La Queste du Saint Graal/II

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Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. 33-48).

II

GALAAD

L’aventure de l’Écu.


Au soir de leur départ, les compagnons de la Table Ronde furent tous hébergés chez un vieux seigneur qui avait été de la maison du roi et qui leur fit grande fête. Mais ils décidèrent de se séparer dès le lendemain, parce qu’il ne convenait pas de courir les aventures en si grande troupe.

Demeuré seul, Galaad chevaucha trois ou quatre jours au hasard. Puis, une après-midi, il arriva à une abbaye de moines blancs où il fut reçu courtoisement, et où se trouvaient déjà Yvain et le roi Baudemagu.

Après le dîner, au soir tombant, les trois compagnons allèrent s’ébattre dans le verger des moines qui était fort beau… Assis au pied d’un arbre, sous le jeune et clair feuillage, ils devisent, et Galaad demande aux deux autres ce qui les a amenés là.

― Ma foi, seigneur, nous y sommes venus pour voir une chose extraordinaire dont on nous a parlé. En cette abbaye il y a, dit-on, un écu que personne ne peut emporter sans être tué ou estropié le jour même, ou au plus tard le lendemain.

― Et, par Dieu, ajoute Baudemagu, je veux dès demain matin sortir d’ici par la grand’porte, à cheval, la lance au poing, avec cet écu au col ! Je verrai bien si ce qu’on en dit est vrai !

― C’est une belle aventure, dit Galaad ; et si vous la manquez je la tenterai à mon tour : aussi bien je n’ai toujours point d’écu.

― Ah ! seigneur, je ne voudrais pas vous disputer cette affaire, que vous ne manquerez pas, j’en suis certain. Je vous laisse la place.

― Mais non, seigneur, mais non, répond Galaad ; je vous en prie, essayez d’abord, puisque vous tenez à voir si ce qu’on en dit est vrai !

Le lendemain Yvain et Baudemagu se firent montrer l’écu, qu’on gardait dans la chapelle du couvent, derrière le maître-autel. C’était un grand bouclier blanc à la croix vermeille, aux couleurs splendides, et qui répandait un étrange parfum. Malgré les objurgations des moines, Baudemagu, comme il l’avait dit, le prit et l’emporta. Mais il demanda à Galaad et à Yvain de demeurer un peu à l’abbaye, pour voir ce qui allait arriver.

Baudemagu s’éloigne, l’écu au col, la lance au poing, suivi d’un seul écuyer. Après avoir fait environ deux lieues, il se trouve en un étroit vallon, au fond duquel il aperçoit un ermitage. Or, voici qu’auprès de l’ermitage surgit un chevalier ; il porte une armure blanche, il accourt de toute la vitesse de son cheval, il baisse sa lance… Il atteint Baudemagu, qui courageusement lui a fait tête ; du choc il perce le haubert et lui enfonce dans l’épaule gauche le fer tranchant.

Pendant que le roi tombe, le chevalier blanc lui arrache l’écu et lui dit :

― Messire, vous avez été par trop fou de prendre cet écu, réservé au meilleur qui soit au monde ! Tiens, valet, reporte-le au Bon Chevalier qui a nom Galaad et dis-lui de le porter désormais, de par le Haut Maître !

― Seigneur, répond le valet, ne me direz-vous pas votre nom afin que je puisse le répéter ?

― Aucun mortel ne peut connaître mon nom !

L’écuyer, tombant à genoux, conjura alors le chevalier blanc de lui révéler du moins ce qu’était l’écu merveilleux, et celui-ci promit d’en raconter l’histoire en présence de Galaad.

― Va donc, ajouta-t-il, et ramène-le ; vous me retrouverez en cet endroit même.

L’écuyer a mis Baudemagu en travers de la selle devant lui ; il l’a rapporté, piteux et dolent, à l’abbaye d’où naguère le roi était sorti si fièrement. Puis, tandis que les médecins et les frères s’empressaient autour du blessé, il a remis l’Écu à Galaad. Tous deux reviennent à l’endroit du combat. De nouveau le Chevalier Blanc apparut soudain devant eux, mais cette fois il salua courtoisement Galaad, et puis commença en ces termes l’histoire de l’Écu :

« Quarante-deux ans après la Passion de Jésus-Christ, Joseph d’Arimathie, le gentil chevalier qui dépendit de la croix le corps du Seigneur et fut le premier gardien du Graal, s’en alla de Jérusalem avec toute sa famille. Guidés par les ordres de Dieu, ils arrivèrent à Sarras, cité du roi sarrasin Evalach, qui en ce temps-là était en guerre avec son voisin, le riche roi Tholomer. Quand Evalach fut sur le point d’entrer en campagne, Josèphe, fils de Joseph d’Arimathie, lui persuada que s’il restait dans l’erreur païenne il serait certainement vaincu.

― Que dois-je donc faire ? demanda Evalach.

― Ce que je vais vous dire, répondit Josèphe.

« Il commença par lui exposer les principes de la foi chrétienne. Puis il se fit apporter un écu, y traça une croix avec de la couleur vermeille et dit : « Roi Evalach, Tholomer aura d’abord l’avantage sur toi ; il te mettra même en péril de mort. Mais quand tu te sentiras perdu, découvre cette croix et invoque l’aide du vrai Dieu, qui mourut en croix. »

« Evalach partit, et il lui arriva ce qu’avait dit Josèphe. Mais au moment où il découvrit son écu, il y vit non plus la croix vermeille, mais l’image même du Crucifié tout sanglant. Rentré vainqueur à Sarras, il se fit baptiser, et garda chèrement l’Écu merveilleux. Mais l’image du Crucifié n’y paraissait plus.

« Plus tard le roi Evalach passa en Grande-Bretagne à la suite de Josèphe, l’y défendit contre les païens et l’aida à évangéliser la contrée. Ils s’aimaient extrêmement. Aussi, quand Josèphe fut à son lit de mort, il voulut laisser à son ami un souvenir de sa personne, et refit de son propre sang la croix vermeille sur l’Écu ; puis il prophétisa que cet Écu garderait éternellement la fraîcheur de ses couleurs et n’appartiendrait à personne avant la venue du Bon Chevalier.

Seigneur Galaad, sachez que c’est cet Écu même que vous portez au cou. »

Aussitôt son récit achevé, le Chevalier Blanc disparut sans que Galaad pût voir ce qu’il était devenu.

Deux animaux fantastiques ailés se font face

Le château des Pucelles.


Messire Galaad poursuivit seul ses courses hasardeuses et chevaucha mainte journée sans trouver d’aventure digne d’être contée. Mais un jour il arriva sur une haute montagne où était une chapelle. Il y entra : elle était déserte et presque en ruines. Tandis qu’il y priait il entendit une voix qui lui dit : « Ô toi, chevalier qui cherches l’aventure, va au Château des Pucelles et détruis-en les coutumes mauvaises. »

Il repartit, et bientôt il aperçut de loin, en une vallée, un grand château très fort, que baignait une rivière rapide. Il s’y dirigea ; mais avant d’y arriver il rencontra un vieux pauvre qui le salua de son mieux. Il lui demanda le nom du château.

― Seigneur chevalier, c’est le Château des Pucelles ; mais on devrait plutôt dire le Château Maudit.

― Pourquoi cela ?

― Parce que tous ceux qui y vivent sont maudits ; ils n’ont point de pitié au cœur ; ils maltraitent et violentent tout ce qui passe par ici. Aussi, seigneur chevalier, je me permets de vous dire : retournez sur vos pas au plus vite.

― Que Dieu te protège, bon homme, mais il me déplairait de tourner bride.

Il jette un coup d’œil sur ses armes, voit que rien n’y manque et pousse vivement vers le château.

Un peu plus loin il rencontra sept jeunes filles richement montées qui lui crièrent :

― Seigneur chevalier, vous avez franchi les bornes, retournez, retournez !

Il répond qu’il n’a cure des bornes et continue vers le château.

Enfin sa troisième rencontre fut celle d’un valet qui lui déclara que les maîtres du château lui défendaient d’aller plus loin avant qu’on sût ce qu’il voulait.

― Ce que je veux ? La coutume du château.

― Eh bien, vous l’aurez pour votre malheur, et telle qu’aucun chevalier errant n’y a survécu. Attendez-moi ici.

― Va donc, et fais vite, car ma besogne est pressante.

Le valet rentre au château, et presque aussitôt Galaad en voit sortir sept chevaliers armés qui lui crient :

― En garde, chevalier ! Défends ta vie !

― Comment ? voulez-vous donc m’attaquer tous ensemble ?

― Oui, car la coutume, c’est cela !

Alors il rend les rênes au cheval, et de sa lance abat le premier qu’il rencontre. Les autres l’atteignent à l’écu, sans pouvoir le désarçonner. Mais la violence du choc arrête son cheval en pleine course et l’affole ; il se cabre et manque de le renverser. Toutes les lances sont brisées ; les épées jaillissent des fourreaux, et c’est la mêlée horrible, angoisseuse. Mais le Bon Chevalier s’évertue, et sous son épée tranchante les armures éclatent, le sang coule des blessures. Les ennemis finissent par s’épouvanter de cette force qui jamais ne se lasse ; épuisés, tremblants, craignant la justice de Dieu, ils tournent bride et s’enfuient.

Une femme avec un chien et un perroquet
Une femme avec un chien et un perroquet

Galaad eût pu les massacrer : il ne les poursuivit même point, mais tourna vers le château et passa le pont-levis. Là il vit venir un vieux prêtre, qui lui apportait les clefs du château. Il les prit et entra. Dès qu’il a franchi les portes de l’enceinte, il s’étonne de voir les rues remplies de jeunes filles. Et voici qu’elles s’avancent toutes vers lui, en s’écriant :

― Seigneur, soyez le bienvenu ! Nous avons tant attendu notre délivrance ! Béni soit Dieu qui vous a envoyé à nous !

Elles prennent son cheval par la bride et le conduisent en cortège vers la forteresse principale. Autour de lui les voiles et les écharpes flottent, les chants s’élèvent ; derrière lui, c’est une procession joyeuse et des chœurs dansants.

Quand il est arrivé au palais, on l’aide à se désarmer ; puis une jeune fille apporte un cor d’ivoire cerclé d’or et lui dit :

Une personne à genou montrant un objet

― Seigneur, si vous voulez que votre victoire ne soit pas vaine, mandez tous les chevaliers et les vassaux qui relèvent de ce château, et faites-leur jurer de ne jamais rétablir la douloureuse coutume. Prenez ce cor, dont le son s’entend bien de dix lieues.

Galaad fit sonner du cor par un sergent qui était là, et, toutes les jeunes filles s’étant assises en cercle autour de lui, le chapelain lui raconta l’histoire que voici :

« Il y a dix ans, les sept chevaliers que vous avez vaincus vinrent ici par hasard et y furent hébergés. Le seigneur du château était alors le duc Lynor, qui était bien le meilleur et le plus sage des hommes. La nuit, après le repas, une querelle s’éleva entre le duc et les sept frères, à cause d’une fille du duc dont ils voulaient faire leur volonté. Comme le duc refusait de leur livrer sa douce enfant, ils le tuèrent, ainsi que son fils, et consommèrent leur crime immonde. Ensuite ils prirent le trésor, s’installèrent en maîtres au château et contraignirent les vassaux à leur faire hommage. Ils combattaient toujours tous ensemble, afin de n’avoir aucun chevalier errant à redouter. Et le pis est qu’ils mettaient à mal ou retenaient prisonnières, pour servir un jour à leurs débauches, toutes les jeunes filles qui passaient : de là le nom de Château des Pucelles. Vous voyez maintenant, seigneur, de quel enfer vous avez tiré ces pauvres filles. »

Vers le soir on apprit que les sept fuyards avaient été rencontrés par Gauvain, qui les avait impitoyablement massacrés.

― C’est dommage, dit Galaad, car ils se fussent peut-être amendés.

Les prisonnières furent mises en liberté. Une fille cadette du duc était la seule survivante de la famille. Galaad lui remit le château, la fit reconnaître pour suzeraine par tous les seigneurs du pays, et s’en alla le jour suivant. La foule l’escorta longuement, acclamant et regrettant son libérateur.

Deux hommes soufflent chacun un cor, le symbole de l'étoile à cinq branches apparaît