La République (trad. Chambry)/Livre III

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La République, livres I-III
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (p. 178-276).

LIVRE III



386Il faut
rejeter les fables
qui font
craindre la mort.

I  Voilà, dis-je, quels sont nos principes de théologie ; tels sont les discours que nous tiendrons ou ne tiendrons pas dès leur enfance à des hommes qui devront honorer les dieux et leurs parents et se faire un devoir de s’aimer mutuellement.

Ces prescriptions, dit-il, me paraissent fort bonnes.

Mais, s’ils doivent être braves, ne faut-il pas, outre ces discours, leur en tenir aussi qui soient propres à leur ôter autant que possible la crainte de la mort ? bou crois-tu qu’on puisse être brave en gardant cette crainte au cœur ?

Non, par Zeus, dit-il, je ne le crois pas.

Mais quand on croit à l’Hadès et qu’on s’en fait un épouvantail, penses-tu qu’on puisse rester intrépide devant la mort et la préférer dans les combats à la défaite et à l’esclavage ?

Nullement.

Il faut donc surveiller encore, semble-t-il, ceux qui s’aventurent à traiter ces fables et les prier de peindre de belles couleurs le monde de l’Hadès[1], au lieu de le noircir niaisement comme ils le font, attendu que leurs récits ne sont ni vrais ni utiles cà des gens appelés au métier de la guerre.

Il le faut assurément, dit-il.

Effaçons donc, dis-je, à commencer par les vers que je vais citer, toutes les assertions comme celles-ci :

« J’aimerais mieux labourer la terre et servir chez un autre, fût-il pauvre et réduit à une vie étroite, que de commander à tous les morts[2] » ;

et celle-ci :

d

« (Pluton eut peur) que les mortels et les immortels ne vissent à découvert les demeures effrayantes, moisies, odieuses aux dieux mêmes[3] » ;

et celle-ci encore :

« Grands dieux ! il y a encore de nous dans les demeures d’Hadès une âme et une ombre, mais elle n’a plus aucun sentiment[4] » ;

et ceci :

« Lui seul conserve le sentiment, les autres sont des ombres voltigeantes[5] ;

et puis :

« L’âme s’envola du corps et s’en alla chez Hadès, déplorant son destin et laissant la vigueur et la jeunesse[6] » ;

387

et encore :

« Et l’âme, comme une fumée, s’en allait sous terre, en poussant des cris aigus[7] » ;

et encore :

« Comme des chauves-souris dans le fond d’un antre sacré, quand l’une d’elles est tombée de la file accrochée au rocher, voltigent avec des cris aigus et s’attachent les unes aux autres, ainsi elles s’en allaient ensemble en poussant des cris aigus[8]. »

bPour ces passages et tous ceux du même genre, nous prierons Homère et tous les autres poètes de ne point trouver mauvais que nous les effacions, non point qu’ils manquent de poésie et ne flattent l’oreille du peuple, mais parce que, plus ils sont poétiques, moins ils conviennent aux oreilles d’enfants et d’hommes qui doivent vivre libres et redouter l’esclavage plus que la mort.

C’est tout à fait mon avis.


Interdiction
de représenter
des héros gémissant
ou riant.

II  Il faut donc rejeter aussi tous les noms qu’on applique à cet autre monde, ces noms terribles et formidables de Cocyte, de Styx, de mânes, de spectres cet tous les noms du même genre qui font frissonner [de tous leurs membres[9]] ceux qui les entendent prononcer. Leur emploi se justifie peut-être à un autre point de vue ; mais nous craignons pour nos gardiens qu’un tel frisson ne les énerve et ne les amollisse plus qu’il ne convient.

Et notre crainte, dit-il, n’est pas sans fondement.

Il faut donc retrancher ces noms ?

Oui.

Et les remplacer dans la conversation, comme dans la poésie, par des noms formés dans un esprit tout opposé ?

Évidemment.

dNous retrancherons aussi naturellement les plaintes et les lamentations qu’on met dans la bouche des grands hommes ?

Il le faut, dit-il, si nous sommes conséquents.

Voyons auparavant, dis-je, si la raison nous autorise ou non à faire ce retranchement. Nous admettons bien qu’un homme sage ne regardera pas la mort comme une chose terrible pour un autre sage qui est son ami.

Nous l’admettons en effet.

Il ne gémira donc pas sur lui, comme s’il était victime d’un accident terrible.

Non, certes.

Mais nous soutenons aussi que, s’il est un homme qui se suffise à lui-même pour être heureux, c’est le sage, et qu’il est celui de tous les hommes equi a le moins besoin d’autrui.

C’est vrai, dit-il.

Moins que tout autre il se révoltera de perdre un fils, un frère, des richesses ou quelque autre bien du même genre.

Moins que tout autre assurément.

Moins que tout autre il se lamentera, si un pareil accident lui arrive, et il le supportera aussi doucement qu’il est possible.

Il se lamentera beaucoup moins en effet.

Ainsi nous aurons raison d’ôter aux hommes illustres les lamentations, et de les laisser aux femmes, et encore aux femmes ordinaires 388et aux hommes lâches, afin d’inspirer le mépris de ces faiblesses à ceux que nous prétendons élever pour la garde du pays.

Nous aurons raison, dit-il.

Nous prierons donc encore une fois Homère et les autres poètes de ne pas représenter Achille, le fils d’une déesse,

« couché tantôt sur le flanc, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, puis se levant et errant, l’âme agitée, sur le rivage de la mer infatigable[10], »

b

ni

« prenant à deux mains la poussière noire et se la répandant sur la tête[11], »

ni pleurant et gémissant diversement selon les mille circonstances où Homère l’a représenté, ni Priam, que sa naissance approchait des dieux[12],

« suppliant et se roulant dans la boue et appelant chacun de ses guerriers par son nom[13]. »

Et nous les prierons plus instamment encore de ne pas nous montrer les dieux en pleurs et disant :

c« Hélas ! malheureuse que je suis ! hélas ! j’ai enfanté un héros pour le malheur ![14] »

Et s’ils représentent ainsi les dieux, qu’ils n’aient pas du moins le front de défigurer le plus grand des dieux au point de lui faire dire :

« Hélas ! c’est un homme qui m’est cher que mes yeux voient fuir autour de la ville, et mon cœur en est désolé[15] ! »

et ailleurs :

« Hélas ! hélas ! j’aime Sarpédon entre tous les hommes et la Parque dveut qu’il soit dompté sous les coups de Patrocle, fils de Menœtios[16]. »


III  Si en effet, mon cher Adimante, nos jeunes gens prenaient au sérieux de pareils discours, au lieu de s’en moquer, comme de faiblesses indignes des dieux, il leur serait difficile à eux qui ne sont que des hommes, de les croire indignes d’eux-mêmes et de se reprocher les propos ou les actes semblables qui pourraient leur échapper ; mais à la moindre contrariété, ils s’abandonneraient sans honte et sans courage aux plaintes et aux lamentations.

eC’est l’exacte vérité, dit-il.

Or cela ne doit pas être ; nous venons d’en voir la raison : il faut nous y tenir, jusqu’à ce qu’on nous en détourne par une meilleure.

Cela ne doit pas être en effet.

Il ne faut pas non plus que nos gardiens soient portés à rire ; car, si l’on se livre à un rire violent, il entraîne généralement un changement violent dans l’âme.

C’est ce qui me semble, dit-il.

Il est donc inadmissible qu’on représente des hommes respectables dominés par le rire, 389encore moins les dieux.

Encore moins, certainement, dit-il.

Donc une fois de plus nous n’approuverons pas Homère, quand il tient sur les dieux des propos comme celui-ci :

« Mais un rire inextinguible éclata parmi les dieux bienheureux, quand ils virent Héphaistos s’empresser à travers la salle.[17] »

Il est impossible de l’approuver, suivant ton raisonnement.

Mon raisonnement ! soit, dit-il, si tu veux qu’il soit de moi. bEn tout cas, c’est en effet impossible.


Seul, le gouverneur
a le droit
de mentir,
dans l’intérêt
de l’État.

Mais la vérité aussi a droit à notre considération. Car si nous ne nous sommes pas trompés tout à l’heure, si réellement le mensonge est inutile aux dieux et s’il est au contraire utile aux hommes à la manière d’un médicament, il est évident que l’emploi d’un tel médicament doit être réservé aux médecins et que les profanes ne doivent pas y toucher.

C’est évident, dit-il.

Si donc il appartient à quelqu’un de mentir, c’est aux gouverneurs de la cité, pour tromper les ennemis ou les citoyens, quand l’intérêt de l’État l’exige ; aucun autre n’a le droit de toucher à une chose si délicate. Si un particulier ment aux gouverneurs[18], cnous le déclarerons aussi coupable, plus coupable même que le malade qui trompe son médecin, que l’élève qui cache à son maître de gymnastique ses dispositions physiques, que le matelot qui dissimule au pilote l’état du vaisseau et de l’équipage, ce qu’il fait lui-même et ce que font ses camarades.

C’est très juste, dit-il.

Par conséquent, si le gouverneur surprend à mentir un citoyen

d

« de la classe des artisans, soit devin, soit médecin, soit charpentier[19], »

il le punira, comme introduisant une pratique propre à renverser et à perdre le vaisseau de l’État.

Elle le perdrait, si de tels propos étaient sanctionnés par des actes, dit-il.

Mais la tempérance n’est-elle pas nécessaire aussi à nos jeunes gens ?

Sans nul doute.


Retranchons
les fables
qui dépeignent
des héros
intempérants
ou avides.

Mais pour la généralité des hommes les points essentiels de la tempérance, ne sont-ils pas d’obéir aux chefs, et si l’on est chef soi-même, ede maîtriser les plaisirs du vin, de l’amour et de la table ?

Il me semble.

Nous approuverons donc, je pense, le passage où Homère fait dire à Diomède :

« Père, assieds-toi en silence, et obéis à mes ordres[20], »

et le passage qui fait suite à celui-là :

« Les Achéens, respirant le courage, allaient silencieusement, craignant les chefs[21], »

et tous les endroits semblables.

Oui.

Mais que dire de celui-ci ?

« Sac à vin, homme aux yeux de chien, au cœur de cerf[22] » ?

390

Et la suite est-elle à louer ? et faut-il approuver aussi toutes les paroles insolentes que des inférieurs ont dites à leur chefs dans les écrits en vers ou en prose ?

Non.

Je crois en effet que ce ne sont pas des choses propres à former les jeunes gens à la tempérance. Qu’elles plaisent par ailleurs, je l’admets facilement. Mais quel est ton avis à toi ?

Le tien.


IV  Hé quoi ! lorsqu’un poète fait dire au plus sage des hommes que rien au monde ne lui paraît plus beau que

« des tables chargées de pain bet de viandes, et un échanson qui porte le vin puisé au cratère et le verse dans les coupes[23], »

crois-tu cela bien propre à porter un jeune homme à la tempérance ? Lui convient-il d’entendre dire que

« la mort la plus triste est de périr de faim[24], »

ou que

Zeus, veillant seul pendant que les dieux et les hommes dormaient, oublia brusquement tous les desseins qu’il avait médités, cparce que le désir de l’amour le saisit, et que la vue d’Héra lui causa de tels transports qu’il n’eut pas la patience de se rendre dans sa chambre, mais voulut s’unir à elle sur le lieu même, à terre, lui protestant qu’il ne l’avait jamais tant désirée, pas même lorsqu’ils s’étaient vus la première fois

« à l’insu de leurs parents[25], »

ou qu’Arès et Aphrodite furent enchaînés par Héphaistos pour des faits du même genre[26] ?

Non, par Zeus, dit-il, non, cela ne me semble pas convenable.

dSi au contraire, repris-je, des grands hommes font paraître dans leurs paroles ou leurs actions une fermeté à toute épreuve, il faut arrêter ses regards sur eux et écouter des vers tels que ceux-ci :

« Il se frappa la poitrine et gourmanda son cœur en ces termes : Tiens ferme, mon cœur ; tu as déjà supporté des épreuves plus terribles[27]. »

Tu as tout à fait raison, dit-il.

Il ne faut pas tolérer non plus que nos guerriers acceptent des présents et qu’ils aiment les richesses.

eEn aucune façon.

Ni chanter devant eux :

« Les présents gagnent les dieux, les présents gagnent les rois vénérables[28] »,

ni louer le gouverneur d’Achille, Phénix, d’avoir sagement conseillé à son élève de secourir les Achéens, si on lui faisait des présents, sinon, de garder son ressentiment[29]. Et pour Achille lui-même, nous ne lui ferons pas l’injure d’admettre qu’il ait été avide de gain au point de recevoir des présents d’Agamemnon[30], de ne rendre un cadavre qu’après en avoir touché la rançon[31] 391et de n’y consentir qu’à cette condition.

De pareils traits, dit-il, ne méritent pas nos éloges.

J’ose à peine affirmer, dis-je, par respect pour Homère, qu’il est impie d’attribuer de tels sentiments à Achille et de croire ceux qui les lui attribuent. Il est impie aussi de lui faire dire à Apollon :

« Tu t’es joué de moi, puissant archer, le plus funeste de tous les dieux ; certes, je me vengerais de toi, si j’en avais le pouvoir[32] ; »

b

impie de prétendre qu’il refusa d’obéir au fleuve[33], qui était un dieu, et qu’il était prêt à le combattre ; impie de lui faire dire de sa chevelure consacrée à l’autre fleuve, le Sperchios ;

« Je voudrais offrir ma chevelure au héros Patrocle[34], »

qui était mort. Il n’est pas croyable qu’il ait fait cela. Quant à Hector traîné autour du monument de Patrocle[35] et aux prisonniers égorgés sur son bûcher[36], nous soutiendrons que tout cela est faux et nous ne souffrirons pas qu’on fasse croire à nos guerriers qu’Achille, cle fils d’une déesse et du très vertueux Pelée, né lui-même d’un fils de Zeus[37], l’élève du très sage Chiron, ait eu l’âme assez désordonnée pour réunir en elle deux maladies contraires, une basse avarice et un mépris superbe des dieux et des hommes.

Tu as raison, dit-il.


V  Gardons-nous donc aussi, repris-je, de croire et de laisser dire que Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoüs, fils de Zeus, daient tenté des enlèvements si criminels[38], ni qu’aucun autre fils de dieu, aucun héros ait osé commettre les indignités et les sacrilèges qu’on leur prête à présent contre toute vérité, et contraignons les poètes à reconnaître ou que les héros n’ont pas commis ces actions, ou qu’ils ne sont pas les enfants des dieux. Ne leur permettons pas de dire les deux choses à la fois, ni d’essayer de persuader à nos jeunes gens que les dieux produisent quelque chose de mauvais et que les héros ne sont aucunement meilleurs que les hommes. De tels propos, nous le disions tout à l’heure, ne sont ni religieux ni vrais ; ecar nous avons démontré qu’il est impossible que rien de mauvais vienne des dieux.

On n’en saurait douter.

Ajoutons que ces propos sont dangereux pour ceux qui les entendent. Quel homme en effet ne se pardonnera sa méchanceté, s’il est persuadé qu’il ne fait que ce que font et ont fait

« les proches parents mêmes des dieux, encore tout près de Zeus, qui ont sur les hauteurs éthérées de l’Ida un autel consacré à leur père, et qui portent encore intact dans leurs veines le sang des dieux[39] ? »

Ces raisons nous obligent à mettre un terme à ces fictions, de peur 392qu’elles ne produisent dans notre jeunesse une grande facilité à commettre le crime.

Il faut absolument le faire, dit-il.

Eh bien ! repris-je, puisque nous sommes en train de déterminer les discours qu’il convient ou ne convient pas de tenir, en reste-t-il encore quelque espèce à examiner ? Nous venons de dire comment il faut parler des dieux, des démons, des héros et des habitants de l’Hadès.

Assurément il en reste une.

N’est-ce pas celle qui se rapporte aux hommes ?

Si, évidemment.

Mais il nous est impossible, cher ami, d’en donner les règles pour le moment.

Comment ?

Parce que nous dirions, je pense, que les poètes et les prosateurs tombent en parlant des hommes dans les plus graves erreurs, bquand ils soutiennent que beaucoup sont heureux en dépit de leur injustice, qu’il y a des justes malheureux, que l’injustice est avantageuse, si elle reste cachée, qu’au contraire la justice est un bien pour autrui, un dommage pour le juste. Nous leur interdirions de parler ainsi et nous leur prescririons de chanter et de conter le contraire, n’est-il pas vrai ?

Je n’en doute pas, dit-il.

Mais si tu conviens que j’ai raison, j’en conclurai que tu conviens aussi de ce qui est en question depuis le commencement de cet entretien.

Ta réflexion est juste, dit-il.

cS’il faut parler des hommes, comme je viens de le prescrire, attendons pour nous mettre d’accord sur ce point que nous ayons découvert ce qu’est la justice et si elle est par elle-même avantageuse à celui qui la possède, soit qu’il passe ou non pour juste.

Très bien, dit-il.


La diction : elle est
simple imitative,
ou simple et imita­tive à la fois.

VI  Mais c’est assez parler des discours ; c’est la diction[40] qu’il faut, je pense, considérer à présent, et nous aurons traité d’une manière complète et du fond et de la forme.

Alors Adimante : Je ne saisis pas, dit-il, ce que tu veux dire.

d Il le faut pourtant, dis-je. Peut-être saisiras-tu mieux de cette manière-ci. Tous ce que disent les conteurs de fables et

les poètes n’est-il pas le récit d’événements passés, présents ou futurs ?

Ce ne peut pas être autre chose, répondit-il.

Eh bien ! le récit dont ils usent n’est-il pas simple, imitatif, ou l’un et l’autre à la fois ?

Ceci aussi, dit-il, je te demanderai de l’expliquer plus clairement.

Je suis, à ce qu’il paraît, dis-je, un plaisant maître, je ne sais pas me rendre clair. Je vais donc faire comme les gens qui ne savent pas s’expliquer ; au lieu d’embrasser la question dans sa généralité, eje n’en prendrai qu’une partie, et j’essaierai de t’y montrer ce que je veux dire. Réponds-moi : tu sais par cœur le commencement de l’Iliade, où le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille, que celui-ci s’emporta et que le prêtre, se voyant 393 a refusé, 393invoqua le dieu contre les Grecs ?

Oui.

Tu sais donc que jusqu’à ces vers :

« et il conjurait tous les Grecs et en particulier les deux Atrides, chefs des peuples »

le poète parle en son nom et ne cherche même pas à nous donner le change et à nous faire croire que c’est un autre que lui qui parle. Pour ce qui suit, au contraire, il le raconte, comme s’il était lui-même Chrysès, bet il s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais bien le vieillard, prêtre d’Apollon ; et c’est à peu près ainsi qu’il a composé tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée.

C’est vrai, dit-il.

N’y a-t-il pas récit quand il rapporte, soit les divers discours prononcés, soit les événements intercalés entre les discours ?

Évidemment si.

cMais lorsqu’il prononce un discours sous le nom d’un autre, ne pouvons-nous pas dire qu’il conforme alors autant que possible son langage à celui de chaque personnage auquel il nous avertit qu’il va donner la parole ?

Nous le pouvons ; je ne vois pas d’autre réponse.

Or se conformer à un autre, soit pour la parole, soit par le geste, n’est-ce pas imiter celui auquel on se conforme ?

Sans doute.

Mais en ce cas, ce me semble, Homère et les autres poètes ont recours à l’imitation dans leurs récits.

Assurément.

Au contraire si le poète ne se cachait jamais, l’imitation serait absente de toute sa composition et de tous ses récits[41]. dMais, pour que tu ne dises plus que tu ne comprends pas comment cela peut être, je vais te l’expliquer. Si en effet Homère, après avoir dit que Chrysès vint avec la rançon de sa fille supplier les Achéens et en particulier les rois, continuait à parler, non pas comme s’il était devenu Chrysès, mais comme s’il était toujours Homère, tu comprends bien qu’il n’y aurait plus imitation, mais simple récit. La forme en serait à peu près celle-ci, en prose du moins ; car je ne suis pas poète. e « Le prêtre étant venu pria les dieux de leur accorder de prendre Troie en les préservant d’y périr, et il demanda aux Grecs de lui rendre sa fille en échange d’une rançon et par respect pour le dieu[42]. Quand il eut fini de parler, tous les Grecs témoignèrent leur déférence et leur approbation ; seul, Agamemnon se fâcha et lui intima l’ordre de s’en aller et de ne plus reparaître ; car son sceptre et les bandelettes du dieu ne lui seraient d’aucun secours ; puis il ajouta que sa fille ne serait pas délivrée avant d’avoir vieilli avec lui à Argos ; il lui enjoignit de se retirer et de ne pas l’irriter, 394s’il voulait rentrer chez lui sain et sauf. Le vieillard entendant ces menaces eut peur et s’en alla sans rien dire ; mais une fois loin du camp, il adressa d’instantes prières à Apollon, l’invoquant par tous ses surnoms, et le conjura, s’il avait jamais eu pour agréables les temples que son prêtre avait construits et les victimes qu’il avait immolées en son honneur, de s’en souvenir et de lancer ses traits sur les Grecs pour leur faire expier ses larmes. » bVoilà, mon ami, comment se fait un récit simple, sans imitation. Je comprends, dit-il.


VII  Comprends donc aussi, dis-je, qu’il est une espèce de récit opposé à celui-là, quand, retranchant les paroles du poète qui séparent les discours, on ne garde que le dialogue.

Je le comprends aussi, dit-il : c’est la forme propre à la tragédie.

C’est en juger très justement, dis-je. Je pense qu'à présent tu vois clairement ce que je ne pouvais pas te faire saisir tout à l’heure, à savoir que la poésie et la fiction comportent une espèce complètement imitative, cc’est-à-dire, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie[43] ; puis une deuxième qui consiste dans le récit du poète lui-même ; tu la trouveras surtout dans les dithyrambes[44] ; et enfin une troisième, formée du mélange des deux autres ; on s’en sert dans l’épopée et dans plusieurs autres genres. Je me fais bien comprendre ?

Oui, j’entends, dit-il, ce que tu voulais dire.

Rappelle-toi aussi qu’antérieurement à ceci nous disions que nous avions traité de ce qu’il faut dire, mais qu’il restait à examiner comment il faut le dire.

Je me le rappelle.

dOr je disais précisément qu’il fallait décider entre nous si nous permettrions aux poètes de nous faire des récits purement imitatifs, ou d’imiter telle chose, et non telle autre, et lesquelles dans l’un et l’autre cas, ou si nous leur interdirions absolument l’imitation.

Je devine, dit-il, ce que tu as en vue, savoir si nous admettrons la tragédie dans notre État, ou si nous l’exclurons.

Peut-être, dis-je, peut-être d’autres choses encore ; je n’en sais rien pour le moment ; mais partout où le souffle de la raison nous poussera, nous nous y rendrons.

C’est bien dit, répondit-il.


Les gardiens ne
cultiveront pas
l’imitation.
e

Examine maintenant, Adimante, si nos gardiens doivent être ou non habiles dans l’imitation. Ne résulte-t-il pas de ce que nous avons dit précédemment que chacun peut pratiquer convenablement un métier, mais un seul, et qu’à vouloir mettre la main à plusieurs on ne réussit dans aucun, au moins de manière à se faire une réputation ?

Ce n’est pas douteux.

N’en faut-il pas dire autant de l’imitation ? Le même homme peut-il imiter plusieurs choses aussi bien qu’une seule ? Non, certainement.

395Encore moins peut-il à la fois remplir des fonctions importantes et imiter plusieurs choses avec habileté, puisque même les deux imitations qui paraissent si voisines l’une de l’autre, je veux dire la comédie et la tragédie, ne sauraient être pratiquées avec succès par le même poète[45] ; car tu les rangeais bien tout à l’heure l’une et l’autre parmi les imitations ?

Oui, et tu as raison de dire qu’on ne peut les pratiquer ensemble.

On ne peut même pas être à la fois rhapsode et acteur.

C’est vrai.

Ce ne sont même pas les mêmes acteurs qui jouent la comédie et la tragédie, bet pourtant tout cela est de l’imitation, n’est-ce pas ?

C’est de l’imitation.

Il me paraît même, Adimante, que la nature de l’homme est monnayée en pièces encore plus petites, de sorte qu’il est impossible de bien imiter plusieurs choses ou de faire les choses mêmes qu’on reproduit par l’imitation.

Rien n’est plus vrai, dit-il.


VIII  Si donc nous voulons maintenir le principe que nous avons posé d’abord, à savoir que nos gardiens, déchargés de tous les autres métiers, doivent être les ouvriers de la liberté de l’État, cs’y dévouer rigoureusement et négliger tout ce qui ne s’y rapporte pas, il faut qu’ils ne fassent et n’imitent aucune autre chose ; ou, s’ils imitent quelque chose, il faut que ce soient les qualités qu’il leur convient d’acquérir dès l’enfance, le courage, la tempérance, la sainteté, la générosité de l’homme libre et toutes les vertus du même genre ; mais ils ne doivent ni pratiquer ni s’entendre à imiter la bassesse, ni aucun autre vice, de peur qu’ils ne prennent dans cette imitation quelque chose de la réalité[46]. N’as-tu pas remarqué que l’imitation, dcommencée dès l’enfance et prolongée dans la vie, tourne à l’habitude et devient une seconde nature, qui change le corps, la voix et l’esprit ?

Certainement, répondit-il.

Nous ne souffrirons pas, repris-je, que ceux dont nous prétendons prendre soin et à qui nous faisons un devoir de la vertu contrefassent, eux qui sont des hommes, une femme jeune ou vieille, injuriant son mari ou rivalisant avec les dieux et se glorifiant de son bonheur, eou tombée dans le malheur et se laissant aller aux plaintes et aux lamentations ; encore moins leur permettrons-nous de l’imiter malade, amoureuse ou en mal d’enfant.

Bien certainement, dit-il.

Ils n’imiteront pas non plus les esclaves, mâles ou femelles, dans leurs actions serviles.

Non plus.

Ni sans doute les hommes méchants et lâches qui agissent tout au rebours de ce que nous demandions tout à l’heure, qui s’injurient et se bafouent les uns les autres et tiennent 396des propos obscènes soit dans l’ivresse soit de sang-froid, ni toutes les paroles ou actions par lesquelles ces sortes de gens se dégradent eux-mêmes et dégradent les autres. Je pense qu’il ne faut pas non plus les habituer à contrefaire le langage ni la conduite des fous[47] ; car il faut connaître les fous et les méchants, hommes ou femmes ; mais il ne faut rien faire ni rien imiter de ce qu’ils font.

C’est très exact, dit-il.

Et les forgerons, repris-je, et tous les autres artisans, et les rameurs qui font avancer les vaisseaux et ceux qui leur marquent la mesure, et tous les mouvements qui se rapportent à ces métiers, bles imiteront-ils ?

Et comment, répliqua-t-il, le leur permettrait-on, puisqu’on leur ôtera jusqu’au droit de s’occuper d’aucun de ces métiers ?

Et les hennissements des chevaux, les mugissements des taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, le tonnerre et tous les bruits du même genre, imiteront-ils tout cela ?

Non, dit-il, car il leur est interdit d’être fous et d’imiter les fous.

Si donc, repris-je, je comprends bien ta pensée, il y a une manière de s’exprimer et de raconter que suit toujours le véritable honnête homme, cquand il a quelque chose à dire ; et il en est une autre toute différente qui s’impose infailliblement aux récits de celui qui par la naissance et l’éducation est l’opposé de l’homme de bien.

Quelles sont ces manières ? demanda-t-il.

Je crois, répondis-je, qu’un honnête homme, lorsqu’il est amené dans un récit à rapporter quelque mot ou action d’un homme vertueux, consentira à jouer lui-même le personnage d’homme vertueux et ne rougira pas de cette imitation, surtout si elle a pour objet quelque trait de fermeté et de sagesse attribué à cet homme. dIl l’imitera moins et moins souvent, s’il le voit chanceler sous la maladie, l’amour, l’ivresse ou quelque autre disgrâce. A-t-il au contraire à représenter un homme au-dessous de lui, il ne consentira pas à imiter sérieusement quelqu’un qui ne le vaut pas, sinon en passant, lorsque cet homme aura fait quelque chose de bien, et encore il en rougira, parce qu’il n’est pas exercé à imiter ces sortes de gens, et parce qu’il souffre de se modeler et de se former sur le type d’hommes inférieurs à lui. Il dédaigne au fond l’imitation eet n’y voit qu’un passe-temps.

Il est naturel qu’il en use ainsi, dit-il.


IX  Il fera donc usage d’un récit pareil à celui dont nous parlions tout à l’heure à propos des vers d’Homère, et son exposition participera à la fois de l’imitation et du simple récit, mais il y aura peu d’imitation pour beaucoup de récit. Ce que j’avance est-il sensé ?

Oui, dit-il ; tel doit être le type de l’orateur comme nous le voulons.

397En conséquence, repris-je, plus l’orateur différent du nôtre sera mauvais, plus il sera porté à tout imiter : il ne croira rien au-dessous de lui, si bien qu’il ne craindra pas de tout imiter sérieusement et devant de nombreuses assemblées ; il imitera même ce dont nous parlions tout à l’heure, le bruit du tonnerre[48], des vents, de la grêle, des essieux, des poulies, des trompettes, des flûtes, des chalumeaux et le son de tous les instruments, et en outre la voix des chiens, des moutons, des oiseaux. Tout son discours ne sera qu’imitation de voix et de gestes ; bà peine y entrera-t-il quelque portion de récit.

C’est forcé aussi, dit-il.

Telles sont donc, repris-je, les deux espèces de récit dont je voulais parler.

Telles elles sont en effet, dit-il.

Or la première ne comporte que de légères variations, et lorsqu’une fois on aura donné à son discours l’harmonie[49] et le rythme convenables, on n’a guère, pour bien dire, qu’à s’en tenir à cette seule et unique harmonie, qui n’est sujette qu’à de faibles changements, et à un rythme à peu cprès pareil aussi.

C’est exact, dit-il.

Mais l’autre espèce exige tout le contraire : il lui faut toutes les harmonies, tous les rythmes, pour avoir son expression appropriée, puisqu’elle comporte des variations de toutes sortes.

C’est très juste.

Mais tous les poètes et en général les hommes qui parlent emploient le premier de ces deux genres de diction, ou le second, ou un mélange de l’un et de l’autre.

Nécessairement, dit-il.

dQue ferons-nous donc ? repris-je ; admettrons-nous dans notre État tous ces genres, ou l’un ou l’autre des genres purs ou le mélange des deux ?

Si ma voix l’emporte, dit-il, nous nous arrêterons au récit simple qui imite la vertu.

Pourtant, Adimante, le récit mélangé a bien de l’agrément, et le genre le plus agréable de beaucoup aux enfants, à leurs gouverneurs et à la plus grande partie de la foule, c’est le genre opposé à celui qui a tes préférences.

C’est le plus agréable en effet.

Mais, repris-je, tu vas peut-être me dire qu’il ne convient pas à notre gouvernement, eparce que chez nous il n’y a pas d’homme double ni multiple, attendu que chacun n’y fait qu’une seule chose.

En effet il ne convient pas.

Voilà pourquoi c’est une chose particulière à notre État que le cordonnier y est cordonnier et non pilote en même temps que cordonnier, le laboureur, laboureur, et non juge en même temps que laboureur, et l’homme de guerre, homme de guerre et non commerçant en même temps qu’homme de guerre, et ainsi de tous.

C’est vrai, dit-il.


Le poète imitateur
sera renvoyé
de notre État.

398Il semble donc que, si un homme habile à prendre toutes les formes et à tout imiter se présentait dans notre État pour se produire en public et jouer ses poèmes, nous lui rendrions hommage comme à un être sacré, merveilleux, ravissant ; mais nous lui dirions qu’il n’y a pas d’homme comme lui dans notre État et qu’il ne peut y en avoir, et nous l’enverrions dans un autre État, après avoir répandu des parfums sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes[50]. Pour nous, il nous faut un poète et un conteur plus austère bet moins agréable, mais utile à notre dessein, qui n’imiterait pour nous que le ton de l’honnête homme et conformerait son langage aux formes que nous avons prescrites dès l’origine, en dressant un plan d’éducation pour nos guerriers.

Oui, dit-il, c’est ce que nous ferions, si l’on s’en rapportait à nous.

Maintenant, mon ami, repris-je, il me semble que nous avons épuisé la partie de la musique relative aux discours et aux fables ; car nous avons traité et de la matière et de la forme.

Il me le semble à moi aussi, dit-il.


La mélodie.

cX  Il nous reste donc encore à traiter, repris-je, du caractère du chant et de la mélodie.

Sans aucun doute.

Or tout le monde est capable, n’est-ce pas ? de trouver immédiatement ce qu’il faut en dire et ce qu’ils doivent être, pour être conformes aux règles que nous avons posées d’abord.

Là-dessus Glaucon se mit à rire et dit : « Pour moi, Socrate, je risque de demeurer en dehors de ce a tout le monde » : je ne suis pas de force à inférer sur le champ ce que doivent être ces deux choses, quoique j’en devine quelque chose.

En tout cas, repris-je, voici un premier point sur lequel tu es de force à répondre : dc’est que la mélodie se compose de trois éléments : les paroles, l’harmonie et le rythme[51].

Pour cela, oui, dit-il.

Entre les paroles qui sont mises en musique et celles qui sont simplement parlées il n’y a pas de différence, puisqu’elles doivent êtres conçues suivant les règles que nous avons déterminées tout à l’heure, et dans la même forme de diction.

C’est vrai, dit-il.

Pour l’harmonie et le rythme, ils doivent s’accommoder aux paroles.

Sans doute.

Mais nous avons dit que les plaintes et les lamentations n’avaient pas de place en nos discours.

Aucune place, en effet.

eQuelles sont donc les harmonies plaintives ? dis-le moi, puisque tu es musicien.

C’est la lydienne mixte, dit-il, la lydienne aiguë, et quelques autres semblables.

Eh bien, ces harmonies-là ne doivent-elles pas être rejetées ? Elles sont pernicieuses même pour les femmes, que le devoir oblige à une tenue convenable, et à plus forte raison pour les hommes.

Je suis tout à fait de cet avis.

Il faut dire aussi que rien ne messied plus aux gardiens que l’ivresse, la mollesse et la paresse.

Sans contredit.

Et quelles sont les harmonies qui sont molles et faites pour les buveurs ?

Il y a, dit-il, une sorte d’harmonie ionienne et une de lydienne qu’on appelle lâches.

399Et bien ! mon ami, vois-tu quel usage on peut en faire pour des guerriers ?

Non, dit-il, et il ne te reste guère que la dorienne et la phrygienne.

Je ne me connais pas en harmonies, repris-je ; mais laisse-nous celle qui sait imiter comme il convient les tons et les accents d’un brave engagé dans une action guerrière ou dans quelque travail violent, et qui, trahi par le sort, court au-devant des blessures et de la mort ou tombe dans quelque autre disgrâce, bmais qui, en toutes ces occasions, repousse sans lâcher pied et sans perdre courage les assauts de la fortune. Laisse-nous-en une autre encore pour imiter un homme engagé dans une action pacifique, non violente, mais volontaire, qui, pour arriver à son but, cherche à gagner un dieu par la prière ou à persuader un homme par ses leçons et ses conseils, ou qui au contraire se montre sensible aux prières, aux leçons ou aux remontrances de son semblable, et qui, ayant par ces moyens réussi suivant ses désirs, n’en conçoit pas d’orgueil, mais se conduit en toutes ces circonstances cavec sagesse et modération et s’accommode des événements. Ce sont ces deux harmonies, la violente, la volontaire, qui sont les mieux faites pour imiter les accents du malheur, du bonheur, de la sagesse, de la bravoure, ce sont elles qu’il faut nous laisser.

Mais, répondit-il, ces harmonies que tu désires garder sont justement celles que je viens de nommer.

Dès lors, repris-je, nous n’aurons que faire pour nos chants et nos mélodies d’instruments à cordes nombreuses et qui rendent toutes les harmonies.

C’est pour moi chose évidente, dit-il.

Nous n’aurons donc pas à entretenir des fabricants de triangles, de pectis, det autres instruments à cordes et à notes nombreuses ?

Il y a apparence.

Et les fabricants de flûtes, et les flûtistes, les recevras-tu dans la cité ? La flûte n’est-elle pas l’instrument qui a le plus de sons, et les instruments mêmes qui rendent toutes les harmonies ne sont-ils pas des imitations de la flûte ?

C’est évident, dit-il.

Il te reste donc, repris-je, la lyre et la cithare pour la ville et une sorte de flûte de Pan pour les bergers à la campagne.

C’est à coup sûr, dit-il, une conséquence de notre raisonnement.

eAu reste, mon ami, repris-je, nous ne faisons rien d’extraordinaire en préférant Apollon et les instruments d’Apollon à Marsyas et aux instruments de Marsyas.

Non, par Zeus, dit-il, c’est mon avis.

Par le chien ! m’écriai-je, nous avons sans nous en apercevoir purifié la cité de la mollesse dont nous disions naguère qu’elle était infectée.

Et nous avons fait sagement, dit-il.


Le rythme.

XI  Eh bien ! dis-je achevons de la purifier. Après les harmonies, il nous reste à parler des rythmes. Il ne faut point chercher des rythmes variés ni des pieds de toute espèce, mais discerner quels sont les rythmes qui expriment la vie d’un homme réglé et courageux, et quand on les a discernés, contraindre la mesure 400aussi bien que la mélodie à se conformer aux paroles d’un tel homme, et non les paroles à la mesure et à la mélodie. Quels sont ces rythmes, c’est à toi de nous les désigner, comme tu as fait des harmonies.

Par Zeus, dit-il, je ne sais que dire. Ce que je sais, pour l’avoir étudié, c’est qu’il y a trois espèces de rythme qui servent à construire les mesures, de même qu’il y a quatre espèces de ton qui servent à composer toutes les harmonies ; mais quel rythme représente tel caractère, c’est ce que je ne saurais dire.

bSur ce point, dis-je, nous consulterons Damon pour savoir quelles mesures conviennent à la bassesse, à la violence, à la folie et aux autres défauts et quelles mesures il faut réserver aux qualités contraires. Je crois l’avoir vaguement entendu parler d’un mètre composé qu’il appelait énople[52], d’un dactyle, d’un héroïque qu’il disposait je ne sais comment, où il égalait les « levés » et les « baissés » et qui se terminait par une brève ou par une longue indifféremment. Il parlait aussi, je crois, d’un iambe et de je ne sais quel pied nommé trochée, où il ajustait des longues et des brèves ; et dans certains de ces mètres, csi je ne me trompe, il critiquait ou louait le mouvement de la mesure[53] non moins que les rythmes eux-mêmes ou quelque détail commun aux deux. Je ne sais pas au juste ce qu’il en est ; mais comme je l’ai dit, remettons-nous-en sur cette matière à Damon ; car cette discussion demanderait beaucoup de temps, n’est-il pas vrai ?

Si, par Zeus.

Mais voici du moins un point que tu peux trancher, c’est que la grâce et le manque de grâce dépendent de la perfection ou de l’imperfection du rythme.

Sans doute.

dMais le bon et le mauvais rythme se règlent et se modèlent l’un sur le bon style, l’autre sur le mauvais, et il en est de même de la bonne et de la mauvaise harmonie, s’il est vrai que le rythme et l’harmonie, comme nous le disions tout à l’heure, se règlent sur les paroles, et non les paroles sur le rythme et l’harmonie.

Vraiment, dit-il, c’est à eux à s’ajuster aux paroles.

Mais la manière de dire, repris-je, et les paroles elles-mêmes ne dépendent-elles pas du caractère de l’âme ?

Sans doute.

Et tout le reste ne dépend-il pas du discours ?

Si.

Ainsi l’excellence du discours, de l’harmonie, de la grâce et du rythme evient de la simplicité de l’âme, non pas de cette simplicité qui n’est que sottise en dépit du nom flatteur dont on la décore, mais de la simplicité véritable d’un caractère où s’allient la bonté et la beauté.

C’est très juste, dit il.

Notre jeunesse ne doit-elle pas poursuivre partout ces qualités, si elle veut remplir sa destination ?

À coup sûr, elle le doit.

401Ces qualités éclatent aussi dans la peinture et dans tous les arts du même genre, elles éclatent dans l’art du tisserand, du brodeur, de l’architecte et dans la confection de tout notre ameublement, elles éclatent aussi dans la nature des corps et des plantes de toute sorte ; car tout cela comporte de la grâce ou de la difformité. Le défaut de grâce, de rythme et d’harmonie est apparenté à la laideur du langage et du caractère, et les qualités contraires sont les sœurs jumelles et les images du caractère opposé, celui de l’homme sage et vertueux.

Rien de plus exact, dit-il.


Tous les artistes
imiteront le bien
et le beau.
b

XII  Les poètes sont-ils les seuls qu’il nous faille surveiller et contraindre à n’offrir dans leurs poèmes que des modèles de bonnes mœurs, sinon, à ne point composer parmi nous, ou devrons-nous contrôler aussi les autres artistes et les empêcher d’imiter le vice, l’intempérance, la bassesse, l’indécence soit dans la peinture des êtres vivants, soit dans l’architecture, soit dans tout autre genre d’image, ou, s’ils ne peuvent faire autrement, leur interdire de travailler chez nous ? Ne faut-il pas craindre en effet que nos gardiens ne grandissent au milieu des images du vice, ccomme dans un mauvais pâturage, qu’ils n’y cueillent et n’y paissent tous les jours, à doses légères, mais répétées, le poison de mainte herbe vénéneuse, et n’amassent ainsi, sans s’en apercevoir, une grande corruption dans leur âme ? Ne faut-il pas au contraire rechercher les artistes doués pour suivre à la trace la nature du beau et du gracieux[54], afin que semblables aux habitants d’un pays sain, les jeunes gens tirent profit de tout, et que, de quelque côté que les effluves des beaux ouvrages frappent leurs yeux et leurs oreilles, ils les reçoivent comme une brise qui apporte la santé dde contrées salubres et les dispose insensiblement dès l’enfance à aimer et à imiter le beau et à mettre entre eux et lui un parfait accord ?

On ne saurait mieux les élever, dit-il.


Effets
de l’éducation
par la musique.

Je repris : Si la musique est la partie maîtresse de l’éducation, n’est-ce pas, Glaucon, parce que le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement, et que par la beauté qui les suit ils embellissent l’âme[55], si l’éducation a été donnée comme il convient, tandis qu’elle s’enlaidit dans le cas contraire ; eet aussi parce que l’éducation musicale convenablement donnée fait sentir très vivement la négligence et la laideur dans les ouvrages de l’art et dans ceux de la nature ? On en est alors justement offusqué, et tout en louant les belles choses et en les recueillant joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture et devenir un honnête homme, 402on blâme justement les vices, on les hait dès l’enfance, avant de pouvoir s’en rendre compte par la raison, et quand la raison vient, on l’embrasse et la reconnaît comme une parente avec d’autant plus de tendresse qu’on a été nourri dans la musique.

Tels me semblent être en effet, dit-il, les avantages que l’on attend de l’éducation par la musique.

Je repris : Quand nous avons appris à lire, nous ne nous sommes crus assez forts que quand nous avons su distinguer les lettres, qui sont d’ailleurs en petit nombre, dans toutes les combinaisons où elles entrent, sans en négliger aucune comme inutile à noter, quel que soit l’espace, grand ou petit, qu’elle occupe, bmais en nous appliquant au contraire à les distinguer dans toutes les occurrences, parce que c’était à nos yeux le seul moyen de devenir bons lecteurs.

Cela est vrai.

Et si les images des lettres sont représentées dans l’eau ou dans un miroir, nous ne les reconnaîtrons pas avant de connaître les lettres elles-mêmes ; car tout cela est l’objet du même art et de la même étude.

C’est très juste.

Eh bien ! de même, par les dieux, je prétends que nous ne serons pas musiciens, ni nous, ni les gardiens que nous nous proposons de former, cavant de savoir distinguer les formes[56] de la tempérance, du courage, de la générosité, de la grandeur d’âme et des autres vertus, leurs sœurs, comme aussi celles des vices opposés, dans toutes leurs combinaisons, et de reconnaître leur présence là où elles se rencontrent, elles ou leurs images[57], sans en négliger aucune, quelle que soit la place qu’elle occupe, petite ou grande, persuadés que tout cela est l’objet du même art et de la même étude.

C’est tout à fait nécessaire, dit il.

dEn conséquence, repris-je, si un homme réunit à la fois un beau caractère dans son âme et dans son extérieur des traits qui s’accordent et s’ajustent à son caractère, parce qu’ils participent du même modèle, n’est-ce pas le plus beau des spectacles pour qui peut le voir ?

Le plus beau de beaucoup.

Or le plus beau est aussi le plus aimable.

Sans contredit.

Les hommes qui réaliseraient cet accord dans toute la mesure possible seront donc aimés de celui qui est musicien ; autrement non ?

Non, dit-il, du moins si c’est du côté de l’âme qu’il y a quelque défaut ; si c’est du côté du corps, il ne laissera pas de les aimer.

eJe comprends, dis-je ; tu dis cela, parce que tu aimes ou as aimé quelque personne de la sorte, et je ne te le reproche pas. Mais dis-moi, l’abus du plaisir s’accorde-t-il avec la tempérance ?

Comment cela pourrait-il être, puisqu’il ne trouble pas moins l’âme que la douleur ?

Et avec la vertu en général ?

403Non.

Et avec la violence et l’incontinence ?

Plus qu’avec toute autre chose.

Mais peux-tu citer un plaisir plus grand et plus vif que le plaisir d’amour ?

Non, dit-il, et il n’y en a pas de plus furieux.

Au contraire l’amour qui est selon la raison est un amour sage et réglé de l’ordre et de la beauté.

Certainement, dit-il.

bIl ne faut donc laisser approcher de l’amour raisonnable ni la folie, ni rien qui touche à l’incontinence.

Non.

Il ne faut donc pas en laisser approcher ce plaisir d’amour, et il ne doit avoir aucune part dans les relations de l’amant et de l’enfant qui s’aiment d’une affection honnête.

Non, par Zeus, Socrate, dit-il, il ne faut pas l’en laisser approcher.

La conséquence me semble nette : tu poseras en loi dans l’État dont nous traçons le plan que l’amant devra baiser le jeune garçon, s’approcher de lui et le toucher comme s’il était son fils, en vue d’un noble but[58], s’il peut gagner son cœur, et qu’en général ses relations avec l’objet de ses soins ne doivent pas laisser soupçonner cqu’il soit allé plus loin, s’il ne veut pas encourir le reproche d’homme sans éducation et sans délicatesse.

Tu as raison, dit-il.

Ne trouves-tu pas, comme moi, repris-je, que notre discussion sur la musique est arrivée à son terme ? Elle finit du moins où elle devait finir ; car la musique doit aboutir à l’amour du beau.

C’est aussi mon avis, dit-il.


La gymnastique.

XIII&emsp ; Après la musique, c’est par la gymnastique[59] qu’il faut former la jeunesse.

Sans doute.

Il faut donc l’y exercer sérieusement dès l’enfance et dans le cours de la vie. dVoici, à mon avis, la méthode à suivre ; examine-la avec moi. Ce n’est pas, je crois, le corps, si bien constitué qu’il soit, qui par sa vertu rend l’âme bonne ; au contraire, c’est l’âme qui, lorsqu’elle est bonne, donne au corps, par la vertu qui lui est propre, toute la perfection dont il est capable. Que t’en semble à toi ?

La même chose qu’à toi, dit-il.

Si donc après avoir donné à l’âme les soins nécessaires, nous lui remettions la tâche de préciser les règles de la culture du corps, een nous bornant à indiquer les modèles généraux, sans nous perdre en de longs discours, ne ferions-nous pas bien ?

Tout à fait bien.

Nous avons déjà dit que les gardiens doivent se garder de l’ivresse ; un gardien a moins que tout autre le droit de s’enivrer et de ne plus savoir où il est.

Il serait en effet ridicule, dit-il, qu’un gardien eût besoin d’être gardé.

Passons à la nourriture. Nos gardiens sont des athlètes voués à une lutte importante entre toutes ; n’est-ce pas ton avis ?

Si.

404Est-ce que le régime des athlètes actuels conviendrait aux nôtres ?

Peut-être.

Mais, repris-je, c’est un régime somnolent et dangereux à la santé. Ne vois-tu pas en effet qu’ils passent leur vie à dormir et que, pour peu qu’ils s’écartent du régime qui leur est prescrit, les athlètes sont sujets à de graves et violentes maladies ?

Je le vois.

Il faut, repris-je, un régime plus affiné pour des athlètes guerriers qui, comme les chiens, doivent toujours être en éveil, avoir l’ouïe et la vue la plus aiguë possible, et tout en bchangeant souvent en campagne d’eaux et d’aliments, en s’exposant tour à tour aux soleils brûlants et au froid des hivers, conserver une santé inaltérable.

C’est mon avis.

Dès lors la meilleure gymnastique n’est-elle pas sœur de la musique dont nous avons traité tout à l’heure ?

Que veux-tu dire ?

Je veux dire une gymnastique simple, mesurée et qui soit avant tout un entraînement à la guerre.

Comment le sera-t-elle ?

Homère, dis-je, suffirait à nous l’apprendre. Car tu sais que, quand il fait manger ses héros en campagne, il ne les nourrit ni de poisson, cbien qu’ils soient au bord de la mer, sur l’Hellespont, ni de viandes bouillies, mais seulement de viandes rôties, qui sont justement les plus faciles à apprêter pour des soldats ; car presque partout il est plus aisé de se servir simplement du feu que de porter des ustensiles avec soi.

Oui, certes.

Quant à des assaisonnements jamais non plus, je crois, Homère n’en a fait mention. Les autres athlètes eux-mêmes ne savent-ils pas que, pour se maintenir en forme, il faut s’abstenir de toutes ces superfluités ?

Ils font bien, dit-il, de le savoir et de s’en abstenir.

dQuant au régime syracusain[60] et aux ragoûts variés des Siciliens, il ne semble pas, cher ami, que tu les approuves, si nos prescriptions te paraissent justifiées.

Non.

Tu n’es pas d’avis non plus qu’on prenne une jeune maîtresse corinthienne, quand on veut rester en bonne forme.

Pas du tout.

Ni qu’on s’adonne aux délices renommées de la pâtisserie attique[61] ?

Forcément non.

On pourrait, je pense, assimiler cette alimentation et ce régime en général à la mélodie et au chant où entrent tous les tons et tous les rythmes ; ene serait-ce pas juste ?

Si assurément.

Ici la variété produit le dérèglement ; là, elle engendre la maladie ; au contraire la simplicité dans la musique rend l’âme tempérante, et la simplicité dans la gymnastique rend le corps sain, n’est-il pas vrai ?

Très vrai, dit-il.

405Mais si les dérèglements et les maladies se multiplient dans un État, ne s’ouvrira-t-il pas beaucoup de tribunaux et de cliniques[62], et la chicane et la médecine ne seront-elles pas en honneur, quand les hommes libres eux-mêmes s’y appliqueront en foule et avec ardeur ?

Certainement.


XIV  Pourrais-tu trouver une marque plus sûre d’une éducation publique vicieuse et basse que le besoin de médecins et de juges habiles non seulement pour les gens du commun et les artisans, mais encore pour ceux qui se piquent d’une éducation libérale ? bNe penses-tu pas que c’est une honte et la preuve frappante d’un défaut d’éducation que d’être réduit à recourir à une justice d’emprunt, et d’établir les autres maîtres et juges de son droit, faute de justice personnelle ?

C’est la chose du monde la plus honteuse, dit-il.

Ne crois-tu pas, repris-je, qu’il est plus honteux encore non seulement de passer la plus grande partie de sa vie dans les tribunaux à intenter et à soutenir des procès, mais encore de pousser le mauvais goût jusqu’à tirer vanité de savoir être injuste cet de pouvoir s’assouplir en mille manières, s’échapper par mille portes et se plier comme l’osier pour esquiver le châtiment, et cela pour des intérêts mesquins et méprisables, parce qu’on ne sait pas combien il est plus beau et plus avantageux d’ordonner sa vie de manière à n’avoir pas besoin d’un juge somnolent ?

Si, dit-il, cela me paraît plus honteux encore.

D’un autre côté recourir à l’art du médecin, je ne dis pas pour une blessure ou une de ces maladies que chaque saison ramène, mais parce que, dpar l’effet de la paresse et du régime que nous avons décrit, on se remplit comme un étang d’humeurs et de vapeurs, et contraindre les ingénieux fils d’Asclépios à imposer à des maladies les noms de flatulences et de catarrhes, n’est-ce pas là encore une chose honteuse à ton avis ?

Si, dit-il, et ce sont réellement des noms de maladies nouveaux et bizarres.


La médecine
au temps d’Homère,
et la thérapeutique
actuelle.

De tels noms n’existaient pas, je crois, dis-je, au temps d’Asclépios ; et voici sur quoi j’appuie cette conjecture. eQuand Eurypyle fut blessé devant Troie, une femme lui donna à boire du vin de Pramnos abondamment saupoudré de farine et de fromage râpé. 406Cette potion paraît bien inflammatoire ; malgré cela les fils d’Asclépios n’y trouvèrent pas à redire et ils n’eurent pas un blâme pour le remède de Patrocle[63].

C’était en effet, dit-il, un breuvage étrange pour un homme en cet état.

Non, dis-je, si tu réfléchis que la thérapeutique actuelle qui suit les maladies pas à pas ne fut point pratiquée, dit-on, par les disciples d’Asclépios avant l’époque d’Hérodicos. Hérodicos[64] était maître de gymnase ; devenu valétudinaire, il fit un mélange de la gymnastique et de la médecine qui servit à tourmenter d’abord bet surtout son inventeur, puis beaucoup d’autres après lui.

Comment ? demanda-t-il.

En se ménageant une mort lente, répondis-je ; car, comme sa maladie était mortelle, il eut beau la suivre pas à pas, il ne put, je crois, se guérir, et renonçant à toute occupation pour se soigner, il fut toute sa vie dévoré d’inquiétude pour peu qu’il s’écartât de son régime, et, si à force de science il atteignit la vieillesse, ce fut en traînant une vie mourante.

Son art lui rendit là un beau service ! s’écria-t-il.

cLe service qu’il méritait, repris-je, pour n’avoir pas vu que, si Asclépios ne montra pas à ses descendants cette manière de traiter les maladies, ce ne fut pas par ignorance ou faute d’expérience, mais parce qu’il savait qu’en un État bien gouverné chacun a sa tâche prescrite, qu’il est obligé de remplir, et que personne n’a le loisir de passer sa vie à être malade et à se faire soigner. Il est plaisant que nous nous en apercevions, quand il s’agit des artisans, et que nous ne nous en apercevions pas, quand il s’agit des riches et des prétendus heureux.

Que veux-tu dire ?


dXV  Quand un charpentier est malade, repris-je, ce qu’il demande au médecin, c’est une potion qui lui fasse vomir ou évacuer par le bas son mal, ou bien une cautérisation ou une incision qui l’en débarrasse ; mais si on lui prescrit un long régime, qu’on lui emmaillotte la tête de bonnets de laine, et tout ce qui s’ensuit, il a vite fait de dire qu’il n’a pas le temps d'être malade et qu’il ne voit aucun avantage à vivre pour ne s’occuper que de sa maladie et négliger le travail qu’il a devant les mains ; et là-dessus il enverra promener ce médecin, et, reprenant son régime habituel, eil recouvrera la santé et vivra en faisant son métier, ou bien, si sa constitution n’est pas assez forte pour résister, la mort le tirera d’embarras.

Voilà bien, dit-il, la médecine qui paraît convenir à un homme de cette classe.

Et pourquoi ? repris-je ; n’est-ce pas parce qu’il a un métier qu’il doit exercer, 407s’il veut vivre ?

C’est évident, dit-il.

Pour le riche, au contraire, nous pouvons dire qu’il n’a devant lui aucun travail, tel que, s’il était forcé d’y renoncer, il lui serait impossible de vivre.

On peut le dire assurément.

N’as-tu pas entendu dire ce mot de Phocylide, repris-je :

« il faut, quand on a de quoi vivre, pratiquer la vertu[65] » ?

M’est avis qu’il le faut même avant, dit-il.

N’allons point, dis-je, contester à cet égard avec Phocylide ; mais demandons-nous à nous-mêmes si le riche doit pratiquer la vertu et s’il lui est impossible de vivre sans elle, ou si la manie bde nourrir les maladies qui empêche le charpentier et tout autre artisan de s’appliquer à son métier, n’empêche pas le riche de suivre le précepte de Phocylide.

Si, par Zeus, dit-il et j’ose dire que rien ne l’empêche davantage que ce soin excessif du corps qui va au delà des règles de la gymnastique ; car il est gênant dans l’administration d’une maison, dans les expéditions militaires et dans les emplois sédentaires.

Mais son inconvénient le plus fâcheux, c’est qu’il fait obstacle à toute étude, réflexion, méditation intérieure ; car on a toujours peur cdes maux de tête et des vertiges et on accuse la philosophie d’en être la cause. Aussi partout où il se rencontre, il fait un obstacle insurmontable à la pratique et à la manifestation de la vertu ; car il fait qu’on croit toujours être malade et qu’on ne cesse de se plaindre de sa santé.

Cela est inévitable, dit-il.

Aussi pouvons-nous affirmer que c’est parce qu’il savait cela qu’Asclépios n’a songé qu’à ceux à qui la nature et le régime ont fait une bonne santé det qui n’ont que des maladies localisées ; c’est pour ceux-là, c’est pour de telles constitutions qu’il a inventé la médecine ; c’est pour cela qu’il a traité les malades par des potions et des résections, sans changer leur régime habituel, afin que la république n’en souffrît aucun dommage ; mais à l’égard des sujets foncièrement et entièrement malsains, il n’a pas voulu leur prolonger une vie misérable par un lent régime d’évacuations et d’infusions, ni leur faire enfanter des rejetons qui naturellement seraient faits comme eux ; il n’a pas cru qu’il fallût soigner un homme incapable de vivre ele temps fixé par la nature, parce que cela n’est avantageux ni à lui-même, ni à l’État.

Tu fais d’Asclépios, dit-il, un politique.

Il est évident qu’il l’était, dis-je, et, si tu jettes les yeux sur ses enfants, tu verras qu’en même temps qu’ils combattaient vaillamment devant Troie, 408ils exerçaient la médecine comme je le dis. Ne te souviens-tu pas que, lorsque Ménélas fut frappé d’une flèche par Pandaros,

« ils sucèrent le sang de la blessure, et versèrent dessus des drogues émollientes[66] »,

sans lui prescrire, pas plus qu’à Eurypyle, ce qu’il fallait boire ou manger après, attendu que les drogues suffisaient à guérir des guerriers qui, avant d’être blessés, étaient sains et réglés dans leur régime, bmême s’il leur arrivait de boire dans le moment même le breuvage dont nous avons parlé. Mais pour un homme naturellement maladif et incontinent, ils ne croyaient pas qu’il fût avantageux ni pour lui ni pour les autres de prolonger sa vie, ni que l’art médical fût fait pour lui, ni qu’il fallût le soigner, fût-il plus riche que Midas[67].

À t’entendre, dit-il, les fils d’Asclépios étaient bien ingénieux.


XVI  Comme il convient, dis-je. Cependant les poètes tragiques et Pindare[68] ne partagent pas notre avis. Ils disent qu’Asclépios était fils d’Apollon, et qu’il se laissa persuader à prix d’or de guérir cun homme riche qui se mourait, et que pour cette raison il fut frappé de la foudre. Pour nous, conséquemment à ce que nous avons dit plus haut, nous refuserons de les en croire sur les deux assertions à la fois, et nous dirons que, s’il était fils d’un dieu, il n’était point avide d’un gain sordide, ou que, s’il était avide d’un gain sordide, il n’était point fils d’un dieu.

C’est très juste, dit-il, ce que tu soutiens-là. Mais que penses-tu de ceci, Socrate ? N’avons-nous pas besoin de bons médecins dans notre État ? Or les meilleurs médecins sont, je crois, ceux qui ont traité le plus de tempéraments sains et malsains, det pareillement les meilleurs juges sont ceux qui ont eu affaire à des natures de toute espèce.

Oui, dis-je, je suis d’avis que nous avons besoin de bons médecins et de bons juges ; mais sais-tu ceux que je tiens pour tels ?

Je le saurai, si tu me le dis, répondit-il.

Je vais essayer, repris-je ; mais tu as joint dans la même question deux choses qui ne sont pas les mêmes.

Comment ? dit-il.


Quels sont
les meilleurs
médecins, dis-je.

Parlons d’abord des médecins, dis-je. Les plus habiles seraient ceux qui, débutant de bonne heure dans la carrière, joindraient à la connaissance de l’art ela plus grande expérience des affections corporelles et qui, étant eux-mêmes d’une complexion malsaine, auraient eu toutes les maladies. Car ce n’est point, je pense, par le corps qu’ils guérissent le corps ; autrement il leur serait interdit d’être malsains et de tomber jamais malades ; mais c’est avec l’âme qu’ils soignent le corps, et l’âme ne peut bien soigner quelque mal que ce soit, si elle est elle-même ou devient malsaine.

C’est juste, dit-il.

Quels sont
les meilleurs juges ?

409

Mais le juge, mon ami, c’est par l’âme qu’il commande à l’âme. Or il ne convient pas que l’âme vive dès la jeunesse dans le commerce d’âmes perverses, ni qu’elle ait passé elle-même par la pratique de tous les crimes, à seule fin qu’elle puisse rapidement conjecturer d’après elle-même les crimes des autres, comme le médecin diagnostique les maladies d’après les siennes. Il faut au contraire qu’elle soit restée pendant la jeunesse innocente et pure de vice, si l’on veut qu’elle juge sainement, grâce à sa propre honnêteté, de ce qui est juste. Voilà pourquoi aussi les gens de bien se montrent simples dans leur jeunesse et sont facilement dupes des méchants : bils ne trouvent pas en eux-mêmes de modèles de la mentalité des pervers.

Oui, dit-il, c’est bien ainsi qu’ils sont.

Ainsi, repris-je, le bon juge ne saurait être jeune ; il faut qu’il soit vieux, qu’il ait appris tard ce qu’est l’injustice, qu’il ne l’ait pas connue comme un vice personnel logé dans son âme, mais qu’il l’ait étudiée longtemps, comme un vice étranger, dans l’âme des autres, et qu’il discerne quelle sorte de mal elle est par la science, cet non par sa propre expérience.

Ce serait sans doute un juge idéal, dit-il, qu’un juge ainsi formé.

Et ce serait le bon juge que tu réclamais, dis-je ; car celui qui a l’âme bonne est bon. Au contraire cet homme habile et prompt à soupçonner le mal, qui lui-même ayant commis mille injustices se croit adroit et sage, quand il est en rapport avec ses semblables, fait preuve d’une clairvoyance supérieure, parce qu’il voit dans sa propre conscience l’image de la leur ; quand au contraire il se trouve avec des gens de bien déjà avancés en âge[69], dalors il laisse voir son incapacité par sa méfiance déplacée et par son ignorance de la droiture, dont il n’a point de modèle en lui-même. Mais comme il rencontre plus de méchants que d’hommes de bien, il passe plutôt pour éclairé que pour ignorant à ses yeux et à ceux d’autrui.

Rien n’est plus vrai, dit-il.


XVII  Donc, repris-je, le juge qu’il nous faut chercher, le juge bon et sage, ne sera pas cet homme, mais l’autre ; car la méchanceté ne saurait à la fois se connaître elle-même et la vertu, tandis que la vertu, aidée par l’éducation qui éclaire la nature, earrivera avec le temps à connaître à la fois elle-même et le vice ; dès lors, selon moi, c’est à l’homme vertueux, non au méchant qu’il appartient de devenir habile.

C’est aussi mon avis, dit-il.

Ainsi donc tu établiras dans l’État une médecine telle que nous l’avons définie, avec une judicature formée comme je l’ai dit, 410pour s’occuper des citoyens qui sont bien constitués de corps et d’âme ; quant aux autres, on laissera mourir ceux dont le corps est mal constitué[70], et les citoyens feront périr eux-mêmes ceux qui ont l’âme naturellement perverse et incorrigible.

C’est évidemment, dit-il, ce qu’il y a de mieux à faire et pour ces malheureux et pour l’État.

Quant aux jeunes gens, repris-je, il est évident qu’ils se garderont de se mettre dans le cas d’avoir besoin des juges, s’ils sont élevés dans cette musique simple, qui, disions-nous, fait naître la tempérance.

Sans doute, dit-il.

bEst-ce qu’en suivant les mêmes principes, le musicien qui s’adonne à la gymnastique, n’arrivera pas, s’il le veut, à se passer de la médecine, hors les cas de nécessité ?

Je le crois.


La gymnastique
doit développer
la force morale
plutôt que
la force physique.

Dans ses exercices mêmes et dans ses travaux, il aura en vue de développer en lui la force morale plutôt que la force physique, et il n’imitera pas les autres athlètes, dont le régime et les travaux n’ont en vue que la vigueur du corps.

C’est très juste, dit-il.

Crois-tu, Glaucon, repris-je, que l’éducation fondée sur la musique et la gymnastique ait pour but, ccomme on le croit, de former par l’une le corps, par l’autre l’âme ?

Quel autre but pourrait-elle viser ? dit-il.

Il se peut fort bien, répondis-je, que l’une et l’autre aient été établies principalement pour l’âme.

Comment cela ?


Il faut tempérer
la musique
et la gymnastique
l’une par l’autre.

N’as-tu pas remarqué, dis-je, quel est le caractère des gens qui pratiquent assidument la gymnastique sans toucher à la musique, et de ceux qui font l’inverse ?

d

De quoi, dit-il, entends-tu parler ?

De la sauvagerie et de la dureté des uns, dis-je, de la mollesse et de la douceur des autres.

Oui, dit-il, j’ai remarqué que ceux qui s’adonnent uniquement à la gymnastique y contractent une brutalité excessive, et que ceux qui cultivent exclusivement la musique deviennent d’une mollesse dégradante.

Et cependant, repris-je, cette brutalité vient d’un naturel ardent, qui, bien dirigé, se tourne en courage, mais qui, trop tendu, aboutit naturellement à une intraitable dureté.

eJe le crois, dit-il.

Et la douceur ne vient-elle pas d’un caractère philosophe, qui, trop relâché, devient plus mou que de raison, tandis que, bien dirigé, il reste doux et réglé ?

C’est exact.

Or nous prétendons que ces deux naturels doivent se trouver réunis dans nos guerriers[71].

Il le faut en effet.

Il faut donc les mettre en harmonie l’un avec l’autre. Sans aucun doute.

Et leur harmonie rend l’âme à la fois tempérante et 411courageuse.

Assurément.

Et leur désaccord la rend lâche et brutale.

Oui, certainement.


XVIII  Lors donc qu’un homme laisse la musique l’enchanter au son de la flûte et verser en son âme, par le canal des oreilles comme par un entonnoir, les harmonies suaves, molles et plaintives dont nous parlions tout à l’heure, et qu’il passe toute sa vie à fredonner et à savourer la beauté du chant[72], tout d’abord il adoucit par là l’élément irascible qui se trouve en son âme, bcomme le feu amollit le fer, et il perd la rudesse qui le rendait inutile auparavant ; mais s’il continue à s’adonner à la musique et à ses ravissements, son courage ne tarde pas à se dissoudre et à se fondre, jusqu’à ce qu’il soit entièrement dissipé, que son âme ait perdu tout ressort, et qu’il ne soit plus qu’un « guerrier sans vigueur[73] ».

C’est bien ainsi que les choses se passent, dit-il.

Et si, repris-je, la nature l’a doué à sa naissance d’une âme molle, cet effet ne se fait pas attendre ; si au contraire elle l’a doué d’une âme courageuse, son cœur est bientôt énervé, impressionnable, cprompt à s’emporter et à s’apaiser pour des riens ; de courageux qu’il était, il est devenu violent, irascible, atrabilaire.

C’est vrai.

Si au rebours il s’adonne assidûment à la gymnastique et à la bonne chère, sans se soucier de la musique et de la philosophie, tout d’abord la conscience de sa vigueur ne le remplit-elle pas de fierté et de courage, et ne devient-il pas plus brave qu’il n’était ?

Si, assurément.

Mais s’il n’a d’autre occupation que la gymnastique et n’a aucun commerce avec la muse, dil a beau avoir dans l’âme un certain désir d’apprendre ; comme il ne goûte à aucune science, ne prend part à aucune recherche, à aucune discussion, ni à aucune partie de la musique, ce désir s’affaiblit et devient comme sourd et aveugle, parce que, confiné dans ses sensations grossières, il ne sait ni l’éveiller ni l’entretenir.

C’est en effet ce qui arrive, dit-il.

Dès lors cet homme devient à coup sûr ennemi des lettres, étranger aux muses ; il n’a plus recours aux raisons pour persuader ; een toute occasion, c’est par la violence et la sauvagerie qu’il marche à ses fins, comme une bête féroce, et il vit dans l’ignorance et la grossièreté, privé du sens de l’harmonie et de la grâce.

C’est tout à fait exact, dit-il.

Je puis donc dire, ce me semble, que c’est en vue de ces deux choses, le courage et la philosophie, qu’un dieu a donné aux hommes les deux arts de la musique et de la gymnastique. Il ne les a pas donnés pour l’âme et pour le corps, si ce n’est en manière d’accessoire, mais bien pour ces deux qualités, courage et philosophie, afin qu’elles s’harmonisent ensemble 412par le juste degré de tension ou de relâchement qu’on leur donne[74].

Il semble bien, dit-il.

Ainsi donc celui qui mêle la gymnastique à la musique dans la plus belle proportion et qui les applique à son âme dans la plus juste mesure, celui-là est, nous avons le droit de le dire, le musicien le plus parfait et le plus habile en harmonie, et il l’est beaucoup plus que celui qui accorde ensemble les cordes d’un instrument.

Nous pouvons le dire à juste titre, Socrate, fit-il.

Nous aurons donc aussi besoin dans notre État, Glaucon, d’un gouverneur[75] qui sache régler ce tempérament, si nous voulons sauver notre constitution.

bIl nous le faudra assurément, et aussi habile que possible.


XIX  Tel est le plan général de notre enseignement et de notre éducation.

Pour les danses de nos élèves, les chasses avec ou sans meute, les concours gymniques, les courses de char, à quoi bon disserter là-dessus ? Il est à peu près évident que ces divertissements doivent être conformes à ce plan, et il n’est pas difficile à présent de trouver comment ?

Sans doute, dit-il, ce n’est pas difficile.

Voilà qui est entendu. À présent que nous reste-t-il à déterminer ? N’est-ce pas quels sont parmi les citoyens ainsi élevés ceux qui doivent commander ou obéir ?

cSans nul doute.


Choix
des gouvernants.

Que les vieux doivent commander, les jeunes obéir, c’est chose évidente.

Évidente.

Et les meilleurs d’entre les vieux.

C’est évident aussi.

Mais parmi les laboureurs, les meilleurs ne sont-ils pas les mieux doués pour l’agriculture ?

Si.

Eh bien ! puisque nos chefs doivent être les meilleurs d’entre les gardiens, ne faut-il pas qu’ils soient aussi les mieux doués pour garder la cité ?

Si.

Ne faut-il pas pour cela qu’ils aient des lumières, de l’autorité et un grand soin des intérêts de l’État ?

dC’est vrai.

Mais ce qu’on soigne le mieux, c’est justement ce qu’on aime.

Forcément.

Or ce qu’un homme aime le mieux, c’est ce dont il est persuadé que l’intérêt se confond avec le sien, dont il considère la réussite comme la sienne, l’insuccès comme le sien.

C’est vrai, dit-il.

Nous choisirons donc entre tous les gardiens ceux qui, après examen, enous paraîtront les plus zélés à faire pendant toute leur vie ce qu’ils auront jugé utile à l’État, et qui à aucun prix ne consentiraient à faire ce qui est contraire au bien public.

Voilà bien les chefs qui conviennent, dit-il.

Il faut donc, ce me semble, les suivre dans les différents âges, pour s’assurer s’ils observent bien cette maxime, si aucune fascination, aucune violence ne leur fait abandonner et oublier la pensée qu’il faut faire ce qui est le plus avantageux à l’État.

Qu’entends-tu par cet abandon ? demanda-t-il.

Je vais te l’expliquer, répondis-je. Selon moi, une opinion nous sort de l’esprit avec ou contre notre assentiment ; 413avec notre assentiment, quand elle est fausse et qu’on nous en détrompe ; contre notre assentiment, toutes les fois qu’elle est vraie.

Pour celle que nous perdons volontairement, je te comprends ; mais à l’égard de celle que nous perdons involontairement, je te demanderai une explication.

Quoi donc ! dis-je, ne penses-tu pas comme moi que l’on renonce aux biens involontairement, aux maux volontairement ? Or n’est-ce pas un mal de se faire illusion sur la vérité, un bien d’être dans le vrai ? ou n’est-ce pas être dans le vrai que d’avoir des opinions justes ?

Tu as raison, dit-il ; et je crois que c’est malgré soi que l’on est privé de l’opinion vraie.

bEt la cause n’en est-elle pas qu’on est dérobé, fasciné ou violenté ?

Cette fois encore, dit-il, je ne saisis pas.

Il paraît, repris-je, que je parle en poète tragique. Je dis qu’un homme est dérobé, quand il est dissuadé et qu’il oublie, parce que, dans un cas, le temps, dans l’autre, la raison lui enlève son opinion, sans qu’il s’en aperçoive. Saisis-tu maintenant.

Oui.

Il est violenté, lorsque le chagrin et la douleur le forcent à changer d’opinion.

Cela aussi, je le conçois, dit-il, et ton assertion est juste.

cIl est fasciné, et ceci, tu peux, je pense, le dire aussi bien que moi, quand il change de sentiment sous le charme du plaisir ou le trouble de la crainte.

En effet, dit-il, il semble bien que tout ce qui trompe fascine l’esprit.


XX  Ainsi, comme je le disais tout à l’heure, il faut rechercher parmi les gardiens quels sont ceux qui observent le plus fidèlement leur maxime, qu’on doit faire en toute circonstance ce qu’on regarde comme le plus avantageux à l’État. Il faut donc les éprouver dès l’enfance, en les engageant dans les actions les plus propres à leur faire oublier ce principe et à les induire en erreur, puis choisir celui qui s’en souvient det qui est difficile à séduire, exclure au contraire celui qui ne l’est pas. N’est-ce pas ce qu’il faut faire ?

Si.

Il faut aussi les mettre aux prises avec des travaux, des souffrances et des luttes où l’on fera les mêmes observations.

Tu as raison, dit-il.

Ne faut-il pas, repris-je, les soumettre encore à une troisième espèce d’épreuve, celle qui consiste à les tromper par des prestiges, et les regarder concourir entre eux ; et de même qu’on mène les poulains dans le bruit et le vacarme pour voir s’ils sont peureux, transporter nos guerriers, quand ils sont jeunes, au milieu d’objets effrayants, puis les relancer dans les plaisirs, eet les éprouver avec plus de soin qu’on n’éprouve l’or par le feu[76], pour savoir s’ils résistent aux séductions, s’ils gardent la décence en toute circonstance, s’ils sont de fidèles gardiens et d’eux-mêmes et de la musique dont ils ont reçu les leçons, s’ils règlent toute leur conduite sur les lois du rythme et de l’harmonie, s’ils, sont tels enfin qu’ils doivent être pour être le plus utiles à eux-mêmes et à l’État. Nous établirons chef et gardien de la cité celui qui, ayant subi toutes les épreuves successives de l’enfance, de la jeunesse et de l’âge mûr, en sera sorti intact ; nous le comblerons d’honneurs 414pendant sa vie et après sa mort, et nous lui érigerons des tombeaux et les monuments les plus glorieux à sa mémoire ; mais celui qui ne sera pas tel, nous l’exclurons. Voilà, Glaucon, ajoutai-je, pour me borner aux généralités, sans entrer dans les détails, comment je crois que nous devrons choisir et établir les chefs et gardiens.

Il me paraît à moi aussi, dit-il, que c’est la vraie façon de bprocéder.

Pour être exact, ne conviendrait-il pas d’appeler gardiens ces hommes qui gardent entièrement la cité, soit contre les ennemis du dehors, soit contre les amis du dedans, se chargeant d’ôter aux uns la volonté, aux autres le pouvoir de faire du mal, et de donner aux jeunes gens que nous appelions gardiens tout à l’heure le nom d’auxiliaires et d’exécuteurs des décisions des chefs ?

Il me le semble, dit-il.


Il faut faire croire
aux citovens
qu’ils sont frères.

XXI  Nous avons parlé il y a un instant de mensonges nécessaires. Comment nous y prendrons-nous pour faire croire un beau mensonge ctout d’abord aux magistrats eux-mêmes, et, si nous ne le pouvons, aux autres citoyens ?

Quel mensonge ? demanda-t-il.

Ne t’attends pas à quelque chose de nouveau, répondis-je ; c’est une histoire phénicienne[77], qui s’est passée déjà en beaucoup d’endroits, comme l’ont dit et l’ont fait croire les poètes, mais qui n’est pas arrivée de nos jours, qui peut-être n’arrivera jamais, et qui est bien difficile à persuader.


Les trois classes
d’hommes.

Il me semble, dit-il, que tu fais bien des façons pour t’expliquer.

Tu verras, dis-je, quand j’aurai parlé, que j’ai bien raison d’hésiter.

Parle sans crainte, dit-il.

dJe vais le faire, bien que je ne sache où prendre la hardiesse et les expressions convenables ; et je vais essayer de persuader d’abord les magistrats eux-mêmes et les soldats, ensuite les autres citoyens que toute l’éducation et l’instruction qu’ils ont reçues de nous et dont ils croyaient éprouver et sentir les effets ne sont autre chose qu’un songe, qu’en réalité ils étaient alors formés et élevés dans le sein de la terre, eux, eleurs armes et tout leur équipement, qu’après les avoir entièrement formés, la terre, leur mère, les a mis au jour, qu’à présent ils doivent regarder la terre qu’ils habitent comme leur mère et leur nourrice, la défendre si on l’attaque, et considérer les autres citoyens comme des frères, sortis comme eux du sein de la terre.

Ce n’est pas sans sujet, dit-il, que tu as balancé si longtemps à faire ce mensonge.

415J’avais en effet de bonnes raisons, répondis-je ; mais écoute néanmoins la fin du conte. Vous qui faites partie de la cité, vous êtes tous frères, leur dirai-je, continuant cette fiction ; mais le dieu qui vous a formés a mêlé de l’or dans la compo- sition de ceux d’entre vous qui sont capables de commander ; aussi sont-ils les plus précieux ; il a mêlé de l’argent dans la composition des gardiens ; du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans. Comme vous sortez tous de la même souche, vous aurez pour l’ordinaire des enfants qui vous ressembleront ; bmais il peut se faire que de l’or naisse un rejeton d’argent, et de l’argent un rejeton d’or, et que les mêmes variations se produisent entre les autres métaux. Aussi le dieu enjoint-il aux magistrats tout d’abord et avant tout de surveiller les enfants, et de prêter l’attention la plus curieuse au métal qui entre dans la composition de leur âme ; et, si leurs propres enfants ont quelque mélange d’airain ou de fer, d’être sans pitié pour eux, et de rendre cà leur nature la justice qui lui est due, en les reléguant parmi les artisans et les laboureurs ; si de leur côté ces derniers ont des fils qui laissent voir de l’or ou de l’argent, de reconnaître leur valeur et de les élever au rang soit de gardiens, soit de guerriers, parce qu’il y a un oracle qui dit que l’État périra, lorsqu’il sera gardé par le fer ou l’airain. Et maintenant sais-tu quelque moyen de faire croire à cette fable ?

dAucun, dit-il, pour la génération dont tu parles ; mais on pourra la faire croire à leurs fils, à leurs descendants et aux hommes de l’avenir.

Dussions-nous borner là notre action, dis-je, ce serait excellent pour les engager à se dévouer davantage à la cité et à leurs concitoyens ; car je crois deviner ta pensée.


Les gardiens
n’auront rien
en propre
et seront nourris
par les autres
citoyens.

XXII  Laissons notre fiction faire son chemin comme il plaira à la renommée de la conduire. Pour nous, armons ces fils de la terre et faisons-les avancer sous la conduite de leurs chefs ; qu’ils viennent et choisissent dans notre cité pour y camper l’emplacement le plus avantageux, celui où

eils seront le mieux à portée de maîtriser au dedans les citoyens, s’il en est qui se révoltent contre la loi, et de repousser les attaques du dehors, si l’ennemi vient comme un loup fondre sur le troupeau. Quand ils auront établi leur camp[78] et fait les sacrifices à qui il convient, qu’ils dressent leurs tentes ; qu’en dis-tu ?

Je dis comme toi, répondit-il.

Des tentes propres à les abriter l’hiver et à les protéger contre la chaleur, n’est-ce pas ?

Sans doute : car il me semble, dit-il, que tu veux parler de leurs habitations.

Oui, dis-je, mais d’habitations de soldats, non d’hommes d’affaires.

416Quelle différence fais-tu ici encore entre les deux ? demanda-t-il.

Je vais, repris-je, essayer de te l’expliquer. Rien ne serait plus terrible et plus honteux pour des bergers que de nourrir et de former, pour les aider à protéger leurs troupeaux, des chiens que l’intempérance, la faim ou quelque vicieuse habitude porterait à faire du mal aux moutons et à devenir loups de chiens qu’ils devraient être.

Ce serait terrible, dit-il, à coup sûr.

bNe faut-il pas prendre toutes les mesures pour empêcher que nos défenseurs ne se conduisent ainsi à l’égard des citoyens, et qu’abusant de leur force, de protecteurs bienveillants, ils ne deviennent des maîtres sauvages[79] ?

Il faut y prendre garde, dit-il.

Mais le plus sûr moyen de les prémunir contre les tentations, c’est de leur donner réellement une bonne éducation.

Eh bien ! ne l’ont-ils pas reçue ? dit-il.

À quoi je répondis : Il n’y a pas de raison suffisante de l’affirmer, mon cher Glaucon ; ce qu’on peut assurer, c’est, comme je viens de le dire, qu’il faut leur donner la véritable éducation, cquelle qu’elle soit, pour les disposer le mieux possible à être doux les uns envers les autres et envers ceux qui sont sous leur garde.

Tu as raison, dit-il.

Outre cette éducation, le bon sens indique qu’il faut leur assigner des demeures et des biens qui ne les empêchent pas d’être des gardiens aussi parfaits que possible et qui ne les portent pas à maltraiter les autres citoyens.

dC’est ce qu’il indique en effet.

Vois donc, dis-je, si pour les rendre tels, il ne faut pas leur imposer le régime et le logement que je vais dire. D’abord aucun d’eux n’aura rien qui lui appartienne en propre, sauf les objets de première nécessité ; ensuite aucun n’aura d’habitation ni de cellier où tout le monde ne puisse entrer[80]. Quant à la nourriture nécessaire à des athlètes guerriers sobres et courageux, eils s’entendront avec leurs concitoyens qui leur fourniront en récompense de leurs services les vivres exactement indispensables pour une année, sans qu’il y ait ni excès ni manque ; ils viendront régulièrement aux repas publics et vivront en communauté comme des soldats en campagne. Pour l’or et l’argent, on leur dira qu’ils ont toujours dans leur âme de l’or et de l’argent divins et qu’ils n’ont pas besoin de l’or et de l’argent des hommes, qu’il est impie de souiller la possession de l’or divin en l’alliant à celle de l’or terrestre, parce que des crimes sans nombre ont eu 417pour cause l’or monnayé du vulgaire, tandis que l’or de leur âme est pur ; qu’eux seuls de tous les citoyens ne doivent pas manier ni toucher l’or et l’argent, ni entrer sous un toit qui en abrite, ni en porter sur eux, ni boire dans l’argent ou l’or, que c’est le seul moyen d’assurer leur salut et celui de l’État. Dès qu’ils auront en propre comme les autres un champ, des maisons, de l’argent, de gardiens qu’ils sont, ils deviendront économes et laboureurs, et de défenseurs de la cité, bses tyrans et ses ennemis ; haïssant et haïs, traquant et traqués, c’est ainsi qu’ils passeront toute leur vie ; ils redouteront davantage et plus souvent les ennemis du dedans que ceux du dehors, et ils courront alors au bord de l’abîme, eux et la cité. Voilà pour quelles raisons, poursuivis-je, j’ai cru devoir faire ce règlement sur le logement et les possessions des gardiens. Faut-il, ou non, le sanctionner par une loi ?

Il le faut absolument, dit Glaucon.


  1. Dans la mythologie, Platon n’envisage que le point de vue utilitaire : ce que disent les poètes est nuisible au courage ; ils n’ont qu’à dire le contraire ; le courage s’en trouvera fortifié. La vérité en cette matière le cède à l’utilité. Platon se sert de la religion comme d’un moyen de gouvernement.
  2. Odyssée, XI, 489-491.
  3. Iliade, XX, 64-65.
  4. Iliade, XXIII, 103-104.
  5. Odyssée, X, 495.
  6. Iliade, XVI, 856-857.
  7. Iliade, XXIII, 100.
  8. Odyssée, XXIV, 6-9.
  9. Les mots entre crochets sont l’équivalent de ὡς οἷόν τε ; autant qu’il est possible. Mais ὡς οἷόν τε, leçon du Monacensis, est une correction. A et F portent ὡς οἴεται, qui n’a pas de sens. Hertz a conjecturé que c’était une glose mise en marge du texte par un lecteur chrétien : « comme Platon se l’imagine. » Lui, chrétien, n’a garde de frissonner à de tels récits.
  10. Cette peinture de la douleur d’Achille, à la mort de Patrocle, se trouve Iliade XXIV, 10-12. Platon accommode la construction d’Homère au verbe ποιεῖν (représenter) et lit πλωΐζοντ’ — ἀτρυγέτοιο au lieu de δινεύεσκ’ ἀλύων παρὰ θῖν’ ἁλός.
  11. Iliade, XVIII, 23-24.
  12. Zeus était le septième ancêtre de Priam. Cf. Philèbe 16 C οἱ μὲν παλαιοί, κρείττονες ἡμῶν καὶ ἐγγυτέρω θεῶν οἰκοῦντες : les anciens, qui étaient meilleurs que nous et qui habitaient plus près des dieux.
  13. Iliade, XXII, 414-415.
  14. C’est Thétis qui déplore la destinée d’Achille, son fils. Iliade, XVIII, 54.
  15. C’est Zeus qui s’afflige de la mort prochaine d’Hector. Iliade XXII, 168-169.
  16. C’est Zeus qui plaint son fils Sarpédon. Iliade, XVI, 439-444.
  17. Iliade, I, 599-600.
  18. .πρὸς… τοὺς ἄρχοντας aux gouverneurs : c’est la leçon de AF et de Stobée. T ajoute, devant ἄρχοντας, τοιούτους, de tels gouverneurs, qui s’explique mal, et qui n’est sans doute qu’une addition fautive due à la présence de τοιούτους dans la ligne précédente.
  19. Odyssée, XVII, 383-384.
  20. Diomède parle ici à Sthénélos. Iliade, IV, 412.
  21. Dans cette citation, Platon réunit deux passages d’Homère, l’un : ἴσαν… Ἀχαιοί tiré de l’Il. III, 8, et l’autre σιγῆ… σημάντορας de l’Il. IV, 431.
  22. Il. I 225.
  23. Odys., IX, 8-10.
  24. Odys., XII, 342.
  25. Iliade, XIV, 294 sqq.
  26. Odys., VIII, 266 sqq.
  27. Odys., XX, 17-18.
  28. D’après Suidas, quelques-uns attribuaient ce vers à Hésiode. Euripide aussi y fait allusion : πϛθϛιν δῶρακαὶ θϛοὺς λόγος Méd. 964.
  29. Iliade, IX, 515 sqq.
  30. Il., XIX. 278 sqq.
  31. Il., XXIV, 502, 555, 594.
  32. Il., XXII, 15 sqq.
  33. Ce fleuve est le Scamandre, Il., XXI, 222 sqq.
  34. Il., XXIII, 140-151.
  35. Il., XXIV, 14 sqq.
  36. Il., XXIV, 14 sqq.
  37. Le père de Pélée, Éaque, était fils de Zeus.
  38. Pirithoüs aida Thésée à enlever Hélène, et Thésée seconda Pirithoüs dans sa tentative d’enlever Perséphone.
  39. Eschyle, Niobé, Fr. 155 (Dindorf). Ce passage a été cité en partie par Strabon, XII, 8-21, d’après qui c’est Niobé qui parle ici ; les proches parents des dieux, ce sont Tantale, son père, et la famille de Tantale.
  40. C’est un principe admis en Grèce avant Platon que la poésie et l’art relèvent de l’imitation (μίμησις). Partant de ce principe, Platon approfondit graduellement l’idée d’imitation. Tout d’abord il applique le mot à une certaine espèce de style, le dramatique, qu’il oppose au narratif 392 D-394 D. Puis, comme le style est l’exprès- sien de l’âme et réagit sur elle, le mot μίμησις prend une importance morale et Platon l’applique à des matières qui touchent au caractère ou à la conduite (394 E, 395 C). Enfin au livre X, le point de vue psychologique faisant place au point de vue métaphysique, le mot acquiert une valeur ontologique ou métaphysique.
  41. Ce n’est pas l’avis d’Aristote qui prétend (Poét. ch. i) que tous les genres de poésie ont ceci de commun qu’ils relèvent tous de l’imitation.
  42. Tout ce passage de l’Iliade, I, 22-42, est exactement traduit en prose, et rien ne marque que le texte de Platon différât du nôtre. S’il substitue ἐπαρκέσοι à χραίσμῃ, c’est que ce dernier mot n’est plus employé au ive siècle.
  43. Adimante n’a parlé que de la tragédie : un seul exemple concret lui suffisait pour montrer qu’il avait compris. Socrate étend sa réponse à la comédie aussi, qui est exactement dans le cas de la tragédie.
  44. Le dithyrambe fut d’abord purement narratif ; il devint par la suite mimétique (Arist., Probl., XIX, 15-918b 19).
  45. Socrate affirme le contraire dans le Banquet 223 D : « Il appartient au même homme de savoir faire une comédie et une tragédie, et celui qui par art compose des tragédies peut aussi composer des comédies. » Dans le Banquet, Socrate se place au point de vue de l’art, c’est-à-dire de la science, qui doit pouvoir cultiver les deux genres ; dans la République, il se place au point de vue historique et constate que les auteurs comiques n’ont pas fait de tragédies et réciproquement que les auteurs tragiques n’ont pas écrit de comédies.
  46. C’est ce que Solon (Plut., Sol. 29, 6) disait à Thespis, après une représentation. Il lui demanda s’il n’avait pas honte de faire de tels mensonges devant tant de monde. Thespis lui ayant répondu qu’il n’y avait à cela rien d’extraordinaire, puisque c’était un simple amusement, Solon, frappant le sol de son bâton, s’écria : « Ces amusements-là, nous les retrouverons bientôt dans les marchés. »
  47. Comme dans les Euménides, Ajax, Hercule furieux. Dans toutes ces imitations, ce sont les usages du théâtre contemporain que Platon critique, et en particulier les hardiesses d’Euripide, qui a peint les égarements de la passion chez la femme, et mis à la scène une femme qui accouche. V. Schol. d’Arist., Grenouilles 1080 ἔγραψε τὴν Αὔγην ὠδίσουσαν ἐν ἱερῷ.
  48. C’est à la machinerie du théâtre et aux effets musicaux que recherchaient l’art dramatique ou le dithyrambe dégénéré que se réfère encore ici Platon. Ses lecteurs sont familiers avec tous les artifices alors employés, en particulier avec le βροντεῖον et le κεραυνοσκοπεῖον, machines à imiter le tonnerre et les éclairs.
  49. Platon explique lui-même 399 A et B les deux genres d’harmonie qu’on adoptera dans son État. Ce passage éclaire celui-ci. Cf. Aristote, Ethic. Nic., IV, 8 112a 12 sqq. καὶ κίνησις δὴ βραδεῖα τοῦ μεγαλοψύχου δοκεῖ εἶναι καὶ φωνὴ βαρεῖα καὶ λέξις στάσιμος : la lenteur des mouvements, la gravité de la voix, le calme de la diction semblent caractériser l’homme de noble caractère.
  50. Le poète, étant inspiré par les dieux, est traité comme eux. C’était l’usage, en effet, d’oindre les statues des dieux et de les couronner de guirlandes.
  51. Le rythme est formé d’une séquence de notes et de syllabes brèves ou longues. L’harmonie résulte d’un arrangement de notes hautes et de notes basses, mais dans l’usage ordinaire le mot harmo- nie s’applique aux modes musicaux. Les modes différaient les uns des autres, non seulement par l’arrangement des intervalles, comme nos modes majeur et mineur, mais encore par la hauteur des sons.
  52. L’énople n’est pas un pied proprement dit, c’est un rythme prosodiaque ou de marche composé d’un ionique majeur et d’un choriambe  énople : rythme avec tons.
  53. Littéralement « les temps du pied » τὰς ἀγωγὰς τοῦ ποδός. L’unité de mesure était le χρόνος πρῶτος ou . Dès lors le dactyle a une τετράσημος ἀγωγή, l’iambe une τρίσημος, etc. La durée du χρόνος πρῶτος était naturellement relative, et non absolue, de sorte que le temps occupé à chanter ou déclamer un pied était variable, et il peut arriver qu’on réduise ainsi le dactyle à deux temps (ἔστιν ὅτε καὶ ἐν δισήμῳ (ἀγωγῇ) γίνεται δακτυλικὸς πούς, Excerpta Neapol. in Mus. Script. Cyr., § 14, éd.Jan).
  54. Platon ne bannit ni la poésie ni les arts de sa république ; mais en philosophe idéaliste qu’il est, il n’admet ni l’immoralité, ni le pur réalisme : l’art et la poésie doivent revêtir les caractères de la beauté, de la vérité et de la vertu. C’est dans cette atmosphère de perfection qu’il veut élever la jeunesse.
  55. C’est un dicton populaire que la musique adoucit les mœurs. Les anciens l’ont cru fermement, et Platon lui attribue une valeur éducative que nous trouvons exagérée. Pour nous la musique est avant tout un plaisir, et le plus délicieux des délassements.
  56. On a voulu voir dans ces formes (εἴδη) les Idées de Platon. Il semble qu’on doit interpréter le mot au sens ordinaire de formes ou espèces, d’autant plus que la doctrine des Idées n’apparaît nulle part ailleurs dans les quatre premiers livres, et semble exclusivement réservée à l’éducation des gouverneurs philosophes (livre VII).
  57. Quelles sont ces images, εἰκόνας αὐτῶν ? Ce sont les copies des vertus et des vices que font les poètes et les artistes, lesquels prennent leurs modèles dans la vie. Si l’on interprète εἴδη par Idées, ces copies seraient faites sur les Idées elles-mêmes, et non plus sur la vie humaine.
  58. Le but de l’amour tel que l’entend Platon (Banquet 206 B) est l’enfantement dans le beau, τόκος ἐν καλῷ. L’amant doit enfanter dans l’âme de celui qu’il aime de nobles pensées et de généreuses aspirations. Socrate est sous ce rapport l’amant idéal (Banquet 216 D). Cf. Dugas, L’amitié antique, pp. 50-53.
  59. Au temps de Platon, le maître de gymnastique était en même temps une sorte de médecin, et c’est avant tout le côté hygiénique de la gymnastique qui intéresse ici Platon. Poschenrieder (Die Platonischen Dialoge in ihrem Verhältnisse zu den Hippocratischen Schriften (Landshut, 1883) a montré que Platon avait en cette question subi l’influence des doctrines d’Hippocrate et de son école. Sur la gymnastique platonicienne on peut lire le livre de Kanter, Platos Anschauungen über Gymnastik, Graudenz, 1886 et les remarques excellentes de Nettleship, Hell., pp.  132-134.
  60. Sur la gloutonnerie des Syracusains voir Plat. Ép. VII 326 B.
  61. La pâtisserie athénienne était renommée pour sa qualité et sa variété. V. Ath. XIV cc. 51-58.
  62. Les ἰατρεῖα étaient des dispensaires et des cliniques où les médecins donnaient des consultations. Parfois on y prenait des pensionnaires, comme dans nos maisons de santé. Voir Häser, Lehrbuch d. Gesch. d. Med. i pp. 86 sqq. et Lois 646 C.
  63. La potion dont parle ici Platon ne fut pas donnée à Eurypyle, mais à Machaon lui-même, Iliade, XI, 624. Quant à Eurypyle, c’est Patrocle qui le soigne, Iliade, XI, 833, et il ne lui donne aucune potion, mais il applique sur la blessure une racine réduite en poudre. On pourrait conclure de cette divergence que Platon a eu en main un autre texte que le nôtre, si lui-même n’avait pas correctement rapporté (Ion 538 B) la première anecdote, celle où Hécamède offre du vin de Pramnos à Machaon. Sa mémoire l’a trompé ici, et il a confondu les deux récits.
  64. Hérodicos de Sélymbria était né à Mégare ; mais il était devenu citoyen de Sélymbria. Platon le mentionne encore Prot. 316 E et Phèdre 227 D. Il fit de la gymnastique une branche de la médecine. Cf. Eustathe Il., XI, p. 839-40 : « On dit que les anciens n’ont inventé que l’art chirurgical et l’art pharmaceutique, mais que la diététique fut inaugurée par Hippocrate et perfectionnée par Hérodicos, Praxagoras et Chrysippe. »
  65. Phoc. Fr. 10 (Bergk).
  66. Iliade, IV, 218 αἷμ’ ἐκμηζήσας ἐπ’ ἄρ’ ἤπια φάρμακα εἰδὼς πάσσε. Homère parle de Machaon seul. Platon accommode le vers à son dessein et transforme le singulier en pluriel.
  67. Cf. Tyrtée, Eleg. III, 6-7

    Οὐδ' εἰ Τιθωνοῖο φυὴν χαριέστερος εἴη,
    Πλουτοίη δὲ Μιδεω καὶ Κὶνύρεω βάθιον.

    (pas même s’il était plus charmant que Tithon, plus riche que Midas et Kinyras).
  68. Eschyle, Agam. 1022 ; Euripide, Alc. 3, Pindare, Pyth. 3, 55-58.
  69. Platon songe ici à son maître Socrate condamné par des juges incapables de le comprendre. Cf. VII 617 A et Théét. 174 C.
  70. Platon parle ici en législateur qui trace pour la médecine et la justice des règles générales pour la conservation ou la suppression de certains citoyens. Pausanias disait de même que le meilleur médecin était celui qui ne gâte pas les valétudinaires, mais qui les enterre le plus vite (Plut., Apophth. Lac. 231 A).
  71. Platon reprend et résume ici ce qu’il a dit 375 C. Le but de l’éducation est de produire des citoyens qui réunissent la douceur et la force, la sensibilité et le courage, l’activité intellectuelle et la force morale. C’est un idéal où se mêlent les vertus distinctives d’Athènes et de Sparte, de la Grèce et de Rome. Il ressemble à maints égards à celui de Périclès φιλοσοφεῖν ἄνευ μαλακίας (Thucyd. II 10). On le comprendra mieux, si on le compare à ce que dit Platon dans le Pol. 306 C-311 C et Lois 773 CD.
  72. Il est infiniment regrettable qu’il nous reste si peu de chose de la musique grecque. Telle qu’elle était, elle était écoutée avec ravissement par des gens qui avaient reçu une éducation musicale complète et qui devaient être aussi finement doués pour cet art que pour les autres. On sait que plusieurs Athéniens, prisonniers en Sicile, gagnèrent leur liberté en chantant des airs d’Euripide. À en juger par ce passage de Platon, les mélomanes ne devaient pas manquer à Athènes.
  73. Le mot est appliqué à Ménélas, Iliade, XVII. 588.
  74. L’âme a pour ainsi dire deux cordes, celle de la philosophie et celle du courage, qui font une sorte d’harmonie, quand elles sont accordées à la hauteur voulue par la musique et la gymnastique. La corde du courage est relâchée par la musique et tendue par la gymnastique ; inversement celle de la philosophie est relâchée par la gymnastique et tendue par la musique. La musique et la gymnastique sont toutes deux nécessaires pour chacune des deux cordes. L’effet de cette imagerie est de suggérer l’idée que le caractère est la musique de l’âme.
  75. Ce gouverneur est une sorte de ministre de l’Éducation comme celui que nous voyons dans les Lois 766 D. C’est la première fois, sauf l’allusion faite en passant 389 C, qu’il est question du gouverneur. Aux livres VI et VII, Platon le montrera qui, les yeux fixés sur l’Idée du bien, prescrit à chacun ce qui est son bien ou sa fin à lui. Il ne fait ici qu’effleurer le sujet, se réservant de le traiter plus à fond. Ceux qui tiennent pour l’unité de la République (Süsemihl, Zeller) s’appuient sur ce premier crayon du gouverneur qui annonce et prépare la peinture complète des livres VI et VII, tandis que les « séparatistes » tiennent que la conception plus haute des livres VI et VII est d’une date plus tardive que celle que nous avons ici.
  76. Il s’agit d’épreuves spéciales imposées aux gardiens. Il y en a trois espèces κλοπή, βία, γοητεία. De la première Platon ne donne aucun exemple ; mais on peut y rattacher les discours trompeurs des hommes d’État intéressés, des sophistes et des poètes. La chasse et la gymnastique donnaient matière aux épreuves de la seconde espèce (voir Lois 633 B). De la troisième, nous trouvons des exemples dans les Lois : telle était l’épreuve du vin ἡ ἐν οἴνῳ βάσανος, qui consistait à donner du vin aux hommes, pour voir s’ils perdraient ou garderaient la maîtrise d’eux-mêmes.
  77. Phénicienne, comme l’histoire du phénicien Cadmos qui, ayant semé les dents du dragon, en vit naître des hommes, Σπαρτοί. Après avoir discrédité la mythologie courante, Platon essaye de la remplacer par une autre, en harmonie avec ses propres principes. Il veut donner une sanction religieuse au sentiment patriotique et à l’institution de ses trois castes. C’est dans cette vue qu’il imagine un conte où la croyance de maints peuples grecs, et spécialement des Athéniens, en leur autochthonie se combine avec l’idée de castes fondées sur la valeur des individus figurée par différents métaux, comme dans les âges d’Hésiode.
  78. Platon laconise ici encore, en établissant un camp au milieu de la ville. Le gouvernement de Sparte était comparé à un camp (Isocr. 6, 81).
  79. Aristote pense que la constitution de Platon aurait en effet divisé la cité en deux camps hostiles (Arist. Pol. B 5 1264a 24).
  80. Ennemi de la démocratie qui divise le peuple en deux partis hostiles, Platon remet le gouvernement aux philosophes ; mais prévoyant que leur éducation et leur sagesse ne sauraient les garantir de la tentation d’abuser de leur pouvoir et de se faire des ennemis de leurs sujets, il leur retire le droit de rien posséder en propre et les réduit juste au salaire nécessaire à leur subsistance. De cette manière ils n’exciteront pas la jalousie et n’auront point d’intérêt personnel opposé à celui de l’État. Les Pythagoriciens et les Spartiates ont suggéré à Platon quelques-unes des idées qu’il expose ici : les Pythagoriciens pratiquaient une sorte de communisme, en mettant leurs biens en commun, et les Spartiates proscrivaient l’usage de l’or (Xén., Rep. Lac. 7-6) et pratiquaient les repas en commun (cf. Lois 762 B).