La Queste du Saint Graal/I

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Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. 1-32).

I

LE DÉPART POUR LA QUÊTE.

La cour du roi Artus.


Cétait un jour de Pentecôte. Pour la première fois le roi Artus voyait, en son château de Camaalot, tous ses chevaliers réunis. Ils étaient là, ceux qui revenaient de chevauchées lointaines et ceux que quelque amour secrète avait retenus au fond des solitudes hantées des fées. Le roi retrouvait avec joie Gauvain, son brillant neveu, toujours prêt aux entreprises de guerre et d’amour, vrai modèle de chevalerie aventureuse. Auprès de Gauvain se tenaient Gaheriet son frère, Yvain son ami, et le roi Baudemagu, souverain d’un pays fabuleux d’où l’on disait que nul voyageur n’était jamais revenu. Dans un autre groupe on voyait Bohort, qui durant une année, par gageure, avait à lui seul défendu un passage contre tout survenant ; et Perceval, l’enfant sauvage dont on faisait déjà maint récit singulier. On racontait que son père et tous ses oncles étant morts dans des combats, sa mère s’était enfuie avec lui au plus profond des forêts galloises, afin qu’il ne fût pas chevalier. L’enfant avait grandi là ; il connaissait le langage des oiseaux et des bêtes, et son épieu était aussi rapide que le regard. Mais un jour il avait vu sous les futaies passer des chevaliers d’Artus ; il les avait d’abord pris pour des anges, tant il les trouvait beaux ; puis, sautant à cru sur un cheval, avec son épieu, il les avait suivis, sans regarder derrière lui, car nul n’échappe à sa destinée. Et Perceval avait beau être devenu l’un des meilleurs chevaliers de la Table Ronde, il étonnait toujours la cour par sa naïveté autant que par ses exploits.

Mais aucun des chevaliers rassemblés n’attirait plus les regards et n’était plus fêté que Lancelot du Lac. C’est que depuis des années Lancelot était l’honneur de la cour d’Artus. Plus gracieux et plus hardi qu’aucun autre, il était partout reconnu pour le meilleur chevalier du monde. Un mystère charmant s’attachait à sa personne. L’origine de sa race était si lointaine qu’on n’en connaissait plus que des fables ; il avait été élevé par les fées des eaux dans un palais d’enchantement, et son nom de Lancelot du Lac perpétuait le souvenir de cette poétique enfance. Dès qu’il avait paru à la cour d’Artus, la reine Guenièvre s’était sentie conquise par le beau héros. Un jour leurs regards se croisèrent, leurs mains s’étreignirent et l’invincible Amour les saisit tout éperdus. Et les années passèrent, sans que le charme fatal se rompit. Leur noblesse d’âme même les aveuglait. Car Lancelot puisait dans son bel amour un désir sans fin de prouesse et de gloire : d’autant plus aimé qu’il paraissait plus grand. Plusieurs fois il avait sauvé le royaume et le roi en personne ; Artus n’avait pas de compagnon plus cher. Mais la honte de cet adultère, mais la vilenie de tromper un roi loyal et confiant, Lancelot ni la reine n’y pensaient jamais.

Le roi Artus sourit en regardant ses chevaliers ; comme parlant à soi-même, il murmure leurs noms à mesure qu’il les aperçoit : Lyonel, Hector, Agloval, Sagremor, Patride au Cercle d’Or… Ils sont tous inscrits, ces beaux noms glorieux, sur les sièges qui entourent la Table Ronde. Le roi Artus sourit à la pensée que pour la première fois il va voir, autour de la Table illustre, tous les sièges occupés. Certes, ce sera une assemblée de preux telle qu’aucun roi du monde n’en vit jamais.

Mais soudain son visage s’assombrit. Quelle pensée amère se mêle à sa joie ? C’est que le roi a maintenant parcouru du regard toute la foule brillante qui emplit son palais ; c’est qu’il a vu tous les compagnons de la Table Ronde, mais personne d’autre. Hélas ! l’Étranger, le chevalier inconnu qu’il attend, n’est pas encore venu ! Il est à la Table Ronde une place qui cette fois encore restera vide. C’est celle où aucun nom n’est inscrit, celle que l’enchanteur Merlin, le mystérieux conseiller d’Artus, a réservée jadis au Héros qui doit achever les aventures du Graal. Quiconque, jusqu’à ce jour, osa s’asseoir là fut aussitôt massacré ou blessé affreusement par des mains invisibles. Pour cela on appelle cette place le Siège Périlleux. Et depuis qu’il règne le roi Artus attend tous les jours la venue du Héros prédestiné. Et la cour, et le royaume, et toute la Bretagne, attendent avec lui, dans une anxiété croissante.

Car de jour en jour les merveilles du Graal se font plus nombreuses et plus inquiétantes. Aux passages des rivières, aux carrefours des routes, des guerriers venus on ne sait d’où arrêtent et honnissent les voyageurs ; les châteaux abritent des bandes armées qui terrorisent le pays, enlevant les femmes, massacrant les prêtres et les moines, établissant des coutumes infâmes. De tous côtés surgissent de nouveaux ennemis, qui mènent contre les sujets d’Artus une guerre sanguinaire et traîtresse, où la magie aide le crime. Les compagnons du roi, malgré leur vaillance, ne peuvent soutenir une telle lutte. Les adversaires qu’ils abattent se relèvent, les châteaux qu’ils attaquent s’évanouissent en nuées : ce n’est partout que violence, déloyauté, sortilège. La terre elle-même, jadis si fertile, semble maudite : les champs ne rendent plus aux laboureurs leurs travaux, il n’y a plus de fruits aux arbres ni de poissons dans les eaux. C’est le mortel enchantement du Graal qui s’étend sur la Bretagne.

En un lieu dont nul ne connaît le chemin, et où l’on ne peut parvenir que par aventure, un château se dresse, environné de sombres forêts, rempli de prodiges séculaires : c’est Corbenic, le Château du Graal. D’étranges cérémonies s’y déroulent autour du Vase surnaturel, qui répand à son gré la vie et la mort, le bonheur et le malheur. Un vieux roi y languit, les deux hanches traversées d’une blessure mystérieuse qui le prive de mouvement : c’est le Roi Pêcheur. Couché en son lit, ou bien à l’arrière de la barque où chaque jour on le porte, il ne peut ni guérir ni mourir jusqu’au jour où viendra vers lui le Héros du Graal. Alors il sera délivré de ses longues douleurs ; et avec lui toute la terre, blessée et agonisante comme lui, reviendra à la vie ; les enchantements tomberont, les fleurs refleuriront, et renaîtra la joie et la prospérité.

Vienne donc le Héros inconnu, qui s’assoira au Siège Périlleux, qui guérira le Roi Pêcheur et mettra fin aux peines de Bretagne ! Chaque jour le roi Artus répète ce même vœu fervent, cependant que ses chevaliers peu à peu reculent devant la ruée des Puissances mauvaises. Aux splendeurs joyeuses de la cour d’Artus toujours l’inquiétude et le souci se mêlent…

Les nappes étaient mises et l’on allait s’asseoir au dîner, quand un valet entra et dit au roi :

― Sire, je vous apporte une merveilleuse nouvelle.

― Dis-la vite, répond le roi.

― Sire, près de la rive du fleuve, au pied de votre palais, un grand bloc de pierre flotte sur l’eau : venez le voir, car je crois bien que c’est quelque aventure. »

Le roi descendit aussitôt pour voir le prodige et tous le suivirent. Ils trouvèrent, échoué à la rive, un grand bloc de marbre rouge ; une épée y était fichée, qui paraissait belle et riche ; le pommeau en était de pierre précieuse, ouvré à lettres d’or. Les barons s’approchant, lurent l’inscription que voici : « Nul ne me tirera d’ici, hormis celui qui doit me pendre à son côté ; et celui-là sera le meilleur chevalier du monde. »

Aussitôt qu’il a lu, le roi se tourne vers Lancelot :

― Beau seigneur, cette épée est à vous de droit car nous savons bien que le meilleur chevalier du monde, c’est vous.

Mais Lancelot, pris d’on ne sait quelle crainte devant le mystère de cette épée, répond avec humeur :

― Non, Sire, elle n’est pas à moi, et je n’aurai pas l’audace d’y porter la main : je n’en suis pas digne !

― Essayez pourtant, insiste le roi.

― Non, Sire, car quiconque y touchera à tort sera châtié.

― Qu’en savez-vous ?

― Je le sais, et vous verrez plus tard !

Le roi s’étonne du refus singulier de Lancelot ; puis, s’adressant à monseigneur Gauvain :

― Beau neveu, lui dit-il, essayez, vous !

― Sire, avec votre permission je n’en ferai rien, puisque messire Lancelot se récuse. À quoi bon m’en mêler ? On sait assez qu’il est bien meilleur chevalier que moi.

― Vous essayerez cependant, reprend le roi, sinon pour avoir l’épée, du moins pour m’obéir.

Aussitôt Gauvain saisit la poignée de l’épée et tire, mais l’épée ne bouge pas.

― C’est assez, mon cher neveu, dit le roi, vous avez bien satisfait à mon désir.

― Messire Gauvain, s’écrie Lancelot, sachez que pour ce geste vous recevrez un jour de cette épée un tel coup que vous donneriez un château pour n’y avoir jamais mis la main !

― Seigneur, répond Gauvain, je n’en puis mais ; même si j’avais été certain d’en mourir sur-le-champ, j’aurais agi ainsi, pour accomplir la volonté de mon seigneur le Roi.

Et Artus, entendant ces paroles loyales, regrette ce qu’il a fait faire à son neveu. Puis il invite Perceval à tenter l’aventure, et Perceval, insouciant, le fait volontiers, « pour tenir compagnie à monseigneur Gauvain », dit-il. Mais lui non plus ne put retirer l’Épée. Toute la cour comprit alors que les lettres du pommeau disaient vrai, et il n’y eut plus un homme assez hardi pour oser y mettre la main.

Autour du roi pensif les barons, en silence, baissaient la tête… Puis on entendit la voix du sénéchal Keu :

― Il serait grand temps, dit-il, d’aller enfin dîner.

― Allons donc, fit le roi.

Et la cour retourna au palais, laissant à la rive le bloc de marbre et l’épée.

Au moment où le roi s’assied sous son dais, les cors sonnent et se répondent d’une tour à l’autre ; puis les compagnons de la Table Ronde prennent leurs places. Ce jour-là ils furent servis par quatre rois couronnés et par un si grand nombre de hauts barons que c’était merveille. Mais il n’y avait personne qui n’eût au cœur, malgré la splendeur du festin, quelque appréhension vague.

Le Héros.


Le premier service venait de se terminer quand soudain les portes et les fenêtres du palais se fermèrent sans que personne y mît la main. Tous, sages et fous, se regardaient stupéfaits ; le roi s’écria enfin : « Par Dieu, seigneurs, voici bien des prodiges aujourd’hui ici et à la rive. Je pressens qu’il en paraîtra bientôt de plus grands encore. »

À peine avait-il parlé qu’on vit s’avancer un vieillard vêtu d’une longue robe blanche, qui menait par la main un chevalier à l’armure vermeille, sans écu et sans épée. Nul des assistants ne s’était aperçu de leur entrée. Quand il fut au milieu de la salle, le vieillard prononça simplement ces mots : « La paix soit avec vous ! » Puis, se tournant vers la chaire royale :

― Roi Artus, dit-il, je t’amène celui que tu attends, le descendant du roi David, celui par qui les merveilles de ce royaume et des terres étrangères seront terminées.

― Seigneur, répond le roi, soyez tous deux les bienvenus, et puissiez-vous dire vrai ! Car si ce chevalier est bien celui que nous attendons pour achever les aventures du Graal, nul homme n’a jamais été fêté sur terre comme il le sera de nous !

On désarme le chevalier, et par-dessus sa cotte de soie rouge le vieillard lui passe un manteau de drap de soie vermeil, fourré de blanche hermine. Puis il le mène droit au Siège Périlleux, en déclarant très haut, afin que tous l’entendent : « Sire, prenez cette place, c’est la vôtre. »

Le chevalier s’assit avec tranquillité dans la chaire où plus d’un preux avait trouvé la mort ou quelque affreuse blessure ; et soudain, sur le haut dossier où jamais main humaine n’avait tracé d’inscription, les assistants, muets d’étonnement, virent un nom briller en lettres d’or : Galaad.

Sa mission accomplie, le vieillard à la robe blanche salua le roi et sortit, sans répondre aux questions que plusieurs lui adressaient. Une quinzaine de cavaliers l’attendaient dans la cour ; dès qu’il les eut rejoints il monta à cheval et la petite troupe partit à vive allure.

Quand les compagnons de la Table Ronde virent le chevalier siéger en la place dont les meilleurs d’entre eux n’osaient approcher, ils s’en émerveillèrent longuement. « Quel est donc celui-ci, disaient-ils, qui vient vers nous paré de jeunesse et de beauté, et qui accomplit aisément l’impossible ? » Mais par le palais et la ville la joie allait grandissant, car déjà la rumeur courait que le Libérateur avait paru.

À la fin du repas, le roi se leva et, s’approchant de Galaad, lui dit :

― Seigneur, soyez le très bien venu ! Longtemps vous fûtes attendu ; mais puisqu’à cette heure nous vous avons, rendons grâces à Dieu, et à vous qui avez daigné nous visiter.

Seigneur, nous avions grand besoin de votre venue pour délivrer ce pays des prodiges qui l’accablent, mais aussi pour achever, ici même, une aventure où tous mes chevaliers viennent d’échouer. Car je ne doute plus que vous soyez envoyé de Dieu pour accomplir ce qu’aucun mortel, avant vous, n’aura pu mener à fin.

― Sire, répond Galaad, où est cette aventure dont vous me parlez ? Je la verrais volontiers.

― Je vais vous la montrer, dit le roi.

Il le prend par la main et le conduit vers la rive ; tous les barons se pressent sur leurs pas.

Cependant la rumeur d’annonciation est parvenue aux chambres des dames.

― Dieu soit loué, dit la reine, si les mystères et les malheurs de la Bretagne doivent enfin cesser ! Et quelle gloire incomparable pour ce chevalier ! Mais dis-moi, demande-t-elle à un valet, dis-moi donc comment est cet inconnu.

― Madame, il est merveilleusement beau et jeune ; il ressemble si fort à monseigneur Lancelot et à sa famille que tous vont répétant qu’il en est issu.

― Son nom ?

― Galaad.

La reine à ces mots est saisie d’un trouble qu’elle a peine à cacher. Car d’anciens souvenirs lui remontent soudain au cœur, encore tout chargés d’amertume. Jadis des amours furtives avaient uni, l’espace de quelques nuits, son bien-aimé Lancelot à une fille de roi d’une extrême beauté. Un enfant en était né, qui portait, disait-on, ce nom de Galaad et qui avait été élevé secrètement. La magie, quelque philtre irrésistible avait-il rendu infidèle le plus loyal des amants ? Bien que la reine se fût efforcée de le croire, son jaloux amour avait longtemps souffert. À cette heure un pressentiment l’avertit que ce fils mystérieux de Lancelot est celui-là même dont on lui parle. Le désir de le voir la saisit impérieux.

« Belles dames, dit-elle, venez avec moi jusqu’à la rive du fleuve, car pour rien au monde je ne voudrais manquer un tel exploit. »

Et aussitôt elle descend par les terrasses du palais, suivie d’un long et gracieux cortège. À son approche les chevaliers s’écrient : « Tournez-vous, voici venir la Reine ! » Et les plus hauts seigneurs du royaume lui ouvrent le passage.

Alors Galaad, s’étant approché du rocher de marbre, saisit l’Épée par la poignée et la retira sans effort. Puis il la mit au fourreau et la passa à sa ceinture.

« Seigneurs, dit le roi, puisque vous êtes aujourd’hui tous rassemblés et que les aventures du Graal, je le pressens, vont bientôt vous disperser, je veux que ce jour soit célébré par un tournoi si magnifique que nos descendants en gardent l’éternelle mémoire ! »

Et, dans les prairies de Camaalot, ce fut une joute prodigieuse. Galaad, bien qu’il n’eût pas voulu prendre d’écu, abattait tous ses adversaires. Mais bientôt l’acharnement fut tel que le roi fit cesser le jeu, craignant qu’il ne tournât à la mêlée aveugle. À ce moment-là il n’y avait plus que Lancelot et Perceval que Galaad n’eût pas vaincus.

Le roi, au retour, le prit près de lui, lui fit enlever son heaume et le mena ainsi par la grand’rue de la ville, afin que tous pussent voir à découvert le visage du Héros.

Mais la reine n’est point encore satisfaite. Depuis qu’elle l’a vu, au rivage et au tournoi, elle ne doute plus qu’il ne soit le fils de Lancelot : sa beauté, sa vaillance, elle les reconnaît bien. Dès ses débuts il surpasse les plus renommés ; mais pourquoi la gloire du fils ne tourne-t-elle pas à l’honneur du père ?

La voici parmi les barons, assise auprès de Galaad. Elle commence à lui parler de son pays, de sa famille ; puis, pour le plaisir de l’entendre de sa bouche même, elle lui demande le nom de son père. Il hésite, élude la question.

― Quoi ? Seigneur, vous vous taisez ! Et pourquoi donc ? Par Dieu, vous ne sauriez avoir honte de votre père : il n’est issu que de rois et de reines, il est du plus noble lignage que l’on sache, et il a eu, jusqu’à ce jour, le renom du meilleur chevalier du monde. Au reste vous lui ressemblez si parfaitement, seigneur, qu’il n’y a personne qui ne le connaisse à votre seul aspect.

― Madame, répond-il en rougissant, vous paraissez savoir ce nom que vous demandez. Dites-le donc vous-même, et je verrai si vous avez bien deviné.

― Eh bien oui, puisque vous vous y refusez, c’est moi qui le prononcerai, ce nom glorieux. Votre père est messire Lancelot du Lac, le plus beau des chevaliers et le meilleur, le plus généreux, le plus cher à la multitude… et le mieux aimé.

― Puisque vous le connaissez si bien, Madame, pourquoi donc vous l’eussé-je nommé ?

La reine eût voulu prolonger l’entretien, pour la seule douceur de parler de Lancelot ; mais le héros, indifférent aux passions de l’amour, ne pensait qu’à sa mission divine.

Une tête humaine avec figure

Le Graal.


Au repas du soir, tous les compagnons de la Table Ronde étaient assis à leurs places : soudain un coup de tonnerre retentit, si violent qu’il ébranla le palais, et un rayon de soleil entra dans la salle, sept fois plus clair que la lumière du jour. Les assistants se regardèrent, mais aucun n’avait le pouvoir de parler. Et sur le palais un silence surnaturel régna.

Alors le Graal entra, voilé de soie blanche, porté par des êtres invisibles. Il vint par la grand’porte, et le palais s’emplit aussitôt de senteurs, comme si tous les parfums du monde s’y fussent répandus. Puis il alla par la salle et tourna autour des hautes chaires. À mesure qu’il passait, les convives voyaient les tables se charger devant eux de leurs mets préférés, sans qu’aucun valet y mît la main. Quand tous furent servis, le Graal disparut et les convives purent de nouveau parler. Le roi Artus rompit le silence pour remercier Dieu d’une telle grâce.

« Sire, dit alors Gauvain, il est vrai que ce miraculeux festin n’a jamais eu lieu nulle part, si ce n’est, à ce qu’on dit, au château de Corbenic. Mais ici nous n’avons pas vu clairement le Graal. C’est pourquoi, Sire, je fais ce vœu. Demain, sans plus attendre, j’entreprendrai la Quête du Saint Graal ; j’y resterai un an et un jour, et plus s’il le faut, mais je ne reviendrai pas à la cour avant d’avoir contemplé le Vase merveilleux, ou avant d’avoir appris que cet honneur m’est interdit. »

À ces paroles, tous les chevaliers se lèvent, acclament Gauvain et font le même vœu. Le roi, seul, reste immobile et pensif. À la fin il s’écrie :

― Ah ! Gauvain, par votre vœu, vous me tuez ! Vous m’enlevez la plus noble et la plus loyale compagnie que j’aie jamais eue ! Quand ils m’auront quitté, je sais bien qu’ils ne reviendront pas tous ! Combien resteront en cette Quête, qui sera plus périlleuse et plus longue que vous ne pensez ! Je leur ai donné richesse et honneurs, je les ai aimés et les aime comme s’ils étaient mes fils ou mes frères : comment pourrais-je donc supporter leur départ ?

À cette pensée les larmes lui viennent aux yeux, la voix lui manque ; puis il soupire :

― Gauvain, Gauvain, vous m’avez mis au cœur, pour toujours, les grandes douleurs.

― Oh ! Sire, s’écrie Lancelot, pour Dieu ne parlez pas ainsi ! Un homme tel que vous ne doit avoir au cœur qu’énergie et bonne espérance. Et si nous mourons tous en cette Quête, du moins ce sera une mort glorieuse.

― Oui, Lancelot, mais c’est mon grand amour pour vous qui m’inspire cette plainte. Jamais roi chrétien n’eut autant de bons chevaliers en sa maison ; jamais plus je ne vous aurai autour de moi réunis comme vous êtes, et c’est ce qui me désespère !

Gauvain baisse la tête et ne répond rien ; il sait bien que le roi dit vrai. Volontiers, s’il osait, il reprendrait sa parole imprudente.

La nouvelle se répand dans tout le palais. Parmi les dames, plus d’une en est dolente. La reine appelle un valet : « Dis-moi, fait-elle, étais-tu là quand la Quête a été décidée ?

― Oui, Madame.

— Messire Gauvain en est-il…, et Lancelot ?

― Messire Gauvain fut le premier à faire le vœu, et Lancelot le second. »

À cette réponse, peu s’en faut que la reine ne défaille de la douleur qu’elle a pour Lancelot. Cette Quête, se dit-elle, ne peut se terminer sans bien des morts : pourquoi donc le roi l’a-t-il permise ? Lancelot est le plus vaillant des chevaliers, sans doute, il est invincible, mais quels dangers se cachent dans cette entreprise déjà toute pleine de mystère ?…

La Séparation.


Toute la nuit le roi avait été agité de sombres pensées. Dès l’aube il courait à la chambre où Lancelot et Gauvain avaient dormi : il les trouva déjà vêtus. Il s’assit sur un lit, voulant parler et n’osant. Enfin il dit :

― Gauvain, Gauvain, vous m’avez trahi ! Vous avez été la parure de mon règne et vous en êtes la ruine ! Vous m’avez pris mes compagnons ! Mais le départ des autres ne m’est rien au prix du vôtre à tous deux. Car je vous ai aimés, dès que j’ai pu vous connaître, de tout l’amour dont un homme soit capable.

Puis il se tait et reste longtemps pensif ; et si douloureuses sont ses pensées que les larmes lui coulent sur le visage. Enfin il reprend :

― Lancelot, sur la foi jurée, sur le serment qui nous lie l’un à l’autre, je vous requiers d’aide et de conseil.

― Pour quelle chose, Sire ?

― Je voudrais, si c’était possible, arrêter cette entreprise.

― Sire, répond Lancelot, je l’ai vu jurer à tant de chevaliers, que je ne pense pas qu’ils consentent à l’abandonner. Ils se parjureraient ; et ce serait mal de le leur demander.

― Hélas ! soupire le roi, vous dites vrai, et je le sais bien ; l’amour de vous me fait déraisonner.

Après la messe on fit apporter les reliques et tous les chevaliers, selon la coutume de ceux qui partent en Quête, jurèrent sur les saints de ne point revenir à la cour avant de savoir la vérité du Graal.

Quand la reine comprit que rien ne pouvait désormais les retenir, quand elle les vit mettre le heaume en tête, sa douleur fut aussi grande que si elle avait vu morts devant elle tous ses amis. Mais afin qu’on ne s’en aperçût pas, elle s’enfuit dans sa chambre, et là elle s’abattit sur son lit. À la voir ainsi, il n’y a point d’homme au monde, si dur fût-il, qui n’en eût eu pitié.
Un chevalier en cotte de mailles, arme et bouclier
Un chevalier en cotte de mailles, arme et bouclier

Lancelot cependant souffrait mortellement du chagrin de son amie. Au moment de monter à cheval, il s’écarta du côté où il l’avait vue partir et pénétra jusqu’à sa chambre. En le voyant entrer tout armé, elle s’écria avec des sanglots :

― Ah ! Lancelot ! vous m’avez conduite à la mort, vous qui abandonnez la maison du roi pour aller en terre étrangère, dont vous ne reviendrez point !

― Madame, je reviendrai, s’il plaît à Dieu, et plus tôt peut-être que vous ne pensez.

― Hélas, mon cœur ne me le dit pas, qui me met en toutes les tortures du monde et en toutes les terreurs où jamais femme ait été pour son ami…

― Madame, je ne m’en irai qu’avec votre adieu, et quand il vous plaira.

― Ah ! Lancelot, vous n’y fussiez jamais allé, s’il eût tenu à moi. Mais puisqu’il est ainsi que vous ne pouvez rester sans honte, allez, ami, en la garde de Celui qui se laissa crucifier pour nous. Puisse-t-il vous conduire et vous protéger partout où vous irez !

― Dieu le fasse, amie, par sa digne pitié !

Lancelot a rejoint les autres qui l’attendaient. Ils s’éloignent par les rues de la ville, au milieu du deuil et des larmes de la foule, mais eux semblent joyeux. Le roi les accompagne, il ne peut se résoudre à les quitter.

Un chevalier monte à cheval

Enfin il fallut se séparer ; au pied d’un calvaire la troupe s’arrête. « Le retour, dit le roi, va m’être plus pénible encore que l’aller ! Mais puisqu’il le faut, résignons-nous. » Gauvain ôte son heaume, et le roi le baise et l’embrasse longuement. Il dit adieu à tous en pleurant, puis, tandis qu’ils entrent dans la forêt, il reprend lentement le chemin de Camaalot. Solitaire, accablé du souvenir de sa jeunesse et de sa joie enfuies, il pense que l’événement qu’il a tant désiré lui a apporté la pire douleur, et que le plus beau jour de la Table Ronde en a été aussi le dernier.