoir refermé derrière lui la porte de la chambre.) Eh ! bien, et Antoinette ?… Qu’est-ce qu’elle fait par là ?… (Entrant carrément dans la chambre de Rugby.) Antoinette !… (Cri de surprise.) Oh !

On entend aussi un grand brouhaha dans la chambre de Rugby, bruit de dispute où s’entremêlent les voix de Camille, de Rugby et d’Antoinette, meubles renversés, verres cassés. Ce bruit ne discontinue pas pendant les répliques suivantes.

RAYMONDE, reparaissant comme une folle,
suivie toujours de Tournel.

Étienne ! voilà Étienne, à présent !

TOURNEL, courant à la suite de Raymonde.

Votre valet de chambre. Ah ! quel aria, mon Dieu ! quel aria !

Ils se précipitent tous deux dans le couloir de gauche. Pendant ce temps, le brouhaha a grossi dans la chambre de Rugby. Brusquement la porte s’ouvre et comme par un ressort, Camille est projeté en scène. En même temps surgit Rugby à ses trousses.

RUGBY.

Get away ! Get away !

CAMILLE, revenant à lui.

Mais, monsieur… !

RUGBY, dos au public et face à Camille, ce dernier un peu au-dessus.

Ah, goddam !

Il lui envoie un coup de poing en pleine figure.
CAMILLE.

Oh ! (Nouveau coup de poing qui lui fait cracher son palais. Parlant dès lors comme au premier acte.) Oh ! mon palais ! J’ai perdu mon palais !

Il veut redescendre pour le ramasser.
RUGBY, le saisissant à bras-le-corps et l’emportant dans la pièce de droite troisième plan.

But get away, I say !

CAMILLE, emporté par Rugby.

Mon palais ! Je veux mon palais !

RUGBY, le jetant comme un paquet dans la pièce où il disparaît.

Here you are ! (Traversant la scène dans la direction de sa chambre.) Have you never seen anybody with so much chick ? (Entrant dans la chambre.) Oh ! it’s here I am, my darling !

La porte se referme ; à peine a-t-il disparu qu’Étienne surgit en scène venant du fond.


Scène IX

ÉTIENNE, puis EUGÉNIE.
ÉTIENNE, tout en descendant en scène.

Eh ! bien ! Il n’y a donc personne dans cet hôtel ?… (Son œil à ce moment tombe sur le palais de Camille qui est à terre près de lui, il le regarde, puis le pousse du pied.) Tiens ! de l’argenterie ! (Le ramassant.) Oh ! c’est mouillé !…

EUGÉNIE, qui arrive du couloir de gauche se dirigeant vers l’escalier pour gagner les étages supérieurs. — S’arrêtant vers la première marche.

Vous demandez, monsieur ?

ÉTIENNE.

Ah ! Mademoiselle !… (Eugénie descend no 1.) D’abord voici un objet d’art, dont je ne m’explique pas bien l’usage et que je viens de trouver à terre.

Il lui remet le palais.
EUGÉNIE, l’examinant.

Tiens ! c’est drôle !… Ça doit être un bijou ancien.

Elle en montre l’effet à Étienne en s’appliquant le palais contre le col, tel une broche. Sur ces entrefaites, Camille est sorti de sa chambre ; le dos courbé, les yeux à terre, il avance cherchant son palais.

CAMILLE.

Je voudrais bien retrouver mon palais ! (Il arrive ainsi presque contre Étienne. Il relève la tête et reconnaît le valet de chambre : aussitôt sans se redresser, il pivote sur les jarrets et à grandes enjambées en pliant les genoux de façon à se faire aussi petit que possible, il file au plus vite. — Entre chair et cuir.) Dieu ! Étienne !

Il s’éclipse dans la chambre dont il vient de sortir.
EUGÉNIE, qui, ainsi qu’Étienne n’a pas vu le jeu de scène.

Quelque client qui l’aura laissé tomber ; je le déposerai au bureau.

ÉTIENNE.

C’est ça !… Et maintenant, dites-moi, il n’est pas venu une dame demander la chambre de M. Chandebise ?…

EUGÉNIE.

Si.

ÉTIENNE.

Et où est-elle, cette dame ?…

EUGÉNIE.

Ah ! mais, monsieur, je n’ai pas le droit… !

ÉTIENNE.

Allez ! Allez ! Il faut que je la voie !… Son mari peut surgir d’un moment à l’autre ; c’est un bougre qui la tuerait !…

EUGÉNIE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !…

ÉTIENNE.

Il faut absolument que je la prévienne.

EUGÉNIE.

Oh ! alors, à ce compte-là… ! Tenez, monsieur, je l’ai vue entrer là !

Elle indique la chambre de Rugby.
ÉTIENNE, passant devant elle et allant jusqu’à la porte de la chambre indiquée.

C’est bien !

Il frappe à la porte.
VOIX DE RUGBY.

Come in !

ÉTIENNE, pénétrant dans la chambre.

Je vous demande pardon, monsieur… !

Cri simultané d’Antoinette et de Rugby dans la chambre.

Ah !

VOIX D’ÉTIENNE.

Ma femme !

Immédiatement on entend un boucan d’enfer dans la chambre. Bruit de dispute, cris, bousculades, etc.

EUGÉNIE, qui déjà avait regagné l’escalier, revenant au bruit.

Qu’est-ce qu’il y a ?

À ce moment hors de la chambre, affolée, surgit Antoinette, les cheveux en désordre, épaules et bras nus et, tenant à la main son chapeau et son corsage qu’elle n’a pas eu le temps de remettre.

ANTOINETTE, éperdue, se précipitant vers l’escalier.

Étienne ! Étienne ici !… Au secours ! Au secours !

Un quart de seconde pendant lequel le boucan n’a pas cessé et Étienne a bondi à la poursuite de sa femme qui, déjà dégringole l’escalier.

ÉTIENNE.

Arrêtez-là ! Arrêtez-là !

RUGBY, qui s’est lancé aussitôt à ses trousses, le rattrapant de la main droite par le bras gauche et le faisant pirouetter autour de lui, de façon à le coller contre le cadre de la scène.

You blody full !

ÉTIENNE, au choc contre le mur.

Oh !

EUGÉNIE, par répercussion.

Ah !

RUGBY.

I’m going to kill you ! (Le prenant par les deux épaules et lui cognant le dos chaque fois contre le mur.) Here you are !

ÉTIENNE, de douleur.

Oh !

RUGBY, id.

Here you are !

ÉTIENNE.

Oh !… Mais c’est ma femme !

RUGBY, id.

Here you are !

ÉTIENNE.

Oh !… Voulez-vous me lâcher.

RUGBY, le lâchant et regagnant sa chambre.

And now get away !

Il rentre.
ÉTIENNE, larmoyant.

C’est trop fort ! C’est moi qu’on fait cornard ! et c’est moi qui reçois les coups !…

EUGÉNIE.

Ah ! bien si vous m’aviez dit que c’était vous le mari !…

ÉTIENNE.

Non, mais est-ce que vous vous imaginez que je le savais ! (Eugénie hausse les épaules et remonte vers l’escalier tandis que des étages supérieurs descend Poche son crochet vide à la main.) Ah ! non, cornard !… moi ! moi !  un valet de chambre !… Ah ! la coquine !… Attends un peu ! attends un peu !… (Il s’élance vers l’escalier près duquel causent Eugénie et Poche. S’arrêtant ahuri à la vue de Poche.) Ah !… Monsieur !

POCHE (2).

Comment ?

ÉTIENNE (3).

Monsieur ! avec un crochet à la main.

POCHE.

Eh bien ! oui, j’ai un crochet ; pourquoi pas ?…

ÉTIENNE, sur un ton de détresse.

Ah ! Monsieur !… Monsieur !… Je suis cocu, monsieur !…

POCHE, jovial.

Oui da ?

ÉTIENNE.

Oui, monsieur !… Là, par un Anglais !…

POCHE, id.

Ah !… Nobodécoll !

ÉTIENNE.

Je ne sais pas ! il ne m’a pas dit son nom. Oh ! mais, puisque monsieur est là ; puisque Monsieur n’a plus besoin de moi ; Monsieur peut me permettre… Je veux courir après la scélérate, la rattraper, et alors… ! Monsieur permet ?

POCHE, bon enfant.

Mais allez donc ! allez donc !

ÉTIENNE.

Merci, monsieur !… Ah ! la gueuse ! la gueuse !…

Il se précipite dans l’escalier à la poursuite de sa femme.
POCHE, descendant un peu en scène ainsi qu’Eugénie.

Je ne sais pas ce qu’il y a dans l’air aujourd’hui, mais ils me font tous l’effet d’avoir un hanneton dans le coco !

VOIX DE LUCIENNE, dans les dessous.

Oh !… mais faites donc attention !

On entend une sonnerie.
EUGÉNIE, regardant au tableau.

Tenez ; on sonne dans le couloir ; voyez donc, c’est pour vous.

POCHE, passant devant Eugénie pour gagner le couloir.

Voilà ! Voilà !

Il disparaît.



Scène X

EUGÉNIE, LUCIENNE, puis CAMILLE, puis CHANDEBISE.
LUCIENNE, montant, tout en continuant à regarder dans la cage de l’escalier.

Oh ! mais, je ne me trompe pas ; c’est bien Étienne, le valet de chambre des Chandebise !

EUGÉNIE.

Madame demande ?

LUCIENNE, allant 2 à Eugénie 1.

Ah ! Mademoiselle !… Cet homme qui vient presque de me renverser dans l’escalier, tant il courait, ce n’était pas le valet de chambre de M. Chandebise ?

EUGÉNIE.

Ah ! c’est bien possible, madame, car il m’a demandé la chambre retenue à ce nom-là. Tout ce que je sais, c’est que c’est une histoire à n’y rien comprendre : il est venu pour prévenir une dame qu’elle ait à déguerpir, parce que son mari était au courant de tout, et quand il a été face à face avec la dame, v’lan ! il s’est trouvé que c’était sa femme !… à lui !… c’est un vrai rébus.

LUCIENNE.

Ah ! ça, voyons, qu’est-ce que vous racontez ?… Vous m’avez l’air de faire, une salade !…

EUGÉNIE.

Dame, madame, je vous dis ce que j’ai vu.

LUCIENNE.

Oui enfin, soit ! Dites-moi, quelle est-elle, la chambre au nom de M. Chandebise ?

EUGÉNIE, indiquant la pièce de droite.

La ch… ? Oh ! ben, c’est celle-ci !

LUCIENNE.

Bon ! J’y vais !

EUGÉNIE.

À votre aise, madame ! J’ai l’ordre de mettre la chambre à la disposition de qui la demandera.

Elle monte vers les étages supérieurs.
LUCIENNE.

Bon, je vous remercie.

Elle va frapper à la porte tandis qu’Eugénie sort de gauche.
CAMILLE, sortant de sa chambre comme précédemment, à la recherche de son palais.

Je voudrais pourtant bien retrouver mon palais…

Il décrit ainsi un mouvement en faucille, qui le ramène contre Lucienne.

LUCIENNE, toujours face à la porte contre laquelle elle frappe.

Eh ! bien ! on ne répond pas ?…

Elle refrappe.
CAMILLE, se trouvant près de Lucienne, relevant la tête pour voir à qui elle a affaire. — D’une voix étranglée.

Madame Homénidès dé Histangua !… Oh ! assez vu ! assez vu cet hôtel !…

Il détale et se précipite dans l’escalier vers les étages inférieurs.

LUCIENNE, ouvrant la porte de la chambre et y entrant tout en parlant.

Personne ?… Comment se fait-il… ? Raymonde m’a dit : « Je pince mon mari entre cinq heures et cinq heures dix !… Viens donc à cinq heures et demie, ce sera fini. » Est-ce qu’elle ne m’aurait pas attendue ? Voyons par là ?

Elle va jusqu’au cabinet de toilette qu’elle explore d’un coup d’œil.

CAMILLE, reparaissant affolé et dans un élan assez violent pour pouvoir venir jeter des mots à l’avant-scène et dans un mouvement en faucille regagner sans s’arrêter la chambre troisième plan droit.

Victor-Emmanuel !… Encore Victor-Emmanuel !

Il se précipite dans la dite chambre.
LUCIENNE, gagnant le hall et descendant, tout en parlant ; jusqu’à la rampe.

C’est extraordinaire ! Ah ! ma foi, tant pis, je m’en vais.

Elle pivote sur elle-même et remonte vers l’escalier pour s’en aller.

CHANDEBISE[4], venant du fond.

Voyons, à qui m’adresser ?… (Apercevant Lucienne.) Ah ! vous !

LUCIENNE.

Monsieur Chandebise !

CHANDEBISE, la prenant vivement par la main et l’entraînant jusqu’à l’avant-scène.

Ah ! enfin ! je vous trouve !

LUCIENNE, ahurie.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CHANDEBISE (2), chaud et rapide.

Vous avez vu Étienne, mon valet de chambre ?

LUCIENNE (1).

Hein ? Pourquoi ?

CHANDEBISE, tout ceci haché et précipité.

Parce que je vous l’avais dépêché, ne… ne pouvant venir moi-même ; j’avais… j’avais un banquet qui m’empêchait… Mais… je me suis aperçu qu’il n’était que demain, mon banquet. Alors, j’ai… j’ai couru pour vous dire…

LUCIENNE, bouillant d’impatience.

Quoi, quoi ? me dire quoi ?

CHANDEBISE, changeant de ton.

Oh ! Malheureuse enfant ! Quelle folie !… m’aimer !… moi !

LUCIENNE, avec un sursaut en arrière.

Quoi ?

CHANDEBISE, sur un ton qui ne supporte pas de répliques.

Allons, allons !… je sais ! Mais aussi, pourquoi n’avoir pas signé votre lettre ?

LUCIENNE, de plus en plus suffoquée.

Ma lettre ! quelle lettre ?

CHANDEBISE.

Mais celle que vous m’avez écrite, pour me donner rendez-vous ici !

LUCIENNE, comprenant.

Ah ! (Changeant de ton.) Mais qui vous fait supposer que ce soit moi qui…

CHANDEBISE.

Eh ! parce que, voilà : moi, ne sachant pas, je l’ai montrée à votre mari !

LUCIENNE, faisant un bon en arrière.

Hein ?

CHANDEBISE.

Il a reconnu votre écriture…

LUCIENNE.

Qu’est-ce que vous dites !

CHANDEBISE.

Et il est capable de vous tuer !

LUCIENNE, affolée.

Ah ! Caramba !… mais où est-il ?

CHANDEBISE.

Il doit être à nos trousses !

LUCIENNE.

À nos trousses !… et vous restez là !… mais filons ! filons !

Elle se sauve éperdue.
CHANDEBISE, courant à sa suite.

Ô ! fol amour ! fol amour !

Ils disparaissent comme des fous dans l’escalier. En même temps, paraît Olympe venant du couloir de gauche.


Scène XI

OLYMPE, puis, CHANDEBISE, LUCIENNE,
puis, RAYMONDE, TOURNEL, puis, HISTANGUA.
OLYMPE, appelant.

Eugénie !… Eugénie !… Où est-elle, cette fille ?

Elle est à ce moment face au côté droit de l’escalier, obstruant ainsi le côté de la descente.

CHANDEBISE, remontant comme un fou, suivi de Lucienne aussi affolée que lui.

C’est lui ! C’est Histangua ! Sauve qui peut !

LUCIENNE.

Mon mari, je suis perdue !

OLYMPE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CHANDEBISE, se cognant dans Olympe et la faisant pivoter par le bras, ce qui l’envoie sur Lucienne.

Mais retirez-vous donc de là !

OLYMPE.

Hein !

LUCIENNE, même jeu dans l’autre sens.

Mais allez-vous en donc !

OLYMPE.

Oh ! mais madame…

Lucienne s’est réfugiée dans la pièce de droite, puis dans le cabinet de toilette où elle disparaît ; Chandebise s’est précipité dans la chambre de Rugby.

RAYMONDE, débouchant du couloir, suivie de Tournel. Elle a la figure voilée.

Oh ! partons ! je ne serai tranquille que quand nous serons hors d’ici !… (Allant donner dans Olympe.) Mais allez-vous-en donc !…

Elle la fait pivoter pour se frayer un chemin.
OLYMPE.

Ah !

TOURNEL.

Oh ! oui, partons ! (À Olympe, même jeu.) Mais fichez-nous donc le camp !

Ils dégringolent l’escalier vers les étages inférieurs.
OLYMPE, tout étourdie.

Mais qu’est-ce qu’il y a ! qu’est-ce qu’il y a !

VOIX DE HISTANGUA, dans les dessous.

Où sont-ils, les misérables ! qué yo les toue ! qué yo léss étrangle !

OLYMPE, se rapprochant du côté droit de l’escalier.

Qu’est-ce que c’est encore !

RAYMONDE, reparaissant affolée.

Homénidès dé Histangua ! (Se cognant dans Olympe.) Oh ! mais allez-vous en !

Elle la fait pivoter.
OLYMPE.

Ah ! ah !

TOURNEL, dans le même mouvement que Raymonde.

Le rastaquouère ! (À Olympe, même jeu.) Oh ! mais vous serez donc toujours là.

Ils se sauvent par le couloir de gauche.
OLYMPE, étourdie et à bout de respiration.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Histangua, surgissant comme un sauvage, en brandissant un revolver.

Lé Tournel et une dame voilée… C’est elle ! C’est ma femme ! Ah ! missérable !

OLYMPE, affolée, s’interposant.

Mais où allez-vous, monsieur ?

HOMÉNIDÈS, la faisant pirouetter.

Yo vais les touer tous les deux. Allez vous promener.

Il se précipite dans le couloir.
OLYMPE.

Les tuer ! Ah ! mon Dieu ! Au secours ! Au secours !…


Scène XII

OLYMPE, FERRAILLON, EUGÉNIE, puis CHANDEBISE
et RUGBY.
FERRAILLON (3), suivi d’Eugénie descendant l’escalier
quatre à quatre.

Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tout ce bruit ?

OLYMPE (2), hors d’haleine.

Ah ! Ferraillon ! Un fou ! Un fou ! qui veut tout tuer !

FERRAILLON, avec un sursaut.

Quoi ?

OLYMPE, se trouvant mal dans les bras d’Eugénie (1).

Ah !… oha !… ah !… oha !

EUGÉNIE, appelant à l’aide.

Monsieur ! Monsieur !

FERRAILLON, se précipitant pour la soutenir de l’autre côté.

Allons, bon !… tenez, menez-la par là (Il indique dans le couloir la chambre visible du public. — Tout en accompagnant les deux femmes :) Faites-lui respirer des sels !

EUGÉNIE, tout en emmenant Olympe.

Oui, monsieur !

Ferraillon introduit Olympe et Eugénie dans la pièce indiquée, puis ressort en fermant la porte sur lui. Cependant, un bruit de chamaillade peu à peu s’est élevé dans la chambre de Rugby. — On entend des « Ged out of my sight ! ged out of my sight ! » de l’Anglais et des « mais je ne peux pas ! mais je ne peux pas ! y a un énergumène !… » de Chandebise.

FERRAILLON, descendant au bruit.

Mais on fait du potin chez l’Anglais ! Qu’est-ce que c’est encore ?

Brusquement la porte s’ouvre et surgissent en corps à corps, Chandebise et Rugby, le premier s’agrippant au battant de la porte, l’autre dans le dos du premier, l’enlaçant par la taille et s’efforçant de lui faire lâcher prise.

ENSEMBLE
RUGBY, luttant contre Chandebise.

Will you leave my door ! Will you leave my door !

CHANDEBISE, résistant de toutes ses forces.

Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser !

FERRAILLON, intervenant.

Ah ! ça qu’est-ce qu’il y a donc !

À ce moment, par un effort plus violent, Rugby a eu raison de Chandebise qu’il envoie pirouetter à sa gauche. Ferraillon se trouve juste là pour le recevoir, le happe au passage et le faisant à nouveau pirouetter, l’envoie s’asseoir sur la banquette à droite du hall.

CHANDEBISE, tombant assis sur la banquette pendant que Rugby rentre en grommelant dans sa chambre.

Ah ! mais dites donc vous !

FERRAILLON (1), faisant un saut en arrière à la vue de Chandebise,

Poche !… Encore Poche !

CHANDEBISE (2), se lève et allant se camper devant lui.

Qu’est-ce que vous dites !

FERRAILLON, de la main gauche, le saisissant par le bras gauche et lui donnant à chaque invective, un coup de pied au bon endroit.

Ah ! saligaud !

CHANDEBISE, sautant en l’air à chaque coup de pied.

Qu’est-ce que c’est ?

FERRAILLON, id.

Voyou !

CHANDEBISE, id.

Ah ! mais…

FERRAILLON, id.

Cochon !

CHANDEBISE, id., puis se dégageant.

Ah ! mais dites donc, vous !

FERRAILLON, sur un ton de menace.

Quoi ?

CHANDEBISE, qui, sous l’effet des coups de pied et du fait que tenu par le bras, il a pivoté autour de Ferraillon, se trouve ainsi revenu à sa place primitive. — Se dégageant et prenant du champ.

Je suis M. Chandebise ! directeur de la Boston Life Company !

FERRAILLON, tout à l’extrême gauche, au public, et bien large en montrant Chandebise de la main.

Voilà !… Il est saoûl !… Il est complètement saoûl !

CHANDEBISE, marchant sur lui.

Monsieur, vous recevrez mes témoins !

FERRAILLON, le saisissant comme précédemment par le bras et le faisant pivoter autour de lui à coups de pieds.

Oui ? Eh ! bien, tiens pour tes témoins !

CHANDEBISE, sautant en l’air à chaque coup de pied.

Oh !

FERRAILLON, id.

Et tiens pour Chandebise.

CHANDEBISE, id.

Oh !

FERRAILLON, id.

Et tiens !… tiens ! tiens !

À chaque « tiens ! » Chandebise reçoit un coup de pied et pousse un « Oh ! »

CHANDEBISE, ramené comme précédemment à sa place primitive.

Ah ! mais à la fin vous !…

Il va se camper sous le nez de Ferraillon.
FERRAILLON, avisant sa jaquette.

Et puis, qu’est-ce que c’est que ça ? Veux-tu bien… !

Il l’attrape par le collet de sa jaquette et se met en devoir de lui retirer cette dernière.

CHANDEBISE, se défendant comme il peut.

Hein ! mais non !… mais voulez-vous !

FERRAILLON.

Allez ! allez ! quelle est cette plaisanterie !

Il lui retire, malgré lui sa jaquette.
CHANDEBISE.

Ah ! mais voyons !

FERRAILLON, lui enlevant son melon.

Veux-tu enlever ça !

Il va accrocher melon et jaquette à la patère libre.
CHANDEBISE, littéralement terrassé.

Mon Dieu !… c’est un fou !

FERRAILLON, qui a décroché la casquette et la livrée, revenant à Chandebise.

Allez ! mets ta casquette.

Il la lui colle sur la tête et la lui enfonce jusqu’aux oreilles d’un coup de poing.

CHANDEBISE.

Non ! non.

FERRAILLON, voulant lui passer le veston de livrée.

Là ! et ta veste !

CHANDEBISE, se défendant.

Je ne veux pas !… je ne veux pas !

FERRAILLON, la lui enfilant de force.

Tu ne veux pas ! c’est à moi que tu dis que tu ne veux pas ! Allez ! et vivement !

CHANDEBISE, effrayé, le cou dans les épaules, se faisant obéissant et soumis.

Oui !… oui-oui !

FERRAILLON, lui indiquant l’escalier.

Et maintenant, houste ! dans ta chambre ! et plus vite que ça !

CHANDEBISE, se précipitant vers l’escalier.

Oui, oui !… C’est un fou ! il est fou !

FERRAILLON, s’élançant vers l’escalier, comme s’il allait courir après lui.

Qu’est-ce que tu dis ? Veux-tu que je t’en flanque encore une ?

CHANDEBISE, vivement tout en remontant.

Non, non !

FERRAILLON, sur la première marche.

Eh bien ! alors, fous le camp !

CHANDEBISE[5], montant, sans le quitter du regard.

Il est fou ! C’est un fou !

FERRAILLON, escaladant brusquement trois marches en trépignant sur chaque marche.

Veux-tu me foute le camp, nom de Dieu ! (Chandebise effrayé, détale au plus vite au point qu’il en manque de tomber. Il disparaît. — Ferraillon redescendant les marches qu’il vient de gravir, puis, bien large au public.) Le voilà, tenez ! le voilà l’effet du vermouth ! Il est encore ivre-mort, parbleu ! Ah ! la la ! dire, que quand on a un bon domestique, il faut qu’il soit ivrogne !

Tout en parlant, il est descendu un peu en scène.
EUGÉNIE, sortant en coup de vent de la chambre où est Olympe. — Chaque fois et tant que la porte de cette chambre sera ouverte, on entendra des petits « hi ! han ! » spasmodiques poussés par Olympe à la cantonade.

Monsieur ! Monsieur !

FERRAILLON, obsédé.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

EUGÉNIE (1).

Madame a une attaque de nerfs.

FERRAILLON, passant au 1.

Ah ! là ! Qu’est-ce qu’elle nous barbe encore, celle-là !… (Se retournant vers Eugénie.) Tenez, montez donc vite au 10, et priez le docteur Finache, s’il peut disposer d’un moment, de venir voir ma femme !

EUGÉNIE.

Je cours, Monsieur !

Elle grimpe en hâte vers les étages supérieurs.
FERRAILLON.

Ah ! là, là ! pas une minute de tranquillité ! quel rasoir ! (Il entre chez sa femme dont on entend, l’espace de temps que la porte est ouverte, les petits cris nerveux.) Eh ! bien, quoi donc ! ma chérie, ça ne va donc pas ?

La porte se referme.

Scène XIII

POCHE, puis FINACHE et EUGÉNIE.
POCHE, venant de gauche, des lettres à la main, et gagnant le milieu de la scène tout en dénouant les cordons de son tablier qu’il retire tout en parlant.

Là ! maintenant, vite à la gare ! (Il va accrocher son tablier à la patère ; n’apercevant plus sa livrée qu’il s’attendait à trouver toujours suspendue.) Eh ! ben ? (Il jette un coup d’œil par terre.) Qui est-ce qui m’a chauffé, ma veste et ma casquette ? Ben ! mon colon ! il manque pas de culot, celui-là !… Et à la place, il m’a laissé un melon et une jaquette ! (Essayant le melon.) Tiens ! il me va !… Ah ! bien, tant pis ! faut que j’aille jusqu’à la gare ; un pannetot en vaut un autre ! je rendrai celui-là quand on m’aura rendu le mien. (Tout en parlant et sans retirer son foulard, il a passé la jaquette de Chandebise par-dessus son gilet de livrée. Il remonte comme pour s’en aller. On sonne. Rebroussant chemin.) Allons, bon ! on me sonne encore !

Il sort de gauche.[6]
EUGÉNIE, venant d’en haut, suivie de Finache.

Par là ! Monsieur le Docteur ! Par là !

FINACHE, finissant de repasser sa jaquette et descendant à la suite d’Eugénie.

Oh ! Non, mais si vous vous imaginez que je suis venu ici pour soigner des malades… Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a, votre patronne ?

EUGÉNIE.

Oh ! c’est pas grand’chose. Comme qui dirait un taf qu’elle vient d’avoir…

FINACHE, qui ne comprend pas.

Un taf ?

EUGÉNIE.

Oui. Un taf… Enfin une venette… une frousse, quoi ?

FINACHE.

Ah ! une frousse !… Mais dites-le donc !… Du moment que vous parlez français !…

EUGÉNIE.

… qui lui a tourné les sangs… alors, ses nerfs, n’est-ce pas… ?

FINACHE.

Et c’est pour ça que vous me dérangez ? mais vous n’aviez qu’à prendre un bon siphon, et à l’arroser !… C’était calmé.

EUGÉNIE.

Enfin, à tant faire, que Monsieur le Docteur a pris la peine de descendre, autant que Monsieur le Docteur la voie.

FINACHE.

Évidemment, puisque j’y suis !

EUGÉNIE, introduisant Finache.

Oui, Monsieur le Docteur ! Par ici, Monsieur le Docteur !

La porte ouverte, on entend les petits cris d’Olympe. La porte se referme sur eux. À peine ont-ils disparu qu’en haut de l’escalier on aperçoit Chandebise toujours avec sa livrée et sa casquette, se risquer avec circonspection.


Scène XIV

CHANDEBISE, puis RAYMONDE et TOURNEL,
puis FERRAILLON.
CHANDEBISE, du haut de l’escalier.

Le… le fou est parti ?… (Descendant tout en parlant.) Ah ! là là !… Qu’est-ce que j’ai pris ! Ah ! bien, si c’est comme çà qu’il accueille la clientèle, on ne doit pas revenir deux fois !… Quel énergumène ! (Allant jusqu’à la patère à laquelle Ferraillon avait accroché ses vêtements,) Ah !… Eh bien ?… Et ma jaquette ?… Et mon chapeau qu’il avait accrochés là ?… eh ! bien, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

Il cherche par terre autour de lui. Sur ces derniers mots, du haut de l’escalier qu’ils descendent quatre à quatre, surgissent Raymonde et Tournel.

RAYMONDE, tout en dégringolant l’escalier.

Nous l’avons dépisté… Vite, une voiture !…

TOURNEL, id. à la suite de Raymonde.

Ah ! bien tenez voilà le garçon !

RAYMONDE.

Le garçon, oui !

CHANDEBISE, toujours penché, cherchant ses effets.

Ah ! bien celle-là par exemple… !

RAYMONDE, arrivée à Chandebise.

Vite, Poche, une voiture !

CHANDEBISE (2).

Quoi ?

TOURNEL (1).

Une voiture !

CHANDEBISE, bondissant à la vue de Raymonde.

Ma femme !

TOURNEL.

Hein !

RAYMONDE (3), bondissant.

Mon mari ! c’était lui ! c’était lui !

Elle se sauve éperdue.
CHANDEBISE.

Et Tournel avec elle !

TOURNEL, médusé.

C’était lui !

CHANDEBISE, sautant à la gorge de Tournel.

Qu’est-ce que tu fais ici, hein ? Qu’est-ce que tu fais ici avec ma femme ?

Les deux mains au collet, il le fait pirouetter de façon à l’envoyer à sa gauche.

TOURNEL, à moitié étranglé.

Mais, mon ami, tu le sais.

CHANDEBISE.

Quoi ? Quoi ?

TOURNEL.

Nous t’avons expliqué tout à l’heure !

CHANDEBISE, l’acculant contre la banquette sur laquelle la perte de l’équilibre le fait s’effondrer.

Quoi ? « tu m’as expliqué ». (Le secouant.) Veux-tu me répondre, hein ? Veux-tu me répondre ?…

TOURNEL, effaré.

Allons ! voyons ! Allons ! voyons !

FERRAILLON, sortant en coup de vent de la chambre.

Ah ! çà, vous n’avez pas bientôt fini ce potin ? (Il attrape Chandebise par le bras droit et l’envoie ainsi à l’extrême gauche. Tournel libéré en profite pour détaler au plus vite.) Poche ! Encore Poche !

CHANDEBISE.

Le fou !

FERRAILLON, comme dans une scène précédente lui envoyant un coup de pied à chaque invective.

Ah ! salaud !

CHANDEBISE, sursautant en l’air.

Eh ! là ! eh ! là !

FERRAILLON, id.

Animal !

CHANDEBISE, id.

Oh !

FERRAILLON, id.

Cochon !

CHANDEBISE, id.

Allons voyons !

FERRAILLON.

Tu n’en as pas encore reçu assez ?

CHANDEBISE[7], détalant.

Si ! Si ! Au secours ! Au fou ! Au fou !

FERRAILLON, courant à sa suite pendant que l’autre grimpe l’escalier au galop.

Je vais t’en donner du fou, espèce d’ivrogne. Allez ! dans ta turne ! et je t’y enfermerai moi-même, et tu y resteras jusqu’à demain matin, à cuver ton vin… ! Allez ! Allez ! et plus vite que ça…

Ils disparaissent à l’étage supérieur, l’un poursuivant l’autre.



Scène XV

RUGBY, puis CAMILLE, puis LUCIENNE, puis HISTANGUA.

À peine les deux hommes ont-ils disparu que Rugby comme un homme à bout de patience sort de sa chambre dont il laisse la porte ouverte.

RUGBY.

God dam ! Will it gom so a long tim ? I’m going to see by myself.

Tout en parlant, il a gagné l’escalier et disparaît dans les dessous.

CAMILLE, sortant deuxième plan droite et descendant un peu en scène.

Je crois que le chemin est libre, c’est le moment de filer.

LUCIENNE, qui est sortie du cabinet de toilette en même temps que Camille sortant de chez lui ; s’arrêtant sur le pas de la porte de la chambre et écoutant avant d’ouvrir.

Je n’entends plus de bruit.

CAMILLE, inspectant une dernière fois le plancher.

Mais qu’est-ce qu’a pu devenir mon palais ?

Il décrit tout en parlant un mouvement en faucille d’abord vers la gauche pour remonter en demi cercle et aller donner en plein dans Lucienne quand elle sortira de la chambre.

LUCIENNE, gagnant le hall.

Mon mari doit être reparti.

CAMILLE, nez à nez avec Lucienne.

Madame dé Histangua !…

Il pivote sur les talons pour fuir.
LUCIENNE, le reconnaissant.

Monsieur Camille ! (S’agrippant à lui.) Monsieur Camille ! ne me quittez pas ! ne m’abandonnez pas ! mon mari est à mes trousses !… avec un revolver ! il veut tuer tout le monde !

CAMILLE, sursautant.

Nom de Dieu !

LUCIENNE.

Je vous en prie, ne me quittez pas !…

CAMILLE.

Non, non !

VOIX D’HISTANGUA, dans les dessus.

Per où qu’ils sont ! les missérables !…

LUCIENNE, bondissant.

Mon mari !

CAMILLE.

Lui ! Filons !

Ils se précipitent tous les deux vers l’escalier, mais viennent se buter contre Rugby qui remonte. Affolés, ils rebroussent chemin, Camille s’élance dans la chambre de droite, premier plan, dont il referme la porte contre laquelle il s’arc-boute ; Lucienne, elle, voyant la porte de Rugby ouverte se précipite à tout hasard dans la chambre.

RUGBY, qui de l’escalier a considéré ahuri, le jeu de scène, voyant Lucienne entrer dans la chambre. — Avec jubilation.

Aoh ! That’s e pretty girl !

Il franchit la scène à grandes enjambées et rentre dans sa chambre.

HISTANGUA, dégringolant l’escalier et bondissant en scène.

Per où qu’ils sont ? que yo les toue ! que yo les occisse !… Mais per où qu’elle est la chambre de monsieur Chandebise ?… Mais il n’est donc personne dans cet hôtel ?…

Il se précipite vers l’escalier et disparaît vers les étages inférieurs.


Scène XVI

POCHE, LUCIENNE, RUGBY, CAMILLE,
puis HISTANGUA, EUGÉNIE,
puis tout le monde.
POCHE, arrivant de gauche.

Eh bien ! qu’est-ce qui crie comme ça !

LUCIENNE, sortant de chez Rugby serrée de près par lui.

Voulez-vous me laisser, impudent personnage !

Elle se retourne le repousse et lui envoie une gifle.
RUGBY.

Again !… Aoh ! it’s disgusting !

Il réintègre sa chambre.
POCHE.

Bien touché.

LUCIENNE (1), se précipitant vers Poche.

Ah ! Monsieur Chandebise !

POCHE.

Quoi ?

LUCIENNE.

C’est le ciel qui vous envoie ! Sauvez-moi ! Cachez-moi !

POCHE.

Qu’est-ce qu’il y a, madame ?

LUCIENNE, s’affaissant à moitié contre la poitrine de Poche.

Mon mari me poursuit… il veut me tuer !…

POCHE, sursautant.

Qu’est-ce que vous dites !

LUCIENNE.

Oh ! sauvez-moi… Sauvez-moi !

POCHE, la soutenant dans son bras droit.

Tenez, tenez ! par ici la sortie.

Tout en parlant ils ont gagné à petits sauts de côté, l’un tenant l’autre, jusqu’à l’escalier. Là Poche fait passer Lucienne et tous deux descendent quelques marches.

VOIX DE HISTANGUA, dans les dessous.

Ah ! Caramba ! yo vous tiens !

LUCIENNE, reparaissant comme une folle suivie de Poche.

Le voici ! (Allant à la porte de droite premier plan.) Ouvrez ! ouvrez !

CAMILLE, pesant de tout son poids contre la porte.

On n’entre pas !

POCHE.

Dépêchez-vous !… (Éperdue, elle va du côté de la chambre de Rugby.) Non pas par là ! c’est l’Anglais !

LUCIENNE.

Mais où ? où ?

POCHE.

Là, chez Baptistin !

HISTANGUA, dont on n’a pas cessé d’entendre les imprécations dans les dessous pendant tout ce qui précède, surgissant en scène comme un énergumène.

Inoutille dé vous cacher ! Yo vouss ai vus !

EUGÉNIE, sortant de chez Olympe.

Vous demandez, monsieur ?

HISTANGUA.

M. Chandébisse et la dame qui l’est avec !

EUGÉNIE, indiquant la chambre où est Camille.

Là, monsieur. Dans cette chambre.

Elle sort de gauche.
HISTANGUA, à la porte de droite.

Ouvrez ! Ouvrez, qué yo vous toue !…

CAMILLE, criant.

N’y a personne !

HISTANGUA, poussant la porte.

Voulez-vouss ouvrir !… oune !… deux !… trois ! (Il donne chaque fois une poussée à la porte de droite premier plan. La dernière plus forte que les autres envoie baller Camille ; Histangua lui saute à la gorge.) Ma femme ! où il est ma femme qué yo la toue ! qué yo l’occisse !

CAMILLE, à l’extrême droite terrifié et ne sachant plus ce qu’il dit.

Mais je ne l’ai pas !… je vous donne ma parole ! tenez, fouillez-moi ! (À l’appui de son dire, il retourne les poches de son pantalon.)

HISTANGUA, sans l’écouter gagnant la gauche.

Oh ! oui ! qué yo la trouve, et yo la touerai ! aussi vrai… qué yo fais mouche sur cette cible !

Il tire un coup de revolver en visant le bouton de la droite du lit ; le lit tourne et paraissent Lucienne et Poche.

LUCIENNE.

Mon mari !

Elle se sauve, suivie de Poche.
HISTANGUA.

Ma femme !

Il se précipite à sa poursuite en tirant des coups de revolver. Lucienne et Poche filent par le fond. Histangua est arrêté dans sa course par tous les personnages de l’hôtel qui sont accourus au bruit des coups de feu. On lui saisit le bras qu’on lui tend en l’air il continue à tirer pendant que le rideau tombe.


Rideau

  1. C’est le type de l’ancienne très jolie femme, envahie par la graisse mais qui n’a pas abdiqué. Cinquante-sept ans ; ne les paraissant pas, trop serrée dans son corset, très peinte et très bijoutée.
  2. T. 1. — P. 2. — R. 3.
  3. P. 1. — B. dans le lit, 2. — T. 3. — R. 4.
  4. Tenue du premier acte : complet, jaquette gris-noir, chemise blanche, col rabattu, souliers vernis.
  5. Dès qu’il aura disparu aux yeux du public, l’artiste chargé du rôle de Chandebise, tout en descendant l’escalier du praticable placé derrière le décor, retirera sa veste de livrée et la casquette. Arrivé au bas il doit trouver une chaise pour s’asseoir et deux habilleurs qui lui présentent le pantalon truqué chacun tenant un des bouts du ressort grand ouvert. Il passe rapidement le dit pantalon par-dessus le pantalon qu’il a, en même temps qu’on lui enfile des chaussons par dessus ses souliers vernis. Un peu plus loin deux autres habilleurs l’attendent avec le gilet truqué grand ouvert dans lequel il n’a qu’à glisser les bras. Aussitôt on lui passe le tablier et le foulard. Un coup de main dans les cheveux pour se décoiffer et il n’a plus qu’à rentrer en scène, sa transformation est faite.
  6. Aussitôt sorti, l’artiste retire vivement la jaquette et le melon. Il trouve les habilleurs qui lui retirent son foulard et son gilet en en retournant les manches pour aller plus vite. (Ils les remettront à l’endroit après le changement). Plus loin la chaise l’attend avec les deux autres habilleurs qui lui retirent ses chaussons et son pantalon. Rapidement un coup de peigne et on lui passe la casquette et la livrée dont il se revêtira tout en montant l’escalier du praticable.
  7. Pour la nouvelle transformation à venir, opérer comme il a été dit la première fois, seulement plus le tablier qui est resté en scène mais la jaquette et le melon.