La Querelle des nationalistes et des cosmopolites

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La Querelle des Nationalistes
et des cosmopolites



Cela est certain, nous allons vers une culture qui sera plus cosmopolite que nationale.

Les personnes ayant un peu l’habitude de lire les petites revues peuvent déjà y distinguer, parmi les niaiseries et les affectations inévitables dans des sociétés aussi mêlées, une saveur très forte d’exotisme. MM. Francis Vielle-Griffin, Stuart Merril, Henri de Régnier, qui sont considérés par leurs pairs comme des poètes élevés, se sentent peut-être plus les frères des poètes anglais que des français, auxquels ils sont destinés à succéder dans les honneurs publics. Plusieurs conteurs également importants, tels M. Rosny et M. Marcel Schwob, sont tout remplis du large sentiment de l’américain Walt Whitman, qu’invoque aussi l’ex-président de l’Association des Étudiants, M. Henri Bérenger, comme l’un des intercesseurs les plus autorisés entre l’Âme moderne et l’idéal le plus récent.

Pour vous faire entendre l’influence de Tolstoï, il me suffira de rappeler deux traits :

1o Qu’un tolstoïsant, M. Desjardin, s’est emballé, lui professeur de lycée, jusqu’à rapprocher Tolstoï de son chef hiérarchique, M. Léon Bourgeois. Une telle audace professionnelle montre bien jusqu’à quel point les tolstoïsants se sont pénétrés du grand principe chrétien de leur auteur : il faut que chacun porte la croix.

2o Que les tolstoïsants, après avoir échoué à constituer une association formelle, se sont du moins groupés sous le nom générique de cigognes (quoique l’expression contes de cigogne soit synonyme de baliverne, ce gros oiseau voyageur symbolise les bons sentiments. Pour quelle raison ? « Je ne sais, écrivait Voiture (Lettre 193) si c’est à cause que les cigognes mangent les serpents ou parce qu’elles nourrissent leurs pères en vieillesse, ou pour avoir été les inventrices des clystères, qui est une louable et utile invention. »)

Quant à l’empire d’Ibsen et de Dostoïewski, je pense que nul n’y échappe. Et depuis trois mois, Nietsche, philosophe allemand qui n’a pas encore été traduit, peut compter sur les parfaites sympathies de la jeunesse qui lui ont été acquises dès qu’on a eu prononcé son nom.

Assurément, on n’avait pas attendu ces nouveaux venus pour s’intéresser en France au mouvement intellectuel des étrangers. Il y a là-dessus, dans le Cours familier de littérature de Lamartine (livre admirable de flamme et de génie lucide), de très fermes déclarations. Et puis on se rappelle Scherer, Bourget, Vogüé, Rod, etc. Mais voici la différence essentielle : il ne s’agit plus seulement de comprendre à la façon de Taine ; on prétend créer des œuvres qui seraient autant les filles des littératures du Nord et du Midi que de la tradition nationale.

C’est, en un mot, à l’âme française substituer l’âme européenne.

L’âme européenne ! eh bien ! que sera-t-elle ? Et M. Pouvillon, dans la préface d’un roman récent de M. Le Goffic, répond avec une jolie mauvaise humeur : L’âme européenne, mais c’est l’âme belge !

Je ne sais, mais il se publie en Belgique un magazine : La Société Nouvelle, de reproductions internationales, en effet, qui est bien le plus intéressant, avec Nietsche, Kropotkine, Emerson, Whitman, Gustave Kahn, Brouez, etc., de tous les recueils imprimés en langue française.

Les Belges offensent souvent notre goût, mais ils ont l’intelligence hospitalière. C’est une grande vertu intellectuelle. Aussi, tout en trouvant gentil le trait que leur adresse M. Pouvillon, je ne le signale que comme un témoignage du dédain et de l’impatience que ressentent à cette heure beaucoup d’esprits contre le caractère cosmopolite de notre jeune littérature.

« Ces littérateurs étrangers ! a-t-on dit, mais c’est une mode, une vogue passagère ! Nous, Français, de culture gréco-latine, nous ne pouvons rien entendre là. »

Cette affectation à ne pas comprendre est assez répandue. M. Jules Lemaître, par l’autorité incontestable qu’il possède au centre gauche de la littérature et la variété d’arguments qu’il a mises au service de cette thèse, peut être tenu comme le représentant de cette « incompréhension ».

M. Lemaître ne veut comprendre ni Shakespeare, ni Ibsen, ni Dostoïewski. Ne vous y trompez pas, il les comprend à merveille (se rapporter aux conférences du Vaudeville), il les comprend mieux que nous ne faisons vous et moi, car son trait distinctif est une extrême facilité à tout expliquer, seulement il ne sent pas comme eux. Il les admire ; mais comme il admirait les petites Javanaises de l’Exposition, en s’étonnant qu’on puisse être si fort Javanais. Aussi, quand nous lui disons que nous nous sentons parfaitement d’accord avec Ibsen et Dostoïewski, il s’agace. Il déclare volontiers que, nous aussi, il ne nous comprend point. Toutes proportions gardées entre les grands génies étrangers et les écrivains français qui se sont révélés depuis dix ans, ceux-ci comme ceux-là, et pour les mêmes raisons, agacent M. Lemaître.

Les nationalités n’y font donc pas grand’chose. On peut être du même pays, du même temps, des mêmes mœurs, et se sentir étrangers l’un à l’autre. Il y a des rangs épais de douaniers entre nous et M. Sarcey, par exemple. Nous lui ferions payer un fort droit d’entrée sur tous les Paul Ferrier qu’il a dans ses bagages.

La voilà, la vraie littérature exotique pour nous ! C’est Sarcey (ce qui ne nous empêche nullement de reconnaître l’aisance et la netteté avec lesquelles il résume l’intrigue d’un livre ou d’une pièce), c’est Zola, lui-même ! Le goût de la saleté pittoresque, l’abondance des détails oiseux, la perpétuelle exagération des traits, tout ce gros méridionalisme, voilà qui nous semble plus exotique que l’angoisse, le frisson, la frénésie d’un Dostoïewski. Et pourtant Zola, nous aussi nous le comprenons ; nous voyons bien son élan, ses foules grossissantes, son lyrisme émouvant, mais quoi ! nous ne sentons pas comme cela.

Il y a entre les artistes des différences plus profondes que celles qui tiennent aux nationalités, ce sont celles qui naissent des tempéraments.

Les jeunes gens, une bonne part des jeunes gens du moins, se plient mieux sur le plus frénétique des Russes, sur le plus embarrassé des Danois, sur le plus fumeux des Américains, que sur le plus clair des Français modernes.

« Eh bien ! quoi ? ripostent les nationalistes, se rejetant sur un second argument, ces étrangers, après tout, ne nous apportent rien que nous n’ayons dans notre littérature, et, d’ailleurs, tous ces prétendus novateurs, ils ont été à l’école de nos grands Français. »

MM. de Goncourt, Daudet et Zola, sans que je puisse trop préciser dans quels écrits ou conversations, ont à plusieurs reprises énoncé cette opinion, qui d’ailleurs est plausible.

Oui, Dostoïewski a lu Eugène Sue et les Misérables ; oui, Tolstoï, écrivant la bataille de Borodino, pouvait se souvenir de Fabrice à Marengo, etc. Ce petit jeu littéraire de rapprochements et de parallèles à la Saint-Marc Girardin pourrait être poursuivi indéfiniment, et pour donner toute sa valeur à l’argument, il n’est que de le présenter ainsi : « Dans la littérature française se trouvent indiquées, et plus ou moins mises en valeur, toutes les nuances que nous croyons découvrir chez les étrangers. »

Et en effet, cette angoisse, cette compassion poussée jusqu’à l’épilepsie que nous adorons dans Dostoïewski (et dans Dickens), elle est dans notre Michelet. Cette noblesse militaire, cet héroïsme simple de telle page de Tolstoï (Souvenirs de Crimée) elle est dans Grandeur et servitude militaire de Vigny ; l’école de Yasnaïa Poliana, mais c’est l’Émile ! Ah ! ce Rousseau ! mais avec les Rêveries du Promeneur solitaire et les Dialogues, il dispense de tous les Russes !

Fort vrai, fort juste, mais les meilleurs raisonnements ne prévalent contre une sensation. Ce qui était fané et insipide pour nous dans les moules français trop connus a repris un sens à venir du pays des Cosaques. Et puis, ceci est essentiel et banal, on trouve de l’esprit, du talent, du génie à ceux qu’on connaît, mais de l’autorité, on n’en accorde qu’aux inconnus. Pour tenir le rôle d’apôtre il ne faut pas dîner en ville. Jésus-Christ n’accepta les invitations que dans les trois dernières années de sa vie, et encore n’allait-il que dans le monde juif. Eh bien ! c’est à cette société juive, parce qu’elle le connaissait trop bien, que ses disciples firent le moins accepter sa divine autorité ; il fut un dieu d’abord pour les gentils.

Au résumé, les jeunes gens qui se composent aujourd’hui une ménagerie de littérateurs de tous pays, au lieu de s’en tenir aux espèces nationales, ne sont ni des snobs ni des illettrés.

Ils le savent bien que, dans Racine, on trouve poussées jusqu’au sublime toute la tendresse, toute la passion, toute la tristesse que peut donner aucune littérature. Mon cher poète Jean Moréas et le critique Charles Maurras ont fondé l’école romane précisément pour soutenir cette opinion. Ils sont des artistes très audacieux, très érudits, et pourtant ils donneraient toute la Bibliothèque nationale (côté des chefs-d’œuvre littéraires) pour Bérénice, Phèdre, Andromaque et Esther. Je suis un peu des leurs, mais n’est-il pas des jours où, pour nous passionner et pour que nous pleurions (chose si nécessaire !), ces livrets trop connus deviennent insuffisants ? Nous relevons ces viandes exquises avec des sauces anglaises, avec les hors-d’œuvre russes, caviars et sproutens fumés. C’est Dickens et Dostoïewski, mais c’est toujours Racine.

Les littératures étrangères nous donnent ces curiosités de bouche si nécessaires à des lettrés français fatigués de la table nationale trop bien servie. Vive la France ! Elle est parfaite. Mais surtout Vive l’Europe ! Elle a pour nous ce mérite d’être un peu inédite. Elle nous réveille par des poivres et des épices nouveaux. Nos maîtres français sont des épiciers dont nous avons épuisé la boutique.

Toutes ces métaphores culinaires sont bien grossières. En voici une de meilleur ton :

Quand le voyageur a passé la ligne et que la nuit s’éclaire d’astres nouveaux, ce lui est sur le pont du paquebot une mélancolie, une ivresse sentimentale que depuis longtemps les nuits d’Europe étaient insuffisantes à lui fournir. Est-ce à dire pourtant que ce ciel soit plus mystérieux que celui des soirs de Montmartre ? Ces astres nouveaux lui versent les mêmes splendeurs et les mêmes tristesses qu’épandent les nôtres sur Paris et sa banlieue, et pourtant il sera sincère quand il nous dira : « C’est là-bas que la nuit a su le mieux me parler et m’a répété ce que les étoiles de chez nous n’avaient pas cessé de dire, mais avaient cessé de me faire entendre. »

Maurice Barrès.