La République (trad. Chambry)/Livre V

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La République, livres IV-VII
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (Tome VII, 1p. 100-200).


LIVRE V



449Communauté
des femmes
et des enfants.

I  Telle est la forme d’État et de gouvernement que j’appelle bonne et vraie, et je donne le même nom à l’individu modelé sur elle ; mais si cette forme est la bonne, les autres sont des formes mauvaises et manquées, dont le vice affecte non seulement l’administration des cités, mais encore la formation de l’âme des individus. Ces États vicieux se ramènent à quatre espèces.

Lesquelles ? demanda-t-il.

J’allais les énumérer dans l’ordre où elles me paraissent sortir les unes des autres, blorsque Polémarque, qui était assis assez loin d’Adimante, avançant la main et saisissant le haut de son manteau à l’endroit de l’épaule, l’attira à lui, et, se tendant lui-même en avant, se pencha sur lui et lui dit quelques mots dont nous n’entendîmes rien, sauf ceci : « Le laisserons-nous passer outre ? dit-il, ou bien que ferons-nous ?

Il ne faut pas du tout le laisser passer, repartit Adimante, à haute voix, lui. »

Et moi : Qu’est-ce, dis-je, que vous ne voulez pas laisser passer ?

Toi, répliqua-t-il.

cMoi ? dis-je, et pourquoi ?

Il nous semble que tu le prends à ton aise, répondit-il, et que tu nous dérobes un chapitre entier, et non le moins important, pour n’avoir pas d’explications à donner ; tu as cru nous échapper en disant négligemment qu’au sujet des enfants et des femmes tout le monde sait bien que tout est commun entre amis.

N’est-ce pas exact, Adimante ? répondis-je.

Si, dit-il ; mais cette « exactitude » a besoin, comme tout le reste, d’être expliquée, afin qu’on voie en quoi consiste ta communauté ; car il y en a de bien des sortes ; n’omets donc pas de dire quelle est celle que tu as en vue. Il y a longtemps que nous attendons, despérant que tu parleras enfin de la procréation des enfants, que tu diras comment tu la comprends, comment, une fois nés, on les élèvera, en un mot tout ce qui se rapporte à cette communauté des femmes et des enfants que tu proposes ; car nous pensons que, bien ou mal établie, elle est d’une grande importance, d’une importance capitale même pour la société. Maintenant que tu passes à une autre forme de gouvernement, avant d’avoir suffisamment éclairci ces questions, nous avons résolu, comme tu viens de l’entendre, de ne pas te laisser 450aller plus loin que tu n’aies expliqué tout cela, comme tu as fait le reste.

Moi aussi, dit Glaucon, je joins mon suffrage aux vôtres.

N’en doute pas, s’écria Thrasymaque, c’est une résolution qui a toutes les voix de la compagnie.


Hésitation
de Socrate.

II  Qu’avez-vous fait, en m’assaillant ainsi ? m’écriai-je. Quelle discussion vous soulevez à nouveau sur la constitution ! Je me félicitais, moi, d’en avoir fini, heureux qu’on laissât de côté cette question et qu’on s’en tînt à ce que j’avais dit alors ; ben la ramenant à présent, vous ne savez pas quel essaim de disputes vous allez réveiller ; moi, je l’ai prévu, et si j’ai laissé de côté ce sujet, c’est par crainte qu’il ne nous donnât beaucoup de tablature[1].

Eh quoi ! s’écria Thrasymaque, t’imagines-tu que nous soyons venus ici pour fondre de l’or, et non pour entendre discuter ?

Sans doute, dis-je, mais non discuter sans mesure.

La mesure de discussions comme celle-ci, Socrate, dit Glaucon, est la vie entière pour des gens sensés. Mais ne t’inquiète pas pour nous ; réponds plutôt à nos questions sans te lasser, cet expose-nous tes idées sur la communauté des femmes et des enfants parmi nos gardiens, et sur l’élevage des enfants encore tendres dans le temps qui va de la naissance à l’âge où on les instruit ; cet élevage paraît être des plus pénibles ; essaye donc de dire de quelle manière il faut le conduire.

Heureux homme, dis-je, tu ne mesures pas la difficulté d’une telle exposition ; elle soulèvera beaucoup plus de doutes encore que ce que nous avons dit jusqu’à présent. On ne croira pas que mes idées soient réalisables, et, en admettant qu’elles le soient, don doutera encore qu’elles soient les meilleures. C’est pourquoi j’hésite à y toucher ; j’ai peur, cher ami, qu’on ne les prenne pour des utopies.

N’hésite pas, répliqua-t-il ; tu as pour auditeurs des gens qui ne sont ni bornés, ni obstinés, ni malveillants.

Et moi, je répondis : Excellent jeune homme, c’est sans doute pour me rassurer que tu dis cela.

Oui, dit-il.

Eh bien, dis-je, c’est l’effet tout contraire que tu produis. Si en effet j’étais persuadé moi-même de la vérité de ce que je vais dire, ton encouragement tomberait à propos. Devant un auditoire intelligent eet ami, on peut, si l’on tient la vérité, traiter en toute sécurité et confiance les matières les plus importantes et qui lui tiennent à cœur. Mais quand on expose une doctrine, en doutant et en cherchant, comme je fais, on est dans une situation redoutable et glissante, 451non pas qu’on ait peur de faire rire, ce serait puéril ; mais on peut glisser soi-même à côté de la vérité et entraîner ses amis dans l’erreur sur des choses où l’erreur est le plus funeste[2]. Aussi je prie Adrastée, Glaucon, de ne point s’offenser de ce que je vais dire. J’estime en effet que c’est une moindre faute de tuer quelqu’un sans le vouloir que de le tromper sur la beauté, la bonté, la justice en matière de législation ; aussi vaudrait-il mieux en courir le danger avec ses ennemis qu’avec ses amis. Voilà pourquoi tu as tort bde me presser.

Glaucon se mit à rire et dit : « Eh bien, Socrate, si ton exposition nous fait tomber dans quelque erreur, nous t’acquittons d’avance et te déclarons pur d’homicide et de tromperie à notre égard. Rassure-toi donc et parle.

Il est vrai, dis-je, que l’homme acquitté de meurtre est pur au regard de la loi ; il est naturel que je sois traité comme lui.

À cet égard, dit-il, rien ne t’empêche donc de parler.

Il faut donc reprendre à présent, dis-je, un sujet que j’aurais dû sans doute traiter de suite auparavant. Aussi convient-il cpeut-être qu’après avoir mis en scène les hommes et bien déterminé leur rôle, j’y mette les femmes à leur tour, d’autant plus que tu m’engages à le faire.


Les femmes
auront les mêmes
fonctions et la
même éducation
que les hommes.

III  Pour des hommes nés et élevés comme nous l’avons exposé, il n’y a pas à mon avis, d’autre moyen de bien régler la possession et l’usage des femmes et des enfants que de leur faire suivre la voie où nous les avons engagés en commençant, lorsque nous avons entrepris dans notre plan de constituer nos guerriers comme des gardiens de troupeau.

C’est vrai.

dSuivons donc notre principe et attribuons aux femmes le même naturel et la même éducation qu’aux hommes, et voyons si cela convient ou non.

Comment ? dit-il.

Ainsi : croyons-nous que les femelles des chiens de garde[3] doivent veiller comme les mâles sur les troupeaux, chasser avec eux et faire tout en commun, ou qu’elles doivent garder le logis, comme incapables d’autre chose que d’enfanter et d’élever des petits, tandis que le travail et le soin des troupeaux seront le partage exclusif des mâles ?

eNous leur demanderons de tout faire en commun, dit-il, mais en tenant compte de la faiblesse des unes et de la force des autres.

Est-il possible, repris-je, de mettre un animal au même usage qu’un autre, si on ne le nourrit et ne le dresse pas de la même manière ?

Ce n’est pas possible.

Si donc nous imposons aux femmes les mêmes fonctions qu’aux hommes, il faut aussi leur donner la même éducation.

452Oui.

Or nous avons enseigné aux hommes la musique et la gymnastique.

Oui.

Dès lors il faut que les femmes aussi aient part à ces deux arts, et à l’art de la guerre, et qu’elles soient traitées de la même manière.

Cela ressort, dit-il, de ce que tu dis.

Mais peut-être, repris-je, il y a dans ce que nous disons des choses qui, parce qu’elles choquent la coutume, paraîtraient ridicules, si l’on en venait à l’exécution.

Il n’y a pas de doute, dit-il.

Qu’est-ce que tu y trouves, demandai-je, de plus ridicule ?

C’est évidemment de voir les femmes s’exercer toutes nues dans les palestres avec les hommes, et non seulement les jeunes, bmais encore les femmes déjà avancées en âge, à l’exemple des vieillards qui se plaisent encore aux exercices du gymnase, alors qu’ils sont ridés et désagréables à voir.

Oui, par Zeus, dit-il, cela paraîtrait ridicule, étant donné les habitudes d’aujourd’hui.

Mais, repris-je, puisque nous avons commencé à dire notre pensée, ne craignons pas les plaisanteries des rieurs[4], quoi qu’ils puissent dire d’une innovation qui appliquerait les femmes à la gymnastique cet à la musique, et surtout au maniement des armes et à l’équitation.

Tu as raison, dit-il.

Eh bien, puisque nous sommes en train de nous expliquer, abordons ce que cette institution a de choquant, et prions les rieurs de renoncer à leurs plaisanteries, d’être sérieux et de se souvenir qu’il n’y a pas bien longtemps que les Grecs trouvaient honteux et ridicule, comme encore aujourd’hui la plupart des barbares[5], que des hommes se fissent voir tout nus, et que, lorsque les Crétois d’abord, et ensuite les Lacédémoniens dse mirent à la gymnastique, les plaisants de ce temps avaient quelque droit de traduire en ridicule toutes ces nouveautés ; ne le crois-tu pas ?

Si.

Mais lorsqu’en s’exerçant ils s’aperçurent qu’il valait mieux se mettre nu que de cacher telle partie du corps, la raison mettant en lumière ce qui était le mieux fit évanouir le ridicule que les yeux trouvaient à la nudité et cet exemple fit voir qu’il n’y a qu’un homme superficiel qui attache du ridicule à autre chose que le mal et que celui qui cherche à faire rire en ridiculisant etout autre spectacle que celui de la folie et du vice poursuit sérieusement une autre fin que le bien.

C’est très vrai, dit-il.


Objection :
à natures
différentes,
fonctions
différentes.

IV  Ne faut-il pas tout d’abord nous mettre d’accord sur la possibilité ou l’impossibilité de réaliser nos idées, et les livrer à la discussion plaisante ou sérieuse de 453qui voudra rechercher si la nature humaine chez la femme est capable de partager tous les travaux du sexe mâle, ou si elle n’est capable d’aucun, ou si elle est capable des uns, incapable des autres, et dans quelle classe il faut ranger les exercices de la guerre ? À commencer avec une si belle méthode, ne peut-on pas justement espérer d’aboutir à une belle conclusion ?

Assurément, dit-il.

Veux-tu, dis-je, que nous discutions entre nous la thèse de nos contradicteurs, en nous mettant à leur place, afin de ne pas assiéger une place vide de défenseurs ?

bRien n’empêche, dit-il.

Nous allons donc parler pour eux : « Pas n’est besoin, Socrate et Glaucon, que d’autres vous contestent vos propositions. Vous-mêmes en effet, en commençant la fondation de votre république, vous êtes convenus que chacun ne devait faire qu’un métier, celui qui est assorti à sa propre nature. »

Nous en sommes convenus, je le reconnais ; car il le fallait bien.

« Or peut-on nier qu’il n’y ait une très grande différence de nature entre l’homme et la femme ? »

La différence est indéniable.

« Différente est donc aussi la besogne qu’il faut imposer à chacun suivant sa nature. »

cSans doute.

« Comment dès lors pouvez-vous échapper à l’absurdité et à la contradiction, vous qui prétendez maintenant que les hommes et les femmes doivent remplir les mêmes fonctions, malgré la grande différence de leur nature ? » As-tu, cher ami, quelque chose à répondre à cela ?

Répondre ainsi au pied levé, dit-il, n’est pas chose facile ; mais je te prierai, je te prie même tout de suite de te charger de notre réponse, quelle qu’elle soit.

Ce sont là, Glaucon, repris-je, sans parler de beaucoup d’autres, des difficultés que je voyais depuis longtemps. De là mes craintes det mon hésitation à aborder la loi qui doit régler la possession et l’éducation des femmes et des enfants.

Par Zeus, dit-il, la chose n’a pas l’air facile.

Non, certes, repris-je ; mais voici ce que nous avons à faire. Qu’un homme tombe dans une petite piscine ou qu’il tombe au milieu de la haute mer, il ne se met pas moins à nager.

Sans doute.

Il faut donc nous mettre à nager nous aussi et tâcher de nous tirer de la discussion, en espérant qu’un dauphin nous prendra sur son dos[6] eou qu’un autre miracle nous sauvera.

Il faut le faire, dit-il.

Réponse :
la différence
des sexes
n’entraîne pas celle
des aptitudes.

Voyons donc, repris-je, si nous ne trouverons pas le moyen d’en sortir. Nous convenons en effet qu’à des natures différentes il faut des occupations différentes, et d’autre part que la nature de la femme est différente de celle de l’homme, et nous n’en soutenons pas moins en ce moment qu’à ces natures différentes il faut donner les mêmes occupations. C’est bien cela que vous nous reprochez ?

C’est bien cela.

454En vérité, Glaucon, repris-je, l’art de la dispute a un singulier pouvoir.

Pourquoi ?

Parce que, dis-je, bien des gens me paraissent se jeter dans la dispute, même sans le vouloir ; ils se figurent qu’ils discutent, alors qu’ils ne font que chicaner, et cela, parce qu’ils sont incapables d’étudier une question en la divisant selon les genres et qu’ils ne s’attachent qu’aux mots dans leur effort à contredire l’interlocuteur : leur procédé n’est que chicane, et non pas discussion[7].

C’est en effet, dit-il, le cas de beaucoup de gens ; mais cela nous regarderait-il, nous aussi, dans la question présente ?

bBien certainement, repartis-je, et nous risquons, nous aussi, de nous engager dans une querelle de mots.

Comment ?

C’est que, nous fondant sur un mot, nous soutenons avec une belle intrépidité, en vrais chicaneurs, que des natures différentes ne doivent pas avoir les mêmes occupations, et que nous n’avons aucunement examiné dans quelle espèce nous rangions cette différence et cette identité de nature, et à quel objet nous la rapportions, lorsque nous avons attribué des emplois différents à des natures différentes et les mêmes emplois aux mêmes natures.

Effectivement, dit-il, nous n’avons pas examiné cela.

cJe repris : Dès lors il ne tient qu’à nous, ce semble, de nous demander si les hommes chauves ou les hommes chevelus sont de même nature ou de nature contraire, et quand nous aurons reconnu qu’ils sont de nature contraire, au cas où les chauves exerceraient le métier de cordonnier, de l’interdire aux chevelus, et réciproquement, si les chevelus l’exerçaient, de l’interdire aux chauves.

Ce serait par trop ridicule, s’écria-t-il.

Mais pour quelle raison, demandai-je, serait-ce ridicule ? N’est-ce point parce qu’en posant notre principe, nous n’entendions pas établir l’identité et la diversité des natures au sens absolu det que nous n’avions en vue que cette espèce de diversité et d’identité qui se rapporte aux occupations mêmes ? C’est ainsi que nous disions qu’un homme doué pour la médecine et un homme qui a l’esprit médical ont la même nature, n’est-ce pas[8] ?

Oui.

Mais que l’homme doué pour la médecine et l’homme doué pour la charpenterie sont de nature différente ?

Absolument.


V  Conséquemment, dis-je, s’il nous paraît que le sexe masculin diffère du féminin pour l’aptitude à tel art ou à telle fonction, nous dirons qu’il faut les attribuer à l’un ou à l’autre ; mais s’il nous paraît qu’ils ne diffèrent qu’en ce que la femme enfante eet que l’homme engendre, nous n’admettrons pas pour cela comme démontré que la femme diffère de l’homme relativement à la question qui nous occupe, et nous persisterons à penser que nos gardiens et leurs femmes doivent avoir les mêmes emplois.

Et avec raison, dit-il.

Prions maintenant notre contradicteur[9] de nous apprendre quel est 455dans un État organisé l’art ou la fonction pour laquelle l’homme et la femme ne sont pas doués de même, mais diffèrent d’aptitudes.

Il est juste assurément qu’il nous l’apprenne.

Peut-être va-t-on nous dire ce que tu disais toi-même il n’y a qu’un instant, qu’il n’est pas facile de répondre au pied levé d’une manière satisfaisante, mais qu’après réflexion rien n’est plus aisé.

C’est vraisemblable.

Veux-tu que nous priions notre contradicteur de suivre notre raisonnement ? bpeut-être pourrons-nous lui démontrer que dans l’administration de l’État il n’y a pas d’emploi exclusivement propre aux femmes.

J’y consens.

Voyons, lui dirons-nous, réponds. En disant que tel homme est bien doué pour une chose, et tel autre mal doué, n’entendais-tu pas par là que l’un apprend avec facilité et l’autre avec peine, que l’un, après quelques leçons, est capable de porter ses découvertes bien au delà de ce qu’on lui a montré, et que l’autre, avec beaucoup d’étude et d’exercice, ne peut même pas retenir ce qu’il a appris, qu’enfin chez l’un le corps est cun bon serviteur de l’esprit, et chez l’autre un obstacle. Y a-t-il d’autres marques que celles-là pour distinguer en chaque cas l’homme bien doué de celui qui l’est mal ?

Il répondra, dit Glaucon, qu’on n’en peut citer d’autres.

Connais-tu quelque profession humaine où le sexe mâle ne l’emporte pas sous tous ces rapports sur le sexe féminin ? Ne perdons pas notre temps à parler du tissage et de la confection des gâteaux et des ragoûts, travaux où les femmes paraissent avoir quelque talent det où il serait tout à fait ridicule qu’elle fussent battues[10].

C’est vrai, dit-il, qu’à peu près en toutes choses l’un des deux sexes est de beaucoup inférieur à l’autre. Ce n’est pas que beaucoup de femmes ne soient meilleures que beaucoup d’hommes en beaucoup de points ; mais en général la chose est comme tu dis.

Ainsi donc, ami, il n’y a pas dans l’administration de l’État d’occupation propre à la femme, en tant que femme, ni à l’homme, en tant qu’homme ; mais les facultés ayant été uniformément partagées entre les deux sexes, la femme est appelée par la nature à toutes les fonctions, de même que l’homme ; eseulement la femme est dans toutes inférieure à l’homme[11].

C’est certain.

Dans ces conditions les imposerons-nous toutes aux hommes, aucune aux femmes ?

Ce n’est pas admissible.

Nous dirons plutôt, je pense : il y a des femmes douées pour la médecine, d’autres qui ne le sont pas, des femmes douées pour la musique, d’autres qui ne le sont pas.

Sans doute.

456N’y a-t-il pas aussi des femmes douées pour la gymnastique et pour la guerre, et d’autres qui n’ont le goût ni de la gymnastique ni de la guerre ?

Je le pense pour ma part.

Et des femmes philosophes et d’autres ennemies de la sagesse ? des femmes courageuses et des lâches ?

Il y en a aussi.

Il y a donc aussi des femmes propres à garder l’État et d’autres qui ne le sont pas, et n’est-ce pas en raison de ces qualités que nous avons choisi la nature de nos gardiens mâles ?

C’est pour cela.

Il y a donc chez la femme, comme chez l’homme, une même nature propre à la garde de l’État ; elle est seulement plus faible chez l’un, plus forte chez l’autre.

C’est évident.


Avantages
de ce partage
de fonctions.

bVI  Ce sont donc les femmes douées de ces qualités que nous choisirons pour en faire les compagnes des hommes qui en sont doués aussi et partager avec eux la garde de l’État, parce qu’elles en sont capables et qu’elles ont avec eux une parenté de nature.

Nous le ferons certainement.

Ne faut-il pas assigner les mêmes emplois aux mêmes natures ?

Si, les mêmes.

Nous voilà donc revenus par un détour à notre point de départ, et nous reconnaissons qu’il n’est pas contre nature d’appliquer les femmes des gardiens à la musique et à la gymnastique.

Oui vraiment,

cLa loi que nous avons établie n’est donc pas irréalisable ni chimérique, puisqu’elle est conforme à la nature ; c’est plutôt l’usage opposé qu’on suit aujourd’hui qui semble contraire à la nature.

Il le semble.

N’avions-nous pas à examiner si nos prescriptions étaient réalisables et en même temps les plus avantageuses ?

Si.

Or qu’elles soient réalisables, c’est de quoi nous sommes d’accord.

Oui.

Et maintenant, qu’elles soient les plus avantageuses, c’est ce qui nous reste à reconnaître.

Évidemment.

Pour former une gardienne, l’éducation qu’on donne aux hommes ne servira-t-elle pas aussi pour les femmes, d’autant plus dqu’elle s’adresse à la même nature ?

Sans aucun doute.

Voici une chose que je voudrais savoir de toi.

Laquelle ?

Ton opinion personnelle sur les hommes ; crois-tu que les uns sont meilleurs ou pires que les autres, ou qu’ils sont tous pareils ?

Non, pas pareils.

Dans l’État que nous avons fondé, lesquels à ton avis sont les meilleurs, des gardiens formés par l’éducation que nous avons décrite, ou des cordonniers instruits dans l’art de faire des chaussures ?

Plaisante question ! s’écria-t-il.

J’entends, repris-je ; et comparés aux autres citoyens, les guerriers ene sont-ils pas les meilleurs ?

De beaucoup.

Et leurs femmes, comparées aux autres femmes, ne seront-elles pas aussi les meilleures ?

De beaucoup, elles aussi, répondit-il.

Mais y a-t-il rien de plus avantageux pour un État que d’avoir des femmes et des hommes aussi excellents que possible ?

Non, rien.

Mais cette excellence, n’est-ce pas par la musique et la gymnastique, 457pratiquées selon nos prescriptions, qu’ils y parviendront ?

Sans nul doute.

Alors notre institution n’est pas seulement possible ; elle est encore la plus avantageuse pour l’État.

C’est vrai.

Ainsi donc les femmes des gardiens devront se mettre nues, puisque la vertu leur tiendra lieu d’habits, et partager avec eux la guerre[12] et tous les travaux qui se rapportent à la garde de l’État, sans s’occuper d’autre chose ; seulement de ces travaux on leur confiera les plus faciles, plutôt qu’aux hommes, en raison de la faiblesse de leur sexe. Quant à l’homme qui plaisante bà la vue de femmes nues qui s’exercent en vue de la perfection, « il cueille le fruit du rire avant qu’il soit mûr[13] » et il ignore absolument, semble-t-il, pourquoi il rit et ce qu’il fait ; car on a et on aura toujours grande raison de dire que l’utile est beau, et le nuisible, laid.

Assurément.


VII  Voilà, si je puis dire, la première vague traversée, j’entends la disposition de la loi sur les femmes, que nous venons de discuter. Non seulement nous n’avons pas été submergés en établissant cque tous les emplois doivent être communs entre nos gardiens et nos gardiennes, mais la discussion a prouvé du même coup que cette disposition est réalisable et avantageuse.

À dire vrai, dit-il, c’est à une terrible vague que tu viens d’échapper.

Tu conviendras, repartis-je, qu’elle n’était pas énorme, quand tu auras vu celle qui suit.

Parle, dit-il ; fais-la voir.

À la suite de cette loi et des précédentes vient, je crois, celle-ci.

Laquelle ?


Communauté
des femmes
et des enfants
chez les guerriers.
Ses avantages.

dCes femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous ; aucune n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; les enfants aussi seront communs, et le père ne connaîtra pas son fils, ni le fils son père[14].

Il sera, dit-il, beaucoup plus difficile de faire admettre cette loi que l’autre, et d’en prouver la possibilité et l’utilité.

Pour l’utilité, repris-je, je ne crois pas que l’on conteste l’immense avantage de la communauté des femmes et de la communauté des enfants, s’il est vrai qu’elle soit réalisable ; c’est la possibilité qui, à mon avis, soulèvera le plus de contestations.

eC’est les deux à la fois, dit-il, que l’on pourra fort bien contester.

Tu les coalises ensemble, repartis-je. Moi, j’espérais me dérober à l’une des deux, si tu avais admis l’utilité, et n’avoir plus à discuter que la possibilité ou l’impossibilité.

J’ai bien vu, dit-il, que tu cherchais à t’échapper ; mais il faut que tu fasses la preuve de l’une et de l’autre.

Je subirai ma peine, répondis-je ; mais accorde-moi une faveur, 458laisse-moi prendre du relâche, comme ces gens d’esprit paresseux qui ont coutume de se repaître de leurs rêveries quand ils se promènent seuls. Ces sortes de gens ne cherchent pas le moyen de réaliser l’un quelconque de leurs désirs ; ils ne s’embarrassent pas de ce soin ; ils ont peur de se fatiguer à examiner si ce qu’ils souhaitent est réalisable ou ne l’est pas ; ils le supposent accompli, et là-dessus disposent tout le reste, prennent plaisir à énumérer ce qu’ils feront, quand leur désir sera réalisé, et augmentent par là b l’indolence naturelle à leur âme. bÀ présent je fais comme eux, je m’abandonne à la mollesse, je voudrais remettre à plus tard le soin d’examiner si mes propositions sont possibles. Pour le moment, supposant qu’elles le sont, je vais examiner, si tu le permets, comment les magistrats en régleront l’exécution et montrer que la pratique en entraînerait pour l’État et pour les gardiens des avantages sans pareils. Voilà ce que je vais essayer d’abord d’examiner avec toi ; le reste viendra ensuite, si tu veux bien.

Je veux bien, dit-il, examine.

Je crois, poursuivis-je, que, si nos magistrats sont dignes du nom qu’ils portent, cet si leurs auxiliaires leur ressemblent, les uns seront disposés à exécuter ce qu’on leur commandera, et les autres à commander en se conformant eux-mêmes aux lois ou en en suivant l’esprit dans les règlements dont nous leur aurons laissé l’initiative.

C’est naturel, dit-il.

Toi donc, repris-je, en qualité de législateur, tu feras un choix parmi les femmes, comme tu l’as fait parmi les hommes, et tu les assortiras aussi ressemblants que possible ; et les uns et les autres ayant en commun le logis et la table, puisqu’aucun d’eux ne possède rien de tel en particulier, vivront ensemble, dse mêleront ensemble dans les gymnases et dans tous les exercices, et ils se sentiront, je pense, entraînés par une nécessité naturelle à s’unir les uns aux autres. N’est-ce pas en effet une nécessité que cela arrive ?

Ce n’est assurément pas, dit-il, une nécessité géométrique, mais une nécessité fondée sur l’amour, et dont l’aiguillon est peut-être plus piquant pour pousser et contraindre la foule.


Prescriptions
relatives
aux unions.

VIII  C’est vrai, dis-je ; mais ensuite, Glaucon, s’en remettre au hasard pour les accouplements, eou pour toute autre action, c’est une chose que ni la religion ni les magistrats ne permettront dans une société de gens heureux.

Ce ne serait pas juste en effet, dit-il.

Il est dès lors évident que nous ferons des mariages aussi saints[15] que possible, et nous regarderons comme saints ceux qui seront les plus avantageux à l’État.

C’est tout à fait mon avis.

459Et comment seront-ils les plus avantageux ? C’est à toi de me le dire, Glaucon ; car je vois dans ta maison des chiens de chasse et des oiseaux de belle race en grand nombre. Dis-moi, au nom de Zeus, as-tu pris garde à ce qu’on fait pour les accoupler et en avoir des petits ?

Que fait-on ? demanda-t-il.

Tout d’abord, parmi ces bêtes mêmes, quoique toutes de bonne race, n’y en a-t-il pas qui sont et qui se montrent meilleures que les autres ?

Il y en a.

Fais-tu faire des petits à toutes indistinctement, ou t’appliques-tu à en avoir surtout des meilleures ?

Des meilleures.

bEst-ce les plus jeunes, ou les plus vieilles, ou celles qui sont dans la force de l’âge que tu préfères pour cela ?

Celles qui sont dans la force de l’âge.

Et si l’on ne donnait pas ces soins à la génération, tu penses bien que la race de tes oiseaux et de tes chiens dégénérerait considérablement ?

Oui, dit-il.

Et pour les chevaux, ajoutai-je, et les autres animaux, crois-tu qu’il en soit autrement ? Ce serait absurde, dit-il.

Grands dieux ! cher Glaucon, m’écriai-je ; quels hommes supérieurs nous faudra-t-il pour magistrats, s’il en est de même à l’égard de l’espèce humaine !

cIl en est sûrement de même, répliqua-t-il ; mais pourquoi dis-tu cela ?

C’est qu’ils seront, répondis-je, dans la nécessité d’employer un grand nombre de remèdes. Un médecin, même au-dessous du médiocre, paraît suffire à soigner des gens qui n’ont pas besoin de remèdes, mais qui veulent bien suivre un régime ; si au contraire l’application des remèdes est nécessaire, nous savons qu’elle réclame un médecin plus aguerri.

C’est vrai ; mais où veux-tu en venir ?

À ceci, repartis-je : il me semble que les magistrats seront obligés de recourir dsouvent au mensonge et à la fraude dans l’intérêt de leurs subordonnés, et nous avons dit quelque part que tous les mensonges de cette espèce étaient utiles, à titre de remèdes.

Nous avions une bonne raison de le dire, fit-il.

Eh bien, cette « bonne raison » semble jouer dans les mariages et dans la procréation des enfants un rôle qui n’est pas de petite importance.

Comment cela ?

Il faut, repris-je, d’après les principes que nous avons admis, que les sujets d’élite de l’un et de l’autre sexe s’accouplent le plus souvent possible, et les sujets inférieurs le plus rarement possible ; eil faut de plus élever les enfants des premiers, non ceux des seconds, si l’on veut maintenir au troupeau toute son excellence. D’un autre côté les magistrats doivent être seuls dans le secret de ces mesures, pour éviter le plus possible les discordes dans le troupeau des gardiens[16].

C’est très juste, dit-il.

En conséquence nous instituerons des fêtes où nous unirons les jeunes hommes et les jeunes femmes ; nous y ferons des sacrifices et nous chargerons nos poètes de composer des hymnes appropriés à la célébration de ces mariages. 460Quant au nombre des unions, nous nous en remettrons aux magistrats, pour qu’ils maintiennent autant que possible le même nombre de citoyens, en tenant compte des guerres, des maladies et autres accidents de ce genre, et que notre État, autant qu’il se pourra, ne s’agrandisse ni ne diminue.

Bien, dit-il.

Il faudra, je pense, organiser d’ingénieux tirages au sort, afin que les sujets inférieurs rejettent la responsabilité de chaque union sur la fortune, et non sur les magistrats.

Certes, dit-il.


bIX  En outre, aux jeunes gens qui se distingueront à la guerre ou ailleurs on accordera des honneurs et d’autres récompenses, notamment la permission de voir plus souvent les femmes ; ce sera en même temps un bon prétexte d’avoir d’eux le plus d’enfants possible.

C’est juste.


Prescriptions
relatives
aux enfants.

Quant aux enfants, à mesure qu’ils naîtront, ils seront remis à un comité constitué pour eux, qui sera composé d’hommes ou de femmes ou des deux sexes, puisque les fonctions publiques sont communes aux hommes et aux femmes.

Oui.

cJe veux ensuite que ces fonctionnaires portent au bercail les enfants des citoyens d’élite et les remettent à des gouvernantes, qui habiteront à part dans un quartier particulier de la ville ; pour les enfants des hommes inférieurs et pour ceux des autres qui seraient venus au monde avec quelque difformité, il les cacheront, comme il convient, dans un endroit secret et dérobé aux regards[17].

Oui, dit-il, si l’on veut conserver pure la race des gardiens.

Ils s’occuperont aussi de la nourriture, et conduiront les mères au bercail, quand leur sein sera gonflé, employant toute dleur adresse à ce qu’aucune ne reconnaisse son enfant[18] ; si les mères ne peuvent allaiter, ils amèneront d’autres femmes ayant du lait ; et même pour celles qui le peuvent, ils auront soin que l’allaitement ne dure que le temps voulu ; ils les déchargeront d’ailleurs des veilles et des autres soins sur des nourrices et des gouvernantes.

Tu rends, dit-il, la maternité facile aux femmes des gardiens.

C’est ce qu’il convient de faire, dis-je ; mais poursuivons l’examen de notre sujet. Nous avons dit que les enfants devaient être faits par des gens dans la force de l’âge[19].

C’est vrai.

eNe crois-tu pas avec moi que la durée ordinaire de cette force est de vingt années pour la femme, et de trente pour l’homme ?

Quelles sont ces années ? demanda-t-il.

La femme, répondis-je, donnera des enfants à l’État à partir de sa vingtième année jusqu’à la quarantième, et l’homme, après avoir passé « le temps de sa plus fougueuse ardeur à la course », procréera pour la cité jusqu’à cinquante-cinq ans[20].

461C’est en effet pour les deux sexes, dit-il, le temps où le corps et l’esprit sont dans toute leur force.

Si donc un homme au-dessus ou au-dessous de cet âge se mêle de procréer pour l’État, nous déclarerons qu’il a péché contre la religion et la justice, en faisant à l’État un enfant dont la conception subreptice n’aura pas été accompagnée des sacrifices et des prières que les prêtres et les prêtresses et tout le corps de l’État feront à chaque mariage, pour qu’il naisse des hommes d’élite des enfants meilleurs encore, et des hommes utiles au pays des enfants plus utiles encore, bmais qui sera au contraire une œuvre de ténèbres et de terrible libertinage.

Bien, dit-il.

La loi est la même, repris-je, pour l’homme encore en âge d’engendrer qui s’attaque à une femme également en âge, sans que le magistrat les ait unis : un enfant donné à l’État dans de telles conditions, sans fiançailles ni cérémonie religieuse, ne sera pour nous qu’un bâtard.

C’est très juste, dit-il.

Mais quand les femmes et les hommes auront passé l’âge de donner des enfants à l’État, nous laisserons, je pense, aux hommes la liberté de s’accoupler à qui ils voudront, hormis leurs filles, cleurs mères, les filles de leurs filles et les ascendantes de leurs mères ; nous donnerons la même liberté aux femmes, en exceptant leurs fils, leurs pères et leurs parents dans la ligne descendante et ascendante[21]. Mais en leur laissant ces libertés, nous leur recommanderons avant tout de prendre toutes leurs précautions pour ne pas mettre au jour un seul enfant, fût-il conçu ; ensuite, si leurs précautions sont déjouées, de se mettre dans l’esprit que l’État ne nourrira pas un tel enfant.

Voilà aussi, dit-il, de sages mesures ; mais par quel moyen distingueront-ils leurs pères, dleurs filles et les autres parents dont tu viens de parler ?

Ils ne les distingueront en aucune manière, répondis-je ; mais du jour où un guerrier se sera uni à une femme, il traitera les enfants qui naîtront au dixième ou au septième mois après, les mâles, de fils, les femelles, de filles ; ces enfants l’appelleront du nom de père ; et leurs enfants seront ses petits-fils et l’appelleront lui et sa femme du nom de grand-père et de grand’mère, et du nom de sœurs et de frères les enfants nés dans le temps où leurs pères et mères enfantaient ; en conséquence ils s’abstiendront entre eux, ecomme je le disais tout à l’heure, de tout commerce sexuel. Cependant la loi permettra l’union des frères et sœurs, si le tirage au sort le décide ainsi et si la Pythie le confirme[22].

C’est fort bien, dit-il.


La communauté
des femmes
et des enfants
réalise l’accord
dans l’État.

X  Voilà, Glaucon, ce que sera ou à peu près la communauté des femmes et des enfants entre les gardiens de l’État. Qu’elle s’accorde avec le reste de la constitution et qu’elle en soit la partie la plus excellente, c’est ce qu’il faut à présent établir solidement par la discussion. N’est-ce pas ce que nous avons à faire ?

462Si, par Zeus, dit-il.

Ne faut-il pas, pour nous mettre d’accord, nous demander avant tout quel est dans l’organisation de l’État le plus grand bien qu’on puisse citer, bien que le législateur doit avoir en vue en établissant ses lois, et quel est le plus grand mal, ensuite examiner si ce que j’ai proposé nous met sur la voie de ce bien ou nous éloigne de ce mal ?

Rien n’est plus nécessaire.

Or peut-on citer pour l’État un plus grand mal que celui qui le divise et d’un seul en fait plusieurs, bet un plus grand bien que celui qui l’unit et le rend un ?

On ne le peut.

Or ce qui unit, n’est-ce pas la communauté de la joie et de la douleur, lorsque, dans la mesure du possible, tous les citoyens se réjouissent ou s’affligent également des mêmes succès et des mêmes disgrâces ?

Assurément si, dit-il.

Au contraire, ce qui divise, n’est-ce pas l’égoïsme de la joie et de la douleur, quand les uns sont au désespoir et les autres au comble de la joie de ce qui arrive soit à l’État, soit cà des particuliers ?

Sans doute.

D’où vient cela, sinon de ce que tous les citoyens ne disent pas en même temps les mêmes mots : ceci est à moi, ceci n’est pas à moi, et de même quand ils parlent d’une chose qui leur est étrangère ?

Rien de plus certain.

Lorsque la plupart des citoyens disent de la même chose sous le même rapport : ceci est à moi, ceci n’est pas à moi, n’est-ce pas la marque du meilleur gouvernement ?

Du meilleur, et de beaucoup.

Et que dire de l’État qui se rapproche le plus de l’individu ? Quand, par exemple, nous avons reçu quelque coup au doigt, toute la communauté du corps et de l’âme, rangée sous le gouvernement unique du principe dqui la commande, sent le coup et souffre tout entière avec la partie blessée, et c’est ainsi que nous disons que l’homme a mal au doigt[23] ; et de toute autre partie de l’homme on dit de même que l’homme souffre, et qu’il a du plaisir, quand elle se guérit.

On dit de même en effet, fit-il ; et pour répondre à ta question, l’État le mieux gouverné est celui qui se rapproche le plus du modèle de l’individu.

Qu’il arrive quelque chose, bien ou mal, à un seul citoyen, un tel État sera, je pense, ele premier à dire que c’est lui qui souffre, et il se réjouira tout entier et s’affligera avec lui.

Cela doit être, dit-il, s’il est bien réglé.


XI  Il serait temps, dis-je, de revenir à notre État et d’examiner si les points acquis de la discussion s’appliquent particulièrement à lui ou s’appliquent mieux à quelque autre.

Examinons donc, dit-il.

463Eh bien, n’y a-t-il pas dans les autres États, comme dans le nôtre, des gouvernants et des sujets ?

Si.

Ne se donnent-ils pas tous entre eux le nom de citoyens ?

Sans doute.

Mais, outre ce nom de citoyens, comment le peuple dans les autres États appelle-t-il ses gouvernants ?

Dans la plupart il les appelle maîtres, mais dans les démocraties, il leur donne ce nom même de gouvernants.

Et dans le nôtre, outre le nom de citoyens, comment le peuple appelle-t-il ses gouvernants[24] ?

bSauveurs et défenseurs, répondit-il.

Et ceux-ci, comment appellent-ils le peuple ?

Dispensateur de leur salaire et de leur nourriture, dit-il.

Et les gouvernants des autres États, comment traitent-ils les peuples ?

D’esclaves, dit-il.

Et les gouvernants, comment se traitent-ils entre eux ?

De collègues de souveraineté.

Et chez nous ?

De gardiens du même troupeau.

Pourrais-tu me dire si dans les autres États un gouvernant peut traiter tel de ses collègues en ami, tel autre en étranger ?

Cela lui arrive souvent.

Alors il pense et dit que les intérêts de son ami sont les siens, cmais que ceux des autres ne le touchent pas.

Oui.

Mais parmi tes gardiens, en est-il un qui pourrait regarder ou traiter un de ses collègues comme un étranger ?

Aucun, dit-il, puisque en tous ceux qu’il rencontre il croira voir un frère ou une sœur, un père ou une mère, un fils ou une fille, ou des descendants ou des aïeux de tous ces parents.

C’est très bien dit, repris-je ; mais réponds encore : borneras-tu tes prescriptions à l’emploi de ces noms de parents, ou veux-tu encore que la conduite tout entière de nos citoyens réponde à ces noms, det qu’ils témoignent à leurs pères tout ce que la loi paternelle commande de respect, de soin, de soumission envers ceux qui nous ont mis au monde ; sans quoi ils ne devront attendre rien de bon ni des dieux, ni des hommes, puisqu’en se conduisant autrement que nous le demandons, ils joindraient l’impiété à l’injustice ? Ne sont-ce pas là pour toi les maximes que tous les citoyens feront sonner d’abord aux oreilles des enfants, à l’égard de ceux qu’on leur désignera comme leurs pères et de tous leurs autres parents ?

eCe sont ces maximes, dit-il ; car il serait ridicule qu’ils eussent toujours à la bouche ces noms de parents, sans y conformer leur conduite[25].

C’est donc dans notre État plus que dans tout autre que tous les citoyens diront ensemble, quand il arrivera du bien ou du mal à quelqu’un, cette parole que nous disions tout à l’heure : mes affaires vont bien ou mes affaires vont mal.

C’est très vrai, dit-il.

464N’avons-nous pas ajouté que cette manière de penser et de parler avait pour conséquence la communauté des plaisirs et des peines ?

Et nous avons eu raison de le dire.

Ainsi chez nous, plus que partout ailleurs, les citoyens participeront au même intérêt qu’ils appelleront leur intérêt, et cette participation entraînera une plus complète communauté de peine et de plaisir.

Beaucoup plus complète.

Or à quoi attribuer cet effet, sinon à notre constitution en général, mais plus particulièrement à la communauté des femmes et des enfants entre nos gardiens ?

Rien de plus certain, dit-il.


bXII  Mais nous avons reconnu que cette unité de sentiment était le plus grand bien de l’État, quand nous avons comparé un État bien constitué à un corps qui partage la douleur ou le plaisir d’une de ses parties.

Et nous avons eu raison, dit-il, de le reconnaître.

C’est donc pour nous chose démontrée que la communauté des femmes et des enfants entre les gardiens est la source du plus grand bien.

Parfaitement démontrée, fit-il.

J’ajoute que nous restons fidèles à ce que nous avons établi précédemment ; car nous avons dit que nos guerriers ne devaient avoir en propre ni maisons, ni terres, ni possession quelconque, mais que, crecevant des autres leur nourriture en récompense de leurs services, ils devaient la consommer tous en commun, pour être de véritables gardiens.

Nous avons eu raison, dit-il.


Plus de discordes.

Dès lors, je le répète, peut-on douter que les règlements que nous avions déjà faits et ceux que nous venons de faire ne contribuent encore davantage à faire d’eux des gardiens véritables et ne les empêchent de diviser l’État en appliquant le terme « mien » non pas à la même chose, mais l’un à une chose, l’autre à une autre, en traînant ce qu’ils pourraient acquérir séparément, l’un dans une maison à lui, l’autre dans une autre également à lui, den ayant une femme et des enfants différents qui, leur étant propres, leur donneraient des joies et des chagrins propres à chacun ; tandis qu’au contraire, s’ils pensent unanimement avoir le même intérêt, ils tendront tous au même but et ressentiront les mêmes impressions de peine et de plaisir, autant que cette conformité est possible.

Fort bien, dit-il.

Et les procès et les accusations mutuelles[26] ne disparaîtront-ils pas, autant dire, de chez eux, par ce fait qu’ils n’ont rien à eux que leur corps, et que tout le reste leur est commun ? En conséquence ils seront délivrés de toutes les querelles dont l’argent, eles enfants et les proches sont l’occasion.

Nécessairement, dit-il, ils en seront exempts.

Il n’y aura pas non plus chez eux de procès en justice pour sévices et violences. Si en effet ils sont attaqués par des gens de leur âge, ils se défendront eux-mêmes : nous déclarerons que cela est honnête et juste et nous leur ferons une obligation de protéger leur personne[27].

Bien, dit-il.

465Cette loi, ajoutai-je, a encore ceci de bon que si un homme s’emporte contre un autre et satisfait sa colère lui-même, comme je l’ai dit, il y aura moins de chances que la querelle ait des suites plus graves.

Assurément.

En tout cas le plus vieux aura autorité pour commander et châtier tous les jeunes.

Cela est évident.

Il ne l’est pas moins qu’un jeune, à moins qu’il n’en reçoive l’ordre des magistrats, n’osera ni violenter en quelque façon que ce soit, ni frapper un homme plus âgé — c’est chose trop naturelle — ni, je pense, lui faire aucun outrage : deux gardiens suffiront à l’arrêter, bla crainte et le respect, le respect l’empêchant de toucher à quelqu’un qui peut être son père, et la crainte lui faisant appréhender que les autres ne prennent la défense de la personne attaquée, les uns en qualité de fils, les autres en qualité de frères, les autres en qualité de pères.

C’est ce qui arrivera, dit-il.

De toute manière les lois assureront la paix entre nos guerriers.

Une paix profonde.

Mais s’ils ne connaissent pas la discorde entre eux, il n’est pas à craindre que le reste de la cité soit en dissension avec eux ou avec elle-même.

Non certes.

cQuant aux petits maux dont ils seront exempts, il sied à peine d’en parler et j’hésite à le faire : pauvres, ils n’auront pas à flatter les riches ; ils ne seront pas en butte à la gêne et aux peines qu’entraînent l’éducation des enfants et le soin d’amasser de l’argent pour l’indispensable entretien des serviteurs, et pour cela tantôt d’emprunter, tantôt de nier leurs dettes[28], tantôt de se procurer à tout prix des provisions pour les déposer entre les mains des femmes et des domestiques et leur en confier l’administration, et tous les inconvénients de toute sorte, cher ami, que tous ces soins occasionnent, inconvénients visibles, vils et indignes qu’on en parle.


Bonheur
des gardiens.

dXIII  Ils sont visibles en effet, dit-il, même pour un aveugle.

Exempts de toutes ces misères, nos guerriers mèneront une vie plus heureuse que la bienheureuse vie des vainqueurs d’Olympie.

Comment ?

C’est que ces vainqueurs n’ont qu’une petite partie des avantages dont jouissent nos guerriers ; car la victoire de ceux-ci est plus belle et l’entretien qu’ils reçoivent du public, plus complet ; en effet, en remportant la victoire, ils sauvent l’État tout entier, et en guise de couronne ils reçoivent, eux et leurs enfants, la nourriture et tout ce qui est nécessaire à leur entretien, eet de leur vivant la cité les comble d’honneurs, et, après leur mort, leur donne un tombeau digne d’eux.

Ces honneurs sont vraiment glorieux, dit-il.

Te rappelles-tu, dis-je, qu’au cours de notre discussion, je ne sais plus qui nous a reproché de ne pas rendre heureux nos guerriers, qui, 466pouvant avoir tout ce que possèdent les citoyens, n’avaient rien à eux ? Nous avons répondu que nous reprendrions, à l’occasion, l’examen de ce point, mais que pour le moment nous nous occupions de faire de nos gardiens des gardiens véritables et de rendre l’État aussi heureux que possible et que nous façonnions ce bonheur, sans avoir égard à un corps de citoyens isolé.

Je me le rappelle, dit-il.

Revenons maintenant à l’existence que mènent nos défenseurs. S’il est vrai qu’elle nous paraît plus belle et meilleure que celle des vainqueurs d’Olympie, bte paraît-il qu’elle puisse entrer en comparaison avec celle des cordonniers ou d’autres artisans ou avec celle des laboureurs[29] ?

Elle ne me paraît pas comparable, dit-il.

Au reste il me semble à propos de répéter ici ce que je disais alors : c’est que, si le gardien recherche un bonheur incompatible avec son caractère de gardien, s’il ne se contente pas de cette vie modeste, mais sûre, qui est selon nous la meilleure, s’il se laisse surprendre à une sotte et puérile idée de bonheur cqui le pousse à s’approprier tout ce qui est dans l’État, parce qu’il en a le pouvoir, il reconnaîtra qu’Hésiode était véritablement sage, quand il disait que « la moitié est en quelque manière plus que le tout ».

S’il veut, dit-il, me consulter, il s’en tiendra à sa condition.

Tu approuves donc, repris-je, que tout soit commun entre les femmes et les hommes, comme nous venons de l’expliquer, en ce qui concerne l’éducation, les enfants et la garde des autres citoyens ; que, soit qu’elles restent à la ville, soient qu’elles aillent à la guerre, elles prennent part à la garde de l’État, et chassent avec les hommes, comme les chiennes avec les chiens, det qu’elles partagent tout avec eux aussi complètement que possible ? Accordes-tu qu’en tout cela elles feront ce qu’il y a de mieux à faire, et qu’elles ne contrarieront pas l’ordre que la nature a établi entre l’homme et la femme, dans les choses où les deux sexes sont faits pour s’associer ensemble ?

Je l’accorde dit-il.


XIV  Ainsi, dis-je, il ne reste plus qu’à reconnaître s’il est possible d’établir chez les hommes cette communauté qui existe chez les autres animaux et par quel moyen cela est possible.

Tu m’as prévenu, dit-il : j’allais t’en parler.


Éducation
guerrière
des enfants.

ePour ce qui est de la guerre, repris-je, on voit assez, je pense, comment ils la feront.

Comment ? demanda-t-il.

Ils la feront en commun, et de plus ils y mèneront ceux de leurs enfants qui seront assez forts pour les suivre, afin que, comme les enfants des artisans, ils voient faire ce qu’il leur faudra faire quand ils seront grands ; non contents de regarder, 467ils feront aussi l’office d’intermédiaires et d’assistants en tout ce qui a rapport à la guerre, et ils serviront leurs pères et mères. N’as-tu pas remarqué ce qui se pratique dans les autres métiers, combien de temps par exemple les fils des potiers[30] servent et regardent avant de fabriquer eux-mêmes ?

Si fait.

Eh bien, les potiers doivent-ils mettre plus de soin que les gardiens à former leurs enfants par l’expérience et la vue de ce qu’il faut faire ?

Ce serait vraiment ridicule, répondit-il.

D’ailleurs tout animal combat avec bien plus de courage lorsque bses petits sont présents[31].

C’est vrai ; mais le danger, Socrate, n’est pas mince en cas d’échec, et le cas n’est pas rare à la guerre : si en effet ils entraînent leurs enfants dans leur perte, ils mettent l’État dans l’impuissance de s’en relever.

Tu dis vrai, répondis-je, mais tout d’abord penses-tu qu’il faut s’arranger pour ne jamais affronter le danger ?

Pas du tout.

Eh bien, s’il est un cas où il faille l’affronter, n’est-ce pas quand on en sortira meilleur, si l’on réussit ?

Évidemment si.

cOr crois-tu que c’est un avantage médiocre et qui ne vaut pas le risque où l’on s’expose, que de faire voir la guerre dès leur enfance à ceux qui seront un jour des hommes de guerre ?

Non, l’avantage est important au point de vue où tu le places.

Il faut donc s’arranger pour donner aux enfants le spectacle de la guerre, en pourvoyant d’ailleurs à leur sûreté, et ce sera parfait, n’est-ce pas ?

Oui.

Tout d’abord, repris-je, leurs pères ne seront-ils pas aussi habiles qu’il est possible à l’homme, et ne seront-ils pas aptes à reconnaître dles expéditions périlleuses et celles qui ne le sont pas ?

C’est vraisemblable, dit-il.

Ils les mèneront donc aux unes, et se garderont de les exposer aux autres.

C’est juste.

Et pour les commander, repris-je, ils ne prendront pas les moins capables, mais ceux qui par leur expérience et leur âge seront de bons guides et de bons gouverneurs.

C’est ce qu’il convient de faire.

Nous avouerons en effet que les choses tournent souvent autrement qu’on ne s’y attend.

Oui, certes.

Pour les prémunir contre les surprises de cette sorte, il faut, ami, leur donner des ailes dès l’enfance, afin qu’ils puissent au besoin s’échapper en volant.

eQue veux-tu dire ? demanda-t-il.

Il faut, dis-je, les faire monter à cheval le plus tôt possible, et quand on leur aura appris l’équitation, les mener voir la guerre, non sur des chevaux ardents et belliqueux, mais sur les plus vites et les plus doux à la main qu’on pourra trouver ; c’est le meilleur moyen de leur faire voir ce qu’ils auront à faire un jour, et le plus sûr, pour qu’au besoin ils se sauvent en suivant leurs vieux gouverneurs.

Il me semble, dit-il, que ton idée est fort bonne.


Punitions
et récompenses
guerrières.

468Et la guerre ? poursuivis-je : comment réglerons-nous les rapports des soldats entre eux et avec les ennemis ? Vois si mon idée est juste ou non.

Laquelle ? dit-il ; explique-toi.

Si, repris-je, l’un d’eux abandonne son rang, ou jette ses armes, ou commet quelque autre lâcheté pareille, ne faut-il pas faire de lui un artisan ou un laboureur[32] ?

Assurément si.

Et si l’un d’eux se laisse prendre vivant par les ennemis, ne faut-il pas en faire cadeau à ceux qui l’ont pris et les laisser disposer à leur gré de leur butin ?

bAssurément.

Mais pour celui qui se sera signalé par sa bravoure, n’es-tu pas d’avis que tout d’abord pendant l’expédition les jeunes gens et les enfants qui sont ses compagnons d’armes le couronnent chacun à leur tour ?

J’en suis d’avis.

Qu’ensuite ils lui serrent la main ?

J’en suis d’avis aussi.

Mais, repris-je, voici quelque chose qui n’aura plus, je crois, ton assentiment.

Quoi ?

Qu’il baise chacun d’eux et soit baisé par chacun[33].

Je l’approuve au contraire au plus haut point, et j’ajoute à cette prescription que, cpendant toute la durée de la campagne, personne n’aura le droit de lui refuser un baiser, s’il le demande ; par là, si par hasard un guerrier est épris d’un homme ou d’une femme, il sera plus ardent à remporter le prix de la valeur.

Parfait ! dis-je ; au surplus nous avons déjà dit que le citoyen d’élite convolera plus souvent que les autres et qu’on lui choisira plus souvent des femmes qui lui ressemblent, afin qu’il naisse de lui le plus d’enfants possible.

Nous l’avons dit en effet, fit-il.


XV  Mais voici encore, d’après Homère, une autre manière d’honorer dignement la bravoure des jeunes gens, dHomère dit[34] en effet qu’Ajax s’étant distingué dans la bataille, on lui servit par faveur un long morceau de râble, marque d’estime qui convenait à un héros dans la force de l’âge et qui devait à la fois honorer sa vaillance et accroître sa force.

Fort bien, dit-il.

Nous suivrons donc en ce point du moins, repris-je, l’autorité d’Homère. Nous aussi, et dans les sacrifices et dans toutes les solennités semblables, nous honorerons les braves selon leur mérite, non seulement par des hymnes et par les distinctions dont nous parlions tout à l’heure, mais encore par des places d’honneur, edes viandes et des coupes pleines, afin de fortifier, tout en leur marquant notre admiration, les hommes et les femmes de courage.

C’est très bien parler, dit-il.

Voilà un point réglé. Pour ceux qui seront morts à la guerre, après avoir signalé leur vaillance, ne dirons-nous pas d’abord qu’ils sont de la race d’or ?

Sans aucun doute.

Mais ne croirons-nous pas avec Hésiode que les hommes de cette race

469« deviennent des démons terrestres, sacrés, excellents, qui écartent les maux des mortels et veillent à leur conservation ?[35] »

Certainement, nous le croirons.

Nous demanderons à l’oracle quelles funérailles et quels honneurs particuliers il faut accorder à ces hommes qui tiennent des démons et des dieux, et nous les enterrerons comme l’oracle nous l’aura prescrit.

C’est ce que nous ferons.

Et dès lors nous soignerons et vénérerons leurs tombes, comme s’ils étaient des démons. bNous rendrons les mêmes honneurs à ceux qui mourront de vieillesse ou autrement, après s’être signalés dans leur vie par une éminente vertu.

Ce sera justice, dit-il.


Conduite
à tenir envers
l’ennemi.

Et maintenant à l’égard des ennemis comment nos soldats se comporteront-ils ?

En quoi ?

Premièrement en ce qui concerne l’esclavage, paraît-il juste que des cités grecques réduisent des Grecs en servitude ? ne devrait-on pas l’interdire, autant qu’il est possible, même aux autres États et les habituer à respecter la race grecque, excellente mesure cpour éviter d’être asservi par les barbares ?

De toute manière, dit-il, il importe de l’épargner.

Par conséquent nous n’aurons pas nous-mêmes d’esclaves grecs et nous conseillerons aux autres Grecs de faire comme nous ?

C’est tout à fait mon avis, dit-il ; s’ils nous écoutaient, ils se tourneraient plutôt contre les barbares et s’abstiendraient de toute guerre entre eux[36].

Et, ajoutai-je, la coutume de dépouiller les morts après la victoire — mettons les armes à part — te paraît-elle bonne ? N’est-ce pas pour les lâches dun prétexte de ne pas marcher à l’ennemi, comme s’ils remplissaient un devoir indispensable, en restant penchés sur un cadavre ? D’ailleurs cette rapacité a déjà causé la perte de plus d’une armée.

C’est certain.

N’est-ce pas à tes yeux une vile cupidité de dépouiller un mort ? N’est-ce pas une petitesse d’esprit digne d’une femme de traiter en ennemi un cadavre, alors que l’ennemi s’est envolé, ne laissant là que l’instrument avec lequel il combattait ? eFais-tu quelque différence entre ceux qui font cela et les chiens qui s’en prennent à la pierre qui les a frappés, sans toucher à celui qui l’a lancée ?

Pas la moindre, dit-il.

Il faut donc renoncer à dépouiller les morts, et permettre à l’ennemi de les relever[37].

Oui, par Zeus, dit-il, il faut le faire.


XVI  Nous n’irons pas non plus porter les armes dans les temples, pour les suspendre aux murs[38], surtout les armes des Grecs, pour peu que nous ayons à cœur de montrer notre bienveillance envers les autres Grecs. 470Nous craindrons bien plutôt qu’il n’y ait quelque chose de sacrilège à porter dans un temple des dépouilles enlevées à des parents, à moins que l’oracle n’en décide autrement.

C’est très juste, dit-il.

Et pour la dévastation du territoire grec et l’incendie des maisons, quelle sera, dis-moi, la conduite des soldats à l’égard des ennemis ?

C’est à toi d’expliquer ta pensée, si tu veux me faire plaisir.

Moi, repris-je, je suis d’avis qu’on ne fasse ni dévastation ni incendie bet qu’on se borne à enlever la récolte de l’année ; veux-tu que je te dise pourquoi ?

Certainement.

Il me semble que, s’il y a deux mots pour désigner la guerre et la discorde, c’est qu’il y a aussi deux choses qui se rapportent à deux sortes de différends, et ces deux choses sont, je crois, d’un côté la parenté et la communauté d’origine, de l’autre la différence de race et de sang ; l’inimitié entre parents s’appelle discorde, entre étrangers, guerre.

Cette distinction, dit-il, est fort exacte.

cVois si ce que je vais dire est exact aussi. Je soutiens que les peuples grecs sont unis par la parenté et la communauté d’origine[39], et diffèrent des barbares par la race et le sang.

Tu as raison, dit-il.

Quand donc les Grecs se battront avec les barbares et les barbares avec les Grecs, nous dirons qu’ils se font la guerre, qu’ils sont naturellement ennemis, et cette inimitié méritera le nom de guerre ; mais que des Grecs se battent avec des Grecs, quand nous verrons cela, nous dirons qu’ils n’en sont pas moins naturellement amis, mais qu’en ce cas la Grèce est malade et en discorde, det ce nom de discorde est celui qui s’applique à une telle inimitié.

J’en conviens dit-il : mes vues sur ce point sont les tiennes.


La guerre entre
Grecs.

Considère donc les choses, repris-je, à la lumière de la définition que nous venons d’admettre. Partout où la discorde s’élève et où l’État est divisé, si chacun des deux partis ravage les champs et brûle les maisons de l’autre, vois combien elle paraît funeste et suppose dans les deux partis peu d’amour de la patrie ; autrement ils n’oseraient jamais déchirer ainsi leur nourrice et leur mère. Ce qui est raisonnable, c’est que les vainqueurs enlèvent la récolte des vaincus et qu’ils pensent qu’ils se réconcilieront eensemble et ne seront pas toujours en guerre.

Cette façon de penser témoigne beaucoup plus d’humanité que l’autre.

Mais quoi ? repris-je, l’État que tu veux fonder ne sera-t-il pas un État grec ?

Nécessairement, répondit-il.

Les citoyens n’en seront-ils pas bons et doux ?

Assurément si.

Ne seront-ils pas amis des Grecs, ne sentiront-ils pas leur parenté avec la Grèce et n’en partageront-ils pas la religion ?

Certes si.

471S’ils ont un différend avec les Grecs, ne le considéreront ils pas comme une discorde, puisqu’il sera entre parents, sans lui donner le nom de guerre ?

Si, en effet.

Dès lors ils mèneront les hostilités comme des gens destinés à se réconcilier ?

Assurément.

Ils les ramèneront doucement à la raison, sans pousser le châtiment jusqu’à les asservir ou les détruire ; car ils verront en eux des amis à corriger, non des ennemis.

C’est bien cela, dit-il.

Grecs, ils ne ravageront pas la Grèce, ils ne brûleront pas les maisons, ils ne regarderont pas comme ennemis tous les habitants d’un État, hommes, femmes, enfants, mais seulement les auteurs du différend qui sont toujours en petit nombre ; baussi ne voudront-ils pas ravager un territoire dont la plupart des habitants sont leurs amis, ni renverser les maisons, et ils ne poursuivront pas les hostilités au delà du moment où les coupables seront contraints par les innocents qui souffrent de donner satisfaction.

Je reconnais avec toi, dit-il, que telle doit être la conduite de nos citoyens envers leurs adversaires, et qu’à l’égard des barbares ils doivent se comporter comme les Grecs le font entre eux à présent.

Posons donc aussi en loi que nos gardiens ne ravageront pas la terre cet ne brûleront pas les maisons.

Posons-le, dit-il, et reconnaissons la bonté de cette loi comme des précédentes.


Notre État
est-il réalisable ?
Il le sera quand
les philosophes
seront rois.

XVII  Mais en réalité[40] je crois, Socrate, que, si on te laisse continuer sur cette matière, tu ne te souviendras jamais du sujet que tu as écarté tout à l’heure pour entrer dans tous ces développements, je veux dire la possibilité de réaliser notre constitution et le moyen d’y parvenir. Je te concède en effet que, si elle était réalisée, l’État où elle le serait, en recevrait des avantages de toute sorte ; j’y en ajouterai même de mon chef d’autres que tu laisses de côté, dpar exemple que les guerriers y combattraient d’autant mieux les ennemis qu’ils s’abandonneraient moins les uns les autres, parce qu’ils se connaîtraient et se donneraient entre eux les noms de frères, de pères ou de fils ; si de plus les femmes prenaient part à la guerre, soit qu’on les mît en ligne avec les hommes, soit qu’on les rangeât derrière le corps de bataille pour faire peur à l’ennemi et pour servir de renfort en cas de besoin, je sais que cette présence des femmes rendrait nos guerriers invincibles ; je vois aussi qu’ils goûteraient ependant la paix mille biens dont tu n’as rien dit. Mais puisque je t’accorde que l’on jouirait de tous ces avantages et de mille autres encore, si notre constitution était appliquée, ne parle plus de la constitution même, mais essayons de nous prouver à nous-mêmes qu’elle est réalisable et comment elle l’est, et laissons de côté le reste[41].

472Avec quelle soudaineté, repris-je, tu as fait pour ainsi dire irruption dans mon discours, et comme tu es peu indulgent à mes hésitations ! Peut-être ne te rends-tu pas compte qu’après les deux vagues auxquelles j’ai échappé non sans peine, tu lances contre moi la troisième vague, la plus grosse et la plus difficile à vaincre ; quand tu l’auras vue et entendue, tu m’excuseras pleinement et tu reconnaîtras que ce n’était pas sans raison que j’hésitais et craignais d’avancer une proposition si étrange et d’entreprendre de l’approfondir.

Plus tu allégueras de telles excuses, répliqua-t-il, plus nous te presserons d’expliquer bcomment il est possible de réaliser notre constitution ; parle donc, sans nous remettre davantage.

Il faut d’abord nous souvenir, dis-je, que c’est en recherchant la nature de la justice et de l’injustice que nous en sommes arrivés à ce point.

Soit ! mais que fait cela ? demanda-t-il.

Rien ; mais si nous parvenons à découvrir la nature de la justice, exigerons-nous que l’homme juste ne diffère en rien de cette justice, et qu’il lui soit absolument identique, ou bien nous suffira-t-il cqu’il s’en rapproche le plus possible et qu’il y ait plus de part que les autres hommes ?

Ceci, dit-il, nous suffira.

C’était donc, repris-je, en vue d’avoir un modèle que nous cherchions ce qu’est la justice en soi, et ce que serait l’homme parfaitement juste, s’il pouvait exister, et de même ce qu’est l’injustice, et l’homme complètement injuste. Notre dessein était de considérer ces deux hommes et de nous rendre compte de leur bonheur ou de leur malheur, afin d’être obligés de reconnaître drelativement à nous-mêmes que celui qui aura le plus de ressemblance à eux aura le sort le plus semblable au leur ; mais notre intention n’était pas de prouver que ces modèles pussent se réaliser[42].

Tu dis vrai, répondit-il.

Penses-tu qu’un peintre aurait moins de valeur, parce qu’après avoir dessiné le plus beau modèle d’homme qui se puisse voir et en avoir rendu tous les traits en perfection, il serait incapable de prouver qu’un tel homme peut exister ?

Non, par Zeus, fit-il.

Eh bien, dirons-nous, n’avons-nous pas, nous aussi, tracé en paroles ele modèle d’un État parfait ?

Si.

Crois-tu que ce nous avons dit perde de son prix, si nous ne pouvons pas prouver qu’il est possible de former un État sur ce modèle ?

Non certes, dit-il.

Telle est donc la vérité, dis-je ; mais s’il me faut encore, pour te faire plaisir, m’appliquer à prouver par quel moyen principalement et jusqu’à quel point un tel État serait réalisable, il faut encore une fois pour cette démonstration que tu me fasses les mêmes concessions ?

Lesquelles ?

473Est-il possible d’exécuter un chose telle qu’on la décrit ? N’est-il pas dans la nature des choses que l’exécution approche moins du vrai que le discours[43] ? On peut penser autrement ; mais toi, m’accordes-tu cela, ou non ?

Je te l’accorde, dit-il.

N’exige donc pas que je réalise en effet ce que j’ai décrit en paroles ; mais si je puis découvrir comment on pourrait établir un État très rapproché de notre idéal, reconnais que j’ai démontré ce que tu me demandes, la possibilité de réaliser notre constitution. bNe serais-tu pas content d’un tel résultat ? Pour moi, je le serais.

Moi aussi, dit-il.


XVIII  Après cela, semble-t-il, il faut essayer de rechercher et de montrer les défauts qui font que les États d’aujourd’hui ne sont pas gouvernés comme le nôtre, et quel changement, aussi léger que possible, les ferait entrer dans l’esprit de notre constitution, changement qui pourrait fort bien se borner à un point, sinon à deux, en tout cas à un très petit nombre de choses de peu d’importance.

cFort bien, dit-il.

Eh bien, repris-je, changeons-y une seule chose, et je crois pouvoir montrer que ces États changeront de face ; il est vrai que cette chose n’est ni petite, ni facile ; mais elle est possible.

Quelle est-elle ? demanda-t-il.

Me voici arrivé, répondis-je, à ce que nous avons comparé à la plus grosse vague ; le mot sera dit pourtant, dût-il, comme une vague qui éclaterait de rire, me submerger sous le ridicule et le dédain. Examine ce que je vais dire.

Parle, dit-il.

À moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois dans les États, dou que ceux qu’on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu’on ne voie réunis dans le même sujet la puissance politique et la philosophie, à moins que d’autre part une loi rigoureuse n’écarte des affaires la foule de ceux que leurs talents portent vers l’une ou l’autre exclusivement, il n’y aura pas, mon cher Glaucon, de relâche aux maux qui désolent les États, ni même, je crois, à ceux du genre humain ; jamais, avant cela, la constitution que nous venons de tracer en idée ne naîtra, edans la mesure où elle est réalisable, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que depuis longtemps j’hésitais à déclarer, parce que je prévoyais combien j’allais choquer l’opinion reçue ; on aura peine en effet à concevoir que le bonheur public et privé n’est pas possible ailleurs que dans notre État.

Et lui : Ô Socrate, s’écria-t-il, quel mot, quelle déclaration tu viens de lâcher ! En la proférant, tu devais t’attendre à voir bien des gens, et des gens qui ne sont pas à mépriser, jeter bas leurs habits en toute hâte, 474et faisant arme de ce qu’ils trouveront sous la main, fondre sur toi de toutes leurs forces, pour t’accommoder de la belle manière. Si tu ne les repousses pas à coups d’arguments et ne parviens pas à leur échapper, à coup sûr, leurs moqueries te feront payer ta témérité[44].

À qui la faute, dis-je, sinon à toi ?

Je m’en félicite, répondit-il ; mais sois assuré que je ne t’abandonnerai pas et que je te seconderai de tout mon pouvoir, c’est-à-dire de mes vœux et de mes encouragements ; peut-être aussi répondrai-je à tes questions plus à propos bqu’un autre. Fort d’une telle assistance, essaye de montrer aux incrédules que la raison est avec toi.

J’essaierai donc, dis-je, puisque je trouve en toi un allié si réconfortant. Or il me paraît nécessaire, si je veux échapper aux gens dont tu parles, de leur expliquer quelle sorte de gens sont les philosophes à qui nous osons dire qu’il faut déférer le gouvernement[45], afin qu’après les avoir bien fait connaître, nous puissions nous défendre, en montrant que la nature a fait les uns cpour s’attacher à la philosophie et commander dans l’État, et les autres pour s’abstenir de philosopher et obéir à celui qui gouverne.

C’est le moment de l’expliquer, dit-il.

Eh bien donc, suis-moi, pour voir si j’ai quelque droit au titre de bon guide.

Va donc, dit-il.

Est-il besoin que je te rappelle, repris-je, ou te rappelles-tu toi-même que, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il aime un objet, il doit, si le mot est juste, montrer son amour non pour une partie, à l’exclusion d’une autre, mais pour l’objet tout entier ?


Définition
du philosophe ;
il aime la vérité
tout entière.

dXIX  Il me semble, dit-il, que tu ferais bien de me le rappeler ; car je ne m’en souviens pas très bien.

On passerait à un autre, Glaucon, repris-je, de parler ainsi ; mais un homme expert en amour devrait savoir que tout ce qui est dans la fleur de la jeunesse mord le cœur, si je puis dire, et trouble l’esprit d’un homme qui aime ou qui est porté à l’amour, et lui semble digne de ses soins et de sa tendresse. N’est-ce pas ainsi que vous en usez à l’égard des beaux garçons ? Que l’un d’eux soit camus, vous l’en louerez en l’appelant gracieux ; d’un nez crochu, vous dites qu’il est royal ; d’un nez qui tient le milieu entre l’un et l’autre, qu’il est parfaitement proportionné ; epour vous, les enfants au teint noir ont l’air martial, les enfants au teint blanc sont les enfants des dieux ; on parle aussi de teint de miel, expression qui ne peut venir, n’est-ce pas ? que d’un amant qui déguise un défaut sous un terme de louange et s’accommode facilement de la pâleur de l’objet aimé, pourvu qu’il soit en sa fleur[46]. En un mot, vous usez de tous les prétextes, et vous chantez sur tous les tons, pour ne laisser échapper aucun de ceux qui sont dans la fleur de l’âge.

475Si c’est sur moi, dit-il, que tu prétends décrire les amoureux et leurs habitudes, j’y consens, dans l’intérêt de la discussion.

Et ceux qui aiment le vin, repris-je, ne vois-tu pas qu’ils en usent de même et que tout prétexte leur est bon pour aimer n’importe quel vin ?

C’est vrai.

Pour parler aussi des ambitieux, tu remarques bien, je pense, que, s’ils ne peuvent commander en chef, ils commandent le tiers de leur tribu, et que, s’ils ne peuvent être honorés par les personnages puissants et révérés, ils se contentent de l’être par leurs inférieurs et par des gens sans conséquence, parce qu’ils sont avides de distinctions, quelles bqu’elles soient.

Sans aucun doute.

Réponds-moi maintenant oui ou non. Quand on dit de quelqu’un qu’il désire une chose, entend-on qu’il la désire dans sa totalité, ou qu’il en désire une partie, non l’autre ?

Qu’il la désire dans sa totalité, répondit-il.

Ne dirons-nous pas aussi du philosophe qu’il désire de la sagesse non pas telle partie, à l’exclusion du reste, mais qu’il la désire toute ?

C’est vrai.

Si donc quelqu’un a de l’aversion pour les sciences, surtout s’il est jeune et ne sait pas encore discerner ce qui est bon de ce qui ne l’est pas, cnous ne dirons pas qu’il aime la science ni la philosophie, de même que, si un homme a de la répugnance à manger, nous ne dirons pas qu’il a faim, ni qu’il désire manger, ni qu’il est gourmand, mais qu’il est dégoûté.

Et nous aurons raison de le dire.

Mais si un homme est tout disposé à goûter à toutes les sciences, se porte volontiers à l’étude et y montre une ardeur insatiable, celui-là, n’aurons-nous pas raison de l’appeler philosophe ? Qu’en dis-tu ?


Distinction
entre le philosophe
et le curieux.

dEt Glaucon répondit : À t’entendre, beaucoup de gens, et des gens bien singuliers, qui répondent à ce modèle ; il me semble en effet que tous les coureurs de spectacles sont de ceux-là par le plaisir qu’ils ont d’apprendre ; il y a aussi les amateurs d’auditions qu’il serait fort étrange de ranger parmi les philosophes, gens qui ne se dérangeraient pas volontiers pour entendre des discours et un entretien comme celui-ci, mais qui courent partout, comme s’ils avaient loué leurs oreilles, pour écouter tous les chœurs des Dionysies[47], sans en manquer un seul ni à la ville ni à la campagne. Est-ce que tous ces gens-là et tous ceux qui s’appliquent eà des futilités pareilles et à des arts infimes méritent, selon toi, le nom de philosophes ?

Nullement, dis-je : ils n’en ont que l’apparence.


XX  Mais les vrais philosophes, demanda-t-il, qui sont-ils selon toi ?

Ceux qui aiment à contempler la vérité, répondis-je.

C’est fort bien, fit-il ; mais explique ta pensée.

Ce ne serait pas du tout facile, dis-je, vis à vis d’un autre ; mais toi, je crois que tu m’accorderas ce point ?

Lequel ?

476Que le beau, étant le contraire du laid, ils sont deux.

Sans contredit.

Et puisqu’ils sont deux, que chacun d’eux est un. Je te l’accorde aussi.

Il faut en dire autant du juste et de l’injuste, du bon et du mauvais et de toutes les idées ; chacune prise en soi est une ; mais, comme elles apparaissent partout mélangées aux actions, aux corps, et entre elles-mêmes, chacune d’elles a des aspects multiples.

C’est juste, dit-il.

C’est sur cette observation, repris-je, que je fonde ma distinction : je mets d’un côté ceux que tu appelais tout à l’heure amateurs de spectacles, amis des arts et hommes d’action, bet de l’autre ceux dont nous parlons, qui seuls méritent le nom de philosophes[48].

Explique ta pensée, dit-il.

Les amateurs de sons et de spectacles, repris-je, se délectent des belles voix, des belles couleurs, des belles formes et de tous les ouvrages où se manifeste la beauté ; mais leur esprit est incapable d’apercevoir et d’aimer la nature du beau en soi.

C’est ainsi, en effet, dit-il.

Mais ceux qui sont capables de s’élever jusqu’au beau en soi et de le contempler dans son essence, ne sont-ils pas rares ?

cCertes si.


La science
et l’opinion.

Si un homme reconnaît qu’il y a de belles choses, mais ne croit pas à l’existence de la beauté en soi et se montre incapable de suivre celui qui voudrait lui en donner la connaissance, crois-tu qu’il vive réellement, ou que sa vie ne soit qu’un rêve ? Prends garde à ce que c’est que rêver. N’est-ce pas, soit en dormant, soit en veillant, prendre un objet qui ressemble à un autre, non point pour l’image de cet objet, mais pour l’objet lui-même auquel il ressemble ?

Pour moi du moins, dit-il, c’est ce que j’appelle rêver.

Au contraire, celui qui reconnaît l’existence de la beauté absolue et qui est capable dd’apercevoir à la fois cette beauté et les choses qui en participent, sans confondre ces choses avec le beau ni le beau avec ces choses, sa vie te semble-t-elle une réalité ou un rêve ?

Bien certainement, dit-il, c’est une réalité.

La pensée de cet homme qui connaît mérite donc selon nous le nom de connaissance ; celle de l’autre, qui juge sur l’apparence, le nom d’opinion.

Assurément.

Mais si cet homme[49] dont nous disons qu’il n’a que l’opinion, et non la connaissance, se fâchait contre nous et nous contestait notre assertion, en’aurions-nous pas de quoi le calmer et le persuader doucement, sans lui laisser voir qu’il a l’esprit malade ?

C’est notre devoir de le faire, dit-il.

Eh bien, allons, cherche ce que nous pouvons répondre, ou bien veux-tu que nous lui posions des questions, l’assurant que, s’il sait quelque chose, nous n’en sommes pas jaloux, mais que nous serions heureux de trouver un homme qui sait quelque chose ? Réponds-nous, lui demanderai-je : celui qui connaît, connaît-il quelque chose ou rien ? Réponds à sa place, toi.

Je répondrai, dit-il, qu’il connaît quelque chose.

Qui est ou qui n’est pas ?

477Qui est ; car le moyen de connaître quelque chose qui n’est pas ?

Ainsi nous tenons pour certain, à quelque point de vue que nous nous placions, que ce qui est absolument est connaissable absolument, et que ce qui n’existe en aucune façon, n’est connaissable en aucune façon ?

C’est très certain.

Voilà qui est bien. Mais s’il y a des choses ainsi faites qu’elles sont à la fois et ne sont pas, ne tiendront-elles pas le milieu entre l’être pur et le non être absolu ?

Elles le tiendront.

bSi donc la connaissance se rapporte à l’être, et si l’ignorance doit être rapportée au non être, il faut chercher pour ce milieu un milieu entre l’ignorance et la science, supposé qu’il existe quelque chose de semblable.

Assurément.

Est-ce quelque chose que l’opinion ?

Sans doute.

Est-ce une faculté distincte de la science, ou est-ce la même ?

C’est une faculté distincte.

Ainsi donc l’opinion a pour objet une chose, la science une autre, chacune selon sa faculté propre ?

Oui.

La science, qui se rapporte à l’être, n’a-t-elle pas pour objet de connaître ce qu’est l’être ? Mais il me semble qu’il faut, avant d’aller plus loin, faire une distinction.

Laquelle ?


c XXI  Nous disons que les facultés sont des espèces de forces auxquelles nous devons de pouvoir faire ce que nous pouvons faire, nous et tous les autres agents. Par exemple je dis que la vue et l’ouïe sont des facultés. Comprends-tu ce que je veux dire par ce nom générique ?

Oui, dit-il, je comprends.

Écoute l’idée que je me fais des facultés. Je ne vois en elles ni couleur ni forme, ni aucune des qualités du même genre qu’on voit en beaucoup d’autres objets, qualités dont il me suffit de considérer quelques-unes pour distinguer à part moi ces objets et dire que les uns sont telle chose et les autres telle autre. dDans une faculté je ne considère que son objet et ses effets : c’est en me fondant là-dessus que j’ai donné à chacune son nom, et que j’appelle identiques celles qui ont le même objet et produisent les mêmes effets, et différentes celles qui ont un objet différent et produisent un effet différent. Et toi, comment les distingues-tu ?

De la même manière, dit-il.

Maintenant, dis-je, revenons à la science, excellent ami. La mets-tu elle-même au nombre des facultés, ou si tu la classes dans une autre espèce ?

eC’est une faculté, dit-il ; c’est même la plus puissante de toutes.

Et l’opinion ? la rangerons-nous dans les facultés ou dans quelque autre espèce ?

Nous ne la rangerons pas dans une autre espèce, dit-il ; car l’opinion n’est autre chose que la faculté qui nous rend capables de juger sur l’apparence.

Mais il n’y a qu’un instant tu as reconnu que la science et l’opinion n’étaient pas la même chose.

Comment en effet, dit-il, un homme sensé confondrait-il ce qui est infaillible avec ce qui ne l’est pas ?

478Bien, dis-je. Il est clair que nous sommes d’accord sur ce point, que la science et l’opinion diffèrent.

Oui.

Chacune d’elles ayant un effet différent est donc faite pour un objet différent ?

Nécessairement.

Or la science, n’est-ce pas ? a pour objet l’être et le connaît en son essence.

Oui.

Mais l’opinion, disons-nous, saisit les apparences ?

Oui.

Connaît-elle la même chose que la science, et la même chose peut-elle tomber à la fois sous la connaissance et l’opinion, ou est-ce impossible ?

C’est impossible, dit-il, d’après les principes que nous avons admis. S’il est vrai que les facultés ont des objets différents, si d’ailleurs la science et l’opinion sont l’une et l’autre des facultés, bet des facultés différentes, comme nous l’affirmons, il s’ensuit que la même chose ne peut être à la fois l’objet de la science et de l’opinion.

Dès lors si l’objet de la science est l’être, celui de l’opinion sera autre chose que l’être ?

Oui.

Sera-ce le non être, ou est-il impossible aussi que le non être soit l’objet de l’opinion[50] ? Réfléchis : celui qui a une opinion ne l’a-t-il pas sur quelque chose, ou peut-on avoir une opinion qui ne s’applique à rien ?

C’est impossible.

Ainsi celui qui a une opinion l’a sur quelque chose ?

Oui.

Mais le non être n’est pas une chose, il n’est rien, à parler cexactement.

Assurément.

Au non être nous avons dû rapporter l’ignorance, et à l’être la connaissance.

Avec raison, dit-il.

L’opinion ne s’applique donc ni à l’être, ni au non être.

Non, en effet.

Par conséquent l’opinion ne saurait être ni l’ignorance, ni la connaissance.

Il ne semble pas.

Est-elle donc en dehors des deux et, surpasse-t-elle la connaissance en clarté ou l’ignorance en obscurité[51] ?

Ni l’un ni l’autre.

Mais alors, repris-je, l’opinion te semble plus obscure que la connaissance et plus lumineuse que l’ignorance ?

De beaucoup, dit-il.

dElle est donc entre les deux ?

Oui.

L’opinion est donc quelque chose d’intermédiaire entre l’une et l’autre ?

Certainement.

N’avons-nous pas dit précédemment que, si nous trouvions quelque chose qui fût à la fois et ne fût pas, cette chose tiendrait le milieu entre l’être pur et le non être absolu, et qu’elle ne serait l’objet ni de la science, ni de l’ignorance, mais d’une faculté qui apparaîtrait entre l’ignorance et la science ?

Nous l’avons dit avec raison.

Or nous venons de voir que cette faculté intermédiaire est ce que nous appelons l’opinion.

Oui.


L’objet de l’opinion.

eXXII  Il nous reste à trouver, ce semble, ce qui participe à la fois de l’être et du non être, et qui n’est, à proprement parler, ni l’être ni le non être purs. Si nous le découvrons, nous le tiendrons à juste titre pour l’objet de l’opinion, et nous assignerons les extrêmes aux facultés extrêmes et l’intermédiaire à la faculté intermédiaire. N’estce pas ce qu’il faut faire ?

Si.

Ceci posé, qu’il parle, dirai-je, qu’il réponde, ce brave contradicteur qui ne croit pas 479qu’il existe quelque chose de beau en soi, ni aucune idée du beau absolu toujours identique à elle-même, et qui ne reconnaît que la foule des belles choses, cet amateur de spectacles qui ne peut souffrir qu’on lui parle de la beauté et de la justice uniques et des autres réalités semblables. Voyons, mon brave, lui dirai-je ; dans le grand nombre de ces belles choses, y en a-t-il une qui n’ait pas un côté laid, et parmi les choses justes, une qui n’ait pas un côté injuste, et parmi les choses saintes une qui n’ait son côté impie, et ainsi des autres ?

Non, répondit-il, les choses belles paraissent elles-mêmes forcément laides sous quelque rapport, bet ainsi de toutes celles dont tu parles.

Et les quantités doubles ne peuvent-elles pas être considérées comme des moitiés aussi bien que comme des doubles ?

Si.

Et les choses grandes ou petites, légères ou pesantes méritent-elles plutôt ces qualifications que nous leur donnons que les qualifications contraires ?

Non, dit-il, car chacune tiendra toujours des deux à la fois.

Et chacune de ces choses nombreuses est-elle plutôt qu’elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est ?

Elles ressemblent, dit-il, à ces propos à double sens qu’on tient à table, cet à l’énigme enfantine de l’eunuque[52] qui frappe la chauve-souris, où l’on donne à deviner avec quoi et sur quoi il l’a frappée ; car ces choses aussi peuvent être prises en deux sens, et l’on ne peut les concevoir avec certitude ni comme étant, ni comme n’étant pas, ni comme étant les deux choses à la fois, ni comme n’étant ni l’une ni l’autre.

Sais-tu donc, repris-je, ce qu’il en faut faire ? Peut-on mieux les placer qu’entre l’être et le néant ? Car on n’y trouve pas plus d’obscurité que dans le néant, pour les déclarer plus inexistantes que le néant, ni plus de lumière que dans l’être, dpour les déclarer plus existantes que l’être.

C’est très vrai, dit-il.

Nous avons donc trouvé, ce semble, que les idées variées que la foule se fait de la beauté et des autres qualités semblables roulent pour ainsi dire dans l’espace qui sépare le néant de l’être absolu.

Nous l’avons trouvé.

Mais nous sommes convenus d’avance que, si nous trouvions des choses de cette nature, il faudrait dire qu’elles relèvent de l’opinion, non de la science ; car c’est la faculté intermédiaire qui saisit les choses qui flottent entre les deux extrêmes.

Nous en sommes convenus.

Nous dirons donc de ceux qui regardent la multitude des belles choses, emais ne voient pas la beauté en soi et sont incapables de suivre celui qui voudrait les amener jusqu’à elle, qui regardent la multitude des choses justes, mais ne voient pas la justice en soi, et ainsi du reste, nous dirons d’eux qu’ils n’ont sur toutes choses que des opinions, mais que des objets de leurs opinions ils n’ont aucune connaissance.

C’est indubitable, dit-il.

Mais que dire de ceux qui contemplent les choses en soi et toujours identiques à elles-mêmes ? ne s’élèvent-ils pas jusqu’à la connaissance, au lieu de s’en tenir à l’opinion ?

C’est également indubitable.

Nous dirons donc que ceux-ci embrassent et aiment les choses qui sont l’objet de la science, 480et ceux-là celles qui sont l’objet de l’opinion. Tu te rappelles sans doute que nous avons dit de ces derniers qu’ils se plaisent à entendre de belles voix, à regarder de belles couleurs et toutes les beautés du même genre, mais qu’il ne peuvent souffrir qu’on leur présente la beauté en soi comme une chose réelle. Je me le rappelle.

Est-ce que nous commettrions une impropriété en les appelant amis de l’opinion plutôt qu’amis de la sagesse ? Vont-ils se fâcher contre nous, si nous les traitons de la sorte ?

Non, dit-il, s’ils veulent m’en croire ; car il n’est pas permis de s’offenser de la vérité.

Il faut donc appeler philosophes ceux qui s’attachent en tout à l’essence, et non amis de l’opinion ?

Absolument.


  1. Le début du livre V est un chef-d’œuvre d’exposition dramatique, où les détails vivants et familiers reposent l’esprit des discussions philosophiques qui précèdent. C’est en même temps l’annonce d’une discussion nouvelle dont l’importance a besoin d’être soulignée. Platon savait bien qu’il allait choquer les idées reçues ; aussi fait-il semblant d’hésiter dans la crainte des railleries et des protestations véhémentes qu’il va susciter.
  2. Cf. Épictète, frg. 15, Schenkl, p. 414.
  3. Aristote (Pol. 1264 b 4) trouve qu’il est absurde de comparer les femmes aux chiennes et de leur attribuer les mêmes occupations, parce que les chiens n’ont pas de ménage à soigner.
  4. On a vu dans ces plaisanteries des rieurs une allusion à la comédie de l’Assemblée des Femmes d’Aristophane. Que l’Assemblée des Femmes, qui parut entre 393 et 390, soit antérieure à la République, il n’est guère possible d’en douter. Voyez sur ce sujet l’excellent exposé d’Adam, la République de Platon, 1er  vol. p. 345-355, et l’Introduction, p. xlix-lii.
  5. Cf. Hérodote 1, 10 : « Chez les Lydiens et chez presque tous les barbares, c’est une grande honte même pour un homme d’avoir été vu nu » et Thucydide 1, 6, 5 qui dit que les Lacédémoniens, non les Crétois, furent les premiers à se mettre nus.

    Platon approuve ici l’usage de se mettre nu pour les exercices du gymnase. Cela ne l’empêchera pas de rendre les gymnases en Crète et à Lacédémone surtout, responsables de la pédérastie (Lois 636 b).

  6. Allusion à l’histoire d’Arion sauvé par un dauphin qui le prit sur son dos et le porta jusqu’au cap Ténare. Voir Hérodote, 1, 23-24, et Lucien, Dialogues marins, 8.
  7. Cf. 539 b-d.
  8. En réalité, Platon n’a rien dit de tel auparavant.
  9. On a voulu voir dans ce contradicteur Aristophane lui-même. Cela n’est pas vraisemblable ; mais il se peut que l’argument qui suit ait été inspiré dans quelque mesure par l’Assemblée des Femmes, où les qualités domestiques essentielles des femmes sont mises en opposition avec leur incapacité pour le gouvernement.
  10. Socrate ne veut pas ennuyer son auditoire en énumérant des exceptions qui sont triviales. Cf. Xénophon, Mémorables IX, 11 : « Il faisait voir que, dans l’art de filer les femmes elles-mêmes commandent aux hommes, parce qu’elles s’y connaissent et que les hommes n’y entendent rien. »
  11. En somme, Platon fait du gouvernement une question de capacité, non de sexe. Il aurait pu aller plus loin, lui qui attache, et à juste titre, tant d’importance à l’éducation, et se demander si la prétendue infériorité de la femme ne venait pas de l’ignorance où on la tenait.
  12. D’après Hérodote IV, 116 « les femmes des Sauromates vont à la chasse, à cheval, avec leurs maris ou sans eux, elles vont aussi à la guerre et portent le même costume que leurs maris. »
  13. Pindare Fr. 209 (Bergk) ἀτελῆ σοφίας δρέπων καρπόν. Pindare raillait ainsi les φυσιολογοῦντας et leur science. Platon adapte les paroles de Pindare à son dessein de railler les poètes comiques, et substitue τοῦ γελοίου (le rire) à σοφίας (la science).
  14. L’excuse de Platon pour cette monstrueuse aberration du communisme des femmes et des enfants, c’est qu’il ne fut ni père, ni époux ; autrement, il n’aurait pas ainsi méconnu ce qui seul donne un but et un prix à la vie. En outre, il était Grec, d’un peuple où le mariage était avant tout une union légalisée pour la procréation d’enfants légitimes. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’il ne s’inspire que de sentiments louables et nobles. Frappé des divisions qui déchiraient les États Grecs, il se flattait de les supprimer en faisant de l’État une grande famille et il espérait, en arrangeant des mariages entre les meilleurs, améliorer la race des gardiens, qui sont d’ailleurs, parmi les citoyens, les seuls auxquels il applique son communisme.
  15. On appelait θεογαμία ou ἱερὸς γάμος le mariage de Zeus et d’Héra, qui était célébré par une fête spéciale. C’était le type idéal du mariage : aussi Platon veut-il que ses mariages soient saints comme celui de Zeus et d’Héra.
  16. Platon pense-t-il que les mesures frauduleuses des gouvernants resteront toujours secrètes, et que, si elles sont connues, elles ne susciteront pas de violentes jalousies et des réclamations de la part des gardiens défavorisés ?
  17. C’est l’infanticide que Platon recommande ici. C’est un usage spartiate : « S’il naissait un enfant mal conformé, on l’envoyait aux Apothètes, gouffre près du Taygète. » Plut. Lyc. 16, I.
  18. Aristote (Pol. b 3, 1262a 14 sqq.) objecte qu’aucune précaution n’empêchera les parents de reconnaître à l’occasion leurs enfants ; car il y a parfois des ressemblances parlantes entre les parents et les enfants.
  19. C’était le principe observé à Sparte. Cf. Xén., Rép. des Lacéd. I, 6 et Plut. Lyc. 16, XV, 4.
  20. Faire des enfants pour l’État, tel était le but du mariage à Sparte. Cf. Plut. Pyrrh. XXVIII, 5 τῶν δὲ πρεσβυτέρων τινὲς ἐπηκολούθουν βοῶντες· Οἶχε, Ἀκρότατε, καὶ οἶφε τὰν Χιλωνίδα· μόνον παῖδας ἀγαθοὺς τᾷ Σπάρτᾳ ποίει.
  21. Les cas énumérés sont tous en ligne directe. Quant aux unions entre frères et sœurs, Platon dira plus bas (461 E) qu’elles seront permises, si le tirage au sort le décide ainsi et si la Pythie le confirme. La loi grecque autorisait le mariage entre frère et demi-sœur, pourvu qu’ils ne fussent pas de la même mère, ὁμομήτριοι.
  22. Avec qui le guerrier se mariera-t-il, si tous les enfants qui naissent dans la classe des guerriers pendant une génération sont ses frères et sœurs ? Il ne pourra épouser que ses nièces. Un fils, par exemple, qui est né d’une mère de 20 ans et d’un père de 26 ne pourra pas se marier avant 49 ans, puisqu’il aura 29 ans avant que sa fiancée puisse naître et qu’elle ne peut se marier avant 20 ans, tandis qu’un fils dont le père a 54 ans et la mère 39 à sa naissance, peut épouser une fille d’un an plus jeune que lui, parce que son père et sa mère se retirent respectivement à 55 et à 40 ans. Platon entendait-il marier jeunes les enfants des vieux couples, et vieux, ceux des jeunes couples ? C’est invraisemblable. Aussi a-t-il introduit une clause exceptionnelle qui jouera sans doute à l’égard des enfants des jeunes couples (Adam).
  23. Littré a lui-même rapproché de ce passage un texte d’Hippocrate (VI, p. 276-7, 278) qu’il traduit ainsi : « Veut-on, prenant la plus petite partie, y produire une lésion, tout le corps ressent cette souffrance, quelle qu’elle soit, et il la ressent parce que la plus petite partie a tout ce qu’a la plus grande. Cette plus petite partie, quelque sensation qu’elle éprouve, soit agréable, soit désagréable, la porte à partie congénère. Aussi le corps ressent-il peine et plaisir pour la partie la plus petite. C’est que la partie la plus petite a toutes les parties, et ces parties, portant respectivement à leurs congénères, donnent l’annonce de tout. »
  24. Platon pense ici aux archontes athéniens. L’objet de ce chapitre, qui semble se rattacher assez lâchement à ce qui précède, est de prouver que la sympathie (συμπάθεια, communauté de sentiments) entre les différents ordres est beaucoup plus grande dans la cité platonicienne que dans toute autre, par l’interdépendance où ils sont entre eux.
  25. Comment Platon peut-il prétendre que les enfants honorent et aiment comme des pères et mères tant de gens à la fois ? Dès qu’ils auront l’âge de discrétion, ils sauront bien que, parmi tant de gens, il n’y en a que deux qui sont leur père et leur mère. Dès lors, quel respect pourront-ils avoir pour le mensonge légal qui leur affirme que tous ces étrangers sont leurs pères et mères ? Le respect et l’affection ne peuvent se fonder sur le mensonge, et la prétention d’imposer aux enfants l’obligation de conformer leurs actes aux noms dont on leur prescrit l’usage est une illusion où l’esprit de système a jeté Platon.
  26. Même idée dans Aristophane, Assemblée des Femmes 657 : « Tout d’abord il n’y aura même plus de procès. »
  27. Dans l’Assemblée des Femmes on punit les voies de fait en coupant les vivres à l’insulteur. Platon a pris aux usages Spartiates le moyen de réprimer les voies de fait. À Sparte, dit Xén., Rep. Lac. IV, 6 « c’est une nécessité pour eux de se maintenir en forme ; car ils font le coup de poing en se querellant partout où ils se rencontrent. » Cf. Lois IX, 880 a.
  28. Ces traits sont empruntés visiblement aux mœurs des pauvres gens d’Athènes. Cf. Aristophane, Nuées 1172 sqq. : » On lit sur ton visage l’habitude de nier, de contredire ; on y voit déjà briller clairement cette phrase qui sent son barreau : « Comment dis-tu ? » et cette impudence à se faire passer pour victime quand on est évidemment l’offenseur. Il y a même dans ton regard quelque chose d’attique. »
  29. Tandis que Platon chante le bonheur de ses gardiens, Aristote s’en tient à l’objection d’Adimante, au commencement du livre IV : « En outre il ôte le bonheur aux gardiens et il prétend que le législateur doit rendre heureuse la cité entière. » Pol. B 5 1264b 15 sqq.
  30. Les métiers n’étaient pas forcément héréditaires chez les Grecs. Voyez Glotz, Histoire grecque II, p. 408.
  31. Cf. Xén., Cyr., IV, 3, 2 : « C’est encore aujourd’hui la coutume des peuples de l’Asie, lorsqu’ils vont à la guerre d’emmener avec eux leur biens les plus précieux ; ils prétendent qu’à la vue de ce qu’ils ont de plus cher ils combattent plus vaillamment ; car ils sont forcés, disent-ils, de le défendre avec plus de cœur. » Tacite, Germ. 7, dit la même chose des Germains.
  32. Dans les Lois, l’homme qui jette ses armes est traité comme une femme : « Si les juges reconnaissent qu’un homme a jeté honteusement ses armes de guerre, aucun stratège, aucun chef de guerre ne l’emploiera plus comme soldat et ne lui fera place dans aucun corps de troupes. » Lois, 944 e.
  33. Cf. 403 b et Lois 636 c.
  34. Homère, Il. VII 321-2. Dans l’Assemblée des Femmes 678-680, Praxagora veut que, dans les festins, de jeunes enfants célèbrent les vaillants guerriers et flétrissent les lâches, pour que la honte les empêche de dîner.
  35. Cf. Hésiode, Trav. et J. 121-3 : « Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir de Zeus puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse : c’est le royal honneur qui leur fut départi » (Trad. Mazon).
  36. C’est la politique que recommandait Isocrate (voir Isocrate de Mathieu et Brémond, vol. I, Intr., p. xi sqq. Budé), c’est celle qu’aurait voulu pratiquer Agésilas : « En apprenant la nouvelle qu’à la bataille de Corinthe les Lacédémoniens avaient perdu huit mille hommes et les ennemis près de dix mille, il n’en témoigna aucune joie et s’écria au contraire : Malheureuse Grèce ! ceux qui viennent de mourir auraient pu, s’ils fussent restés en vie, vaincre tous les barbares. » Âgés, VII (trad. P. Chambry). Cf. le mot du Spartiate Callicratidas, Xén., Hell., I, 6, 14.
  37. Les lois de la guerre chez les Grecs permettaient de relever les morts, à moins que le parti qui en faisait la demande n’eût perdu ses droits en pillant ou en profanant un temple.
  38. Plutarque indique que les Spartiates faisaient exception à cet usage, Apoph. lac. 234 B.
  39. Les Grecs ont toujours senti leur communauté d’origine, mais sans s’élever toujours au-dessus des dissentiments qui divisaient les différents États. Platon, comme Cimon, comme Isocrate, avait en politique un idéal panhellénique.
  40. Ici commence la transition à la troisième cité, ou cité philosophique.
  41. Le discours de Glaucon, qui invite Socrate à montrer comment la nouvelle cité pourra se réaliser, a pour but de souligner l’importance de la 3e vague, la nécessité de confier le pouvoir aux philosophes.
  42. Il est important d’observer que Platon n’attend pas une parfaite réalisation de son idéal, même si les philosophes deviennent rois. Il a conscience de la faiblesse humaine, et chaque fois qu’il propose à l’homme d’imiter les dieux, il ajoute toujours « dans la mesure du possible ». À la fin du Livre IX, il dit lui-même : « Le modèle est sans doute dans le ciel pour qui veut voir et, voyant, se gouverner lui-même ; mais peu importe qu’il soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser ; car c’est de lui seul, et d’aucun autre que le philosophe suivra les lois. »
  43. Platon semble contredire une opinion commune. La plupart des hommes admettent bien qu’un plan parfait doit habituellement être modifié pour être mis en pratique ; mais ils n’admettent pas que la λέξις, le discours, ait plus de vérité que la πρᾶξις, la réalisation ; car la vérité d’une théorie se juge à l’application qu’on peut en faire. Platon n’est pas de cet avis. Pour lui, le monde de l’esprit n’est pas seulement plus parfait, mais il est plus vrai que le monde de la matière. Le vrai, c’est l’idéal.
  44. Ce paradoxe nous choque moins qu’il ne choquait les auditeurs de Platon. Sans doute le philosophe qui descend de sa tour d’ivoire semble peu fait pour gouverner ; le contact de la réalité le blesse, les intérêts mesquins le dégoûtent et il ne sait pas se plier aux compromissions nécessaires. Mais s’il est, sauf exception, peu fait pour gouverner, il n’en a pas moins sur les progrès de la société une grande et féconde influence par les grandes et belles idées qu’il répand et qui s’imposent peu à peu même aux gouvernants les plus pratiques.
  45. Platon a jusqu’ici employé le mot philosophe au sens moral. À présent qu’il passe de la morale à la métaphysique, il va décrire le côté intellectuel du philosophe, attaché à la vérité, c’est-à-dire aux idées.
  46. Ce passage a été souvent imité. Cf. Lucrèce IV, 1160-1170 et Molière, Misanth. v. 711-730.
  47. Les Dionysies rurales se célébraient en Attique au mois de Poséidon (décembre) dans maints bourgs, comme Éleusis, Phlya, etc. Des prix étaient offerts par les différents dèmes, et des compagnies semblent s’être formées à Athènes pour voyager à travers le pays et prendre part à ces concours provinciaux.
  48. Voici la première apparition de la théorie des Formes ou Idées. Platon n’entreprend pas d’en prouver la vérité ; il s’adresse à Glaucon comme un platonicien à un platonicien. On voit qu’au temps où la République fut composée, la théorie était déjà familière à l’école de Platon.
  49. Il se peut que Platon vise Antisthène, adversaire déclaré de la théorie des Idées. On connaît la passe d’armes qui eut lieu entre eux : « Je vois bien le cheval réel, Platon, mais je ne vois pas de cheval-idée (ἱππότητα). — C’est que, répondit Platon, tu as de quoi voir le cheval réel, mais tu n’as pas encore l’œil avec lequel on voit le cheval-idée. » Simplicius, in Schol. Arist. 66b 47 éd. Brandis. D’après Diogène Laërce, VI, 53, cette passe d’armes eut lieu entre Platon et Diogène.
  50. Cf. Théétète 189 a/b : « Celui qui juge ce qui n’est pas ne juge aucune chose — Apparemment. — Mais ne juger aucune chose, c’est ne pas juger du tout — Cela semble évident — Impossible donc de juger ce qui n’est point, soit relativement à des êtres, soit absolument. » (Traduction Diès.)
  51. La pleine signification de ces mots clarté, obscurité n’apparaît pas avant VI 508 sqq. : « Quand l’âme fixe ses regards sur un objet éclairé par la vérité et par l’être, aussitôt elle le conçoit, le connaît et paraît intelligente ; mais lorsqu’elle se tourne vers ce qui est mêlé d’obscurité, sur ce qui naît et périt, elle n’a plus que des opinions, elle voit trouble, elle varie et passe d’une extrémité à l’autre, et semble avoir perdu toute intelligence. »
  52. Voici l’énigme : αἶνός τίς ἐστιν ὡς ἀνήρ τε κοὐκ ἀνὴρ | ὄρνιθα κοὐκ ὄρνιθ' τε κοὐκ ἰδών, | ἐπί ξύλου τε κοὐ ξύλου καθημένην | λίθῳ τε κοὐ λίτῳ βάλοι τε κοὐ βάλοι, dont l’interprétation est : un eunuque visa une chauve-souris, qu’il voyait imparfaitement, perchée sur un roseau ; il la visa avec une pierre ponce et la manqua.