La Puce à l’oreille/Acte III

La bibliothèque libre.
Librairie théâtrale (p. 194-281).


ACTE TROISIÈME

ACTE TROISIÈME

Même décor qu’au premier acte[1].






Scène PREMIÈRE

ANTOINETTE, puis ÉTIENNE.

Au lever du rideau, la scène est vide ; les portes sont fermées. Brusquement celle du fond s’ouvre. Antoinette affolée entre en coup de vent, et referme vivement la porte sur elle. On sent qu’elle a revêtu à la hâte sa tenue de cuisinière ; elle accourt en achevant d’agrafer sa robe ; elle tient son tablier et son bonnet à la main.

ANTOINETTE.

Mon Dieu, Étienne ! Étienne qui revient !… Je n’aurai jamais le temps !… (Elle achève son ajustage.) Oh ! là… Quand on est émue, on n’avance pas… Aïe donc, voyons !

VOIX D’ÉTIENNE, cantonade gauche.

Antoinette !… Antoinette !…

ANTOINETTE.

Oh !…

Elle va pousser le verrou de la porte du fond.
VOIX D’ÉTIENNE, plus rapprochée.

Antoinette !…

ANTOINETTE, tout en passant son tablier, puis son bonnet.

Oh ! mon Dieu !

VOIX D’ÉTIENNE, derrière la porte du milieu.

Antoinette ! (Il agite de l’extérieur les battants de la porte qui résistent.) Allons, bon ! veux-tu ouvrir ?… Oh ! la gueuse ! Elle s’est enfermée !… (La voix s’éloigne dans la direction de gauche.) Attends un peu !…

ANTOINETTE, qui a terminé sa toilette.

Vite !

Elle va tirer le verrou qu’elle avait poussé et rapidement, sur la pointe des pieds, gagne la chambre de droite premier plan.

ÉTIENNE, le chapeau sur la tête et dans la tenue du second acte, surgissant par la porte fond gauche.

Antoinette !… Où est-elle encore fourrée ? Antoinette !

ANTOINETTE, paraissant sur le seuil de la porte de droite et très calme.

C’est toi qui cries comme ça ?…

ÉTIENNE.

Parfaitement !… Qu’est-ce que ça veut dire de t’enfermer ?…

ANTOINETTE, jouant l’ignorance.

Quoi ?

ÉTIENNE.

Je te demande pourquoi tu étais enfermée ?

ANTOINETTE, avec un aplomb imperturbable.

Moi ? J’étais pas enfermée.

ÉTIENNE.

Ah ! bien, par exemple ! (Afin de confondre sa femme, il s’élance vers la porte du fond, tourne le bouton, la porte s’ouvre. — Ahuri.) Tiens !

ANTOINETTE, face au public et adossée à la table, les bras croisés, l’œil au plafond, l’air ironique et le ton gouailleur.

Si tu ne sais plus ouvrir une porte, maintenant !…

ÉTIENNE.

Ah ! bien, celle-là, elle est forte ! Oh ! d’ailleurs, tout ça n’a pas d’importance. Veux-tu me dire un peu ce que tu fabriquais tout à l’heure, à l’hôtel du Minet-Galant ?…

ANTOINETTE, comme si on lui parlait chinois.

Au quoi ?…

ÉTIENNE.

À l’hôtel du Minet Galant.

ANTOINETTE, appuyant sur « qu’est-ce ».

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ÉTIENNE.

Comment, « qu’est-ce que c’est que ça » !… Ah ! bien, tu en as du culot !… Je viens de t’y surprendre, il n’y a pas une demi-heure…


ANTOINETTE, bondissant censément sous l’outrage

Moi ! Moi, tu m’as surprise ?

ÉTIENNE.

Oui, toi !

ANTOINETTE, avec le plus grand calme.

J’ai pas bougé d’ici.

ÉTIENNE, ne revenant pas de son cynisme.

Qu’est-ce que tu dis ?

ANTOINETTE.

Je dis la vérité !…

ÉTIENNE.

Tu n’as pas bougé d’ici ?… Ah ! non celle-là… ! Certes, je m’attendais à tout : que tu trouverais une bonne raison, une explication ingénieuse !… Mais, me répondre que tu n’as pas été à l’hôtel du… ah ! non, ça !…

ANTOINETTE.

Je ne peux pourtant pas te dire ce qui n’est pas…

ÉTIENNE.

Mais, malheureuse, je t’y ai vue !… de mes propres yeux, vue !…

ANTOINETTE, avec un sang-froid déconcertant.

Et après ? Qu’est-ce que ça prouve ?…

ÉTIENNE, suffoqué.

Oh !

ANTOINETTE, péremptoirement.

Que tu m’aies vue ou non…, je n’y étais pas !…

ÉTIENNE.

Oh ! non, l’aplomb !… Quand je t’ai surprise, là-bas !… À moitié déshabillée… dans les bras d’un Anglais !

ANTOINETTE.

Moi ?  !…

ÉTIENNE, bien dans le nez d’Antoinette.

Oui, toi ! oui, toi !… Même qu’il est tombé sur moi à coups de poings.

ANTOINETTE,

D’un Anglais ?… Moi ?… moi ?… Mais comment aurais-je fait ?… Je sais pas l’anglais…

ÉTIENNE, avec un rire qui sonne faux.

Aha ! Aha !… En voilà une raison !… Comme si on ne se comprenait pas dans toutes les langues… pour certaines choses !… avec la pantomime !… Tu n’étais pas dans les bras d’un Anglais ?

ANTOINETTE, toujours imperturbable.

Je n’ai pas bougé d’ici.

ÉTIENNE.

Mais nom de D… ! (À bout d’arguments, plantant là Antoinette et gagnant la gauche, bien entre ses dents.) Chameau !… Elle ment comme une femme du monde !… (Revenant vers Antoinette.) Ah ! tu n’as pas bougé d’ici ! Eh bien ! c’est ce que nous allons savoir.

Il se dirige vers le fond.
ANTOINETTE, avec inquiétude gagnant d’un ou deux pas vers lui.

Qu’est-ce que tu vas faire ?

ÉTIENNE, revenant vers sa femme,

Interroger le concierge !

ANTOINETTE.

Le concierge !

ÉTIENNE.

Il me dira, lui, si tu es sortie.

Il va pour remonter.


Tout ce dialogue, très chaud, très rapide doit en quelque sorte s’entremêler comme dans une discussion exaspérée. (*)

(*)
ANTOINETTE, s’accrochant à lui qui de son côté pendant tout ce qui suit, cherche à se dégager de son étreinte ; à mesure qu’il arrache une main elle le reprend de l’autre.

Étienne ! tu es fou !… Tu ne vas pas aller mêler le concierge à cette discussion ridicule !… Tu veux donc qu’on se moque de toi ?

ÉTIENNE.

Aha ! Ça te la coupe !… Tu n’avais pas prévu celle-là, hein ? Tu croyais que tu allais me rouler, et maintenant que tu sens que tu vas être piégée

ANTOINETTE.

Allons, voyons, Étienne !

ÉTIENNE, la repoussant.

Rien du tout !

ANTOINETTE, jetant le manche après la cognée,

Eh ! fais comme tu voudras !…

Elle va se camper face au public, dos à la table et les bras croisés.

ÉTIENNE, qui a couru aussitôt au vestibule, laissant derrière lui les deux battants de la porte ouverts, se précipite au téléphone qui fait face au public. — Sonnant, puis décrochant le récepteur.

Allo !… C’est vous, monsieur Ploumard ?… Bon !… Dites-moi !… ma question va peut-être vous étonner, mais j’ai besoin de savoir : À quelle heure ma femme est-elle sortie aujourd’hui ?… (Un temps. La figure d’Antoinette, exprime une certaine angoisse.) Hein ?… Comment, elle n’est pas sortie ?… (La figure d’Antoinette se rassérène ; elle pousse un soupir de soulagement.) Voyons, ce n’est pas possible ; dites que vous ne l’avez pas vue passer… (Un temps.) Comment ?… Elle est venue manger la soupe avec vous ! (Petit sursaut de joie à peine visible chez Antoinette dont l’œil, dès lors, devient moqueur, la lèvre gouailleuse.) Hein ?… Oui, j’entends bien : comme personne ne dînait là-haut, elle est venue… (N’en croyant pas ses oreilles.) Ah ! ça, Voyons ! voyons !…

ANTOINETTE, toujours dans la même position et sans décroiser les bras, présentant les cinq doigts de sa main au public, puis d’un geste de la tête indiquant le téléphone.

Cinq francs… ça me coûte, ça !

ÉTIENNE, qui est resté un instant coi.

Je n’y comprends rien !… C’est invraisemblable !… C’est bien !… Je vous remercie… je vous demande pardon.

Il raccroche le récepteur avec humeur et rentre dans le salon, l’air vexé et rageur ; il a tiré les battants de la porte sur lui en rentrant.

ANTOINETTE, gouailleuse.

Eh ben ?…

ÉTIENNE, brutalement,

Ah ! fiche-moi la paix ! (Avec humeur gagnant la gauche.) C’est à se demander si je suis fou, si j’ai la berlue !…

ANTOINETTE, remontant dans la direction de la porte fond gauche.

Ce qu’on peut être bête, quand on est jaloux !

ÉTIENNE, remontant 2.

Oui… c’est bon ! Allez !… à ta cuisine !… (On sonne.) Nous reprendrons cette explication-là…

ANTOINETTE.

Oh ! comme tu voudras.

Elle hausse les épaules et sort. — Nouveau coup de sonnette.
ÉTIENNE, sur un ton obsédé, répondant au coup de sonnette.

Voilà ! Voilà !… (Au public.) Ou cette femme est un monstre de cynisme, ou alors il faut que je me fasse soigner. (Nouvelle sonnerie.) Mais voilà !…

Il sort un instant de scène ; on entend le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre et qui se referme et l’on distingue la voix de Raymonde mêlée à celle d’Étienne.


Scène II

ÉTIENNE, RAYMONDE, TOURNEL.
RAYMONDE, entrant, suivie de Tournel ; tout en partant elle descend jusqu’au canapé, tandis que Tournel reste au fond de la scène à gauche de la porte du milieu.

Eh bien !… vous n’entendiez pas sonner ?

ÉTIENNE (3), répondant aux questions par acquit de conscience mais visiblement préoccupé d’autre chose.

Si, madame, je venais…

RAYMONDE (1).

Monsieur ?… Monsieur n’est pas rentré ?

ÉTIENNE, id.

Eh !… Non, madame.

RAYMONDE.

C’est bien, laissez-nous.

ÉTIENNE.

Oui, madame… (Tout en s’en allant et à l’adresse de sa femme, très entre ses dents.) Chameau !…

TOURNEL, qui se trouve là, pour recevoir le mot,

Vous dites ?

ÉTIENNE.

Hein ! Oh ! c’est pas à Monsieur !…

TOURNEL.

Ah !… j’espère !

Étienne sort.
TOURNEL, se souciant peu de rester davantage.

Eh ! bien, ma chère amie, puisque maintenant vous êtes chez vous, moi, je…

RAYMONDE, qui est près du canapé, en train de retirer son chapeau et ses gants, se retournant vers Tournel.

Quoi ?… Ah ! non, non, vous n’allez pas me laisser, hein ?

Elle dépose chapeau et gants sur l’un des meubles à sa proximité.

TOURNEL, déconfit.

Ah ?

RAYMONDE, nerveuse, ne pouvant rester en place.

Merci !… Je ne sais pas dans quelle disposition rentrera mon mari… Vous avez vu tout à l’heure : quand il nous a rencontrés la seconde fois à l’hôtel du Minet-Galant, il avait l’air de vouloir vous étrangler… Vous comprenez que si la fantaisie lui en reprenait…

TOURNEL, aussi placide qu’elle est agitée.

Oui… vous pensez qu’il vaudrait mieux que je sois là…

RAYMONDE.

Ah ! oui !… oui ! je ne tiens pas à être seule pour recevoir le choc…

TOURNEL, résigné.

Bon !… bon-bon !

Il descend en scène.
RAYMONDE.

Ça n’a pas l’air de vous enthousiasmer ?

TOURNEL, sans enthousiasme.

Ben ! vous savez… !

RAYMONDE.

Ah ! c’est bien ça !… tous les mêmes : audacieux dans l’entreprise, et renâclant devant les responsabilités.

TOURNEL.

Oh ! Oh !… D’abord, quoi, « les responsabilités »… Il ne s’est rien passé…

RAYMONDE, allant à lui.

Oh ! ce n’est pas votre faute, s’il ne s’est rien passé !… En tous cas, mon mari n’en sait rien, s’il ne s’est rien passé ! et, nous trouvant là-bas, il a le droit de se figurer… ce qu’il se figure, d’ailleurs ! Sa colère de tantôt en est la preuve !…

TOURNEL.

Évidemment, parbleu !… Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est pourquoi elle s’est manifestée si tardive.

RAYMONDE.

Ah ! oui, ça… ?

TOURNEL.

Car enfin, quand il a surgi la première fois, debout sur son lit… avec un litre à la main…

RAYMONDE.

Oui !

TOURNEL.

Il n’a pas paru autrement estomaqué de nous voir ; il avait même l’air content, si on peut dire…

RAYMONDE.

Comment ! Il nous a même embrassés…

TOURNEL.

Absolument !… Et v’lan ! nous le retrouvons plus tard… en livrée, il bondit sur nous et paraît indigné !… Pourtant, dans ce genre d’aventures, on a généralement sa conviction faite tout de suite ; ce ne sont pas des choses qui viennent à la réflexion.

RAYMONDE, passant au 2.

C’est ce que je me dis : c’est à n’y rien comprendre… (On sonne.) Mon Dieu on a sonné ! C’est peut-être lui !

TOURNEL, inquiet,

Déjà !

On entend le bruit de la porte qu’on ouvre.
VOIX DE LUCIENNE.

Madame est rentrée ?

VOIX D’ÉTIENNE.

Oui, Madame, oui !

Bruit de porte qu’on referme.
RAYMONDE.

Ah ! non, c’est Lucienne…

Elle remonte vers la porte du fond, qu’elle ouvre.



Scène III

RAYMONDE, LUCIENNE, TOURNEL.
LUCIENNE, passant devant Raymonde et descendant dans la direction de la table.

Ah ! Raymonde ! Raymonde ! Quel drame ! Quelle tragédie !…

RAYMONDE, levant les yeux au ciel.

À qui le dis-tu !…

LUCIENNE.

Tiens ! mes jambes : elles font comme ça…

Elle fait trembler ses genoux.
RAYMONDE et TOURNEL, sur un ton de condoléance.

Oh !

LUCIENNE, se laissant tomber sur le siège à gauche de la table.

Oh ! mais je ne veux plus rentrer chez moi !… Ah ! non !… non !… (Sans transition et sur le même ton.) Bonjour, Monsieur Tournel ! je vous demande pardon…

TOURNEL.

Ça ne fait rien… nous avons le temps !


LUCIENNE, sans même l’écouter, revenant à ses moutons.

J’irai habiter n’importe où !… sous les ponts !… Mais me retrouver à nouveau face à face avec mon fauve de mari… ! Ah ! non, non j’ai eu trop peur !

RAYMONDE (2).

Ah ! oui, parlons-en de ton mari… Quel énergumène !… Quand il nous a aperçus au Minet-Galant, Tournel et moi… je ne sais ce qui lui a pris… il s’est mis à nous poursuivre en brandissant un revolver, comme s’il voulait nous tuer…

TOURNEL.

Oui, nous ! Je vous demande un peu pourquoi… !

LUCIENNE, se levant.

Quoi, vous aussi, vous avez subi sa chasse à courre ?…

TOURNEL.

Oui ! quel volcan ! quelle soupe au lait !

LUCIENNE, adossée à la table de droite.

Ah ! moi, je n’en suis pas remise !… Heureusement que j’ai trouvé ton mari, qui m’a soutenue et entraînée ! Sans ça, je défaillais, et je ne sais ce qui serait arrivé.

RAYMONDE.

Ah ! c’est mon mari qui… ?

LUCIENNE.

Oui… Oh ! il m’a même bien effrayée, lui aussi !

RAYMONDE.

Aha !

LUCIENNE.

Je ne sais pas si c’est l’émotion, qui, brusquement, lui a tapé sur le cerveau… ?

RAYMONDE.

Ah ! toi aussi, tu as remarqué ?

LUCIENNE.

Si j’ai remarqué !… Je l’avais vu dix minutes avant ; il m’avait parlé très raisonnablement… m’avait averti des dispositions de mon mari, et suppliée de m’en aller… Crac ! Survient la scène : poursuite homérique !… On dégringole l’escalier, tous deux… On arrive en bas… Il me regarde drôlement et tout haletant il me dit : « Ah ! la la ! Qu’est-ce que c’est que ce peau-rouge ?… Vous le connaissez ? » Tu vois ma tête !… « Comment, si je le connais ?… Évidemment, puisque c’est mon mari. Vous le connaissez aussi bien que moi ! »… Il me répond : « Mais je ne vous connais pas !… Qui êtes-vous ? » (Petit soubresaut.) Ah ! mon Dieu… Ah ! mon Dieu (Prononcer : « Ah ! badieu ! ») Je me dis : « Ça y est !… v’là Chandebise qui déménage !… » Je le fixe ; il ne riait pas… Ah ! mon Dieu… (Id.) Et le voilà qui se met à me débiter un tas de choses incohérentes…

RAYMONDE, à Tournel.

Voilà ! Voilà ! comme à nous !

TOURNEL.

Comme à nous.

LUCIENNE.

Est-ce que je sais : que c’était lui le garçon de l’hôtel… qu’il montait du bois… qu’on lui avait pris sa livrée… un tas d’inepties.

RAYMONDE.

C’est insensé !

TOURNEL.

Insensé.

LUCIENNE.

Et brusquement, qu’est-ce qui ne lui passe pas par la tête ?… De vouloir m’entraîner chez le marchand de vins… Moi !

RAYMONDE et TOURNEL.

Oh !

LUCIENNE.

Tu me vois !… Je bondis : « Allons, voyons ! Chandebise !… Chandebise !… ». Il me fait : « Poche ! Poche ! »

RAYMONDE, à Tournel.

Oui, c’est ça : « Poche ! Poche ! »

TOURNEL, s’asseyant sur la chaise à droite de la petite table à gauche de la scène.

C’est le cliché.

LUCIENNE.

Oh ! ma foi, le trac me prend !… Je plante là ton mari et son marchand de vins, et je me mets à filer, à filer… ! Ah ! tiens, que j’en file encore.

Elle se laisse tomber sur le siège à gauche de la table de droite.
RAYMONDE.

Oui !… Je ne comprends pas !… Je ne comprends pas ! Ou mon mari a perdu la tête, ou c’est un coup monté. Je ne comprends pas !

TOURNEL, brusquement à pleine voix et sur un ton profond.

Ah ! C’est égal !

LES DEUX FEMMES.

Quoi ?

TOURNEL, bien piteux.

Quelle journée !

RAYMONDE.

C’est tout ?… Ah ! je croyais que vous alliez…

TOURNEL.

Non.

RAYMONDE.

Ah ! Nous sommes dans un joli pétrin !…

TOURNEL.

Oui…

LUCIENNE.

Entre un mari qui veut vous brûler la cervelle…

RAYMONDE.

Et un qui est en train de perdre la sienne…

TOURNEL.

Que de cervelles !

TOUS TROIS.

Ah ! nous sommes bien !

On sonne. Instinctivement Lucienne et Tournel se dressent et se rapprochent de Raymonde au milieu de la scène. Un temps.

LUCIENNE, à voix presque basse.

On… On a sonné !

RAYMONDE et TOURNEL, id.

Oui !

TOURNEL, id.

C’est… C’est peut-être Chandebise.

RAYMONDE, id.

Ça m’étonnerait : il a sa clé.

TOURNEL, id.

Ça s’oublie quelquefois.

RAYMONDE, id.

C’est vrai.

TOURNEL, passant au 2, dos au public, face aux deux femmes.

Ainsi, moi, je me rappelle une fois, c’était en hiver, il neigeait…

RAYMONDE, lui coupant la parole.

Ah ! non, mon ami, non ! pas d’historiettes hein ! C’est pas le moment.

TOURNEL, interloqué.

Ah ? Bon !… Bon-bon !

Il va se rasseoir à sa place primitive.
RAYMONDE, excédée.

Oh ! la la…

LUCIENNE.

Ah ! ça, on n’ouvre donc pas ?

RAYMONDE.

Je ne sais pas !… Pourtant, si on a sonné…

TOURNEL.

C’est que c’est quelqu’un.

RAYMONDE, s’inclinant devant cette vérité de La Palisse.

Évidemment.

TOURNEL.

Oui, enfin, je me comprends.

Pendant ces dernières répliques, on a entendu la porte extérieure s’ouvrir et se refermer.


Scène IV

Les Mêmes, ÉTIENNE, POCHE.
ÉTIENNE, entrant effaré.

Madame ! Madame !

RAYMONDE.

Eh ! bien ! Qui est-ce ?

ÉTIENNE.

Ah ! Madame !

RAYMONDE.

Quoi ?

ÉTIENNE.

C’est monsieur !

TOURNEL (1) et LUCIENNE (4).

Ah !

RAYMONDE (2).

Eh ! ben ?

ÉTIENNE.

Eh ! ben ! je ne sais pas ce qu’a monsieur… Je lui ai ouvert… il est entré… comme ça : (Il imite la démarche de Poche.) et il m’a dit : « Est-ce que c’est ici que demeure M. Chandebise ? »

TOUS.

Hein ?

ÉTIENNE.

Oui, madame !… J’ai cru tout d’abord moi, qu’il voulait rire… Alors, pour être à la hauteur, j’ai fait : « Héhé ! héhé ! pour sûr que c’est ici que demeure M. Chandebise, héhé !… héhé !… » Mais il ne rigolait pas ! Il n’a pas bronché et il m’a dit : « Voulez-vous le prévenir que je viens au sujet de la livrée. »

TOUS.

Non !…

ÉTIENNE.

Oui, mesdames ! Oui, monsieur !…

RAYMONDE.

Ah ! non, non ! Ça ne va pas recommencer cette comédie-là !… (À Étienne, avec énergie.) Où est monsieur ?

ÉTIENNE.

Dans l’antichambre !… il attend.

TOURNEL et LUCIENNE.

Hein !

RAYMONDE, bondissant de surprise.

Comment, il attend ?

TOURNEL et LUCIENNE.

Dans l’antichambre ?

RAYMONDE.

Oh ! par exemple !…

Elle remonte, suivie des autres personnages, jusqu’à la porte qu’elle pousse et qui s’ouvre à deux battants. Tournel et Raymonde sont à gauche de la porte, Étienne et Lucienne à droite. On aperçoit au fond du vestibule, Poche le melon sur la tête, assis à l’extrême bord de son siège et attendant bien sagement. À la vue des personnages, son visage, de sérieux qu’il était, se fait souriant.

TOUS, reculant de surprise.

Oh !…

RAYMONDE (2).

Eh ! bien !… qu’est-ce que tu fais là ?

POCHE (3), se soulevant à demi, l’air abruti.

Si ou plaît ?

RAYMONDE.

Est-ce que c’est ta place, voyons, dans l’antichambre ? comme un fournisseur !…

POCHE, soulevant à peine son chapeau.

Madame ?

TOUS.

« Madame » ?

RAYMONDE.

« Madame » ?… Allons, entre !

Elle descend légèrement.
POCHE, s’avançant jusqu’au seuil de la porte.

C’est que j’attends monsieur Chandebise.

TOURNEL (1) et LUCIENNE (4).

Quoi ?

RAYMONDE.

Qu’est-ce que tu dis ?

ÉTIENNE.

Hein ! madame ?… Madame entend ?

POCHE, lui envoyant en manière de bonne farce un coup de son chapeau dans l’estomac.

Eh !… mais je vous reconnais vous ! c’est vous qui étiez tantôt au Minet-Galant !

ÉTIENNE.

Oui, monsieur, oui.

POCHE.

C’est vous le cocu !

ÉTIENNE, vexé.

Oh ! oh !… monsieur !

RAYMONDE.

Qu’est-ce qu’il dit ?

POCHE, à la voix de Raymonde se tournant vers elle.

Eh ! mais… madame aussi !… C’est la madame de l’hôtel… avec qui qu’on s’est embrassé… (S’avançant vers elle.) Bonjour madame.

RAYMONDE, effrayée, tirant vivement Tournel, pour le mettre entre elle et Poche.

Ah ! mon Dieu !… Tournel, Tournel, qu’est-ce qu’il a ?

TOURNEL (2).

Allons, allons, mon ami.

POCHE, indiquant Tournel.

Ah ! et puis son gigolo !… Ah ! bien, celle-là !… Ça va bien ?

Il veut l’embrasser.
TOURNEL, l’écartant.

Allons ! Voyons ! Victor-Emmanuel !… Victor-Emmanuel !

Il descend ainsi que Raymonde vers la gauche.
POCHE, descendant au milieu de la scène.

Non ! Poche ! Poche !

LUCIENNE, qui est descendue contre la table de droite.

Là ! Poche ! Poche !… Voilà !

POCHE, reconnaissant Lucienne et, tout en parlant, allant à elle.

Ah !… Et madame !… avec qui qu’on a détalé à cause du Peau-Rouge. Oh ! Madame, croyez-vous ? Hein ! zut ! Quelle venette !

LUCIENNE, un peu effarée.

Euh ! Oui… oui…

Se sentant acculée, elle se glisse tout en parlant le long de la table et, ffrutt ! s’esquive par le fond pour rejoindre les autres.

POCHE, se tordant.

Hi ! hi !… Mais alors tout le monde demeure ensemble ! Hi ! hi ! c’est rigolo !

TOUS, serrés les uns contre les autres, le considérant, navrés.
— Très en sourdine.

Oh !

POCHE, arrêté dans son rire par l’attitude générale.

Eh ! ben ? Qu’est-ce que vous avez ?

TOUS, vivement.

Rien !… rien-rien !

POCHE.

Ils sont très gentils, mais ils sont un peu loufoques dans cette famille.

Il gagne la droite.
RAYMONDE.

Mais qu’est-ce qu’il a ? Mais qu’est-ce qu’il a ?

LUCIENNE (1), bas à Raymonde (2).

Oh ! le malheureux ! je t’assure, tu devrais le montrer à un médecin.

ÉTIENNE, qui pendant tout ce temps est resté au fond de la scène, descendant et à mi-voix.

Madame ne veut pas que je téléphone à M. le Docteur ?

RAYMONDE.

Oh ! faites ce que vous voudrez !

ÉTIENNE.

Oui, madame.

Il remonte.
POCHE, remontant vers Étienne.

Vous partez ?

ÉTIENNE.

Oui, monsieur ! oui !

POCHE.

Ah ! bien, n’oubliez pas de dire à M. Chandebise…

LUCIENNE, à Raymonde.

Tu l’entends.

ÉTIENNE, à Poche.

Oui, monsieur, oui.

Il sort en refermant la porte sur lui.
TOURNEL (3).

Pourquoi fait-il l’idiot comme ça ?

RAYMONDE.

Ce n’est pas possible que ce ne soit pas un coup monté.

POCHE, redescendant vers les autres pour leur donner des explications.

C’est parce que j’avais ma livrée accrochée, n’est-ce pas…

LUCIENNE et TOURNEL, pour ne pas le contrarier.

Oui-oui !…

RAYMONDE, passant devant Tournel pour marcher sur Poche et autoritairement.

Allons ! en voilà assez !

POCHE, interloqué restant la bouche ouverte.

Ah ?

RAYMONDE, sur un ton saccadé et ferme.

Si tu es malade, dis-le ; on te soignera !… si au contraire, c’est une attitude que tu prends, je te déclare qu’elle est stupide.

POCHE, id.

Ah ?

RAYMONDE.

On t’a expliqué comment les choses se sont passées… On t’a prouvé par A plus B qu’il n’y avait jamais rien eu entre monsieur Tournel et moi ! Madame Homénidès est là pour te confirmer la vérité.

LUCIENNE.

Absolument !

RAYMONDE.

Eh ! bien, ça doit suffire !… Maintenant si tu persistes à croire… Eh ! bien, fais comme tu voudras… Après tout, M. Tournel est là pour te répondre.

Tout en parlant elle a saisi par sa manche Tournel qui ne s’y attend pas, en train qu’il est de parler avec Lucienne et l’envoie brusquement contre Poche.

TOURNEL, dans le mouvement.

Moi ?

POCHE, qui l’a reçu dans l’estomac, l’envoyant bouler à sa gauche.

Oh !

RAYMONDE (2).

Absolument ! Que tu nous croies, ou ne nous croies pas, adopte au moins l’attitude que comporte la situation et cesse de te donner en spectacle en faisant l’idiot.

POCHE (3).

Moi ?

RAYMONDE.

C’est vrai, ça !… Tantôt tu te rends à l’évidence, tu nous serres dans tes bras, tu nous embrasses… Dix minutes après, tu sautes à la gorge de M. Tournel !

POCHE, se tournant vers Tournel.

Je vous ai sauté à la gorge ?

TOURNEL (4).

Oui.

RAYMONDE.

Enfin, quoi ? à quoi ça rime ? Nous crois-tu oui ou non ?

POCHE.

Mais, tiens !

RAYMONDE.

Eh ! bien, alors, embrasse-nous une bonne fois, et que ce soit fini !

POCHE.

Moi ? Mais plutôt dix fois qu’une !

TOUS.

À la bonne heure !

Poche s’est essuyé la bouche du revers de la main et se met en devoir d’embrasser Raymonde.

RAYMONDE, au moment où Poche effleure déjà sa joue, le repoussant.

Oh !

TOURNEL, qui le reçoit sur le pied, poussant un cri de douleur.

Oh !

TOUS.

Quoi ?

RAYMONDE, sur un ton indigné.

Mais tu as bu ?

POCHE.

Hein ?

RAYMONDE.

Tu sens l’alcool.

POCHE.

Moi ?

RAYMONDE, le saisissant par le menton et lui tournant brusquement la tête, en plein dans le nez de Tournel qui s’est approché sans défiance.

Mais tenez, sentez, mon cher, sentez !

TOURNEL, reculant, à moitié asphyxié.

Oh !

RAYMONDE.

Là !

TOURNEL.

Fffue !… un vrai bidon !

RAYMONDE, sur un ton de reproche indigné.

Tu bois ! Tu bois, maintenant ?

TOUS.

Oh !…

POCHE.

Quoi ? Quoi. « Je bois » ? En v’là un mot, pour trois ou quatre malheureux demi-setiers qu’on s’a distribués, histoire de se remettre les sangs… vous en auriez fait autant.

RAYMONDE, remontant.

Voilà ! Il est gris ! Il est complètement gris !

TOUS, scandalisés,

Oh !

POCHE, allant à la remorque de Raymonde.

Moi ? Ah ! mais dites donc !… Mais pas du tout !… Et vous savez, ma petite dame… !

RAYMONDE, l’écartant du geste.

Allez, allez, monsieur, allez cuver votre alcool ailleurs.

POCHE.

Quoi ?

TOURNEL.

Oh ! Toi ! Toi ! Victor-Emmanuel !

POCHE, dans le nez de Tournel.

Poche d’abord ! Poche ! (Il appuie sur le P. de chaque Poche de façon à envoyer une bouffée de son haleine dans le visage de Tournel.)

TOURNEL, incommodé par son haleine d’alcoolique, le repoussant des deux mains.

Eh ! Poche ! Poche, si tu veux !…

LUCIENNE, qui ne veut pas recevoir Poche que la poussée envoie de son côté, se dérobant par un crochet et gagnant vivement la droite.

Oh !

POCHE, reprenant son équilibre.

Eh ! oui, je veux ! Eh ! oui, je veux ! (À part.) C’est vrai ça ! Ils n’ont pas fini de me prendre pour le roi d’Italie !

RAYMONDE.

Ah ! c’est honteux !


Scène V

Les Mêmes, FINACHE, ÉTIENNE.
ÉTIENNE, accourant.

Voilà le docteur, madame.

TOUS.

Ah !

FINACHE[2], accourant et à Raymonde.

Eh bien, quoi donc ? Étienne me dit que justement on était en train de me téléphoner ?… (Amicalement avec un salut de la main, à Poche.) Bonjour, Chandebise !

POCHE, tournant la tête pour voir à qui s’adresse cette apostrophe.

… Où ça, Chandebise ?…

FINACHE, qui déjà s’est retourné vers Raymonde, croyant à une facétie de Chandebise, tournant vaguement la tête de son côté et lui adressant un rapide sourire de complaisance.

Héhé !… très drôle. (À Raymonde.) Mais qu’est-ce qu’il y a donc ?

RAYMONDE, indiquant Poche.

Il y a que monsieur est ivre-mort.

FINACHE, avec un sursaut de surprise.

Hein ! Allons donc ! Lui !

ÉTIENNE, avec le même sursaut.

Quoi ! Monsieur ?

TOURNEL et LUCIENNE.

Oui ! Oui !

POCHE.

Moi ?

RAYMONDE.

Sentez-le, plutôt ! Sentez-le !

FINACHE, à Poche, duquel il s’est rapproché.

Voyons ! c’est pas possible !… Vous êtes gris, vous ?

POCHE.

Moi ?… (Haussant les épaules avec un air de pitié.) Pffu !…

FINACHE, qui a reçu son souffle en plein nez, — avec un rejet du corps en arrière.

Oh !

POCHE.

C’te blague !

FINACHE, à Raymonde en faisant allusion à Poche.

Oh ! oui ! oh ! très fort !

RAYMONDE.

Là ! vous voyez !

ÉTIENNE, qui est descendu au-dessus du canapé et scandalisé.

Oh !… monsieur !…

POCHE.

Quoi ?

FINACHE.

Mon pauvre ami !… Mais qu’est-ce qu’on vous a fait avaler, pour vous mettre dans un état pareil ?…

POCHE.

Hein ! Vous aussi ?… (Marchant sur Finache.) Ah ! mais dites donc, mon bonhomme.

FINACHE, reculant.

Mon bonhomme !

POCHE.

Vous avez fini de m’acheter, hein ?… Je ne suis pas plus ivre que vous.

FINACHE, essayant de le calmer.

Allons ! voyons, voyons !

POCHE, passant devant lui et s’adressant successivement à chaque personnage, qui aussitôt qu’il approche, s’esquive avec des « oui !… oui-oui ! » inquiets, et gagne vivement la gauche de la scène.

C’est vrai, ça !… C’est à qui se paiera ma tête, depuis mon arrivée !… Je ne vous connais pas, moi !… Qu’est-ce que vous me voulez ?… Je suis ici pour voir M. Chandebise, eh bien, je veux voir, M. Chandebise… et puis v’là tout !

Il remet son chapeau sur la tête et arpente d’un air rageur la scène de haut en bas puis de bas en haut. Tous les personnages rassemblés les uns contre les autres et formant une ligne en biais devant le dossier du canapé, le considèrent atterrés, F. 1 — E. 2 derrière F. — R. 3 à côté de F. — L. 4. — T. 5.

FINACHE, n’en croyant pas ses oreilles.

Oh ! là… Oh ! là !…

RAYMONDE, à Finache.

Vous voyez !

LUCIENNE.

Il a des éclairs de lucidité, et puis, brrrout ! plus rien !

TOURNEL.

Et c’est comme ça depuis cet après-midi !

FINACHE.

Ah ! il l’est bien !

Ils le considèrent tous en silence avec des hochements navrés de la tête.

POCHE, voyant tous ces yeux fixés sur lui.

Et puis, quoi ?… Quand vous me regarderez !… je suis bon garçon mais j’aime pas qu’on se paie ma fiole !

FINACHE.

Oui, mon ami ! oui !

TOUS.

Oui !… oui-oui !

POCHE.

Ah ! mais !…

Il remonte et arpente la scène, en maugréant.
RAYMONDE, à Finache.

Croyez-vous ? Non ! Croyez-vous ?

TOURNEL.

Oui, hein ?

LUCIENNE et ÉTIENNE, navrés.

Oh !

Poche s’est assis avec humeur sur la chaise à gauche de la table de droite.

FINACHE, tout le dialogue qui suit, chuchoté et sans quitter Poche du regard.

Je n’en reviens pas !… Est-ce qu’il lui est déjà arrivé, à votre connaissance… ?

RAYMONDE.

Mais jamais !… N’est-ce pas, Étienne ?

ÉTIENNE, au-dessus d’eux.

Jamais !

FINACHE.

C’est que ces phénomènes d’hallucination, cet état d’amnésie, poussé jusqu’à la perte de la notion de sa propre personnalité, je n’ai jamais constaté cela que chez des alcooliques invétérés.

TOUS.

Non ?

FINACHE.

Après, nous n’avons plus que le delirium tremens…

TOUS, considérant Poche avec commisération.

Oh !

Poche agacé a retiré son melon et en donne un grand coup sur la table.

TOUS, sursautant.

Ah !

RAYMONDE.

Mais voyons, c’est insensé !… Il ne prend jamais qu’un petit verre après chaque repas.

TOURNEL.

Et souvent il en laisse la moitié.

ÉTIENNE.

Oui ! Que même c’est moi qui la bois, pour pas la laisser perdre.

LUCIENNE.

Et ce n’est vraiment pas un petit verre par repas… !

FINACHE.

Mais si ! mais si ! Quelquefois ça suffit… L’alcoolisme n’est pas une question de quantité, c’est une question d’idiosyncrasie.

TOURNEL, approuvant.

Voilà !

TOUS, excepté Tournel.

De quoi ?

FINACHE.

D’idiosyncrasie.

TOURNEL.

Oui ! (À Finache, avec une certaine commisération satisfaite pour l’ignorance générale.) Elles ne savent pas… (Sortant du rang et dos au public.) C’est-à-dire la disposition plus ou moins grande qu’un individu a… à devenir idiot.

FINACHE, qui a approuvé de la tête, avec des « oui, oui, » l’explication de Tournel, brusquement.

Hein ? Mais non, non !…

TOURNEL, étonné.

Ah ?… Je croyais !…

Il rentre dans le rang, numéro 2.
FINACHE.

L’idiosyncrasie : c’est-à-dire la façon propre à chaque individu de ressentir l’effet d’une chose ; ainsi un tel absorbe un litre de trois-six par jour, ça ne lui fait rien… Un autre boit à peine un petit verre et il devient alcoolique.

POCHE, qui les regarde depuis un instant, se penchant brusquement vers le public.

Une thune !… qu’ils sont en train de me chiner.

FINACHE.

Et, naturellement, c’est pour ceux-là que c’est le plus dangereux !… parce qu’ils ne se méfient pas. Un petit verre après chaque repas, qu’est-ce que c’est que ça ?… Oui ! jusqu’au jour où arrive la bonne crise… Et voilà ! voilà le résultat !…

TOUS, bien serrés les uns contre les autres, le corps plié légèrement sur les genoux, considérant Poche avec commisération.

Oh !

POCHE, après un temps.

Dites donc !… Le rang d’oignons !… Ça vous amuse ?

TOUS.

Quoi ?

POCHE, remettant son melon sur la tête et se levant.

Oui, vous me comprenez très bien !… Eh bien ! il faudrait que ça cesse ou ça finira mal !…

FINACHE, allant à lui.

Mais quoi donc, mon bon ami ? quoi donc ?

POCHE[3].

Oui, je ne suis pas idiot, vous saurez.

FINACHE, cherchant à le calmer.

Là !… Là !… (Aux autres.) L’irritabilité ! vous la voyez ?… C’est une des manifestations !…

POCHE.

Quoi ?

FINACHE.

Rien, mon ami, rien !… Tendez donc la main.

POCHE, étonné.

La main ?

FINACHE, tendant le bras en avant.

Oui ! comme ça, tenez !

POCHE, obéissant machinalement.

Pourquoi faire ?

Sa main ainsi tendue a un tremblement caractéristique.
RAYMONDE.

Oh ! comme elle tremble !

TOUS.

Oh !

FINACHE, lui tenant l’avant-bras.

Là ! Le voyez-vous ?… Le voyez-vous, le tremblement alcoolique ?… C’est un des symptômes les plus caractéristiques.

POCHE, bondissant de colère.

Ahaha-haha-haha !

TOUS, sursautant de frayeur.

Ah !

POCHE, trépignant et passant dans le mouvement entre Finache qui s’est écarté en arrière et Raymonde.

En voilà assez ! en voilà assez !… en voilà assez !…

TOUS, s’écartant précipitamment.

Ah ! mon Dieu !

FINACHE, essayant de le calmer.

Eh ! bien… Eh ! bien, quoi donc, mon vieux ?…

POCHE, à Raymonde.

Vous voulez me fiche en colère, n’est-ce pas ? (À Finache 6.) Vous voulez me fiche en colère ?

TOUS.

Mais non ! Mais non !

RAYMONDE.

Mon ami, voyons, calme-toi !…

POCHE, se retournant brusquement vers Raymonde et en pleine figure.

Ah ! vous !… Foutez-moi la paix !

RAYMONDE, bondissant en arrière.

Hein ! qu’est-ce qu’il a dit !  !

FINACHE, la faisant remonter tout en parlant. — Les autres remontent également par l’extrême gauche.

Rien… Rien !… Ne faites pas attention ! dans ces moments-là, un homme n’a pas sa tête… Tenez ! allez par là !… ne l’irritez pas !

RAYMONDE, au fond.

C’est trop fort ! Il a beau être alcoolique !… Me dire ff… Qu’est-ce qu’il m’a dit ?…

FINACHE, poussant tout le monde vers la porte de gauche.

Eh ! bien, oui, il est surexcité, qu’est-ce que vous voulez ?… Laissez-moi seul avec Étienne ; nous allons essayer de le coucher…

RAYMONDE, sur le point de sortir.

Ah ! oui alors, couchez-le ! parce que vraiment… !

FINACHE.

Mais oui, mais oui !… Allez, Tournel !… (À Lucienne.) Chère madame, je vous demande pardon.

LUCIENNE.

Mais docteur, certainement… Oh ! si ce n’est pas malheureux, à son âge !

TOURNEL.

Oui… Tenez ! je me rappelle avoir vu, comme ça, un petit alcoolique… Il avait douze ans… c’était en été…

RAYMONDE.

Oh ! non, non, vous nous raconterez cela une autre fois !…

Ils sortent. Étienne qui lorsque tout le monde est remonté, est remonté en tête, est au fond à droite de la porte centrale.


Scène VI

POCHE, FINACHE, ÉTIENNE.
FINACHE, redescendant vers Poche qui arpente la scène nerveusement.

Eh ! bien, voyons, mon ami !

POCHE.

Ah ! vous avez eu un blair de les faire sortir !… parce que ça allait se gâter.

FINACHE.

Mais parbleu !… J’ai bien senti, voyons !…

POCHE.

Non, mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?… Ils sont pas un peu marteau ?…

FINACHE, par complaisance.

Un peu marteau !… un peu marteau !

POCHE, à Étienne qui est descendu (3).

Qu’est-ce que je disais !… Un peu marteau !

ÉTIENNE, à l’exemple de Finache.

Un peu marteau… un peu marteau.

POCHE.

Ah ! mais fallait me faire signe !… me glisser tout bas : « Ils sont louftingues !… » (À Finache qui a profité de ce qu’il tendait le bras pour lui happer le poignet au passage afin de lui tâter le pouls.) Qu’est-ce que vous avez à me prendre la main ?

FINACHE, tirant sa montre de sa main droite restée libre.

Rien, rien ! c’est par amitié.

POCHE, avec insouciance.

Ah ? (Reprenant.) Je ne me serais pas emballé !… (Riant.) Je sais bien ce que c’est : avec les braques, il faut toujours dire comme eux…

FINACHE, remettant sa montre dans sa poche.

C’est curieux ! vous n’avez presque pas de pouls.

POCHE.

Quoi ?…

FINACHE.

Je dis : vous n’avez presque pas… (À Étienne.) Il n’a presque pas de pouls…

POCHE, jovial.

Ben, évidemment ! Quoi ? J’suis pas pouilleux !…

Avec un gros rire satisfait, il gagne la droite.
FINACHE (1).

Aha ! aha ! très drôle ! Aha ! Aha ! (À Étienne lui donnant une tape sur le bras.) Riez ! Riez donc !

ÉTIENNE (2).

Moi ? bon ! (Riant sans conviction.) Aha ! aha ! aha !…

POCHE, indiquant Étienne.

Ça le fait rigoler, le larbin.

FINACHE, passant au 2.

Oui !… oui-oui ! oui-oui ! (Redevenant sérieux.) Là !… Eh ! bien, maintenant qu’on a bien ri, on va être bien raisonnable.

POCHE.

Quoi ?

FINACHE.

Voilà : moi, je suis un ami… (Sur un ton qui ne souffre pas de doute.) Vous me connaissez.

POCHE.

Non.

FINACHE, un peu interloqué.

Ah ?… Bon !… bon-bon ! Eh bien, je suis le docteur, le bon docteur. C’est moi qui soigne !… bobos !… malades !… tisanes !… diète !… Le bon docteur !

POCHE.

Eh ! bien, oui, quoi, je suis pas gâteux !… Vous êtes docteur.

FINACHE.

Voilà.

POCHE, à part.

Qu’est-ce qu’il a à faire l’idiot ?

FINACHE, l’air profond.

Eh ! bien, je sens… ! je sens en vous regardant, que vous devez être fatigué.

POCHE.

Moi ?

FINACHE.

Si, si, vous êtes fatigué !… (À Étienne.) Il est fatigué !

ÉTIENNE, approuvant.

Il est fatigué.

POCHE.

Fatigué ? Ah ! bien dame, dites donc ! On le serait à moins !… Levé à cinq heures, balayé l’hôtel, ciré les parquets, monté le bois !…

FINACHE.

Évidemment, évidemment !…

ÉTIENNE.

Évidemment !…

ÉTIENNE et FINACHE, se regardant navrés en hochant la tête.

Oh !

FINACHE.

Eh ! bien, savez-vous : vous allez vous déshabiller, et vous coucher !

POCHE.

Moi ?… Ah ! non !… non-non !

FINACHE, toujours accommodant.

Ah ?… Bon-bon !… Eh bien, alors, au moins, vous allez retirer cette jaquette, dans laquelle vous êtes mal… Étienne va vous apporter une robe de chambre, bien confortable !…

POCHE.

Ah ! oui, mais… ma livrée ?…

FINACHE.

Mais oui, mais oui !… Mais c’est en attendant… (Faisant un signe à Étienne.) Étienne !…

ÉTIENNE.

Oui, monsieur le docteur.

Il remonte, fait le tour de la table et entre dans la pièce de droite.

FINACHE, profitant de ce que Poche est tourné dans la direction de la chambre de droite, pour se coller ventre à dos contre lui, et la main gauche sur son épaule, l’avant-bras droit tendu au-dessus de l’épaule droite de Poche de façon à lui indiquer la chambre en question.

Là ! et maintenant !… (Tout en parlant imprimant à son corps un mouvement de va-et-vient d’avant en arrière et réciproquement, mouvement que Poche est forcé de suivre.) Il y a par là un excellent lit…

POCHE.

Qu’est-ce qu’il a à faire la pompe comme ça ?

FINACHE.

… vous allez vous y étendre…

POCHE.

Il va me foute le mal de mer.

FINACHE.

… Et faire une bonne dodote !

POCHE, se retournant.

Moi ?… Oh ! mais voyons ! Vous n’y pensez pas ! Eh ! ben et M. Chandebise ?…

FINACHE.

M. Chandebise ? (À part, levant les bras au ciel.) Ah ! mon Dieu ! (À Poche.) Eh ! bien, s’il vous dit quelque chose, vous viendrez me le dire !

POCHE, conciliant.

Ah ?… Bon !

ÉTIENNE, apportant la robe de chambre.

Voilà la robe de chambre !

FINACHE.

Là !… Retirez votre jaquette…

POCHE, se laissant retirer sa jaquette par Étienne et Finache.

Ah ! bien c’est pas pour dire… vous faites de moi ce que vous voulez !…

FINACHE.

Vous êtes une pâte !… (On lui passe la robe de chambre.) Hein !… Dites que vous n’êtes pas bien là-dedans ?

POCHE, nouant la cordelière autour de sa taille.

Oh !… c’est-à-dire que j’ai l’air du cocher du Lord-Maire !

FINACHE, pendant qu’Étienne va déposer la jaquette sur le siège à droite de la table.

Là ! vous voyez ?

POCHE.

C’est vrai que c’est plus douillet que la livrée…

FINACHE.

Mais, parbleu !… Ah ! Et maintenant, j’ai un petit doigt qui me dit que vous devez avoir soif.

POCHE, jovial.

Ah !… il est malin votre petit doigt !

FINACHE, riant.

N’est-ce pas ?… Eh bien, je vais vous faire donner quelque chose à boire… Ça ne vous semblera peut-être pas très bon, mais il faudra l’avaler tout de même…

POCHE.

Ah ?… Du raide ?

FINACHE.

Hein !… Oui, plutôt ! plutôt !

POCHE, dégageant vers la droite.

Allez ! Allez ! je crains pas !

FINACHE.

À merveille ! (Bas à Étienne qui après avoir déposé la jaquette est redescendu au 1.) Vous avez de l’ammoniaque par là ?…

ÉTIENNE.

Oui, monsieur.

POCHE, qui n’entend pas ce qu’ils disent.

Pour une aubaine, ça, c’est une aubaine !

Il va s’asseoir à gauche de la table.


FINACHE.

Eh ! bien, nous allons lui en préparer dix gouttes dans un verre d’eau.

ÉTIENNE.

Bien, monsieur.

FINACHE.

Et puis, quand il sera dégrisé, vous lui ferez prendre… (Passant devant Étienne.) Attendez, je vais vous faire faire une ordonnance.

ÉTIENNE, le suivant.

Oui, monsieur.

FINACHE, gagnant la droite.

Où y a-t-il de quoi écrire ?

ÉTIENNE, indiquant l’écritoire qui est devant la fenêtre.

Là, ce petit meuble !

FINACHE, se dirigeant vers le meuble indiqué.

Bien ! Ah ! mais d’abord, emmenez-le… Emmenez-le coucher.

ÉTIENNE.

Bien, monsieur le docteur. (Bien affectueux, à Poche.) Allez, monsieur !… Si monsieur veut venir ?… Tenez, monsieur, prenez mon bras !…

POCHE, touché, tout en se levant et lui prenant le bras.

Ah !… vous avez bon cœur, vous !

ÉTIENNE, tout en l’emmenant à son bras, dans la direction de la chambre de droite.

Oh ! Monsieur m’honore…

POCHE.

Si, si !… Ça m’embête, tenez, que vous soyez cocu !…

ÉTIENNE.

Moi !

POCHE.

Dam ! c’est vous qui me l’avez dit.

ÉTIENNE, faisant passer Poche le premier.

Hein ?… Ah ! mais je ne le suis plus ! elle prenait la soupe, chez le concierge !

POCHE[4], au moment de sortir.

Ah ?… Oh ! ben ! si elle ne prenait que ça !

Ils sortent.

Scène VII

FINACHE, puis CAMILLE, puis ANTOINETTE,
puis ÉTIENNE.

FINACHE, pendant ce qui précède, a apporté l’écritoire, l’a ouvert devant le canapé. — Il est debout face au public et par conséquent, au-dessus de l’écritoire et du canapé. Oh ! Pristi que ça sent fort ! C’est ce papier qui est parfumé comme ça ! (En ce disant il porte à son nez la feuille de papier mauve sur laquelle au premier acte, Lucienne a écrit son premier essai de lettre. Quand Finache porte le papier à son nez, l’écriture étant en dessous, se présente face au public.) Oui ! Oh ! c’est à tomber. (Il repose le papier au milieu des autres dans la papeterie, puis faisant le tour du meuble, va s’asseoir dos au public sur le canapé, se disposant à écrire. Au moment où il s’assied pour rédiger son ordonnance, on entend claquer la porte d’entrée.) Ah !… On vient de fermer la porte du grand escalier… Ça doit être Camille.

Camille entre dans le hall.
CAMILLE, apercevant Finache et encore tout haletant.

Vous !… Ah ! docteur, je m’en souviendrai de votre hôtel !… Il s’est passé des choses ! Ah ! oui, il s’en est passé !

FINACHE, toujours assis, ne saisissant pas un mot de son discours précipité.

Quoi ? Quoi ? mais ne parlez donc pas si vite.

CAMILLE.

Si vous saviez ce qui m’est arrivé !

FINACHE.

Mais mettez votre palais que diable ! ce n’est pas la peine que je vous en aie apporté un !

CAMILLE.

Je l’ai perdu, mon palais !

FINACHE.

Hein !

CAMILLE.

C’est un Anglais qui me l’a envoyé promener, en me flanquant un coup de poing dans la mâchoire.

Il joint la mimique à la parole en envoyant un coup de poing dans l’espace.

FINACHE, qui a peine à le comprendre.

Un Anglais qui vous a donné un coup de poing dans la mâchoire !

CAMILLE.

Oui !… Et si je n’avais eu que ça ! Mais il me semble que j’ai vécu un cauchemar aujourd’hui !… Et tous ceux que j’ai rencontrés dans cet hôtel ! Et Tournel !… Et Raymonde !… Et Chandebise… avec un crochet de bois sur le dos ! Pourquoi un crochet de bois, je vous le demande ? Et Madame Homénidès !… et son mari, qui chassait au pistolet ! Pan ! Pan ! je vous dis : j’ai eu tout, tout ! Ah ! quelle tragédie ! Mon Dieu ! Quelle tragédie !

Il se laisse tomber sur le siège à gauche de la table de droite.
ANTOINETTE, arrivant de gauche.

Madame m’envoie demander à monsieur le docteur comment va Monsieur !

FINACHE.

Monsieur ? Mieux ! Mieux !… vous lui direz… (Se levant.) Ou plutôt, non ! j’y vais moi-même.

CAMILLE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

FINACHE, remontant.

Rien ! Chandebise qui est un peu souffrant !

CAMILLE.

Allons, bien, !

ÉTIENNE, sortant de chez Chandebise.

Monsieur est couché.

Il remonte par l’extrême droite.
FINACHE.

Parfait !

ÉTIENNE, en passant et en prenant sur la table le melon laissé par Poche.

Bonsoir, monsieur Camille.

CAMILLE.

Bonsoir, Étienne.

FINACHE, au fond près d’Antoinette.

Eh ! bien, allez Étienne, préparer l’ammoniaque pendant que je vais chez Madame.

ÉTIENNE.

Oui, monsieur le docteur.

Étienne sort par la porte du fond dont il laisse les deux battants ouverts. Finache et Antoinette sortent fond gauche.


Scène VIII

CAMILLE, puis POCHE.
CAMILLE.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! je suis abruti positivement ! Je suis abruti ! (Se levant et descendant au public.) Je me fais l’effet d’une petite plume… d’un pauvre petit duvet emporté par un cyclone. (On frappe à droite, premier plan. — Sur le même ton.) Entrez !… Ma raison y sombrera !

POCHE, entrant, toujours emmitouflé dans sa robe de chambre.

Je vous demande pardon !…

CAMILLE, tressaillant.

Victor-Emmanuel !

POCHE, par blague, affectant un ton sévère.

Eh ! mais voilà un monsieur que j’ai vu aujourd’hui à l’hôtel du Minet-Galant !

CAMILLE, à part, croyant à une réprimande.

Sapristi !

POCHE.

Encore un ! Alors !

CAMILLE, à part.

Il m’avait reconnu ! (Allant à Poche et bien face à lui.) Je vais te dire !… si j’étais là-bas… c’est que j’avais une raison ! une excellente raison… J’avais entendu dire qu’il y avait une personne…

POCHE, qui, depuis le moment où Camille lui a adressé la parole, l’écoute ahuri et bouche bée, se baisse même un moment discrètement pour tâcher de voir ce qui se passe dans la bouche de son interlocuteur.

Qu’est-ce qu’il a donc dans la gueule ?

CAMILLE, interloqué.

Comment !

POCHE.

Crache, mon vieux ! crache !

CAMILLE, vexé,

Mais j’ai rien dans la… eule ! (Reprenant.) Non je te disais qu’il y avait une personne… voilà : c’était pour une assurance.

POCHE, lui coupant la parole.

Oui, eh bien ! tout ça je m’en fiche !

CAMILLE, interloqué.

Ah !

POCHE.

Ça ne me regarde pas tout ça ! Seulement je crève de soif par là ; on m’avait dit qu’on m’apporterait à boire.

CAMILLE.

Hi ha ? (Qui ça ?)

POCHE, répétant comme un homme qui n’a pas compris.

Hi ha ?

CAMILLE, plus fort et articulant de son mieux.

Hi ha ?

POCHE.

Ah ! « qui ça ? » Vous dites « hi, ha » ! Eh ! bien, le docteur.

CAMILLE, empressé.

Oh ! mais c’est un oubli évidemment et je vais tout de suite… !

POCHE.

Ah ! merci ! j’ai la pépie, c’est pour ça ! j’ai la pépie !

CAMILLE.

Comment donc, j’y cours…

POCHE.

Merci !

Il rentre dans la chambre de droite en fermant la porte sur lui. Aussitôt sorti de scène il rejette sa robe de chambre et ses chaussons ; en deux coups de peigne en courant arrange légèrement sa coiffure ; au passage met la casquette qu’on lui tend ; puis faisant le tour par derrière la ferme du vestibule, on doit le voir arriver par la gauche de l’antichambre. — Paraître dès qu’on est prêt sans attendre la fin du monologue de Camille qui n’est fait que pour donner le temps de la transformation.

CAMILLE, devant la table.

Ah ! Ah ! ben, moi qui craignais d’être saboulé !… mais il a pris ça très bien !… Tout de même ce que c’est !… Je lui croyais des idées étroites… mais il les a très larges !…

On entend le bruit de la porte d’entrée qu’on ouvre et referme et par la porte du fond laissée grande ouverte par Étienne, on aperçoit Chandebise arrivant de gauche, et en train de remettre son trousseau de clés dans sa poche.


Scène IX

CAMILLE, CHANDEBISE.
CAMILLE, poussant un cri fou en apercevant Chandebise au fond alors qu’il vient de voir Poche entrer dans sa chambre.

Ah !

CHANDEBISE, qui est entré carrément, sursautant au cri de Camille.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CAMILLE, affolé, ne sachant plus où donner de la tête, et indiquant successivement du doigt Chandebise et la porte de droite premier plan.

Ah ! mon Dieu, là !… là !… et là ! là !

CHANDEBISE, au-dessus et à gauche de la table.

Eh bien, quoi ?

CAMILLE, éperdu se cognant dans la table, se cognant dans les chaises.

Mon Dieu ! Je suis fou ! Je deviens fou !

CHANDEBISE, faisant deux pas vers lui.

Camille, voyons !

CAMILLE.

Vade retro !… Je suis fou ! Je suis fou !

Il disparaît par la porte du fond droit.
CHANDEBISE, abruti par cet accueil.

Ah ! ça, il bat la breloque ! Non mais qu’est-ce qu’il y a donc dans l’air aujourd’hui ? Ah ! Cet hôtel ! non, quel cauchemar ! quel cauchemar ! (Apercevant sa jaquette sur le siège à droite de la table.) Ah ! ma jaquette ! Qui est-ce qui l’a rapportée ? Oh ! bien ce n’est pas trop tôt que je quitte cette livrée. (Tout en partant il retire sa veste de livrée qu’il pose sur la table ainsi que sa casquette et enfile sa jaquette.) Dire que j’ai été obligé de rentrer dans cette tenue !… le concierge ne me reconnaissait pas… il voulait que je monte par l’escalier de service.

CAMILLE, traversant comme un fou, le vestibule de droite à gauche et s’agrippant à Étienne qui arrive en sens inverse. Étienne ! Je suis fou ! je suis fou !…

Il le lâche et disparaît à gauche en continuant à crier : « Je suis fou ! » et laissant Étienne abruti.

CHANDEBISE.

Allons bon, pas encore fini !


Scène X

CHANDEBISE, ÉTIENNE, puis FINACHE,
RAYMONDE, TOURNEL, LUCIENNE, CAMILLE.
ÉTIENNE, descendant,

Mais qu’est-ce qu’a M. Camille ? mais qu’est-ce qu’a M. Camille ?

CHANDEBISE.

Ah ! je me le demande, Étienne !

ÉTIENNE, en s’entendant appeler par son nom.

Ah !… monsieur me reconnaît !

CHANDEBISE (2).

Comment, si je vous reconnais. Ah ! ça vous plaisantez ! pourquoi ne vous reconnaîtrais-je pas ?

ÉTIENNE, vivement.

Hein !… je ne sais pas Monsieur !… je ne sais pas !

À ce moment, irruption de Camille venant de gauche et suivi de Finache, Raymonde, Tournel et Lucienne.

CAMILLE.

Il est deux, je vous dis ! Il est deux. Là ! et là !…

TOUS.

Mais quoi ? quoi ?

CAMILLE, se sauvant par le fond.

Je deviens fou, mon Dieu ! je deviens fou !

Il disparaît par la droite du vestibule.
TOUS.

Mais qu’est-ce qu’il a ?

RAYMONDE, descendant vers son mari.

C’est nous, mon ami, nous venons savoir…

CHANDEBISE, bondissant en voyant Raymonde.

Vous ! vous ici, madame ! (Apercevant Tournel qui descend côté droit du canapé.) Et Tournel avec vous !

RAYMONDE et TOURNEL, ensemble.

Quoi ?

CHANDEBISE, qui a sauté au collet de Tournel, l’a fait pivoter autour de lui et le mène ainsi, en marchant sur lui et le secouant, jusqu’à la droite de la scène.

Qu’est-ce que tu faisais, hein ? qu’est-ce que tu faisais quand je vous ai surpris tous les deux là-bas, dans cette boîte interlope ?

TOUS.

Oh !

RAYMONDE.

Hein, encore !

TOURNEL, toujours sous l’étreinte de Chandebise.

Mais, mon ami, voilà la centième fois qu’on t’explique… !

CHANDEBISE, le poussant toujours et le faisant ainsi remonter au fond par la droite de la table.

… Qu’on m’explique quoi ? Allez, allez ! Vous croyez que vous allez vous payer ma tête encore longtemps !… Fichez-moi le camp !

Tout le monde instinctivement a suivi le mouvement mais par le fond, et se trouve ainsi à gauche de la table.

RAYMONDE.

Mon ami… !

CHANDEBISE, marchant sur eux tous.

Fichez-moi le camp !

LUCIENNE.

Voyons, M. Chandebise !

CHANDEBISE.

Oh ! madame ! Je vous en prie ! (Aux autres.) Fichez-moi le camp, je vous dis. Je ne veux plus vous voir !

Il arpente la scène, exaspéré.
FINACHE, les exhortant à rentrer dans la chambre fond gauche.

Sortez, allez ! sortez ! ne l’irritez pas ! il est en pleine crise, vous reviendrez quand ce sera calmé.

RAYMONDE, tout en se laissant reconduire.

Ah ! sa crise ! sa crise ! Je commence à en avoir assez !

Elle sort ainsi que Lucienne.
FINACHE.

Bien oui, bien oui ! (À Tournel.) Tournel, je vous en prie !

TOURNEL, en s’en allant à la suite des autres.

Enfin, il est stupide ! il n’a pas deux idées de suite.

Étienne, lui, sort par le fond et referme les deux battants de la porte.

FINACHE, une fois tout le monde sorti allant à Chandebise.

Allons, voyons, mon bon Chandebise ! quoi donc ?

CHANDEBISE, qui est devant la table à droite.

Oh ! je vous demande pardon, mon cher Finache ; je me suis laissé aller à un mouvement de colère !

FINACHE.

Mais, allez donc ! c’est un exutoire ; si ça doit vous faire du bien !…

CHANDEBISE, encore nerveux.

Oh ! mais ça va se calmer.

FINACHE.

Mais oui !… Il y a déjà un mieux sensible, d’ailleurs : vous commencez à reconnaître les gens !… à savoir qui vous êtes !

CHANDEBISE, le regardant ahuri.

Quoi ?

FINACHE.

Ça va mieux ! ça va mieux !

CHANDEBISE.

Comment, à reconnaître les gens, à savoir qui je suis… Ah ! ça dites donc : vous aussi ?…

FINACHE.

Comment ?

CHANDEBISE.

Non, mais est-ce que c’est une scie ? Est-ce que j’ai l’habitude de ne pas reconnaître les gens ? de ne pas savoir qui je suis ?

FINACHE.

Oh ! je ne veux pas dire ça… je…

CHANDEBISE.

J’ai pu m’emporter, mais j’ai toujours ma raison, vous savez !

FINACHE, vivement, pour ne pas le contrarier.

Mais je vois bien, je vois bien !…

CHANDEBISE, satisfait.

Ah !…

FINACHE.

Oui, oui, oui, oui, oui !… Mais c’est égal ! tout de même à votre place… je serais resté couché !

CHANDEBISE, même ahurissement que précédemment.

Quoi ?

FINACHE.

Quel besoin aviez-vous de remettre votre jaquette ?

CHANDEBISE.

Ah ! vous êtes bon, vous ! parce que j’en avais assez de me promener en groom.

Il remonte tout en parlant par la droite de la table.
FINACHE.

En gr… ? (Levant les yeux au ciel.) En groom ! Oh !

CHANDEBISE.

Vous croyez peut-être que c’est gai de se voir en larbin ?

FINACHE, à part.

Oye, oye, oye ! Oye, oye, oye !

CHANDEBISE, redescendant par la gauche de la table.

Oui, mon cher : une livrée, moi ! une livrée !

FINACHE, à part.

Voilà : l’idée fixe !

CHANDEBISE.

Ah ! j’en aurai vu de toutes les couleurs dans votre hôtel du Minet-Galant !

FINACHE.

Vous y avez donc été ?

CHANDEBISE.

Tiens !…

FINACHE.

Vous ne deviez pas y aller.

CHANDEBISE, du tac au tac.

Eh bien ! j’y ai été. Oh ! que de péripéties ! Une tripotée par-ci, une tripotée par-là !… le patron fou ! on m’endosse une livrée !… Enfermé dans une chambre !… obligé de me sauver par les toits ! failli me rompre le cou !… et brochant sur le tout, Homénidès ! Ho-mé-ni-dès ! Tout, je vous dis ! j’ai eu tout !

FINACHE, à part effondré.

Qu’il est malade, mon Dieu ! Qu’il est malade !…

CHANDEBISE.

Oh ! je m’en souviendrai !

Il gagne la droite.

Scène XI

Les Mêmes, ÉTIENNE.
ÉTIENNE, apportant un verre d’eau sur une assiette,
et le flacon d’ammoniaque.

Là, voilà !…

CHANDEBISE, se retournant en voyant Étienne.

Qu’est-ce qu’il y a, Étienne ?

ÉTIENNE, tout en descendant vers Finache.

Rien, monsieur. C’est M. le docteur qui a demandé…

FINACHE, à Chandebise.

C’est moi, oui.

CHANDEBISE.

Ah ?… bon !

Il se détache et remonte par l’extrême droite.
FINACHE (2), à Étienne (1), qui lui présente l’assiette et son contenu.

Merci !

Il prend le flacon d’ammoniaque et en verse des gouttes dans le verre pendant ce qui suit.

ÉTIENNE, à mi-voix au docteur.

Eh ! bien ?… monsieur le docteur doit être content ?

À moitié asphyxié par les exhalaisons ammoniacales il achève sa phrase en détournant la tête du flacon.

FINACHE, tout en comptant les gouttes le nez à distance respectable du flacon.

Deux… trois… Moi ?

ÉTIENNE, id.

Le patron est mieux.

FINACHE, id.

Oh ! non, oh ! non.

ÉTIENNE, id.

Non ?

FINACHE, id.

Oh ! non !… six… sept…

ÉTIENNE, id.

Oh !…

FINACHE.

Le délire ! le délire ! huit… neuf… dix…

CHANDEBISE, qui redescend à gauche de la table.

Vous êtes souffrant, docteur ?

FINACHE.

Non, non ! (S’approchant de lui, tout en agitant — de la main droite doucement et en rond, — le verre contenant la mixture afin de la mélanger, mais cela à une distance respectueuse de son nez.) Tenez ! buvez ça.

CHANDEBISE.

Moi ?

FINACHE.

Oui !… après toutes les émotions que vous avez eues, ça vous remontera.

CHANDEBISE.

Ah ! bien, c’est pas de refus ! c’est vrai, ma colère de tout à l’heure, m’a altéré… !

Il prend le verre.
FINACHE.

Là, j’en étais certain. (Arrêtant son mouvement en couvrant de sa main le bord du verre au moment où Chandebise se dispose à boire.) Seulement, avalez d’un trait ! c’est un peu fort !

CHANDEBISE, insouciant.

Oh !

Il en absorbe une bonne gorgée, mais il n’a pas plutôt le liquide dans la bouche qu’il pose précipitamment son verre sur la table et écartant tout le monde sur son passage s’élance comme un fou vers la fenêtre.

FINACHE, emboîtant le pas derrière lui.

Oui ! ça ne fait rien ! je vous ai prévenu ! avalez ! avalez !

CHANDEBISE, qui a ouvert précipitamment la fenêtre, crachant dehors en gerbe tout ce qu’il a dans la bouche.

Ah !… Pouah !

ÉTIENNE et FINACHE, désappointés.

Oh !

CHANDEBISE, furieux.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? En voilà des farces de mauvais goût !

FINACHE.

Voyons, Chandebise !…

CHANDEBISE, passant devant lui en le repoussant.

Ah ! Foutez-moi la paix !… cochon, va !

Tout en parlant, il a gagné fond droit.
FINACHE, qui le suit.

Où allez-vous ?

CHANDEBISE.

Eh ! Me rincer la bouche donc ! Si vous croyez que c’est agréable ce goût-là ?

Il sort.
ÉTIENNE.

On sonne, tiens !…

Il sort par le fond.
FINACHE, au-dessus de la table, navré.

Oh ! il a tout craché ! c’est comme si on n’avait rien fait !

VOIX DE FERRAILLON.

Monsieur Chandebise, s’il vous plaît ?

VOIX D’ÉTIENNE.

C’est ici, monsieur.

FINACHE, regardant par l’embrasure de la porte laissée entr’ouverte par Étienne.

Ah ! Ferraillon !… Ah ! par exemple !

VOIX DE FERRAILLON.

Monsieur le Docteur !

FINACHE.

Entrez donc !

Il gagne la gauche.



Scène XII

Les Mêmes, FERRAILLON.
FERRAILLON, entrant suivi d’Étienne.

Pardon !

FINACHE, s’asseyant sur le canapé.

C’est pour votre assurance que vous venez déjà ?

FERRAILLON (2).

Oh ! non, Monsieur le docteur, je ne me serais pas permis !… je passerai un de ces matins pour ça ; non ! je viens pour rapporter un objet qui a été trouvé à mon hôtel et appartient à M. Camille Chandebise.

Il tire de son gousset le palais de Camille.
ÉTIENNE, qui est (3) près de Ferraillon.

Oh ! mais je le reconnais ! c’est moi qui l’ai trouvé !

FERRAILLON.

Ah ? (Saluant.) Monsieur !

ÉTIENNE, se présentant.

Étienne ! Valet de chambre de M. Chandebise.

FERRAILLON.

Enchanté !

FINACHE, qui cligne des yeux depuis un instant sur l’objet que tient Ferraillon.

Ah ! çà, mais montrez-moi donc çà ! (Ferraillon lui passe le palais.) Mais oui ! c’est le palais de Camille ! Comment, il perd son palais en ville ! En voilà de l’ordre ! Mais comment avez-vous su que c’était à lui ?

FERRAILLON.

Par le nom et l’adresse qui sont gravés sur la plaque.

FINACHE.

Non ?… oh ! mais oui ! « Camille Chandebise, 95, Boulevard Malesherbes. » Oh ! mais c’est très intelligent !

FERRAILLON.

Et puis très commode quand on a oublié, ses cartes de visite.

Il corne de la main une carte imaginaire.
FINACHE.

Ah ! bien, il va être bien content ! Je vais lui rendre ça.

ANTOINETTE (2), surgissant du fond, affolée.

Monsieur le Docteur ! Monsieur le Docteur ! Je ne sais pas ce qu’a monsieur Camille : je viens de le trouver dans la salle de bains, tout nu !… en train de prendre une douche.

FINACHE (1).

Allons, bien ! qu’est-ce qu’il y a encore ?

FERRAILLON (3).

Une douche à cette heure-ci !

FINACHE.

C’est de la folie ! (À Ferraillon.) Voilà ce qu’il fait, votre Monsieur Camille !… vous qui voulez le voir, il prend une douche ! Non, on n’a pas idée ! (Remontant et à Antoinette.) Où est-elle ? où est-elle, la salle de bains ?

ANTOINETTE, indiquant la droite du vestibule.

Par ici, Monsieur le Docteur.

FINACHE, sortant suivi d’Antoinette.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous, ce soir ? Qu’est-ce qu’ils ont ?

FERRAILLON, qui après le départ de Finache et d’Antoinette se trouve (1) à gauche de la porte du fond tandis qu’Étienne en occupe la droite, descendant tout en parlant dans la direction de la table de droite.

Prendre une douche à cette heure-ci, quelle drôle d’idée ! (Son œil à ce moment tombe sur la livrée, et la casquette laissées par Chandebise.) Hein !… Mais je ne me trompe pas ! c’est la livrée de Poche !… et sa casquette ! (Les prenant.) Ah ! bien, elle est bonne, celle-là !… Mais comment c’est-il ici ? (À Étienne qui descend au 1.) Mon garçon est donc venu chez vous ?

ÉTIENNE.

Votre garçon ? non !… Pourquoi serait-il venu ?

FERRAILLON.

Ah ! par exemple, celle-là !…


Scène XIII

Les Mêmes, CHANDEBISE.
CHANDEBISE, arrivant porte fond droit et descendant carrément par l’extrême droite.

Quelle horreur que ce goût !

FERRAILLON.

Hein !… Poche ! Poche, ici !

Il s’élance pour le rattraper.
CHANDEBISE, affolé.

Le fou ! Le fou chez moi !

Il essaie de se sauver, tout en évitant de se faire saisir par Ferraillon ; cela fait un jeu de va et vient des deux personnages séparés par la table.

FERRAILLON.

Ah ! animal, qu’est-ce que tu fais ici !…

Arrivant à le saisir au passage.
CHANDEBISE.

Ah ! là là ! Ah ! là là !

FERRAILLON, faisant pirouetter Chandebise de façon à l’amener no 2.

Ah ! tu ballades ma livrée en ville !

CHANDEBISE.

Ah ! là là !

ÉTIENNE, surgissant entre eux et essayant de les séparer.

Mais monsieur !… Qu’est-ce que vous faites ?

FERRAILLON, à Étienne et tout en luttant avec Chandebise.

Foutez-moi la paix ! Vous !

CHANDEBISE, arrivant grâce à l’intervention d’Étienne, à se dégager.

Ah ! là là ! Ah ! là là ! Ne le lâchez pas ! Ne le lâchez pas !

Il se sauve éperdu.
FERRAILLON, luttant à présent avec Étienne.

Mais laissez-moi donc, vous !

Il le fait pivoter et l’envoie au loin.
ÉTIENNE, revenant à la charge.

Mais voyons, mais c’est M. Chandebise ! mais c’est mon patron !

On entend claquer bruyamment la porte du vestibule.
FERRAILLON, le repoussant.

Quoi ! votre patron ! C’est mon domestique… Je le connais bien !

Il sort en courant et en emportant la livrée et la casquette de Poche.

ÉTIENNE, sortant à sa suite.

Mais non ! mais non !


Scène XIV

CHANDEBISE, puis HOMÉNIDÈS, puis POCHE.
CHANDEBISE, risquant la tête par l’entrebâillement de la porte de gauche. Très angoissé.

Il… il est parti ? (Descendant et gagnant l’avant-scène gauche.) Ah ! j’ai eu une heureuse idée de faire claquer la porte d’entrée ! comme ça il a cru que je filais par l’escalier et il s’est élancé à ma poursuite. (Respirant.) Enfin ! il est parti.

À ce moment on entend un bruit confus de voix dans l’antichambre.
VOIX D’ÉTIENNE.

Mais, monsieur, laissez-moi vous annoncer.

VOIX D’HOMÉNIDÈS.

Yo l’entrerai, qué yo vous dis ! Yo l’entrerai !

CHANDEBISE.

Qu’est-ce que c’est que ça !

Sous une poussée de l’extérieur la porte du fond s’ouvre brusquement.
HOMÉNIDÈS, une boîte à pistolets sous le bras.

Ah !… lui !

Étienne renonçant à s’interposer, se retire.
CHANDEBISE, acculé dans son coin.

Homénidès !

Il fait mine de se sauver.
HOMÉNIDÈS, avançant sur lui et sur un ton sans réplique.

Restez !

CHANDEBISE, très piteux.

Mon ami !…

HOMÉNIDÈS, le foudroyant du regard.

Il n’est plous d’ami ! (Il dépose d’un geste sec sa boîte à pistolets sur la chaise qui est à droite de la petite table face au canapé, puis :) Aha ! Vous le m’avez échappé cet tantôt !… Mais yo vous retroufe !… Et sans lés ceusses qui m’ont arrêté et conduit chez lé… commissionnaire dé police !… yo vouss aurai fait connaître cé qué c’est qu’oun révolver. Mais… lé commissionnaire il m’a confisqua mon révolver et il m’a fait qué yo promette, pour qué yé obtienne ma… lâcheté, qué yo ne mé servirai plous del révolver !… (Avec un soupir de regret.) Yo l’ai promis !

CHANDEBISE, rassuré.

Oui ?… Brave commissionnaire !

HOMÉNIDÈS.

Et alors… (Ouvrant sa boîte de pistolets.) yo l’ai apporté… des pistolettes.

CHANDEBISE, faisant un saut en arrière.

Hein ?

HOMÉNIDÈS, le rassurant du geste.

Oh ! mais né craignez rien ! yo no veux pas vous souicider. Yo né l’ai pou faire à la flagrante délit !… maintenant, cela serait oun meurtre !… Yo no lé veux pas !

CHANDEBISE, se rapprochant.

Ah ! je disais aussi… !

HOMÉNIDÈS.

Voici deux pistolettes : oun il est chargé ; l’autre elle ne l’est pas.

CHANDEBISE, très intéressé.

Ah ! bien… j’aime mieux le premier.

HOMÉNIDÈS, faisant entendre un rugissement qui fait bondir Chandebise en arrière.

Belepp ! (Se calmant aussitôt et allant prendre un morceau de craie dans la boîte.) Yo prends dé la craie, yo fais oun rond sur votre cœur.

Il lui dessine rapidement un cercle avec la craie sur le côté gauche de la poitrine.

CHANDEBISE.

Oh ! mais voyons !

Il cherche à effacer le rond avec la main.
HOMÉNIDÈS, se dessinant également un cercle rapide sur la poitrine.

Yo mé fais lé même !

CHANDEBISE, à part.

Il a été tailleur !

HOMÉNIDÈS, qui a déposé sa craie et repris ses pistolets.

On prend les pistolettes et chacun… lé canon dans lé rond dé l’autre… pan, pan !… celui qui l’a la balle, il est lé morte.

CHANDEBISE.

Ah ? et… et l’autre.

HOMÉNIDÈS, bondissant avec un rugissement qui fait tressauter Chandebise.

Beleupp ! (Très calme et courtois.) C’est la douel dé chez nous !

CHANDEBISE, qui goûte peu ce genre de combat.

Eh ! ben… !

HOMÉNIDÈS, très aimable, lui présentant la crosse en avant les deux pistolets réunis dans une même main.

Allons ! prenez oun pistolet.

CHANDEBISE.

Quoi ?

HOMÉNIDÈS, insistant.

Prenez oun pistolet, yo vous dis !

CHANDEBISE, passant devant lui par un mouvement arrondi.

Merci ! je ne prends rien entre mes repas !

HOMÉNIDÈS, (1) féroce.

Ah ! prenez !… Ou yo fais le meurtre !

CHANDEBISE, voyant qu’il ne plaisante pas.

C’est sérieux ! Ah ! mon Dieu !… Au secours ! Au secours !

Il détale comme un lapin vers la porte du fond par laquelle il sort.

HOMÉNIDÈS, se précipitant du côté d’où vient la voix de Chandebise.

Chandebisse !… Veux-tu… veux-tu !

VOIX DE CHANDEBISE, à la cantonade de gauche.

Au secours ! Au secours !

VOIX D’HOMÉNIDÈS, se dirigeant du côté d’où vient
la voix de Chandebise.

Attends oun peu ! Attends oun peu !

VOIX DE CHANDEBISE, à la cantonade de gauche,

Au secours ! Au secours ! (Affolé, il reparaît porte fond gauche, traverse la scène comme une flèche et se précipite dans la chambre premier plan droit. À peine est-il entré qu’on l’entend pousser un grand cri.) Ah ! (Aussitôt, il reparaît affolé.) Ah ! moi !… Moi ! Je suis couché !… là !… dans mon lit ! La maison est hantée ! la maison est hantée !

VOIX D’HOMÉNIDÈS.

Où est-il, le missérable ?

CHANDEBISE[5], reconnaissant la voix.

Oh !

Il se précipite vers la porte du fond qu’il referme derrière lui.

HOMÉNIDÈS, qui a surgi fond gauche, l’apercevant, s’élance vers la porte par laquelle il vient de se sauver.

Attends un peu ! Attends un peu !

Il se casse le nez contre la porte fermée au verrou et qu’il secoue en vain.

VOIX DE CHANDEBISE, se dirigeant extérieurement vers la porte du fond droit.

Au secours ! Au secours !

HOMÉNIDÈS, se précipitant à la voix, vers la porte du fond droit qu’il trouve également fermée au verrou.

Veux-tu ouvrir ! Veux-tu ouvrir.

VOIX DE CHANDEBISE, traversant extérieurement la scène de droite à gauche.

Au secours ! Au secours !

HOMÉNIDÈS, courant à la porte fond gauche, qu’il trouve également fermée.

Veux-tu ouvrir, missérable ! Veux-tu ouvrir !

Il secoue vainement la porte.
POCHE, sortant de droite, premier plan, emmitouflé dans sa robe de chambre et encore ensommeillé.

Ah ! ça, mais il n’y a pas moyen de dormir !

HOMÉNIDÈS, à la vue de Poche, lâchant immédiatement la porte et s’élançant vers lui, les pistolets à la main.

Ah ! lé voilà ! Ah ! missérable… veux-tu prendre les pistolettes…

POCHE, bondissant.

Mon Dieu ! le peau-rouge !

HOMÉNIDÈS, descendant extrême droite.

Qué yo té tue !

POCHE, détalant par l’extrême droite, jusque vers le fond.

Qu’est-ce qu’il dit ?… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

Il trouve la porte fond droit fermée.
HOMÉNIDÈS, à ses trousses.

Yo te tiens ! tu ne m’échapperas pas !

POCHE, qui s’élance successivement vers les deux autres portes du fond qu’il trouve également fermées.

Ah ! là là… Ah ! là là… (Arrivant ainsi à la fenêtre laissée ouverte précédemment par Chandebise et ne trouvant pas d’autre issue.) Ah !…

Il saute dans le vide.
HOMÉNIDÈS, arrivé à la fenêtre au moment où l’autre la franchit et ne pouvant réprimer un mouvement de frayeur.

Ah ! le malhoreux !… Il va se touer. (Regardant.) Non !… il n’a rien ! Oh !… yo lo tuerai ! (Ces deux exclamations doivent s’opposer immédiatement et pour ainsi dire sans transition. Après quoi gagnant à droite.) Oh oui, yo lo touerai !… (Écartant son col avec le doigt comme un homme qui a le sang à la gorge.) Ah ! y ai soif. (Il aperçoit sur la table de droite le verre laissé à moitié plein par Chandebise.) Ah ! (Il se précipite vers lui et le porte avidement à ses lèvres. Il n’a pas plutôt la gorgée dans sa bouche que ne sachant où la rejeter, après avoir reposé le verre en hâte sur la table, il se précipite vers la fenêtre et crache dehors tout ce qu’il a dans la bouche. Avec dégoût.) Ah ! pouah !… (Comme s’il en appelait au ciel.) Mais qu’il boit donc des saletés dans cette maisson !… huah !… À ce moment il se trouve juste au-dessus de l’écritoire laissé ouvert par Finache. (Humant l’air.) Quel il sent ici ?… Lé parfoume dé la lettre !… le parfoume dé ma femme !… (Prenant une des feuilles de papier qui est précisément celle laissée par Lucienne au premier acte.) Ah ! lé papier !… lé papier qu’il est lé même !… Ah ! et l’écritoure… l’écritoure dé ma femme !… (Lisant.) « Mossieur ! yo vouss ai vou l’autre soir à l’ Palais-Royal. » Eh ! si ! C’est lé double dé la lettre al marito… qué yo l’ai dans ma poche… (Tout en parlant il a tiré l’autre lettre de sa poche et compare.) Perqué ?… perqué ici ? dans la papétérie del madame Chandebisse ?… Oh ! yo veux savoir ! Yo saurai !… (Se précipitant vers la porte fond gauche et avec force coups de poings.) Ouvrez ! Ouvrez !

TOURNEL, paraissant à la porte.

Eh ben, quoi donc ?

HOMÉNIDÈS, lui sautant au collet et après l’avoir fait pirouetter autour de lui l’amenant au numéro 2.

Ah ! lé Tournel ! Vouss allez mé dire… !

TOURNEL.

Sapristi ! le cow-boy !

HOMÉNIDÈS.

Cetté lettre… !

TOURNEL.

Mais lâchez-moi, voyons !…

RAYMONDE, paraissant fond gauche et descendant numéro 1.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

HOMÉNIDÈS, lâchant Tournel avec une poussée qui lui fait perdre l’équilibre et allant droit à Raymonde.

Non, vouss ! Cetté lettre qué yo l’ai trouvée dans vos papiers…

RAYMONDE, reconnaissant sa lettre et avec un petit sursaut.

Hein ! Vous fouillez dans mes papiers, maintenant ?

HOMÉNIDÈS.

Eh ! il n’est pas là la question !… (Avec une rage contenue.) Perqué ?… perqué l’écritoure dé ma femme ?…

RAYMONDE, entre chair et cuir.

Aha !

HOMÉNIDÈS.

Il est donc chez vous qu’elle confécionne les lettres dé l’amour ?

RAYMONDE.

Chez moi, oui ! et là-dessus vous vous mettez la tête à l’envers ; alors, que tout cela devrait être fait pour vous prouver la parfaite innocence de votre femme.

HOMÉNIDÈS.

Hein ?… Como ?

RAYMONDE.

Comment « Como ! » mais parce qu’il est à supposer que s’il y avait la moindre intrigue entre votre femme et mon mari, ça ne serait vraiment pas dans ma papeterie…

TOURNEL, achevant la pensée de Raymonde.

… qu’on viendrait faire ces choses-là.

HOMÉNIDÈS, soupe au lait.

Mais alors qué ? qué ?

RAYMONDE.

Eh ! « qué, qué !… » Tenez, voici votre femme ; demandez-lui vous-même.

Elle descend à gauche, au-dessus du canapé.
HOMÉNIDÈS, courant à Lucienne.

Ah ! madame, vouss allez mé dire…

LUCIENNE, esquissant un mouvement de retraite.

Mon mari !…

HOMÉNIDÈS, l’arrêtant par le poignet et la faisant descendre (2) tout en parlant.

Non, yo vous soupplie, restez !… d’un mot vous lé pouvez me tranquillisser !… Cette lettre !… cette lettre… !

LUCIENNE, ahurie en reconnaissant sa lettre entre les mains de son mari.

Hein, comment… ?

HOMÉNIDÈS (3).

… Qué yo l’ai trouvée… ! porqué ? porqué ?

LUCIENNE, regardant Raymonde.

Mais… ce n’est pas mon secret !

RAYMONDE (1).

Va, Lucienne ! donne-lui la clef de ce rébus pour le repos de ses méninges.

HOMÉNIDÈS, suppliant.

Oh ! si !

LUCIENNE, à Raymonde.

Alors, tu veux… ?

RAYMONDE, avec indifférence.

Va ! va !

LUCIENNE.

Soit. (À son mari.) Oh ! Quel Othello vous faites ! Alors, vous n’avez pas compris ? (À Raymonde en indiquant son mari.) Ah ! qué tourto ! (À Homénidès.) Raimunda creia tener motivo de dudar de la fidelidad de su marido.

HOMÉNIDÈS, brusque.

Como ?

LUCIENNE.

Entonces para provarlo, ella resolvio darle un compromiso galante… al cual ella iria igualmente.

HOMÉNIDÈS, bouillant d’impatience.

Ma, la carta ? la carta ?

LUCIENNE, se montant.

Eh ! « la carta ! la carta !… » Espera hombre !… (Redevenant calme aussitôt et mettant bien les points sur les i.) Si ella hubiera escrito carta à su marido… su marido hubiera reconocido su escritura.

HOMÉNIDÈS, une lueur d’espoir dans les yeux devant la vérité qu’il voit poindre.

Después ! Después !

LUCIENNE.

Entoncés ella me encargado de escrivir en su lugar.

HOMÉNIDÈS, n’en pouvant croire ses oreilles.

No ?… Es verdad ? (À Raymonde.) Es verdad ?

RAYMONDE, ahurie par cette question dans une langue qu’elle ignore.

Quoi ?

HOMÉNIDÈS.

Es verdad lo que dice ella ?

RAYMONDE.

Tout ce qu’il y a de plus verdad !… Qu’est-ce que je risque ?

HOMÉNIDÈS.

Ah ! señora ! Señora ! cuando yo pienso, que me colocado tantas ideas en la cabesa !

RAYMONDE, avec des révérences comiques.

Oh ! mais il n’y a pas de quoi, vraiment ! il n’y a pas de quoi !

Elle remonte et pendant ce qui suit gagne peu à peu le numéro 3.

HOMÉNIDÈS, à Lucienne.

Ah ! Soy estupido ! estupido ! (À Tournel en se frappant en manière de contrition un coup de poing dans la poitrine à chaque « brouto ».) Ah ! no soy mas que un bruto ! un bruto ! un bruto !

TOURNEL, le singeant en se frappant comme lui de grands coups dans la poitrine.

Mais c’est ce qu’on se tue à vous dire !

HOMÉNIDÈS, qui déjà ne l’écoute plus. À Lucienne avec élan.

Ah ! quérida ! perdoname por mis estupideces.

LUCIENNE.

Yo te perdono ! péro no empieses mas.

HOMÉNIDÈS, gagnant avec elle le canapé.

Oh ! Querida mia ! Ah ! yo te quiero !

La main dans la main, ils s’asseyent, Lucienne 1, Homénidès 2.
RAYMONDE, à Tournel, en les montrant.

Comme on s’entend vite en Espagnol !

À ce moment la porte, fond droit, s’ouvre livrant passage à Finache, Camille et Chandebise. Cette entrée doit être très rapide.


Scène XV

Les Mêmes, CHANDEBISE, FINACHE, CAMILLE.
FINACHE, gagnant carrément par le fond le milieu de la scène no 3, tout en discutant avec Camille qui lui emboîte le pas.

Mais enfin, mes enfants, raisonnez ! vous perdez la tête.

CAMILLE (4), en peignoir de bain, et toujours sans palais.

Je vous dis que je l’ai vu en même temps là et là.

Il indique l’antichambre et la chambre, premier plan droit.
CHANDEBISE, qui, lui, est descendu carrément par l’extrême droite.

Et moi… je me suis trouvé nez à nez avec moi-même, dans cette chambre, et couché dans mon lit !

La discussion est dans un tel mouvement que Chandebise doit dire « dans cette chambre ! » à l’extrême droite, et déjà être au milieu de la scène face à Finache qu’il veut convaincre quand il dit : « dans mon lit ! ».

FINACHE, sceptique.

Oh !

HOMÉNIDÈS, toujours assis.

Qué ? Qué ?

CHANDEBISE, à la vue d’Homénidès à un mètre de lui, pivotant sur les talons pour filer.

Homénidès ! Encore là !

HOMÉNIDÈS, l’arrêtant du geste.

Allez ! N’ayez crainte ! yo souis calme à préssent… maintenant qué yo sais qué l’auteur dé la lettre… la dame del Palais-Royal, il n’était pas ma femme, il était le vôstre !

CHANDEBISE, à Raymonde.

Hein ! toi !

RAYMONDE, qui est (6) à gauche de la table.

Mais c’est la quarantième fois qu’on te le dit.

Elle remonte au-dessus de la table.
CHANDEBISE.

À moi ?

TOURNEL (7), à droite de la table.

Absolument ! Et chaque fois on s’embrasse et puis y a rien de fait !

Il remonte par l’extrême droite et va rejoindre Raymonde près du meuble qui est entre les deux portes du fond.

CHANDEBISE.

Qu’est-ce qu’il dit !

HOMÉNIDÈS.

Et penser qué pour ça, yo vouss ai fait sauter par la fenêtre ?

CHANDEBISE.

Moi !

TOUS.

Par la fenêtre !

HOMÉNIDÈS.

Ah !… qué y’en ai même ou oune émotione !

CHANDEBISE.

Moi ! moi ! vous m’avez fait sauter par la fenêtre.

HOMÉNIDÈS.

Eh ! naturéllément, yo vouss ai fait… Vous sortiez de là… (il indique la chambre droite, premier plan.) et hop ! par la croissée !

CHANDEBISE, à larges enjambées gagnant l’extrême droite,

Ça y est ! ça y est ! lui aussi !… Nous sommes tous le jouet d’une même hallucination !… Ce que vous avez vu sauter par la fenêtre et qui me ressemblait… c’est ce que j’ai vu, moi, dans mon lit !

CAMILLE.

Et que j’ai vu, moi, là et là !

CHANDEBISE, qui n’a pas quitté l’extrême droite.

Absolument ! La preuve c’est que je suis bien certain que je n’ai jamais sauté par cette fenêtre.

HOMÉNIDÈS.

Qu’est-ce que vous dites ?

FINACHE, se prenant la tête à deux mains.

Oh ! là là ! je sens que ça me gagne… je sens que ça me gagne.

TOURNEL.

C’est de la féerie !… C’est de la féerie !


Scène XVI

Les Mêmes, FERRAILLON, introduit par ÉTIENNE.
FERRAILLON, la robe de chambre de Poche sous le bras.

Je vous demande, pardon, messieurs, mesdames…

CHANDEBISE.

Le fou !

Affolé, il se précipite sous la table de droite qui est à sa proximité.

ENSEMBLE
FINACHE et CAMILLE.

Ferraillon !

RAYMONDE.

Le patron du Minet-Galant !

TOURNEL.

Le patron de l’hôtel.

FERRAILLON.

… mais à l’instant, comme je passais dans la rue, j’ai failli recevoir sur la tête, mon garçon d’hôtel qui sautait, je ne sais pourquoi, par cette fenêtre.

TOUS.

Hein ?

TOURNEL, CAMILLE, HOMÉNIDÈS.

C’était le garçon !

FERRAILLON.

Et qui filait en emportant ces vêtements.

Il présente la robe de chambre.
RAYMONDE, qui est descendue à gauche de la table.

Ah ! mais c’est à mon mari… (Croyant trouver Chandebise.) C’est à toi, cette… Tiens !… Eh bien, où est-il ? (Appelant.) Victor-Emmanuel ! Victor-Emmanuel !

Elle remonte vers le fond et va ouvrir la porte fond droit pour y jeter son dernier appel.

TOUS.

Victor-Emmanuel !

Étienne va regarder par la porte fond gauche, Tournel par celle de droite premier plan.

FERRAILLON, apercevant Chandebise blotti à quatre pattes sous la table.

Ah !

TOUS.

Quoi ?

FERRAILLON.

Poche ! Encore Poche !

Il. va le saisir au collet et le tire de sa cachette.
TOUS.

Comment, Poche ?

CHANDEBISE, sortant de sous la table, tiré par Ferraillon.

Ah ! là là !… Ah ! là là !…

FERRAILLON, le faisant pivoter autour de lui à coups de pied quelque part.

Ah ! saligaud ! animal ! cochon !

TOUS.

Ah !

RAYMONDE, s’interposant entre eux.

Mais, monsieur !… mais c’est mon mari !

FERRAILLON, reculant d’ahurissement.

Quoi ?

CHANDEBISE (6).

Mais oui, mais c’est une idée fixe, chez lui !… Chaque fois qu’on se rencontre, il me flanque une roulée.

FERRAILLON (8).

Votre mari, lui ?…

RAYMONDE (7).

Monsieur Chandebise… parfaitement.

FERRAILLON.

Non ! ce n’est pas possible ! lui ! lui !… mais c’est le portrait frappant de Poche, mon garçon d’hôtel.

TOUS.

Poche !

FERRAILLON.

Oui, celui-là même qui sautait à l’instant par la fenêtre.

TOUS, ahuris.

Ah !…

CHANDEBISE.

Mais je comprends tout, l’homme que j’ai vu tout à l’heure dans mon lit et que j’ai pris pour moi-même, c’était Poche !

TOUS.

Poche !

RAYMONDE.

Et celui que nous avons vu à l’hôtel, un litre à la main ?

TOURNEL.

Celui que nous avons embrassés.

TOUS, bien ensemble.

C’était Poche !

LUCIENNE.

Celui qui voulait absolument m’entraîner chez le marchand de vin.

CAMILLE.

Et qui avait un crochet de bois sur le dos.

TOUS, id.

C’était Poche.

CHANDEBISE.

Poche ! Poche ! Toujours Poche ! Ah ! parbleu, je regrette qu’il ait filé si vite !… J’aurais aimé le voir de près, mon sosie !…

FERRAILLON.

Eh bien ! mais il y a un moyen : Monsieur n’a qu’à venir un jour à l’hôtel du Minet-Galant.

CHANDEBISE.

Moi ? Moi au Minet-Galant ! Ah ! non, non, il m’a vu, celui-là !

RAYMONDE, avec perfidie.

Même pas pour les beaux yeux de l’inconnue du Palais-Royal ?

CHANDEBISE.

Ah ! oui, je te conseille à te moquer, toi ! M’avoir tendu ce piège ridicule !

RAYMONDE.

Je te demande pardon, j’ai eu tort ! mais qu’est-ce que tu veux : je doutais de ta fidélité !

CHANDEBISE.

À moi, Dieu bon ! et pourquoi ? pourquoi ?

RAYMONDE.

Mais parce que… Eh ! bien, tiens, parce que…

Elle lui parle à l’oreille.
CHANDEBISE.

Non ! pour si peu !

RAYMONDE.

Quoi ? Mais dis, à cause de ce si peu !

CHANDEBISE.

Ah ! ben !…

RAYMONDE.

Qu’est-ce que tu veux, c’est bête ! Mais ça m’avait mis… la puce à l’oreille.

CHANDEBISE.

Sacrée puce, va !… (Comme s’il relevait un défi.) C’est bien !… (Plus en sourdine.) Je la tuerai ce soir !

RAYMONDE, avec un peu d’ironie.

Toi ?

CHANDEBISE, avec un geste moins faraud.

Euh !… enfin… j’essaierai…

Rideau



CAMILLE, sortant du rang et dos au public s’adressant à son entourage pendant que le rideau tombe.

Eh ! bien moi écoutez si vous m’en croyez…

TOUS, dans un même cri du cœur.

Ah ! Non, demain ! demain !


FIN

  1. La porte du milieu ne doit jamais s’ouvrir que d’un seul battant, excepté dans les cas spécialement indiqués dans le courant de l’acte.
  2. P. 1. — E. au fond 2. — F. 3. — R. 4. — L. 5. — T. 6.
  3. E. 1. — T. 2. — L. 3. — R. 4. — F. 5. — P. 6.
  4. Aussitôt sorti de scène, l’artiste dépouillera son costume de Poche, pantalon et gilet pour sa transformation en Chandebise qu’il n’aurait pas le temps de faire après sa scène prochaine. Une fois le pantalon et le gilet enlevés, il enfilera la veste de livrée, repassera par dessus sa robe de chambre et remettra son foulard autour du cou. Le pantalon de Chandebise ne devant pas être de couleur voyante, l’attention du public n’est pas attirée par le peu qu’on en voit.
  5. À ce moment, le régisseur de la scène doit se trouver à proximité de la porte du fond. Dès que l’interprète du rôle de Chandebise sort de scène en criant « au secours » le régisseur réglant sa voix sur celle de l’artiste se substitue à lui pour continuer à crier « au secours », d’abord en se dirigeant extérieurement vers la porte fond droit qu’il tient fermée tandis qu’Homénidès la secoue, puis courant toujours en criant, vers la porte fond gauche qu’il tiendra de même pour résister à Homénidès. Pendant ce jeu de scène fait pour dépister le public qui croira Chandebise à l’extrême gauche, l’artiste aura vivement enfilé la robe de chambre et mis le foulard de Poche pour faire son apparition à l’endroit indiqué.