La Réforme administrative/02

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La Réforme administrative
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 574-608).
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LA
REFORME ADMINISTRATIVE

II.[1]
LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE.


I

C’est une chose très naturelle qu’en une nation qui a changé plusieurs fois, dans un court espace de temps, de chefs, d’opinions et de lois, il existe des partis dont chacun conçoit un idéal de gouvernement très divers, qui, liaient pour la possession du pouvoir, et qui l’obtiennent à tour de rôle par les fautes les uns des autres plus que par leurs mérites propres.

Cette extrême division des citoyens a ceci de bon qu’elle offre au pays, en matière politique, les avantages que procure aux consommateurs, en matière commerciale, la libre concurrence des producteurs. Elle excite l’émulation, elle met au concours le progrès, la satisfaction des besoins communs, l’amélioration des conditions morales ou physiques de l’existence sociale. Il n’est presque pas un des divers systèmes que nous avons pratiqués qui n’ait laissé quelque trace heureuse de sa domination. Mais cette division a ceci de mauvais, qu’elle empoche aucun des gouvernemens qui se succèdent de représenter absolument le pays ; tous ne sont que l’expression d’une majorité plus ou moins forte. Ils prennent la direction des affaires publiques, non comme l’héritier qui entre dans son héritage, mais comme le vainqueur qui s’établit dans une province conquise. Il sait comme on s’en empare, et aussi comme on en est chassé. Le dépossédé de la veille le savait aussi, puisqu’il avait vaincu son prédécesseur, ce qui ne l’a pas empêché d’être trahi à son tour par la fortune. C’est qu’à part leurs états-majors, que maintiennent en ligne des convictions ou des intérêts, que les hasards de la naissance, des-sentimens de gratitude, l’influence de puissans patronages, le souci de certaines relations ou de certaines clientèles ont immatriculés dans des rangs qu’ils ne veulent ou ne peuvent déserter, la masse mobile des partis est assez susceptible de changement. Silencieux ou bruyans, ces changemens sont la cause de nos révolutions successives. Il est clair que, si le peuple ne variait jamais, le régime qui aurait eu sa faveur un jour la conserverait durant une longue suite de siècles. Cette fixité de l’opinion sur certains points n’a rien de chimérique ; nous n’avons pas à en chercher des exemples-dans l’histoire, l’Europe actuelle en offre d’assez concluans.

En France, nous ne sommes pas d’accord sur grand’chose, ce qui assurément est regrettable ; et, ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’à défaut d’une quasi-unanimité sur les bases de notre état politique, nous n’avons même pas là-dessus de majorité stable : monarchie, empire, république, ont été, les uns après les autres, très sincèrement acclamés. Or ces variations, on ne peut, en une démocratie, ni les empêcher, — le droit d’avoir une opinion emporte celui d’en changer, — ni les prévenir, — aucun régime ne doit se flatter de ne pas faire de sottises, de ne pas éprouver de revers. Notre vieille dynastie capétienne, qui eut ses journées de gloire, eut aussi ses heures d’abaissement ; la nation compensait les unes par les autres. A nos gouvernemens modernes elle ne fait plus de pareils crédits ; ils paraissent destinés à périr dans une défaite, à succomber sous le poids d’une faute grave.

Ces gouvernemens éphémères, issus d’un parti, restent, quoiqu’ils s’en défendent, des gouvernemens de parti ; ils apportent, dans la gestion des affaires générales, une humeur inquiète ; leur législation, leur administration, sont agressives et forcément partiales ; tout citoyen est pour eux un ami ou un adversaire, la peur de la trahison les hante, ils ne sauraient vivre sans une sorte d’état de siège civil. Dans un temps, dans un pays où tout est discuté, où tout est en question, ils ont un programme arrêté sur toutes choses, croient avoir mission de l’exécuter vaille que vaille, s’y appliquent de leur mieux et font servir à leurs desseins les forces combinées des puissances législatives, exécutives et judiciaires. Viennent-ils à tomber ? D’autres les remplacent qui agissent de même, mais dans un sens différent, contraire quelquefois ; elle moindre inconvénient de ces reviremens, ce sont des coupes sombres dans le personnel de l’état d’hier, que l’état d’aujourd’hui met au rebut.

A tout cela il semble qu’il faille se résigner, on n’y voit point de remède. Mais si l’on ne peut ni supprimer les partis, ni suspendre le cours des incidens et accidens qui leur donnent successivement l’autorité, ni changer les conditions dans lesquelles ils exercent cette autorité précaire, il est possible du moins de restreindre la sphère d’action de ce qu’on appelle l’état, c’est-à-dire du « parti régnant, » dans des limites plus étroites. Nous avons vu, à l’occasion du ministère de l’intérieur, qu’une démocratie absolue comme la nôtre fait peser sur elle-même un joug insupportable quand elle prétend nationaliser des questions dont la solution peut être morcelée par quatre-vingts, par trois cents, par trente mille assemblées locales ; que, par conséquent, la réforme administrative consistera d’abord à décentraliser tout ce qui peut l’être sans inconvénient (et chacun sait si la matière manque). Elle devra soustraire ensuite à l’intervention de l’état tout ce dont il a intérêt à se désintéresser, tout ce qu’il ne peut protéger ni proscrire sans blesser une portion de ses membres : au premier rang, dans cette catégorie, figurent les cultes. Quant aux services qui incombent nécessairement à l’état, la justice par exemple, la réforme aura pour but d’en organiser le fonctionnement de telle sorte qu’ils vivent par eux-mêmes, d’une vie propre, étrangers aux agitations des partis, à l’abri des fluctuations de la politique.

Rien n’est moins exact que la prétendue séparation des pouvoirs en législatif, exécutif et judiciaire, dont on fait remonter l’origine à la révolution, et dont on enseigne la théorie aux jeunes étudians dans les écoles de droit. Qu’il soit malaisé de maintenir séparés trois rouages qui donnent ensemble l’impulsion à la même machine, cela se devine ; mais a-t-on fait depuis cent ans, dans cette voie, des efforts sérieux ? L’examen de notre mécanisme actuel de gouvernement ne nous montre-t-il pas le pouvoir judiciaire depuis longtemps asservi par l’exécutif et le législatif, lesquels empiètent sans cesse l’un sur l’autre et possèdent alternativement la prééminence ? Depuis dix-huit ans, nous assistans aux débordemens du législatif ; le peuple même paraît las de ses représentais les plus directs, mais nul ne songe à rendre au pouvoir judiciaire un peu de cette indépendance qui lui serait plus nécessaire encore en une république qu’en une monarchie. Ne nous plaignons pas trop de la confusion de l’exécutif, du législatif et du judiciaire en la personne des magistrats inamovibles et propriétaires de la monarchie absolue ; ce fut longtemps le dernier asile de la liberté : des magistrats ne gouvernent pas connue des fonctionnaires. Il y avait, alors comme aujourd’hui, deux espèces de lois en France : celles qu’on appliquait et celles qu’on n’appliquait pas. Les parlemens, en matière contentieuse, faisaient un peu ce qu’ils voulaient des unes et des autres ; mais les plaideurs ne semblent pas réclamer contre leur justice civile, ni l’opinion contre leurs sentences criminelles. « Bien que les rois, disait Séguier il y a deux siècles, fassent profession d’obéir à la loi qu’ils ont établie, ils considèrent l’esprit et l’intention de la loi, plutôt que son texte, pour l’interpréter. » Quand un chancelier de France parle ainsi, les tribunaux de tout rang se sentent les coudées franches. Dans un procès jugé à Toulouse, tous les conseillers d’une chambre se trouvaient d’un avis unanime, et leur avis était diamétralement opposé à l’ordonnance. Les cours souveraines, par leurs arrêts de règlement, par leurs refus d’enregistrement des ordonnances et édits royaux, ou par les amendemens qu’elles y apportaient on les enregistrant, usurpaient sur la puissance législative ; mais le roi, par les appels des tribunaux ordinaires portés à son « conseil privé » en matière civile, — le conseil privé n’avait aucune juridiction criminelle, les parlemens prononçaient à cet égard en dernier ressort ; — par les évocations, à ce même conseil, de procès pendans devant n’importe quel siège du royaume, par le privilège donné à certaines gens, à certains corps, de saisir directement le conseil d’état de leurs différends avec qui que ce fût, usurpait singulièrement à son tour sur la puissance judiciaire. Et cet abus, vieux de près de deux cents ans, qui était en 1780 l’objet des plaintes les plus vives de la nation, nous sommes loin, en 1889, d’y avoir entièrement porté remède.

A l’heure présente, sans qu’elles aient besoin de généraliser les questions, nos cours continuent à jouir, par la jurisprudence, de véritables attributs législatifs ; la jurisprudence est au droit ce que le « précédent » est à l’administration : le dernier vestige de cette autorité pour laquelle notre nation n’a plus que du mépris et qu’on appelle la tradition. La haine de la tradition est en effet l’un des sentimens les plus vifs d’une démocratie jeune ; pourtant, entre l’ancien régime et le nouveau, le pouvoir judiciaire est celui qui a subi le moins de transformation. Son costume, son langage, — « jargon du palais, » disait-on jadis, — se sont modifiés sans disparaître ; le garde des sceaux, dans ses circulaires, continue d’appeler les magistrats des « officiers de justice, » comme sous Louis XIV. Et les magistrats persistent à refuser aux particuliers, dans leurs arrêts, la qualification de « monsieur » ou « madame, » comme ils faisaient déjà il y a trois siècles. L’époque des vacances, la messe du Saint-Esprit, mille pratiques bizarres, telles que le discours de rentrée, prononcé par l’un de ceux qui représentent les « gens du roi. » sur « un sujet convenable à la circonstance, » tout cela marque une prédilection sérieuse pour la tradition. Or, depuis une vingtaine d’années, où tant de lois mal conçues, hâtivement votées, ont été mises en vigueur, la jurisprudence tend de plus en plus à jouer un rôle prépondérant ; l’interprétation du juge éclaircit. corrige, complète, ou laisse tomber en désuétude les volontés du législateur. C’est en vain que les juristes classiques de notre époque tonnent à qui mieux mieux contre « l’équité, » qu’ils la définissent « l’anarchie sous les apparences de l’ordre, l’auxiliaire de ceux qui mettent leur raison au-dessus de la règle ; .. » ils sont néanmoins obligés de reconnaître que, si la loi est muette, ou s’il est difficile de connaître sa véritable pensée, les juges peuvent alors s’inspirer de l’équité naturelle.

Au criminel, le pouvoir judiciaire exercé par le jury va plus loin encore : sous l’influence de l’opinion et des mœurs, il refait lentement le code pénal, annule quelques-unes de ses dispositions en refusant de les exécuter, modifie quelques autres en rédigeant ses réponses au président des assises de manière à faire tomber tels ou tels crimes sous le coup d’autres articles que ceux qui leur étaient originairement applicables, institue enfin de nouvelles peines ; — il est clair que l’acquittement réitéré des filles séduites, coupables de meurtres ou de tentatives de meurtres sur la personne de leur amant, constitue l’introduction d’une pénalité grave contre des séductions qui, aux yeux de la loi moderne, ne sont pas des crimes, et ne sont parfois pas même des délits.

Mais si le juge, juge de robe longue ou de redingote, s’ingère ainsi dans la confection de la loi, le pouvoir exécutif attente bien autrement à l’indépendance du pouvoir judiciaire ; et comme l’exécutif. d’après la constitution en vigueur, n’a par lui-même aucune personnalité, qu’il est seulement une délégation temporaire et toujours révocable de la chambre des députés, il s’ensuit que le législatif est actuellement le maître des deux autres, maître jaloux et capricieux s’il en fut, et que la séparation des pouvoirs n’existe plus.


II

Pour la rétablir, ou, si l’on veut être plus exact, pour la fonder, il faut que les juges deviennent libres d’interpréter toutes les lois, sans exception, et qu’aucune influence étrangère ne puisse peser ni sur leurs personnes ni sur leurs jugemens. Cinq espèces de gens rendent aujourd’hui la justice en France : 1° des juges inamovibles, quoique nommés par les ministres (tribunaux de première instance, cours d’appel et de cassation) ; 2° des juges amovibles, choisis et révoqués selon le bon plaisir de l’exécutif (juges de paix, conseillers d’état, conseillers de préfecture) ; 3° des juges élus par le suffrage universel de leurs justiciables (tribunaux de commerce) ; 4° des juges désignés par le hasard (les membres des jurys d’assises) ; 5° enfin un magistrat nommé par le congrès tous les sept ans (le président de la république).

Le droit de grâce, prérogative vraiment régalienne, que notre organisme républicain, si fort imprégné de monarchisme, a conservé au chef du pouvoir exécutif, est en effet un véritable pouvoir judiciaire. Naturel en un temps où l’on disait, où l’on pensait que toute justice émanait du roi et était rendue en son nom, cet attribut a perdu sa raison d’être, puisqu’il a pour résultat de confondre les pouvoirs sous un régime où l’on prétend les distinguer. Il est clair que le chef de l’état, remplaçant la peine de mort à laquelle un assassin vient d’être condamné par celle des travaux forcés, commuant la peine des travaux forcés on celle de la réclusion, changeant la prison en amende, et remettant l’amende elle-même, fait acte de juge, et, qui plus est, de juge unique. C’est après un examen particulier de chaque affaire, après une étude des dossiers, que ce personnage, agissant dans la liberté de sa conscience, sans débats, aidé du secours de ses seules lumières, suspend la vindicte publique ou lui donne coins à son gré. De 1881 à 1885, il y a eu vingt-neuf condamnations à mort par an, sur lesquelles cinq seulement étaient exécutées. Que cet arbitraire ne puisse s’exercer que pour la clémence, d’accord ; mais ce n’en est pas moins l’arbitraire, et le plus exorbitant qui puisse exister, puisqu’il s’agit de la vie et de la mort des citoyens, que cet homme qui en dispose n’est tenu de rendre compte à personne des motifs qui ont déterminé ses verdicts, qu’il est d’usage de le solliciter, ce qu’on n’ose faire ouvertement auprès d’autres juges. Il peut, lui, agent passager et politique qui n’a pas le pouvoir de retrancher ou d’ajouter un mot à un article du code criminel, qui ne peut personnellement condamner aucun Français à une amende de cent sous, abroger à lui seul implicitement ou remanier tous les articles de ce code, en paralysant ceux de leurs effets qui lui déplaisent. Il est en droit de réduire à néant, ou à peu de chose, tel jugement correctionnel, tel arrêt d’assises que bon lui semble, en dispensant le condamné de les exécuter.

Il est clair qu’en pratique de pareils abus ne pourraient se produire sans que l’opinion révoltée reprît à l’exécutif un pouvoir judiciaire dont il aurait mésusé ; mais, tel qu’il s’exerce ordinairement, le droit de grâce n’en est pas moins une ingérence du gouvernement dans la justice. D’autant plus que les motifs qui inspirent les grâces ne sont pas le plus souvent des motifs juridiques : on sera plus indulgent pour un modeste assassinat de province, qui n’aura pas eu les honneurs du reportage des grands journaux, que pour un meurtre à sensation qui aura passionné le « tout-Paris » pendant quinze jours. Pour ces remises ou commutations de peines, grâces collectives accordées annuellement dans les bagnes, prisons et établissemens pénitentiaires, réhabilitation en matière criminelle, correctionnelle et disciplinaire, silencieusement élaborées dans un bureau du ministère de la justice, qui peut dire la part que les protections, les influences ont dans ces décisions administratives ?

Je suis loin de m’élever en principe contre le pardon d’une faute déjà longuement expiée, ou l’adoucissement d’un châtiment à moitié subi ; mais, précisément parce que beaucoup de ces mesures de clémence doivent, pour conserver tout leur prix, demeurer secrètes, je les voudrais soumises à des magistrats, jugeant à huis clos, et non à des bureaucrates, afin que le prétoire seul fût maître de modifier les décisions du prétoire.

Une autre atteinte à la séparation des pouvoirs, c’est la dépendance dans laquelle les magistrats se trouvent vis-à-vis de l’exécutif, par qui tous sont introduits dans la carrière, par qui tous sont promus aux grades supérieurs, et par qui le plus grand nombre peut être révoqué du jour au lendemain. La constituante de 1789 avait bien compris que, pour affranchir à jamais le judiciaire de la tyrannie du gouvernement et de celle des assemblées parlementaires, il fallait lui donner une origine distincte, le faire engendrer directement par le peuple. Elle organisa un système de votation qui fonctionna bien la première fois, mal la seconde, et fut anéanti avant la troisième épreuve ; la Convention l’avait confisqué. Depuis cette époque, les projets de nomination des juges à l’élection ont plusieurs fois apparu dans les chambres, sans jamais y rencontrer de majorité sérieuse. Ils semblent le monopole du parti radical et empruntent à leurs auteurs un parfum révolutionnaire assez accentué pour effrayer la masse conservatrice du pays. Nous avons déjà cependant toute une catégorie déjuges élus et fréquemment renouvelés : ce sont les tribunaux de commerce. Seulement la qualité des électeurs et des éligibles est limitativement déterminée par la loi, et la fonction du magistrat consulaire est gratuite ; ces deux conditions suffisent pour assurer un bon recrutement. Appliquées aux tribunaux civils, il est fort probable qu’elles donneraient des résultats analogues, tandis que le suffrage universel, directement employé à choisir une magistrature appointée, risquerait de nous offrir bien des exemples de sélection à rebours.

Mais cette désignation par le suffrage universel, qui nous inquiète ajuste titre, est-elle si fort éloignée de la pratique actuelle ? Qu’est-ce aujourd’hui qu’un garde des sceaux, sinon le délégué d’une majorité de députés, délégués eux-mêmes par la masse ? C’est donc le suffrage universel au troisième degré qui fait asseoir le juge sur son siège et qui, au besoin, l’en fait descendre. Pour se condenser d’abord dans le cerveau de trois ou quatre cents représentans, ensuite dans le crâne unique d’un ministre, croit-on que l’opinion publique d’un parti s’élève, s’épure, s’agrandisse ? Croit-on qu’elle perde cette passion, qui est à la fois la force et la faiblesse des groupes, pour prendre la sérénité impartiale qui doit être le premier mérite d’un gouvernement vraiment national ? Le ministre, qui devient le grand électeur de la magistrature, peut, sans conseil, sans appui, sans contrôle, selon les hasards de la mort ou de la limite d’âge, disposer des charges les plus hautes comme les plus infimes, en investir à jamais ses amis et ses créatures, et « ce que son caprice, dit M. Picot dans son beau livre sur la Réforme judiciaire, aura décidé d’un trait de plume, par une décision solitaire et spontanée, l’inamovibilité le couvrira de sa garantie tant que vivra le magistrat, peut-être pendant un demi-siècle. » Comment, faisait remarquer il y a trente ans déjà le duc Victor de Broglie, « un ministre de la justice ayant à manier un personnel de deux à trois mille juges dont il ne connaît pas la centième partie, et dont la cinquantième partie n’est pas en général connue du public, s’abstiendra-t-il de céder aux demandes, aux importunités, aux sollicitations de toute sorte ? — et l’on imagine si un pouvoir sans limite provoque des sollicitations sans vergogne. — Comment osera-t-il se refuser à récompenser les services rendus à l’opinion qui l’a fait ministre, l’identité de conduite et de sentimens envers lui-même ? Ce serait folie de l’espérer. »

Le voudrait-il, il en est incapable. Ne sait-on pas qu’il y a eu depuis vingt ans, pour l’ensemble des portefeuilles, environ 260 titulaires, et songe-t-on à ce que peut être l’existence d’un ministre dans notre république ! S’il retire, ce ministre, des vingt-quatre heures dont se compose la journée, le temps de dormir, de manger, de faire sa toilette, de voir sa famille, le temps qu’il donne à ses affaires privées, à ses intérêts électoraux dans le département qu’il ne doit jamais perdre de vue, s’il en retranche encore les momens consacrés aux discussions, questions et interpellations de la chambre et du sénat, les conseils des ministres, les commissions à présider, les audiences des particuliers, la vie mondaine sous ses diverses formes obligatoires… ou réjouissantes, — on est homme… — les voyages, inaugurations, cérémonies diverses auxquelles il faut assister, si l’on observe que l’individu le plus robuste est quelquefois malade et passagèrement incapable de travail, Voyez ce qui lui reste d’heures, durant un passage de neuf à dix mois à la chancellerie, pour causer avec les chefs de service et étudier par lui-même les mouvemens du personnel. Il est vrai qu’à ce distributeur général des sièges, ses collègues du Palais-Bourbon et du Luxembourg viennent singulièrement en aide pour éclairer sa conscience. Quand une recommandation ou une dénonciation isolée n’avait pas suffi à déterminer un garde des sceaux, on a vu se rendre auprès de lui, de bon matin, des députations entières afin d’obtenir une nomination ou d’arracher une destitution. Si le ministre s’obstinait dans la résistance, ce qui d’ailleurs était rare, on a vu les trois fractions de la majorité lui déléguer avec solennité leurs bureaux, afin de prévenir que toute hésitation serait l’arrêt de mort du cabinet.

Sous l’influence de pareilles menées, la magistrature dite debout, — qui effectivement est fort peu stable, — a changé six fois en vingt ans, selon les orages politiques qui renouvelaient les parquets de fond en comble. Et pour atteindre les magistrats inamovibles qui ne disparaissaient pas assez vite, au gré du parti dominant, ce parti a porté la main sur l’inamovibilité même et a voué, pour longtemps peut-être, par une épuration arbitraire, le pouvoir judiciaire à l’instabilité des reviremens législatifs. En effet, l’inamovibilité suspendue, c’est l’inamovibilité supprimée ; il est des règles qu’on ne peut violer sans qu’elles soient à jamais méconnues. cette inamovibilité, si absolue qu’elle s’applique non-seulement au titre, mais à la résidence, et qu’aucun juge ne peut sans son consentement être transféré d’un siège à l’autre, si respectée jusqu’alors qu’il a fallu, pour donner un semblant de légitimité à la proscription récente, s’appuyer sur de rares exemples tirés de nos révolutions, que tous les honnêtes gens étaient d’accord pour flétrir ou pour regretter, cette inamovibilité, on en a tranquillement fait litière : « L’épuration, disait, le 28 juillet 1883, le président du conseil d’alors, sera-t-elle inspirée par des considérations politiques ? Messieurs, je ne le nie pas. Dans une certaine mesure, les considérations politiques éclaireront les décisions de M. le garde des sceaux. — (Ah ! ah ! à droite. — fin sénateur, à gauche : nous l’espérons bien.) — Ce droit, d’ailleurs, ajoutait le chef du cabinet, est limité par la garantie de la responsabilité ministérielle, autrement dit, il n’a d’autre limite que la toute-puissance de la majorité. C’est en vertu de ce principe et au moyen de ce blanc-seing qu’on a pu, en trois mois, déposséder de leur siège dix premiers présidons sur vingt-sept, que les cours de Paris, d’Angers, d’Orléans, de Chambéry et autres ont vu disparaître le tiers, la moitié et parfois plus de la moitié de leurs membres, que 117 présidens de tribunaux ont été frappés et parmi eux les plus considérables : ceux de Lyon, de Lille, de Nantes, de Nancy, de Grenoble, en punition des ordonnances de référé, rendues par eux deux ans avant pour affirmer la compétence de l’autorité judiciaire lors de l’expulsion des congrégations. L’absolutisme du peuple, exercé par la majorité parlementaire, a fait ce jour-là ce que l’absolutisme du roi avait à peine osé dans ses mauvais jours.

L’on opéra avec une précipitation et une légèreté qui frisa le comique ; en quelques semaines il y eut au même poste une révocation et quatre nominations ; on nomma à Paris un juge-suppléant qui n’était nullement le candidat auquel on croyait donner la place ; la chose fut mise, huit jours après, sur le dos du Journal officiel, qui publia un erratum, déclarant qu’au lieu du nom précédent, il fallait en lire un autre. Détail plus piquant encore : dans une ville importante, un homme qui était détenu au dépôt, accusé d’ivresse manifeste et d’outrages aux agens, vit s’écarter les chances de poursuites et intervenir une ordonnance de non-lieu, parce qu’il était destiné à entrer dans la magistrature. Qu’on ne pense pas que les nécessités de réduction du personnel judiciaire exigeassent ce sacrifice. Les sièges supprimés dans les cours d’appel étaient au nombre de 223 ; dans les tribunaux de première instance, ils ne s’élevaient qu’au chiffre de 184 ; soit un total de 410 postes environ. Or on calculait à la chancellerie que les vacances variaient entre 150 et 200 par année ; la réforme eût donc été accomplie, par voie d’extinction, en trois ans au plus, sans blesser aucun intérêt, sans violer aucun principe, d’une façon infiniment plus économique, puisqu’on n’aurait pas eu à concédera ces quatre cents magistrats révoqués des pensions proportionnelles qui grèvent le trésor public. Le ministère de l’époque ne cacha pas son intention de faire profiter ses amis de cette aubaine inespérée, qui mettait à sa discrétion, pendant trois mois, tout ce qui portait une robe noire ou rouge. Il s’était engagé à ne faire entrer, pendant ces trois mois, aucun homme nouveau dans les rangs de la magistrature ; mais, après le vote de la loi, au lieu de la promulguer de suite, il attendit un mois et pendant ce mois, remplissant scrupuleusement les vides qui se produisirent, il nomma à des postes supprimés par la loi, — votée, mais non promulguée, — des personnes étrangères au corps, et qui, introduites par ce stratagème ingénieux, purent être gratifiées les semaines suivantes des mêmes emplois que les anciens magistrats.

De sorte qu’entre tous les projets de jurisconsultes et d’hommes d’état des partis les plus divers : projet Martel, Keller, en 1870, projet Arago en 1871, projet Bérenger, 1872, projets Delsol, Depeyre, Dufaure, Jules Favre, Cazot, etc.. qui tous ont, avec plus ou moins de bonheur, cherché les moyens de soustraire le juge à la domination du pouvoir exécutif, ou d’améliorer l’administration de la justice, aucun n’a été adopté, aucun n’a été discuté sérieusement, et l’unique réforme qui ait été faite, — la diminution du nombre des magistrats, — a été accompagnée d’une désorganisation, d’un acte de violence. Et la réforme n’a passé qu’afin de donner couleur et occasion à l’acte de violence, et il semble ainsi que, si l’on n’avait pas tenu à désorganiser d’une main, on n’aurait jamais sans doute réformé de l’autre.

Le système préconisé par tous les amis de la liberté, sans distinction de nuances, pour libérer le pouvoir judiciaire, consiste à enchaîner le pouvoir exécutif, à restreindre ses choix par des présentations obligatoires, à l’enfermer dans des conditions d’ancienneté ou de capacité, à lui enlever même en totalité ou en partie le droit de nomination des magistrats pour le confier à la chambre des députés, aux conseils départementaux, aux avocats, notaires, avoués et aux tribunaux eux-mêmes. Soumettre l’entrée ou l’avancement dans le corps judiciaire à des règles légales dont nul ne puisse s’écarter serait à coup sûr un progrès notable ; c’est ce que nous avons fait pour l’armée, pour la marine, pour les pouls et chaussées, et c’est en quoi ces institutions puisent leur force et leur honneur. Où en seraient-elles aujourd’hui si les gouvernemens contemporains avaient procédé à leur égard comme la Convention envers ses troupes improvisées ; si l’on voyait, à chaque révolution, destituer les colonels ou les ingénieurs comme les préfets et les procureurs de la république ? L’extrême stabilité engendre la routine, l’extrême variabilité engendre l’anarchie ; de ces deux maux ne voit-on pas quel est le moindre et celui qu’il convient de préférer ? Admettre les assemblées électives locales à participer, sous une forme quelconque, au choix des magistrats, ce serait donner à ceux-ci d’autres maîtres et non pas les affranchir. Le seul procédé vraiment pratique, c’est d’abandonner à la justice elle-même le soin de recruter ses représentans, de la rendre maîtresse souveraine de sa hiérarchie : la cour de cassation nommant ses membres au fur et à mesure des vacances, et les choisissant partie dans les cours d’appel, partie dans le barreau, les facultés de droit, les juristes éminens du pays ; les cours d’appel nommant à leur tour leurs conseillers et leurs présidens, pourvoyant en outre à tous les postes de leur ressort, sièges de première instance ou justices de paix.

A l’entrée de la carrière, la sélection se ferait par un concours annuel suivant le mode, vraiment juste et démocratique, déjà usité dans nombre de services d’état, et que le ministère de la justice employa aussi, en 1876, sur l’initiative de M. Dufaure. Les résultats excellens de cette tentative, qui fit sortir de l’obscurité des hommes de mérite, pour lesquels la magistrature serait peut-être demeurée fermée, n’ont pas empêché les gardes des sceaux qui se sont succédé depuis 1879, d’enterrer avec plaisir une institution qui avait pour but de restreindre leur ancien arbitraire. Le rétablissement du concours devra donc être le premier acte d’un gouvernement sage. Chaque année, une liste unique serait dressée par la commission d’examen, et dans cette liste les cours viendraient puiser pour remplir les vides de leur ressort. Le concours au début, puis le choix de ses anciens, enfin la cooptation de ses pairs, voilà les trois degrés d’une hiérarchie libre, voilà le moyen de créer en France un pouvoir judiciaire sur lequel les partis ne pourraient mordre et que les révolutions n’atteindraient pas.

Mais, dira-t-on, il se formera un esprit de corps, voire de coterie ; vous allez ressusciter les anciens parlemens ! La magistrature ira s’isolant de plus en plus de la nation, étrangère et peut-être hostile au mouvement incessant des idées nouvelles. De pareilles appréhensions sont purement chimériques ; où prend-on les élémens d’une magistrature, retranchée dans ses palais comme dans des forteresses, embusquée derrière les articles de nos codes pour tirer à son aise sur les hommes et les choses qui lui déplairont ? Le peuple ne garde-t-il pas sa toute-puissance législative, et celui qui fait la loi n’est-il pas au-dessus de celui qui l’interprète ?

Seulement la loi, une fois votée, ne doit plus appartenir aux assemblées politiques. Sous prétexte qu’il en est le père, qu’elle est issue de son cerveau, que sa parole et sa plume lui ont donné le jour, le législateur est trop enclin à se permettre avec la loi des familiarités dangereuses. Il veut la guider dans le monde et conserver sur elle un droit de tutelle officieuse ; rien n’est plus fâcheux, plus contraire à un régime vraiment égalitaire. Comme le sculpteur païen adore, confondu dans la foule, le jour où elle est posée sur les autels, l’idole qui la veille criait sous son ciseau, et que l’avant-veille ses doigts ont pétrie ; comme la reine est, le lendemain de ses couches, la première sujette de son fils, ainsi la chambre législative doit être l’humble esclave de la loi, sortie de ses délibérations. Cette loi souveraine a, pour exécuter ses volontés, un corps de serviteurs : les agens du gouvernement ; et comme elle est muette, comme on peut différer d’opinion sur le sens on l’étendue de ses ordres ou de ses défenses, elle a ses arbitres chargés de scruter sa pensée intime et de la faire connaître aux citoyens.


III

Parmi tous les moyens mis en avant pour garantir le droit des minorités, — et le droit des minorités intéresse tout le monde ; nul n’est sûr d’avoir toujours la « raison du plus fort, » — le renforcement du pouvoir judiciaire est l’un des plus efficaces. Seulement, pour effectuer ce renforcement, il faudrait une loi ; or c’est la majorité qui fait les lois, et jamais jusqu’à ce jour elle n’a eu le courage de se dépouiller elle-même au profit d’une autorité anonyme qui ne sera pas dans sa main. Le jour où elle connaîtra mieux ses véritables intérêts, elle sera heureuse de renoncer à des attributions qui la ruinent, en faisant peser sur elle d’écrasantes responsabilités.

Supposez le juge de paix nommé par la cour d’appel, inamovible comme les autres magistrats, voilà le ministre aussitôt dégagé des obsessions de ses amis politiques, voilà le député également délivré des requêtes de ses électeurs influens, et voici le juge de paix, n’ayant rien à attendre ni à craindre des députés ni des électeurs, se désintéressant de la lutte des partis et tournant ses regards vers les hermines du chef-lieu dont il dépend. Que dit, au moment de sa prise de possession de la chancellerie, toute majorité victorieuse : « Il faut renouveler de fond en comble le personnel des juges de paix. » De fait, cela semble assez raisonnable ; une opinion leur a valu l’investiture, une opinion contraire leur vaut la destitution, que les nouveaux investis n’essaient pas de jouer à l’impartialité, ils perdraient leurs protecteurs sans désarmer leurs ennemis ; les hommes de parti nourrissent, aux époques troublées, une incurable méfiance contre l’homme qui n’est d’aucun parti. Les juges de paix sont ainsi victimes de la situation qui leur est faite : il leur échappe de temps à autre de singulières sentences, qui divertissent la presse et les adversaires du gouvernement, pour lesquels rien n’est sacré. Il faut s’étonner, au contraire, qu’ils ne commettent pas plus de bêtises et d’abus. Ces personnages à qui le garde des sceaux, en les choisissant, demande surtout de « penser bien, » c’est-à-dire de penser comme lui, demeurent placés entre une menace de révocation et une promesse d’avancement, selon qu’ils vont à droite ou à gauche, qu’ils se montrent austères ou dociles. Correction ou récompense, cravache et morceau de sucre, c’est ainsi que l’on dresse les chevaux les plus rétifs ; il faudrait, pour résister, que nos juges de paix fussent des héros… ou des imbéciles, puisqu’ils savaient, en acceptant la place, les servitudes qui la grevaient.

Tous les gouvernemens sont peu ou prou tombés dans cette erreur de croire que le juge de paix amovible constituait un bon agent électoral ; l’action de ce dernier est pourtant tout à fait nulle, c’est la mouche d’un coche qui va tout seul. Qu’une opposition gagne ou perde la partie, elle a toujours intérêt à faire croire à des tentatives du pouvoir pour biseauter les cartes ; cela grandit d’autant sa victoire ou atténue sa défaite. En réalité, l’appui, des fonctionnaires ne vaut exactement que ce que vaut, dans l’opinion, le régime même qui les emploie. Selon que ce régime est populaire ou impopulaire, être soutenu par lui fait réussir ou fait échouer.

Le premier venu peut aujourd’hui être nommé juge de paix, il n’est besoin de remplir aucune condition de capacité ; il suffit d’avoir trente ans révolus. Encore cette limite d’âge est-elle une simple tradition, jusqu’à présent observée, mais que ne prescrit aucun texte légal ; la constitution de l’an III, qui avait établi cette règle, étant abrogée dans son ensemble depuis quatre-vingt-dix ans. Le personnel des magistrats cantonaux est le plus bigarré qui existe : comme âge, il varie de trente ans à quatre-vingt-dix ; comme fortune, il en est qui jouissent de 200.000 francs de rente, il en est qui n’ont que des dettes ; comme instruction, on y voit des brevetés élémentaires, dénués de tout diplôme, et des docteurs ès lettres et en droit. Ces derniers ne sont pas toujours les plus avisés ; c’est par l’un d’eux que fut rendu, il y a quelques semaines, un jugement mémorable, à l’occasion d’un corset refusé par sa destinataire, « parce qu’il n’allait pas. » Le juge déclara ne pas connaître les qualités que devait réunir un bon corset, loyal et marchand ; estimant d’ailleurs ne pouvoir ni obliger la cliente, pour des motifs de convenance, à le revêtir devant lui, ni le faire essayer par un tiers, tel que son greffier, aux formes duquel il ne pourrait convenir, il crut devoir se déclarer incompétent.

On dirait de la question des juges de paix qu’elle est une de celles qui s’imposent, si cette expression ne devait paraître une satire du peu d’intérêt que les législateurs lui ont accordé jusqu’à ce jour. L’extension de la compétence et de la juridiction, l’exigence de certaines garanties et l’inamovibilité, telles sont les bases de règlemens à l’étude depuis vingt-cinq ans. Une commission, travaillant au ministère de la justice depuis 1864, avait saisi le conseil d’état d’un projet de loi dont l’examen fut interrompu par la chute de l’empire. En 1877, des pétitions furent adressées au sénat et à la chambre pour demander une réforme dans le même sens ; l’un des porteurs de ces doléances était, si j’ai bonne mémoire. M. Ch. Floquet, député de la Seine : « Cette affaire mérite particulièrement l’attention, disait-il, parce qu’elle touche aux intérêts des classes peu fortunées. » Depuis les propositions de MM. Floquet et Parent, on en vit d’autres, déposées par MM. Cazot, Humbert, Marlin-Feuillée, Brisson ; nombre de conseils-généraux firent des vœux dans le même sens, une foule de candidats inscrivirent, en 1885, sur leur programme, la réforme des justices de paix comme moyen d’arriver à une diminution des frais de justice. La commission parlementaire craignit, elle ne le cacha pas, de causer par cette loi un préjudice indirect aux greffiers et aux avoués des petits tribunaux, semblable ainsi à un conseil d’hygiène qui se garderait de combattre les épidémies, pour ne pas faire de tort aux honoraires des médecins. La chambre demanda un projet d’ensemble comprenant la refonte du code de procédure civile, et une réorganisation complète des institutions judiciaires ; c’était un honorable renvoi, l’intérêt d’un petit nombre prima, une fois encore, l’intérêt général.

Quelque digne de ménagemens que puisse être en effet l’armée des officiers ministériels, le souci de maintenir ses revenus intacts ne peut être comparé à la nécessité de rendre la justice moins onéreuse. Le gouvernement, qui nomme ces intermédiaires, ne leur garantit qu’un titre purement illusoire s’ils ne savent pas créer ou conserver une clientèle ; ce titre même, l’assemblée nationale en avait enlevé la propriété à leurs prédécesseurs de 1790, et, avant que la restauration l’ait rendue à quelques-uns d’entre eux, d’énergiques élagages avaient été pratiqués pour le bien commun. Doit-on regretter, bon Dieu ! que Paris n’ait plus, comme au temps de Louis XV, pour une population quatre fois moindre, un nombre d’avoués six fois plus grand que celui d’aujourd’hui, que Vitry-le-Français qui avait vingt procureurs n’ait plus que cinq avoués, que Cahors ne possède plus que sept avoués au lieu de quarante-sept procureurs ? .. Ce privilège des avoués, huissiers, notaires, l’État qui le maintient pourrait y mettre certaines restrictions, comme il l’entoure de certaines garanties ; à preuve le décret actuellement élaboré par le ministre de la justice qui, effrayé du nombre chaque année croissant de déconfitures, dans le corps du notariat, a créé des inspecteurs spéciaux dont le traitement sera prélevé sur la bourse même des notaires.

La réforme continue donc de figurer à l’ordre du jour, non pas à celui de la chambre, mais à celui de l’opinion, et cela suffit pour qu’elle aboutisse. L’extension projetée de la compétence des juges de paix aura pour effet, d’après les statistiques fournies par le ministère de la justice, d’enlever aux tribunaux de première instance le tiers des affaires civiles dont ils sont actuellement saisis ; la justice sera ainsi plus décentralisée, plus à la portée du contribuable. Un procès de la valeur de 100 à 200 francs peut aujourd’hui être soumis successivement à deux degrés de juridiction, tandis que les procès d’une importance de 200 à 1,500 francs ne peuvent être portés que devant le tribunal de première instance en premier et dernier ressort. On élèverait sans aucun inconvénient au double, au quadruple même, les sommes auxquelles la loi de 1838 a borné la compétence des magistrats cantonaux pour les actions personnelles et mobilières, actions en paiement de loyers ou fermages, etc. M. Floquet, dans son rapport, proposait de leur confier les décisions jusqu’à 40 francs de revenu, en dernier ressort, et jusqu’à 100 francs de revenu à charge d’appel. Qu’on les laisse trancher seulement, sans appel, jusqu’à 400 francs de capital, et en premier ressort jusqu’à 1,500 francs, on réalisera déjà un progrès notable. La dépréciation seule du numéraire, depuis un demi-siècle, diminue sensiblement les attributions que le législateur a entendu confier aux juges de paix ; le taux de leur compétence est devenu dérisoire, et l’augmentation apparente de ce taux n’est, pour partie, que son rétablissement à un chiffre correspondant au chiffre primitif.

L’autorité pénale des « auditoires » ruraux devrait également grandir ; ce qui permettrait à l’état de réaliser quelque économie dans ses frais de justice criminelle, qui grossissent furieusement depuis une quinzaine d’années. Il est constant qu’un grand nombre d’infractions auxquelles on a donné la qualification de délits (police de la chasse, de la pêche, du roulage) et qui ressortissent aux tribunaux correctionnels présentent beaucoup plutôt le caractère de contraventions en ce qu’elles ne comportent pas l’examen des questions d’intention ou de moralité. Qu’on ne s’inquiète pas de surcharger de besogne ces « jugeries » du premier degré : l’esprit de chicane visiblement s’affaiblit en France depuis ce siècle. Doit-on s’en réjouir ? — un peuple plaideur n’est pas un peuple esclave — le fait est néanmoins patent. Vous n’avons pas là-dessus même ardeur que nos pères, cependant les procès coûtent proportionnellement moins cher qu’autrefois ; ce qui prouve que le haut prix auquel. la justice met ses arrêts n’est point pour arrêter ceux qui veulent se ruiner pour elle. Donc les travaux des juges de paix diminuent : les affaires portées à l’audience pour y recevoir jugement étaient annuellement de 1871 à 1875 au nombre de 392,000, de 1881 à 1885 elles ne sont plus que de 328,000. Celles réglées en conciliation allaient à 2,250.000 de 1871 à 1875 ; de 1881 à 1885 elles sont tombées à 1.835.000.

Ne craignons pas non plus de multiplier les procédures : dans la dernière période quinquennale, sur les 80.000 jugemens, susceptibles d’appel, rendus chaque année par les jupes de paix, les parties n’en ont attaqué que 4,800, soit environ 6 pour 100, que les tribunaux civils ont confirmés dans la proportion de 60 pour 100. Qu’avec l’extension projetée de leur compétence le rapport entre le chiffre des sentences rendues par les sièges de paix et celui des appels dont elles sont l’objet demeure le même ; ou qu’il s’accroisse de moitié, qu’il double peut-être et atteigne 12 pour 100 au lieu de 6, le bienfait de la loi nouvelle n’en sera pas moins immense, puisqu’en neuf cas sur dix elle ménagera la poche des plaideurs. Il n’y a pas à tenir compte de cette supposition absurde, que les huissiers des chefs-lieux de canton seraient incités à vendre leurs études pour devenir agens d’affaires, ou que les nouveaux procès amèneraient dans les bourgades une invasion d’avocats et d’avoués de la sous-préfecture. L’intérêt privé, livré à lui-même, se charge de restreindre leur ministère. L’objection formulée contre l’autorité d’un juge unique n’est pas plus sérieuse : sans prétendre appliquer à la magistrature le mot de George Sand à Flaubert : « Avez-vous remarqué, mon ami, comme on est bête quand on est beaucoup ? » on doit convenir que la responsabilité personnelle est ici le correctif d’un pouvoir non partagé ; que refuser confiance à l’intégrité, à l’impartialité, à la suffisance des lumières d’un juge unique, c’est faire le procès à notre système d’instruction criminelle, confiée sous l’ancien régime à plusieurs juges, tandis que nos lois modernes la réservent à un seul, c’est contester la capacité d’un président en matière de référé, celle des juges ordinaires qui, en fait d’interdiction, de réponses aux requêtes, d’ordonnances pouvant porter atteinte au crédit et à la fortune des citoyens, tranchent seuls, et souvent sans recours, les questions les plus graves.

Certes, nul ne saurait songer à conférer à la troupe fort mêlée, recrutée un peu à tâtons, de nos magistrats cantonaux actuels, la compétence étendue dont je parle ; ce serait s’exposer à de cruels mécomptes. Le juge de paix doit d’abord donner une garantie de capacité professionnelle par le concours, il doit, en même temps recevoir, par l’inamovibilité, une garantie d’indépendance. Mais pour améliorer la race, pour infuser un sang nouveau dans ce personnel, il faut, a-t-on dit, augmenter les traitemens. Les candidats ne font pas défaut, mais ils ne sont pas d’une espèce assez relevée pour être investis d’attributions-aussi importantes que celles qu’on leur destine. Plus des deux tiers de nos juges de paix n’ont que 1, 800 francs de traitement, ce qui est mince ; mais ne croit-on pas que le jour où le titulaire, garanti contre les menées des partis par la possession inattaquable de son office, verra le prestige de sa fonction singulièrement grandi, cette fonction ne sera pas sollicitée, comme un honneur, par de petits propriétaires, par des membres de la bourgeoisie locale, qui y trouveront, avec un supplément de revenu, une source nouvelle de considération. Les charges de maire dans un chef-lieu de canton, ou de juge de commerce, toutes deux rigoureusement gratuites, quelquefois même onéreuses, toutes deux aussi astreignantes, par les obligations qu’elles imposent, que celles de juges de paix, ne sont-elles pas chaque jour acceptées, recherchées, par des individus d’opinions diverses, qui y trouvent la satisfaction d’une ambition légitime ?

N’est-il pas, dans notre pays, vingt occupations nullement lucratives, mais simplement honorifiques, auxquelles des particuliers médiocrement aisés se livrent sans y être forcés ? L’emploi de juge de paix, si peu rétribué qu’il soit, serait certainement brigué par de toutes autres personnes que celles qui l’occupent aujourd’hui, le jour où il deviendrait une vraie et libre magistrature ; comme au contraire on verrait baisser le niveau social des juges de commerce et des maires de canton, si on les mettait à la nomination des ministres de la justice et de l’intérieur, en les appointant d’un billet annuel de 1,000 ou 1,200 francs ! Lors même que l’on désirerait, par un sentiment de très fausse et de très sotte démocratie, attirer par un traitement plus alléchant des candidats plus capables, le moyen en a été maintes fois indiqué et il ne grèverait en rien le budget de la justice. L’effectif de nos 2,900 juges de paix pourrait être réduit d’un tiers ; un millier d’entre eux seraient supprimés sans inconvénient. Ceux qui seraient maintenus verraient diminuer leurs loisirs ; ils ne seraient pas tentés de s’entendre avec les commissaires de police, pour laisser leur prétoire fermé lorsque le rôle ne comporte pas un certain nombre d’affaires à juger, comme une circulaire récente du garde des sceaux le leur reprochait ; leur juridiction s’étendrait sur deux cantons où ils tiendraient alternativement leurs audiences, et l’économie réalisée sur les sièges supprimés viendrait grossir les émolumens de ceux dont la situation pécuniaire est aujourd’hui la moins brillante.


IV

Mais pour que le pouvoir judiciaire joue utilement, dans notre pays, le rôle de contrepoids auquel il est destiné, il ne suffit pas que tous ses représentans soient inamovibles, qu’aucun ne soit nommé par le pouvoir politique, il faut aussi qu’il soit maître de l’interprétation de toutes les lois sans exception, que la juridiction dite administrative, purement et simplement supprimée, soit remise aux tribunaux ordinaires. Dans presque tous les procès que jugent les conseillers de préfecture et d’Etat, il y a une partie dont le crédit est immense, le ressentiment terrible, la bourse inépuisable, c’est l’Etat. Les conseillers d’État et de préfecture tranchent des matières où un citoyen plaide contre 10 millions d’autres ; et comme si une pareille inégalité entre les deux plaideurs n’était pas déjà assez dangereuse par elle-même pour l’impartialité du juge, les 10 millions se sont encore réservé le droit de révoquer cet humble arbitre, s’il leur déplaît, tandis que les juges de l’intérêt privé sont inamovibles. C’est une violation flagrante de ce qu’on appelle « les principes de 1789 ; » les cahiers des états-généraux étaient unanimes à demander l’unité de juridiction.

On défend bien mal la juridiction administrative, telle qu’elle a été inventée par le législateur de l’an VIII, en l’assimilant aux bureaux de finance, cour des aides et des monnaies, connétablie et amirauté de l’ancienne monarchie ; c’est précisément la suppression de toutes ces spécialités justicières que l’on se flattait d’obtenir par la révolution. Mais la comparaison n’est même pas exacte ; les « trésoriers de France, » juges du contentieux fiscal, les officiers des « tables de marbre » auxquels ressortissait la police des grands chemins, des forêts et des rivières, étaient des magistrats héréditaires. Notre juridiction administrative moderne est fille du « conseil privé, » contre qui protestaient nos pères, et qui a ressuscité sous un autre nom. Et l’objet des arrêts de cette juridiction est le plus insaisissable, le plus variable et ondoyant de tout le droit. Pour livrer au public ses Instituts de droit administratif, M. de Gérando a compulsé et réuni, en 1829, plus de 80,000 lois, ordonnances, décrets et arrêtés. A quel chiffre inouï en sommes-nous en 1889 ? « Quels sont, demandait Tocqueville, les principes naturels et les règles nécessaires, qui, sortant du fonds même des besoins et des idées du temps, doivent former la partie immuable du droit administratif ? » Qui se chargerait aujourd’hui de lui répondre, après tant de changemens dans l’organisme public de ce pays !

Si l’on passe en revue une à une les matières de ce code hétéroclite, depuis les procès relatifs aux marchés passés avec les administrations communales, départementales et l’État, jusqu’au contentieux électoral et aux rapports des pouvoirs spirituels et temporels, on voit qu’il est aisé de les renvoyer toutes aux juges du droit commun, dont elles forment un chapitre comme le droit commercial, le droit civil et le droit criminel on forment d’autres, C’est ce qu’ont fait des nations voisines, comme la Belgique, depuis soixante ans, et l’Italie depuis vingt-cinq, sans parler des pays, plus nombreux encore, où n’a jamais existé cette juridiction amphibie. C’est ce qu’ont proposé, en France, d’excellens esprits dans leurs critiques contre cette institution, dont le discrédit, depuis quelque temps, a augmenté encore.

MM. le duc de Broglie en 1830, de Larcy en 1851, Bethmont en 1865, Raudot en 1871, pour n’en citer que quelques-uns, ont tour à tour fait ressortir les vices d’un système qu’aucun régime n’a le courage d’abandonner. Brochures, articles, avis, rapports, études multiples ont laissé la question pendante. Les anomalies les plus fortes n’étonnent plus, et il semble que l’on y soit habitué. La loi remet aux tribunaux toutes les difficultés relatives aux contributions indirectes et attribue aux conseils de préfecture les impôts directs ; une réduction de 10 francs demandée par un contribuable, en fait d’impôt foncier, et accordée par le directeur du département, doit motiver un jugement, tandis qu’on matière de contributions sur l’alcool ou le tabac on consent de gré à gré, administrativement, des transactions de 1,000, de 2,000 francs et au-dessus. La loi distingue les rues et les chemins classés dans la petite voirie, qui appartient à la justice ordinaire, des routes classées dans la grande voirie qu’elle abandonne à la juridiction administrative à ce point que des contraventions, souvent fort délicates, sont soumises à des conseillers de préfecture qui prononcent des amendes, comme si les prévenus étaient entourés des garanties de la justice répressive. Parfois au contraire ces contraventions, qui touchent la forme des moyeux de roues, la largeur des chargemens, le nombre maximum des chevaux à atteler, sont de simples vétilles qui devraient regarder les juges de paix, comme les procès-verbaux pour absence de lanternes aux voitures.

La juridiction administrative agit envers les tribunaux ordinaires de ce XIXe siècle, comme les juges royaux du moyen âge envers les juges seigneuriaux ; elle tend sans cesse à étendre son domaine et à restreindre le leur ; et comme elle semble plus particulièrement favoriser l’Etat au détriment des particuliers, tandis que la magistrature véritable a, au contraire, une tendance à protéger les particuliers contre l’Etat, il s’ensuit que chaque extension de la justice rendue par les fonctionnaires de l’Etat est un accroissement du socialisme d’Etat, et un amincissement nouveau du droit individuel. Ainsi l’on en est venu à affirmer, comme règle absolue, qu’en l’absence d’un texte formel les tribunaux ne peuvent déclarer l’État débiteur pour les actes de gestion des services publics ; ainsi l’on a violé la loi du contentieux de 1828, qui interdisait le conflit en matière correctionnelle ou criminelle ; aujourd’hui, par le conflit, les juges administratifs sont juges des matières d’ordre judiciaire commun. On dessaisit la justice ordinaire, en élevant un conflit, parce que le demandeur en dommages-intérêts, victime d’un accident, a été renversé par la voiture d’une administration publique.

Les limites presque idéales, en tout cas si difficiles à tracer, entre ce qu’on appelle « droit administratif » et le droit commun, l’État a tenu à en rester maître par cette réunion d’arbitres dont il compose la majorité à sa guise, le tribunal des conflits, qui n’a de tribunal que le nom et que, sous l’ancienne monarchie, on eût flétri du nom de « commission extraordinaire. » De telle sorte que, d’après la constitution en vigueur, ce qui reste de justice ne subsiste que par la bonne volonté du pouvoir exécutif qui peut : 1° élever tous les conflits que bon lui semble ; 2° déclarer qu’ils ont été élevés à bon droit ; 3° renvoyer ensuite le jugement du fond à ceux de ses fonctionnaires qu’il décore du nom de juges administratifs. Un projet de loi a été déposé, au nom du gouvernement, par M. Fallières, ministre de l’intérieur il y a quelque dix-huit mois, qui avait pour but le remaniement des conseils de préfecture. Ce projet, avec quelques bons côtés (restitution à la justice ordinaire d’un certain nombre d’attributions, abandon de formalités niaises compliquant sans profit les affaires), en avait de fort mauvais par où il mérite des litres à l’oubli qui lui est réservé dans les cartons de la chambre : il maintenait l’amovibilité des juges administratifs, supprimait le recours au conseil d’État en fait de contentieux électoral et, ne laissant subsister que 22 conseils de préfecture, leur composait des ressorts de deux à sept départemens, ce qui eût obligé le justiciable à aller plaider en première instance à trente lieues de chez lui.

Comme tous ses congénères, ce projet de loi combattait la suppression des conseillers de préfecture, au nom du principe de la séparation des pouvoirs : « Cette séparation, disait-il, nécessaire sous tous les régimes, l’est plus encore dans une république démocratique… » Or c’est justement au nom de la séparation des pouvoirs que ces conseillers doivent être supprimés ; car, ou ils sont fonctionnaires et alors, en jugeant, ils empiètent sur le domaine judiciaire, ou ils sont magistrats et il n’y a aucune raison pour que certaines lois soient dévolues à des magistrats spéciaux. Personne, j’imagine, ne serait touché de cet argument en faveur de la juridiction administrative, que les travaux publics coûteront plus cher parce que les tribunaux feront perdre des procès à l’administration, tandis qu’aujourd’hui elle est toujours maîtresse de ce qu’elle veut accorder aux entrepreneurs. Ce serait avouer un singulier arbitraire. Mais, dira-t-on, « en matière de contentieux administratif, juger, c’est administrer. » Pas du tout ! Administrer, c’est appliquer, exécuter les lois ; juger, c’est dire, en cas de réclamation des tiers, si les lois ont été bien ou mai appliquées et exécutées. Les citoyens délégués au gouvernement de la société sont et doivent être soumis comme tous les autres, dans le gouvernement de leurs livres, aux lois qui régissent la société.

« Donnerez-vous aux juges, demande-t-on, le droit de casser un arrêté préfectoral ou l’acte d’un ministre ? Vous allez soumettre les préfets aux caprices des tribunaux d’arrondissement. » Hélas ! nos mœurs ne comportent désormais rien de pareil ; nos parquets n’auront plus, comme sous la restauration, à lutter contre des cours trop imbues des précédens de l’ancien régime, qui prétendaient mander les préfets à leur barre. Si l’on suppose que les pouvoirs judiciaires (tribunaux de première instance, d’appel et de cassation) sont, du haut en bas de l’échelle, des factieux, en rébellion générale et constante contre le pouvoir exécutif, qu’ils ne se serviront du droit d’interpréter la loi que pour entraver l’application même de la loi, on admet qu’il n’y a plus de gouvernement possible, parce qu’on suppose que ceux qui sont les ministres de la loi en seront les premiers ennemis et les destructeurs systématiques. C’est comme si l’on disait : « Il ne faut pas confier à des gendarmes le soin d’arrêter les voleurs, parce qu’ils pourront s’entendre avec les voleurs, et qu’ainsi la société sera en danger d’être volée à la fois par les uns et par les autres ; il ne faut pas confier à des caissiers le soin de garder l’argent de l’Etat parce qu’ils pourront lever le pied et se sauver avec la caisse. » C’est tout à fait le mot de l’Evangile : Si le sel perd sa force, avec quoi le salera-t-on !

L’article 75 de la constitution de l’an vin, qui ne permettait pas les poursuites contre les fonctionnaires publics autres que les ministres, a été abrogé par un décret de septembre 1870 ; mais le tribunal des conflits l’a fait revivre, quelque peu après, en distinguant l’acte constituant une faute personnelle du fonctionnaire, lequel relève de l’autorité judiciaire, et l’acte administratif qui, dit-il, n’en relève pas. Voilà qui est légal peut-être, mais injuste : l’acte administratif est-il conforme ou contraire à la loi ? ceci est essentiellement, semble-t-il, du domaine des magistrats. Il ne s’agit pas du reste, pour le juge, d’apprécier cet acte en lui-même, mais de connaître seulement de ses effets, dans leurs rapports avec le litige. Il arrive, avec notre système actuel, qu’il n’y a d’autre moyen d’avoir raison du pouvoir exécutif, même en une très petite chose, que d’interpeller un ministre, c’est-à-dire d’en appeler du pouvoir exécutif au pouvoir législatif, et qu’ainsi, pour éviter une prétendue confusion, on tombe dans une autre ; sans compter que, si la chambre est d’accord avec le ministre incriminé, elle l’approuve, — et c’est le cas le plus général ; — si elle le désapprouve par un ordre du jour, elle le renverse, et comme elle hésite à ébranler le gouvernement pour un intérêt privé qui lui importe peu, le tout finit par un déni de justice.

Ces conseils de préfecture, en somme, qui dans le principe devaient être des juges, que jugent-ils ? Si l’on s’en rapporte à la statistique, celui de la Seine a 30.000 affaires par an, trois autres ont de 20,000 à 22,000, neuf de 15 à 20.000, huit de 10,000 à 15,000, etc. ; mais presque toutes ces soi-disant affaires sont des réclamations fort simples de contributions directes, ne donnant lieu à aucune procédure, et dont les véritables arbitres sont les directeurs départementaux, dont l’avis est toujours adopté. Il n’y a donc aucun inconvénient à laisser ces fonctionnaires seuls responsables, puisqu’ils sont seuls compétens, et le ministre de l’intérieur l’avait proposé. Ces affaires déduites, il ne reste que 1.340 litiges à Paris, 400 à 500 dans les grands départemens et une centaine à peine dans les petits. On voit ce que l’attribution à la juridiction ordinaire des procès de ce genre donnerait de besogne aux tribunaux d’arrondissement entre lesquels ils seraient répartis : 50 à 100 affaires par an, une misère, puisque là-dessus il est beaucoup de questions de voirie, sans importance. Que dire des attributions purement administratives des conseillers de préfecture ? Je parle de celles qu’ils exercent et non de celles qu’ils sont censés exercer, telles que leur coopération fictive aux « arrêtés du préfet pris en conseil de préfecture. » Le législateur, dit solennellement une circulaire ministérielle de 1884, « veut que le préfet, avant de prendre sa décision, s’éclaire des lumières et de l’expérience de fonctionnaires (la plupart âgés de vingt-cinq à trente ans) appelés souvent à se prononcer sur des difficultés analogues. » Trois ans après, l’exposé des motifs du projet de loi de 1887, expliquant que « le préfet statuera seul dans les cas où il statuait jusqu’ici en conseil de préfecture, » ajoutait ingénument : On sait qu’il n’y avait là qu’une sorte de formalité. Effectivement, chacun de ceux qui ont reposé, pendant quelques mois, sous le toit d’un hôtel préfectoral le savent ; mais il n’est pas désagréable de l’entendre dire ; il est d’ailleurs bien d’autres formalités que l’on continue à encenser comme des dieux.

Quelquefois le conseiller de préfecture supplée le préfet et fait fonction de secrétaire-général ; grâce à cette dualité, le même homme peut être appelé à se prononcer, en tant que juge, sur une affaire qu’il aura ordonnée, instruite et même approuvée comme préfet intérimaire ; ou bien pris à l’improviste pour remplacer le commissaire du gouvernement à l’audience, il sera peut-être forcé de parler dans un procès qu’il aura instruit comme rapporteur, et de déposer des conclusions contraires à l’opinion qu’il s’est faite de la question. Pour le suppléer comme juge, on appellera à siéger des conseillers-généraux ; la loi autorise cette adjonction, d’ailleurs fréquente, par laquelle des médecins, des manufacturiers, des rentiers quelconques, engagés dans la politique militante, peuvent se trouver en majorité dans un conseil de préfecture. Rœderer, défendant sous le consulat, en qualité d’orateur du gouvernement, la création de ces tribunaux administratifs, insistait sur la nécessité de « ne pas permettre que les parties soient jugées sur des rapports et avis de bureaux. » Les rapports et avis de bureaux sont au contraire et seront longtemps encore, si l’on maintient le système actuel, la cause déterminante de jugemens qui étonnent l’opinion publique, irritent le contribuable et font grossir démesurément le nombre des appels portés devant le conseil d’état. Ces appels augmentent dans une proportion assez forte, pour que l’avant-dernier ministre de la justice ait dû demander au parlement la création d’une section supplémentaire du contentieux. « La nécessité, disait-il, en est incontestable ; le nombre des affaires arriérées, qui est de près de 3,000, atteindrait 4,900 cette année si la nouvelle section n’était pas créée. » Depuis lors, les justiciables peuvent être envoyés, soit à la section nouvelle du contentieux qui se compose de trois membres, soit à l’ancienne qui en compte sept, soit à l’assemblée générale du conseil d’état. Une pareille incertitude de juridiction est-elle admissible ?

Pénétrer dans le néant pompeux des sections administratives du conseil d’état m’entraînerait en dehors du présent sujet. Chacun sait que ce rouage ancien sert à fort peu de chose depuis la chute de l’empire. La troisième république s’est payé un conseil d’état, parce qu’il est de tradition qu’un gouvernement qui se respecte entretienne une institution de ce genre ; elle fait partie de « l’état de maison » auquel le pays est habitué ; mais, de par la constitution et les pratiques parlementaires, le conseil ne fait plus que mâcher à vide les dossiers qui traversent sans profit ses portefeuilles et ses cartons. Décret rendu en conseil d’état est pour le ministre, ce qu’est pour le préfet l’arrêté pris en conseil de préfecture, c’est-à-dire rien de plus que le décret ou l’arrêté simple. Aux trois sections que les pouvoirs exécutif et législatif laissaient déjà s’atrophier dans l’inaction, on en a ajouté deux autres, portant le nombre des conseillera de 18 à 26, multipliant les maîtres des requêtes, les auditeurs, — et par suite la dépense, — à l’avenant ; mais les législateurs et les administrateurs ont continué à faire preuve de la même gloutonnerie d’attributions, et s’ils posent à ce corps consultatif quelques questions, ils se réservent bien entendu de ne pas écouler les réponses. Dans ces conditions le conseil d’état n’est plus qu’une façade derrière laquelle il n’y a rien. Le gouvernement de demain devra ou supprimer les sections administratives du conseil d’Etat, ou les investir d’une autorité propre on donnant une sanction positive à leurs avis. Il devra en ce cas les décharger d’une foule de broutilles sur lesquelles leur attention ne peut être sérieusement appelée et qui ne font un détour par le Palais-Royal que pour la forme.

Quant à la section du contentieux qui constitue un véritable tribunal, il la transformera en une quatrième chambre de la cour de cassation, devenue cour suprême comme aux États-Unis d’Amérique, interprète universelle de la loi française dans son principe, quand le débat atteint ces sphères supérieures où le droit lui-même est jugé. Cette « pièce-maitresse » de la constitution, ainsi que l’a très bien nommée M. G. Picot, est indispensable au bon fonctionnement de notre machine politique ; elle fera respecter la loi non-seulement par les minorités qui la subissent, mais aussi par les majorités qui la font et par les gouvernemens qui l’appliquent. « Ce qui renverse les trônes placés sur les plus hauts sommets, disait, un ancien, c’est que les puissans ne sont jamais rassasiés de puissance. » C’est au peuple-roi que s’adresse aujourd’hui cette parole. Qu’il conserve dans sa plénitude le pouvoir législatif, mais qu’il affranchisse l’exécutif et qu’il renonce au judiciaire ; la liberté de tous est à ce prix. La chambre administrative de la cour de cassation n’aura pas, cela va sans dire, à s’occuper de ces procès minuscules, de ces déclarations d’utilité publique d’une valeur de 150 à 200 francs en principal, qui viennent aujourd’hui au conseil d’état parce que les conseils de préfecture n’ont aucune compétence en dernier ressort. De là un encombrement absurde dans la capitale pour des litiges que régleraient désormais les tribunaux civils, en première instance, et les cours, en appel.


V

Une seule chose survivrait à la juridiction administrative actuelle : sa procédure. En fusionnant avec la justice ordinaire qui lui fournirait ses magistrats inamovibles et indépendans, elle garderait ses formes simples, peu coûteuses, faciles à comprendre, et plaisant aux parties par tous ces motifs. Il y a beau temps que l’on cherche à réformer la procédure civile, et que ce problème de juger vite et à bon marché tout en jugeant bien est posé devant ceux que Bossuet appelait les « pasteurs des peuples. » Nos états-généraux ont longtemps demandé la modération des exigences de Thémis. « Dieu me fera peut-être la grâce, dans ma vieillesse, disait Henri IV, de me donner le temps d’aller deux ou trois fois par semaine au parlement, comme y allait le bon roi Louis XII, pour travailler à la prompte expédition des procès. » En 1789, quelques mois avant la chute de la royauté, Louis XVI créait mie commission de magistrats exclusivement chargée de la même besogne.

En 1889, une commission analogue fonctionne encore au ministère de la justice ; elle fonctionne même depuis une quinzaine d’années, quoiqu’elle ait plus d’une fois changé de noms et de membres. Bien osé serait celui qui pourrait assigner un terme à ses travaux. Elle est chargée de la réforme du code de procédure civile et de l’examen de tous les projets présens et à venir touchant l’organisation judiciaire. Il serait toutefois injuste de nier que, depuis la Révolution, la question n’ait fait un pas. J’ai sous les yeux le dossier d’un procès d’il y a cent ans, où il s’agit d’une somme absolument minime : il commence par une requête verbale, en douze rôles, demandant visite des lieux et comprend nombre « d’expédiens » et « d’à venir signifier, » une « sentence contradictoire entérinant le procès-verbal, » un appel au parlement, arrêt de défenses, demande en mainlevée de défense, arrêt par défaut sur le fond, consignation de l’amende, requêtes de part et d’autre, appointement sommaire, production des parties, arrêt, façon de l’arrêt, signification, déclaration de dépens, etc. C’est exactement les Plaideurs de Racine, et l’ensemble devait coûter gros. « Les parties, disait un proverbe, baillent à la justice leurs vaches et n’en gardent que les queues. » Nos avoués, en vérité, valent mieux que les procureurs de jadis.

Mais combien sommes-nous loin encore de cette justice à peu près gratuite qui devrait être la première institution d’une nation civilisée ! La justice n’est-elle pas, de tous les biens, celui qu’un état doit le plus évidemment à tous ses membres ? N’est-on pas en droit d’exiger une justice gratuite (comme on a une gendarmerie et une police gratuite), bien plus qu’une instruction gratuite ? « S’il n’en coûtait rien de plaider, dit-on, on en verrait de belles. « Il est aisé de répondre que mieux vaut avoir cent mauvais procès que d’en empêcher un bon, que mieux vaut risquer beaucoup de causes absurdes que de risquer de voir un honnête homme renoncer, faute d’argent, à obtenir justice. Le système de l’assistance judiciaire qui, sur 38,000 demandes annuelles, en accueille 16,000 n’est qu’un pur arbitraire. Qu’on ne s’y trompe pas : si l’établissement de taxes qui ont pour objet d’augmenter les frais de procès a pour conséquence de diminuer les procès eux-mêmes, ces procès, étouffés par la crainte de l’impôt, ce sont autant d’injustices consacrées par la loi. Impose-t-on au billet d’avertissement du juge de paix un timbre de 0 fr. 60, comme lit une loi de 1871, celle légère entrave a aussitôt pour résultat d’écarter du cabinet de ce magistral nombre de petites affaires. « Il n’en est plus terminé en conciliation, dit un rapport récent du garde des sceaux, que 64 pour 100 au lieu de 75 pour 100, proportion toujours atteinte jusque-là. »

Et lors même qu’on maintiendrait le régime actuel, qui empêcherait de substituer aux taxes invariables des taxes proportionnelles ; en admettant que les frais ne soient pas trop élevés pour les gros intérêts, chacun se rend compte qu’ils sont démesurément exagérés pour les petits, les intérêts sacrés des humbles. C’est à ces procès-là surtout que s’applique le triste adage : « Qui gagne perd ! » Souvent, ce n’est pas une instance volontairement introduite, mais tout simplement des obligations auxquelles ils ne peuvent faire face, ou un malheur de famille, qui contraignent les pauvres gens à se laisser dépouiller par la justice. Jetez un coup d’œil sur les licitations et les ventes judiciaires d’immeubles, ici la fiscalité poursuit le cultivateur jusqu’au de la de la tombe ; laisse-t-il des enfans mineurs… les formes établies pour les protéger entraînent inévitablement leur ruine. A peine la Belgique fut-elle séparée de la France qu’elle se hâta de remplacer les complications coûteuses du code Napoléon par un simple partage effectué devant le juge de paix. Chez nous la réforme demeure « à l’étude. » Pour les ventes de biens-fonds par autorité de justice, la dernière chambre avait voté (1884), en faveur des immeubles au-dessous de 2,000 fr., une loi dont on lit quelque étalage. Elle fut présentée aux populations comme un bienfait dont elles devaient savoir un gré infini à leurs mandataires. Voici, d’après le dernier compte-rendu du ministre, les avantages qu’elle a procurés : jusqu’à 1884, les frais pour les ventes de 500 francs et au-dessous s’élevaient à 151 pour 100 du principal ; depuis 1885, ils ne s’élèvent plus qu’à 132 pour 100. C’est là, on doit en convenir, un précieux résultat et un soulagement considérable ; au lieu de dépouiller les propriétaires d’un immeuble de 500 francs d’une fois et demie leur capital, on ne les en dépouille plus qu’une fois et un tiers. C’est comme si l’on tenait à un soldat, condamné à être fusillé, le langage suivant : le général vous fait remise d’une partie de votre peine ; au lieu de recevoir douze balles dans la tête, il ne vous en sera, demain matin, envoyé que dix ; bénissez, la longanimité de vos supérieurs hiérarchiques, mais en silence ; si vous troubliez le bon ordre par les excès d’une joie bruyante, vous risqueriez de voir aggraver votre cas. Un pareil état de choses n’est-il pas révoltant ? Un pays où il fonctionne, depuis si longues années, n’est-il pas un pays profondément inique et antiégalitaire, puisqu’il fait payer aux pauvres 132 pour 100 de leur bien, et aux riches seulement 2 pour 100.

Les ventes de 501 francs à 1,000 francs, grevées en 1884 de 57 pour 100 de frais, le sont encore de 53 pour 100 ; celles de 1,001 à 2,000 francs, précédemment grevées de 31 pour 100, le sont aujourd’hui de 28 pour 100. La soi-disant réforme est donc tout à fait illusoire, c’est une hâblerie. Et pendant que la chaumière, ou la parcelle de jardin ou l’hectare de terre du paysan, sont ainsi engloutis, sans profit pour le créancier, dans les caisses coalisées de l’Etat et des gens d’affaires, les immeubles de 5,001 à 10,000 fr. ne se trouvent chargés que de 8 pour 100 et ceux au-dessus de 10,000 francs que de 2.11 pour 100. Il serait aisé, en surtaxant légèrement les gros, de décharger les petits. On peut affirmer d’une façon absolue qu’en vertu de la législation qui nous régit, le propriétaire d’un bien de 2,000 francs et au-dessous le perd, s’il est vendu judiciairement, en totalité, sans que la dette qui a motivé les poursuites soit éteinte. Aux frais de justice de 28,53 et 132 pour 100 que je viens d’indiquer, s’ajoutent, en effet, les dépenses d’adjudication proprement dites, telles que vacations à enchérir, minutes, grosses des jugemens, significations, transcriptions, expulsions ; ceci donne encore 30 ou 40 pour 100, plus le droit de mutation de 7 pour 100. Puis vient, s’il reste quelque chose à distribuer, l’ordre, ordinaire ou amiable (le second se faisant plus vite, mais coûtant presque aussi cher que le premier). Ce dernier coup achève les créanciers ; et quand le partage est fait, il n’y a, soyez-en sûrs, plus rien à partager.

« En matière de ventes mobilières de peu d’importance, dit l’auteur d’un travail très compétent à ce sujet, il ne se fait pas de statistiques, il ne pourrait même pas facilement s’en faire : mais le mal n’est pas moins patent, il est pire. Les frais atteignent ici à des chiffres relativement plus élevés qu’en matière de saisie immobilière. » Quant aux remèdes, ils ne manquent pas : il n’y a qu’à les chercher là où ils sont, et à ne pas s’arrêter à des palliatifs insuffisans. Certes, la procédure tout entière profitera de l’abolition de tricheries légales, par exemple du changement de forme des grosses, — mot trop juste en effet, — de tous les actes émanant des greffes, de la suppression de cette mesure absurde du nombre des lignes dans chaque page et des syllabes dans chaque ligne, destinée à forcer injustement les produits du timbre ; on modifiera ainsi l’aspect ridicule de nos documens juridiques, dont les mots courent les uns après les autres, tout en gardant leurs distances… Mais pour mettre fin au pillage organisé du petit bien de 6,000 familles (les ventes d’immeubles inférieurs à 2,000 francs sont annuellement au nombre de 6,250), il faut agir plus radicalement. Il faut soustraire à l’action des créanciers ces meubles ou immeubles que l’on doit considérer, pris isolément, comme sans valeur, puisqu’on ne peut les vendre qu’en les consommant. Ce grand principe que « tous les biens du débiteur sont le gage de ses créanciers » n’a-t-il pas reçu déjà bien d’autres accrocs ? L’exception n’est-elle pas déjà fort étendue, en matière de faillites, quand le juge-commissaire fait état des meubles qui devront rester au failli ? N’y a-t-il pas inconséquence légale à permettre d’un côté la saisie de biens insuffisans à couvrir les frais, et à réduire d’un autre côté au quart, au cinquième, la saisie des appointemens de fonctionnaires et d’employés ? Le petit champ, le petit atelier, qui représentent le pain du travailleur, ne méritent-ils pas les mêmes égards que les pensions de retraite, le traitement des officiers, et le milliard d’arrérages insaisissables que l’état paie actuellement à ses rentiers ?

Quant aux ventes de biens de mineurs, ne devrait-on pas les faire tout simplement devant un notaire ? qu’ont à faire là-dedans les avoués ; quelle garantie apporte leur présence ? Jusqu’à quand maintiendra-t-on la législation surannée qui régit cette matière ? Dans le Nord, les tribunaux renvoient d’eux-mêmes devant les notaires 60 pour 100 de ces ventes ; dans le Midi, ils n’en renvoient que 14 pour 100. D’où vient cette routine procédurière des anciens pays de droit romain ? Sans doute on cherche ainsi à augmenter le nombre des affaires du tribunal, à favoriser les greffiers et les huissiers audienciers.

Pour faire cesser ces ventes ruineuses, décourageantes, des biens de mineurs, il y aurait aussi une autre réforme à opérer dans notre code, l’établissement d’une des libertés les plus démocratiques : de la liberté de tester. Ce n’est pas incidemment, dans le cadre restreint de cette étude, que peut être abordée la discussion d’une question qui a passionné tant d’illustres esprits. Il est curieux cependant de remarquer, au moment où l’on célèbre le centenaire de 1789, que notre législation sur ce sujet reste tyrannique. Elle a remplacé une obligation par une autre : pas plus aujourd’hui qu’il y a cent ans, le père de famille n’est libre de disposer de son bien. Il était lié, il l’est encore ; au droit de l’aîné des enfans, — ou quelquefois du plus jeune, du juveigneur, car l’un et l’autre se voyaient, — à l’obligation de suivre la coutume, a succédé l’obligation du partage égal, égal non-seulement quant à la quotité, mais aussi quant à la nature. Jadis proscrite de nos lois comme aristocratique, la liberté de lester serait pourtant plus utile nu cultivateur qu’au châtelain, les petits en useraient sans doute plus que les grands. Le partage égal est en effet tellement entré dans les mœurs que les classes aisées n’usent pour ainsi dire plus aujourd’hui de la quotité disponible. La liberté de tester n’aurait donc pas pour conséquence l’immobilité des grandes fortunes, mais elle garantirait souvent le maintien des petites épargnes que la loi actuelle réduit en poussière.


VI

Le gouvernement qui contemple ainsi, d’un œil tranquille, puisqu’il ne songe pas à les adoucir, les misères des plaideurs et des contribuables, s’est ému de l’augmentation croissante des frais qui lui incombent à lui-même : ceux de la justice criminelle. Dans les douze dernières années, ce chapitre du budget s’est élevé de 50 pour 100 (7 millions au lieu de 4,700,000). L’enquête, déclare le garde des sceaux. « a prouvé que les magistrats avaient une tendance générale et fâcheuse à n’être pas suffisamment ménagers des deniers publics ; .. » ils usent trop largement de l’expertise, tandis qu’il « serait de leur devoir d’examiner eux-mêmes les opérations qui n’exigent pas de connaissances spéciales ; » ils « laissent indéfiniment en fourrière des animaux ou des objets périssables, accumulant ainsi les frais au détriment de l’État, responsable envers le logeur. » Le ministre menace ces prodigues de les faire payer de leur poche les dépenses inutiles ; menace de circulaire qui ne fait pas plus trembler les agens auxquels elle s’adresse, que la grosse voix du père de famille n’effraie des enfans gâtés. « Les huissiers qui ont à citer plusieurs témoins, dit le même document, et qui les citent en un seul voyage, se font payer comme s’ils avaient fait autant de voyages qu’il y a de citations. Les primes d’extraction et de capture accordées par la loi à ces officiers ministériels donnent lieu aux mêmes escobarderies : il arrive assez fréquemment que des individus ont à subir, au moment de leur arrestation, plusieurs condamnations à des peines d’emprisonnement prononcées contre eux ; or les huissiers, qui n’ont droit qu’à une prime, s’en font payer autant qu’il y a de condamnations à exécuter, les extractions du même individu eussent-elles toutes lien le même jour et en même temps ! »

« Certaines innovations, remarquait le prédécesseur de M. Thévenet, seraient de nature à réduire, dans des proportions notables, le chiffre des dépenses quotidiennement exposées ; » on pourrait faire davantage marcher les inculpés, de brigade en brigade, au lieu de les transporter en voiture ou on chemin de fer ; on pourrait diminuer le nombre des gardiens, souvent aussi grand que celui des individus dont la conduite leur est confiée ; on devrait, ainsi que la loi l’ordonne, faire suivre les prévenus transférés d’une prison à l’autre des objets saisis à leur domicile, au lieu de les faire porter plus tard à destination par des commissionnaires, ainsi que l’on procède en certains parquets de villes importantes, au grand préjudice du trésor. Qui empêcherait d’ailleurs, pour diminuer les promenades des condamnés appelans et les frais qu’elles entrainent, de rendre à peu près ambulatoire la chambre des appels de police correctionnelle ? Quelques-unes des modifications projetées ne pouvant être faites qu’en vertu d’une loi, le ministre « se réservait d’en saisir le parlement. » Inutile de dire que le ministre qui prenait, il y a dix-huit mois, si louable résolution, est depuis longtemps rentré dans la vie privée, et qu’il a eu déjà trois successeurs, comme lui renversés.

« De nombreuses formalités, imposées par nos lois d’instruction criminelle, disait, il y a quelques années, un avocat-général, M. Gonod d’Artemare, sont surannées et pourraient être avantageusement supprimées ou remplacées. » Quel est donc l’accusé contumace découvert et arrêté, grâce à la publication à son de trompe, proscrite par le code, et que le tarif fixe à 15 francs ? Cet usage gothique a disparu dans la pratique ; mais la rémunération n’a pas disparu. A quoi sert le placard, apposé sur les murs de nos villes, publiant les ordonnances du garde des sceaux qui fixent la date de l’ouverture des assises et en nomment le président et les assesseurs ? C’est là une indication que la presse locale porte partout à la connaissance du public, donnant même les noms des jurés. Et cependant, à raison de 60 francs par trimestre, cette impression coûte 20,000 francs par an, pour toute la France, au budget de la justice.

Deux sources de débours considérables et d’un recouvrement toujours illusoire : 1° répression des contraventions de filles publiques, poursuites, citations, jugemens, tous frais qui, pas plus que les amendes, ne rentrent jamais dans la caisse ; pourquoi ne pas procéder ici par simple voie administrative ? 2° répression de l’ivresse publique : cette loi, d’une inspiration extrêmement morale, n’a rien produit… que de grosses dépenses, parce que le contrevenant, ivrogne nomade en général, encourt des condamnations par défaut, inexécutées, dont les débours restent à la charge de l’État ! Il suffirait de faire coucher ces délictueux au poste en vertu de l’article 11 de la loi, et d’en rester là. En matière de simple police, le nombre des poursuites atteint chaque année un chiffre fabuleux : 384,000 affaires, représentant 467,000 inculpés ; combien les frais seraient diminués si l’on procédait, d’une manière générale, par avertissement, au lieu de lancer une citation ! Quelle nécessité y a-t-il de signifier tous les jugemens contradictoires, rendus par cette même juridiction de simple police, lorsqu’en matière correctionnelle où les peines sont bien plus élevées, la seule expiration du délai rend le jugement définitif ? L’assimilation n’est-elle pas toute naturelle ? D’autant plus que l’immense majorité de ces sentences est acceptée sans réclamation par les délinquans qui en attaquent à peine sept sur mille. Quant aux 20,000 jugemens par défaut, dont la signification coûte chaque année à l’État une somme d’au moins 200,000 francs, on pourrait en économiser la moitié en invitant les condamnés à déclarer, par un avis retourné rempli et signé, s’ils acceptent ou non la sentence. Autre économie à réaliser : la substitution aux huissiers du service des postes, pour la transmission sous pli recommandé des mandats de comparution, des citations à prévenus et à témoins. Le prix de la lettre recommandée est de 0 fr. 40, tandis que les honoraires dus à l’huissier varient de 1 franc à 1 fr. 75. Ce système fonctionne déjà pour certaines pièces et n’a donné lieu en pratique à aucune difficulté. Enfin, s’il est vrai que la taxe de séjour allouée aux témoins soit notoirement trop faible, l’indemnité de déplacement est incontestablement trop élevée. Un témoin reçoit 1 fr. 50 par myriamètre parcouru ; avec les billets d’aller et retour il parcourt le myriamètre pour 0 fr. 90 en première classe, 0 fr. 70 en seconde et 0 fr. 50 en troisième. D’où il suit qu’un témoin appelé de Marseille à Paris réalise 100 francs de bénéfice en seconde et 142 francs en troisième classe. Pour la constatation de faits matériels, les procès-verbaux de gendarmes et officiers de police judiciaire ne devraient-ils pas, sans exception, faire foi en justice ? Un procès-verbal de gendarme est admis, jusqu’à preuve contraire, à l’égard d’un braconnier, et peut entraîner contre ce dernier une condamnation à quatre mois de prison, tandis que le procès-verbal dressé par le même agent, à l’égard d’un mendiant surpris en flagrant délit de mendicité, ne sera invoqué qu’à titre de renseignement.

Toutes ces réductions de dépenses profiteraient à l’Etat pour les trois quarts, puisqu’un quart seulement des condamnés est en général solvable, et pour ce dernier quart on éviterait de leur infliger, sous forme de dépens, un supplément de peine que la loi n’a pas prévu. Nous sommes déjà, à cet égard, en progrès notable sur l’ancien régime : aujourd’hui chaque affaire criminelle, jugée contradictoirement par une cour d’assises, coûte en moyenne 300 francs ; il y a deux siècles une condamnation à mort, aussi économique que possible, faisait débourser à la partie civile, lorsque l’intéressé n’avait pas de quoi se faire exécuter à ses frais, des notes qui ne s’élevaient pas à moins de 300 ou de 400 livres, lesquelles, au pouvoir actuel de l’argent, correspondent environ à 2,000 francs. Tout en diminuant ses dépenses, l’État pourrait augmenter ses recettes judiciaires : le renchérissement du prix de la vie, depuis les premières années de ce siècle où nos codes lurent promulgués, a rendu insignifiantes des amendes qui, dans le principe, ont paru assez fortes ; il est des cas où les pénalités, même récemment édictées, sont trop modestes. Ainsi, en matière de diffamation et d’injures par la voie de la presse, les condamnations pécuniaires laissent à peu près intacte la bourse de ceux qui commettent ces délits. Cependant une presse tout à fait libre ne doit pas aller sans une répression tout à fait dure, comme en Angleterre ou en Amérique, sous peine de voir s’établir entre ces deux catégories de citoyens : les journalistes et les non-journalistes, une inégalité fâcheuse.


VII

Celui qui jettera un coup d’œil sur le budget du ministère de la justice sera naturellement frappé de la disproportion de deux chapitres qui se suivent : les tribunaux de première instance figurent pour 11.300,000 francs, les tribunaux de commerce pour 180,000 francs seulement. Or les tribunaux de commerce jugent 237,000 affaires par an, et les tribunaux civils n’en jugent que 138,000. Il y a ainsi deux sortes de juridictions en France : l’une qui ne coûte proprement rien à la nation, l’autre qui lui revient assez cher. Cette dualité est déjà passablement singulière, mais ceci ne l’est pas moins : par l’organisation de la procédure, dans ces tribunaux de marchands qui n’imposent au trésor aucun sacrifice, la justice est rendue presque gratuitement aux parties, et de plus elle leur est rendue très vite, tandis que, dans les tribunaux dits ordinaires, auxquels la caisse publique sert une rente de 11 millions et demi, les particuliers n’obtiennent de sentences que lentement et à prix d’or. Les usages qui nous régissent sont tellement bizarres que las formalités obligatoires dans l’une de ces juridictions, — le ministère des avoués par exemple, — sont sévèrement interdites dans l’autre.

Et cependant ces deux juridictions se valent ; elles jugent aussi bien l’une que l’autre. C’est l’opinion des plaideurs, c’est aussi l’opinion des cours supérieures ; en voici la preuve : « Les jugemens en premier ressort, dit le compte-rendu officiel, sont frappés d’appel dix fois sur cent, en matière civile comme en matière commerciale ; la proportion des confirmations est également la même dans les deux cas (68 pour 100). » Quel plus grand éloge peut-on faire de nos tribunaux de commerce ! Il est un détail plus frappant encore : « En ce qui concerne les affaires commerciales, la proportion des confirmations est un peu plus faible à l’égard des décisions rendues par les tribunaux civils, jugeant commercialement (63 pour 100), que pour celles qui émanent des tribunaux consulaires (69 pour 100). » Ainsi l’on n’a rien à alléguer contre ces tribunaux consulaires ; non-seulement ils jugent aussi bien, mais ils jugent mieux que les autres. Il existe pourtant, chacun le sait, un ardent esprit de jalousie envers les juges commerciaux, chez tous ceux qui, de près ou de loin, magistrats, avocats, avoués, touchent à la justice civile ; volontiers ils les représenteraient comme des courtiers marrons qui usurpent, qui tout au plus jouissent par tolérance de ce qui régulièrement leur appartient. On ne saurait s’étonner de cette tendance, mais que penser d’un pays qui se dit ami du progrès et qui conserve parallèlement deux justices : l’une rapide et bon marché pour les commerçans et les actes de commerce, l’autre lente et onéreuse pour les autres actes et les autres hommes ?

Que nous ayons réduit, depuis soixante-dix ans, notre personnel judiciaire, nul ne peut le nier ; même il est naturel de se demander. en parcourant les almanachs du premier empire, quelle pouvait bien être la besogne de tribunaux qui avaient huit, neuf, dix et douze juges, pour des ressorts qui se contentent aujourd’hui de trois ou de six, tandis que la population a doublé. Tout récemment, la loi de 1883 supprimait 614 sièges de magistrats, et cette suppression n’a causé, — on l’a constaté depuis, — aucun ralentissement ni dans l’expédition des affaires ni dans la part que les membres du parquet prennent à l’instruction. N’y aurait-il pas encore d’autres réformes utiles ? On évalue de 4 à 500 le nombre des jugemens civils contradictoires qu’un tribunal peut rendre par année en tenant quatre audiences par semaine et en siégeant quatre heures par audience. Il est effectivement la moyenne des grandes villes ; à Lyon cette moyenne est de 700, et à Paris de 1,300 par chambre. Mais, sur la totalité du territoire français, il n’y a que 75 tribunaux réellement occupés, dans lesquels plus de 300 affaires sont expédiées par trois ou quatre magistrats. Vingt-quatre tribunaux avouent ne tenir que deux audiences par semaine ; en réalité près de 150, qui figurent pour trois audiences, tiennent l’une d’elles pour la forme.

Pourquoi, dans ces conditions, n’exécuterait-on pas le projet de M. Picot, qui consistait à ne laisser en résidence fixe à ces petits tribunaux qu’un juge d’instruction et un substitut ? Un autre juge viendrait du chef-lieu de département, comme dans les county-court d’outre-Manche, présider chaque semaine les audiences, et serait assisté du juge d’instruction et d’un suppléant. Le juge d’instruction aurait droit de rendre les ordonnances sur requête et sur référé ; qui ne sait que, dès à présent, le président qui s’absente lui délègue sans inconvénient ce pouvoir ? L’état obtiendrait de ce chef une très notable diminution dans un budget qui a passé de 10 millions (chiffre de 1829) à 38 millions (chiffre de 1889).

Il en pourrait réaliser plusieurs autres dans les services de la chancellerie, infiniment trop concentrée et paperassière. De 1876 à 1888, le chapitre du « matériel et dépenses diverses de l’administration centrale » a passé de 88,000 francs à 130,000, c’est-à-dire qu’il a augmenté de près de moitié. Quant au personnel, nous sommes loin des quelques audienciers, contrôleurs, chauffe-cire et garde-minutes du chancelier de Louis XVI. De la fin du Directoire date la mise sur pied d’un personnel nombreux, la création de cette chose toute moderne, que l’on appelle le « ministère de la justice. » Le service de « l’envoi des lois, » inauguré à cette époque, comprenait déjà deux directeurs et trois chefs de bureau, dont l’existence se justifie aux yeux de la postérité, par ce motif que jamais on n’a fait plus de lois, que jamais par conséquent on n’en a défait davantage, et que jamais on n’en a moins exécuté qu’en ce temps-là. Avec Napoléon, ce ne furent plus seulement les magistrats qui se trouvèrent soumis à la férule du grand-juge, comme les officiers l’étaient au ministre de la guerre et les professeurs au grand-maître de l’université, ce furent les auxiliaires de la basoche à tous les degrés. Le grand-juge put, de son autorité privée, censurer un avocat, l’interdire, l’exclure et le rayer du tableau. Depuis cette époque les droits du garde des sceaux ont été réduits, bien que ses dépenses n’aient fait que s’accroître. La question d’argent toutefois n’est pas ici la principale ; la réforme à accomplir sera plus haute et plus vaste : elle ne consistera pas seulement à dépenser quelques millions de moins à l’hôtel de la place Vendôme, mais aussi à rendre la procédure plus simple, plus rapide et moins chère, à établir l’unité de juridiction, à laisser surtout une vie indépendante à ce troisième pouvoir de l’état, — le corps judiciaire, — qui devrait marcher de pair avec les deux autres, et que jusqu’à présent l’autorité exécutive tient emprisonné, depuis les premiers présidons jusqu’aux juges de paix, dans les cartons de son « personnel. »


Ve G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1888.