La Renaissance orientale

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La Renaissance orientale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 28 (p. 91-130).



LA
GALERIE ROYALE
DE TURIN.[1]

Quand on arrive de France, et que l’on vient de traverser les Alpes de la Savoie, Turin semble une ville italienne ; quand on revient de Naples ou de Rome, on se croirait dans une ville française. Turin, la plus petite des capitales, est peut-être la plus propre et la plus régulière des villes. La plupart de ses rues sont tracées au cordeau et décorées de chaque côté d’édifices semblables. Quelques-unes sont même bordées d’une double rangée de portiques à arcades. Comme la température y a quelque chose de la vivacité et de la crudité alpestres, on pourrait se croire à Berne, ville des portiques par excellence ; mais bientôt les riches uniformes, le bruit des voitures et des chevaux, et, s’il faut tout dire, l’aspect misérable d’une partie de la population qui afflue sous ces portiques, nous reportent de la capitale des vingt-deux cantons en pleine monarchie. Turin est le siége d’une cour, et, à en juger du moins par les dehors, d’une cour militaire. Le luxe des uniformes est celui qui domine avant tout. Ce luxe a envahi de nos jours les deux extrémités de la péninsule italique, Naples et Turin. À Naples, cette pompe est quelque peu théâtrale ; à Turin, elle est plus sérieuse. Cette ville tient en effet les clés de l’Italie du côté où ses portes ont besoin d’être le mieux fermées. Du haut des remparts, on aperçoit à l’horizon les neiges du Saint-Bernard, les hauteurs de Montenotte et de Millesimo, et la plaine de Marengo.

C’est à cette position frontière, et toujours menacée, que les Piémontais attribuent l’infériorité de leurs artistes comparés à ceux des autres états de l’Italie. Leurs princes, sentinelles avancées du Midi, ont toujours été trop occupés de défendre leur pays contre les invasions de l’étranger pour songer à ce qui pouvait l’orner. L’entretien d’armées considérables et de places fortes importantes épuisait leurs trésors. Si quelqu’un d’entre eux venait à encourager les arts, c’était dans de courtes périodes de repos, quand une trêve ou un traité de paix leur permettait de déposer l’épée. Dans un état républicain comme Athènes, Florence, ou la Hollande, les arts peuvent fleurir au milieu des troubles et en des temps de luttes et de guerres continuelles, chaque citoyen ne comptant que sur soi ou sur ses égaux. Dans une monarchie absolue, c’est bien différent. Les encouragemens et les récompenses découlent d’une seule main, de la main du souverain. Que le souverain soit distrait par la nécessité de veiller au salut de l’état, que sa main se ferme, le travail et l’encouragement manquent à la fois à l’artiste, et l’art dépérit et meurt. En revanche, sous un prince homme de goût et judicieusement magnifique, combien l’unité n’enfante-t-elle pas de merveilles ! Celui qui est fort de la force de la nation, riche de sa richesse, peut toujours de grandes choses. Il n’a qu’à vouloir et à savoir. Nous ne doutons pas que les princes piémontais n’aient souvent voulu, mais rarement ils ont su, et plus rarement encore ils ont pu.

La peinture a été cultivée de temps immémorial en Piémont, mais presque toujours par des peintres venus du dehors. Il n’y a jamais eu d’école piémontaise proprement dite, et même, à l’exception du mystique Gaudenzio Ferrari, le Piémont n’a jamais eu de peintre du premier ordre.

Les artistes de talent qui travaillaient pour les princes piémontais dans les courts intervalles de paix dont jouissait le pays, furent presque tous étrangers. Rarement ils entreprenaient la décoration d’un édifice, la peinture d’une coupole : c’eût été trop dispendieux ; le temps d’achever un ouvrage de longue haleine leur eût d’ailleurs manqué. Ils terminaient dans leur atelier une statue ou un tableau, et ils l’envoyaient au prince qui les leur avait commandés. Il ne faut donc pas s’étonner si le Piémont, n’ayant jamais été la patrie des artistes, a cependant de fort belles collections de tableaux.

De toutes ces collections, la nouvelle pinacothèque du château, dite la Galerie royale (Reale Galleria), est la plus magnifique ; on y trouve en grand nombre des tableaux des diverses écoles italiennes, des écoles allemandes et françaises, et particulièrement de l’école hollandaise. Avant la formation de ce musée, Lanzi faisait déjà remarquer, à juste titre, que les palais des princes piémontais, que décoraient une foule de médiocres tableaux italiens, renfermaient plus de tableaux flamands du premier ordre qu’aucune autre habitation royale.

Ce sont les meilleurs tableaux disséminés dans ces divers palais et dans les collections de Gênes, qui appartenaient à l’état, qu’on a réunis dans le Castello Reale. Le prince actuel s’est, dans cette occasion, montré vraiment libéral ; il a voulu faire jouir plus facilement la nation des richesses accumulées à la longue par ses ancêtres ; il a généreusement dépouillé ses collections privées, et il a formé la Galerie royale, qu’il a ouverte au public. La Galerie royale prend désormais place au nombre des premières collections européennes du même genre.

On a prétendu qu’en formant ce riche musée, le monarque piémontais s’était proposé un autre but ; qu’il ne voulait pas seulement donner de stériles jouissances au public, qu’il voulait encore ressusciter l’art, présenter à ceux qui le cultivaient un modèle permanent de perfection, et, comme disent messieurs les écrivains piémontais initiés à ses projets, charger ces grands maîtres des vieilles écoles d’un muet et perpétuel enseignement. Nous doutons fort que ce but soit jamais atteint. Nil facies invitâ Minervâ, c’est-à-dire, dans ce style mythologique un peu passé de mode, que la sévère déesse est jalouse de Mars, et qu’elle tourne le dos aux adorateurs de Plutus. Je ne crois guère, pour ma part, à ces végétations artificielles, ou, si l’on aime mieux, à cette puissance du galvanisme appliqué aux arts.

C’est encore la prétention de ressusciter l’art, ou tout au moins d’en être le restaurateur, qui a engagé M. R. d’Azeglio, auteur d’un roman estimé de ses compatriotes, et de tableaux dont quelques-uns ont paru dans nos expositions d’une manière honorable, à publier une description de la Galerie royale de Turin, accompagnée de planches gravées par les meilleurs artistes de l’Italie moderne ; car, si cette terre inépuisable n’a plus de grands peintres, elle a encore d’excellens dessinateurs et des graveurs d’une incontestable habileté. Dans ce nombre, et comme ayant concouru à l’illustration du texte de M. R. d’Azeglio, nous citerons M. Anderloni, directeur de l’école de gravure de Milan ; MM. Michel Bisi et Samuel Jesi, les continuateurs les plus renommés de Longhi ; le chevalier Lazinio, sous la direction duquel a été publié en Toscane un des plus remarquables ouvrages sur l’Égypte, et enfin MM. Palmieri, Penfolli, Rosaspina, Metalli, Balbi et Toschi, dont nous avons eu occasion d’admirer à Paris les ouvrages si savamment exécutés. Quatre volumes in-folio de cette collection, qui doit en comprendre huit, ont déjà paru. Au point de vue de l’art, ce grand travail est loin d’être sans valeur ; sous le rapport de la perfection typographique, nous le recommanderons comme un modèle à ces éditeurs, par trop dédaigneux de leur propre gloire et de la dignité nationale, qui chez nous ont exploité et dégoûté le public. En Italie, l’éditeur, comme le poète et le savant, ont encore de la conscience ; l’amour-propre du métier leur tient du moins lieu de génie ; chacun d’eux, dans son genre, travaille avec amour et bonne foi. Cette rare probité, qui découle sans doute du sentiment du beau, naturel aux habitans de ce pays si favorisé de la nature, est souvent poussée à un point où par son excès même elle devient un défaut. Si l’assertion qui précède avait besoin d’une preuve, le texte de M. R. d’Azeglio nous la donnerait aussitôt. Le louable désir de bien faire l’a poussé à trop faire : voulant ne rien omettre, il est souvent tombé dans la prolixité et les redites. M. d’Azeglio abuse aussi parfois de l’érudition. Était-il bien nécessaire, en effet, à propos de quelques tableaux des plus obscurs des diverses écoles de l’Italie ou de l’Allemagne, de refaire l’historique de ces écoles ? Cet abus d’érudition, ce désir de montrer à tout propos ce qu’on sait, précipite trop souvent dans le pédantisme les écrivains italiens les plus estimables. À quoi bon citer Pétrarque, Tyrtée, Thompson et Beccaria, à propos d’un tableau de Carlo Dolci ? Et lorsque, dans une page, nous voyons entasser les noms de Velleius Paterculus, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, de Cratinus, d’Aristophane, de Ménandre, de Philémon, de Platon, d’Aristote, de Gorgias, d’Isocrate, de Démosthènes, de Pacuvius, de Cicéron, de Térence et de vingt autres, nous douterions-nous jamais qu’il fût question d’un tableau de Both d’Italie ? Le régime politique dont jouissent les littérateurs italiens leur laisse le loisir dont nous manquons ; le journalisme ne les absorbe pas comme ailleurs, ils ont du temps de trop, et l’on s’en aperçoit.

La Galerie royale de Turin comprend environ cinq cents tableaux ; l’école italienne y domine du moins par le nombre ; plusieurs des plus grands peintres de l’Italie n’y sont cependant pas représentés. On n’y voit ni Raphaël, ni Corrège, ni Michel-Ange, ni Titien du premier ordre. Paul Véronèse, Palma Vecchio, Giorgione, Guido Reni, Guerchin, Francia, l’Albane, le Dominiquin, le Bronzino et Daniel de Crespi, servent de lieutenans à ces princes de l’art, et les remplacent assez dignement. Les maîtres hollandais et allemands y sont plus au complet que les maîtres italiens, et l’emportent sur eux par la qualité. On y voit des Gérard Dow d’un mérite supérieur, des Teniers de la plus grande beauté, des Van-Dyck, des Rubens et des Rembrandt du plus beau choix, des Ostade, des Berghem, des Mieris, des Breughel et des Wouwermans excellens. Les tableaux de ce dernier peintre sont d’autant plus remarquables qu’ils représentent une action. Albert Durer, Aldegraver, Holbein et Netscher soutiennent l’honneur de l’école allemande. L’école française enfin est représentée par Nicolas Poussin, Claude Lorrain et Vernet ; le beau portrait du roi actuel de Piémont, que ce dernier a peint il y a une quinzaine d’années, figure dans cette collection ; il doit être gravé par Toschi.

Nous prédisions naguère la résurrection de l’école italienne, que l’école de David et l’école hispano-anglaise, qui domine encore, se sont flattées tour à tour d’avoir enterrée. La persistance de quelques fidèles, et cette qualité spéciale qui distingue chacun des grands maîtres de cette école, la poésie, ont précipité cette inévitable réaction. La compression avait été trop forte pour que, dans le principe, l’intolérance ne signalât pas les apôtres de la nouvelle doctrine ; leurs chefs les plus ardens sont même tombés dans l’absurde ; ils ont déparé le but qu’ils voulaient atteindre. Au lieu de s’arrêter par-delà les Alpes, ils ont traversé les mers et sont retournés tout droit à Byzance ; ils n’ont vu de naturel que dans la pauvreté, de profondeur de pensée que dans l’exagération de la simplicité et la naïveté outrée ; ne s’arrêtant plus à Raphaël ni même au Pérugin, ils sont remontés à Giotto, à Cimabuë et aux peintres grecs. Puis la réflexion est venue ; les moins opiniâtres, c’est-à-dire les plus sages, se sont amendés ; ils ont consenti à chercher le beau, non plus seulement dans une seule ligne, mais partout où il existait, même chez Corrège, les Carraches, Paul Véronèse, le Titien et d’autres peintres de la troisième époque de l’art. Aujourd’hui la réhabilitation de ces maîtres est complète ; on peut citer leurs noms, vanter même leurs qualités, sans craindre l’anathème de ces enthousiastes des premiers temps de l’art.

Gaudenzio Ferrari, le seul grand peintre qu’ait peut-être produit le Piémont, avait trouvé grace devant les plus fanatiques des adeptes de la nouvelle doctrine, même avant qu’ils fussent venus à résipiscence. Gaudenzio avait ce qu’il fallait pour se faire pardonner son titre de peintre de la seconde époque. Élève du Pinturrichio et ami de Raphaël, qu’il avait aidé dans la décoration des stanze du Vatican, il s’était plus tard retiré dans son pays natal, et avait continué à Verceil la manière du Pinturrichio, cet aimable peintre des fresques de Sienne. Son style calme et plein d’une grandeur naïve, loin d’être primitif, est plutôt une sorte de combinaison du style de Léonard de Vinci et de celui des maîtres que nous venons de citer. Romain par le caractère de ses têtes, Lombard par le fini et la délicatesse de ses extrémités, son dessin a toute la savante naïveté, souvent même la maigreur étudiée des artistes florentins de la première époque. À l’instar des prédécesseurs de Ghirlandajo, il aimait à envelopper les extrémités inférieures de ses personnages d’amples vêtemens qui les cachaient souvent entièrement. Toutes ces belles qualités brillent dans son tableau de la Déposition de Croix, le plus éminent peut-être de la Galerie royale, et ces rares imperfections s’y retrouvent également. On y reconnaît avant tout l’œuvre d’un peintre sincèrement religieux, d’un de ces artistes dont le crayon fixait sur la toile les pieuses méditations, dont la foi guidait le pinceau, et auxquels de mystiques révélations tenaient lieu de l’inspiration profane. En étudiant ses ouvrages, on n’est nullement surpris que ses contemporains l’aient proclamé pieux par excellence[2].

La jeune école italienne contemporaine, poétique et philosophique, a tenté la rénovation du sentiment religieux. Les chefs littéraires de l’école lombarde et leurs lieutenans piémontais, tels que M. d’Azeglio et autres, se sont mis à la tête du mouvement ; nous les croyons de bonne foi, d’autant plus que, non contens de prêcher et de professer comme nos écrivains religieux du commencement du siècle et nos journalistes religieux d’aujourd’hui, ces messieurs pratiquent. Mais leur exemple même, loin de justifier leur théorie, tendrait à la détruire. Quels chefs-d’œuvre ont produits ces fidèles croyans ? Si l’on excepte les hymnes sacrés de M. Manzoni, la littérature peut-elle se glorifier de compositions du premier ordre ? La peinture, dans ces provinces du nord de l’Italie, s’est-elle relevée de sa complète décadence ? Sabatelli seul promettait un grand peintre, mais Sabatelli, même dans ses compositions mystiques sur l’Apocalypse, est plutôt un peintre fantastique qu’un peintre religieux ; il manque de simplicité, de profondeur et surtout d’onction. Canova, qui certes fut animé toute sa vie d’un autre sentiment que le sentiment religieux, a-t-il un successeur ? Les sculpteurs de l’école religieuse, comme les peintres, sont maniérés quand ils veulent être profonds, affectés quand ils veulent être savans, pauvres de forme et ridicules d’expression quand ils veulent être simples et naïfs. Ils ont la foi sans doute, mais la foi stérile, la foi sans les œuvres, sous le rapport de l’art du moins.

Les chefs du mouvement religieux ont néanmoins toute l’intolérance de nouveaux convertis. M. R. d’Azeglio, homme d’intelligence et d’imagination, qui obéit plutôt à l’impulsion donnée qu’il ne cherche à l’activer, n’échappe pas toujours à l’influence de cette sorte d’esprit de secte, fâcheux surtout dans la critique, à laquelle il enlève ce caractère de souveraine indépendance, de haute et impartiale équité, qui seul peut donner de l’autorité à ses jugemens. Fallait-il, par exemple, faire une si terrible querelle au malheureux Lomazzo, cet estimable historiographe de l’art, parce qu’il attribue à la manière large et toute nouvelle avec laquelle Gaudenzio éclaire ses tableaux, le caractère de placidité religieuse et en quelque sorte de sainteté dont ils sont empreints ? Lomazzo, dans cette circonstance, n’a qu’un tort, c’est d’attribuer ces grands résultats à cette seule cause ; mais il n’est pas moins vrai que cette lumière large et calme, que Gaudenzio a répandue sur le tableau de la Déposition de Croix, est pour beaucoup dans l’effet sublime de son œuvre. Qu’on l’éclaire différemment, et cet effet est détruit, quoique cependant l’expression de chaque personnage reste la même. C’est peut-être là un raisonnement d’ouvrier (artigiano argomento) ; néanmoins nous différons complètement d’avis sur ce point avec M. d’Azeglio, nous croyons que certaine disposition de la lumière, et par conséquent de la matière, peut contribuer à faire naître dans l’ame du spectateur les mouvemens les plus compliqués. Le sublime ne sort pas tout armé du cerveau du poète et du peintre : une forme plus ou moins heureuse, une épithète pittoresque, un coup de pinceau vigoureux, une certaine combinaison de la lumière, tous moyens mécaniques, il est vrai, concourent à sa composition. Dussions-nous être accusé de matérialisme comme l’innocent Lomazzo, nous ne cacherons pas que telle est notre opinion.

S’il y eut jamais un grand et beau sujet de tableau, c’est celui de la déposition de croix, cette dernière scène de la sublime tragédie de la passion, qui résume en un seul instant toutes les douleurs physiques de l’homme-dieu, toutes les douleurs morales de ces cœurs tendres qui se réunissent pour rendre de pieux et derniers devoirs à l’adorable maître qu’ils ont tant aimé, et qui pleurent ensemble sur cette dépouille mortelle qu’il leur a laissée : la Vierge, la Madeleine, la mère des fils de Zébédée, Joseph d’Arimathie, le disciple secret et timide, qui du moins a le courage d’honorer mort celui que, vivant, il eût peut-être renié, comme saint Pierre.

Au point de vue humain, une telle scène renferme un degré de pathétique suffisant pour toucher tous les cœurs. Qui de nous n’a pleuré un ami ? qui de nous n’a été témoin de la douleur d’une mère, cette douleur qui anéantit toutes les autres ? Au point de vue religieux, cette scène devient sublime ; toutes ces douleurs changent de caractère. Cette mère pleure, mais elle pleure un Dieu, et son regard, son attitude toute maternelle, sont saintement résignés. Ces hommes et ces femmes sont affligés, ils ont perdu celui qu’ils aimaient par-dessus tout, mais leur confiance survit à sa mort. Loin d’eux la pensée de le regarder comme un imposteur qui les a trompés. Ils l’ont vu battre de verges, et ils sont prêts à le glorifier ; ils l’ont vu crucifier, et ils croient toujours en lui ; ils l’assistent mort, et, s’il le faut, ils mourront comme lui et pour lui.

La composition de Gaudenzio Ferrari est fort simple. Au centre du tableau on voit le Christ soutenu par sa mère, qui attache ses yeux et tout son visage fatigué par la douleur (car tout son visage a pleuré) sur le visage calme et sublime de son fils ; le tenant dans son giron, comme la mère tient son enfant, une main passée sous le bras droit, que soutient affectueusement une des saintes femmes, les doigts entrelacés dans ses doigts, l’autre main à la hauteur des genoux et les rapprochant. À la droite du Christ et de sa mère, et dans l’angle gauche du tableau, la sainte femme qui tient la main de la Vierge semble plongée dans toute la stupéfaction de la douleur, et serre affectueusement contre sa joue ce bras qu’elle soutient. À la gauche du Christ, un de ses disciples debout, enveloppé d’une robe aux larges plis, contemple tristement le visage de son Seigneur bien-aimé, écartant machinalement les bras qui pendent, entr’ouvrant les mains, et faisant ainsi ce geste de résignation commun à tous les hommes. À côté de ce disciple, et tout-à-fait sur le premier plan du tableau, la Madeleine agenouillée a saisi les pieds du Christ, qu’elle appuie contre sa joue avec le mouvement passionné et caressant d’une femme qui a beaucoup aimé. Des larmes coulent de ses yeux baissés ; ses beaux cheveux, qui déjà ont essuyé les pieds du Christ, et qui, aujourd’hui, étanchent l’eau et le sang qui coulent de ses blessures, ondoient richement sur ses épaules. Il est impossible d’imaginer une plus charmante et plus touchante attitude, de plus délicieuses mains, une plus magnifique chevelure que celles de la sainte, et de plus beaux pieds que ceux du Christ. Ces pieds sont, chose singulière ! les seuls que l’on voie dans cette composition, qui ne renferme pas moins de douze personnages sur les premiers plans. Gaudenzio Ferrari, fidèle aux doctrines des écoles primitives, a soigneusement enveloppé d’amples draperies les extrémités inférieures de la Vierge et des saintes femmes qui l’entourent. En arrière du groupe formé par le Christ, la Vierge, les femmes et le disciple en contemplation, de saints personnages se tiennent dans diverses attitudes, pleurant l’homme-Dieu, et tous les yeux attachés sur son beau corps. La tête du Christ est belle, sereine ; c’est bien la tête divine du rédempteur. L’étude du torse est savante. Gaudenzio Ferrari était un peintre naturaliste. Ce ne sont pas là les courbes pleines et un peu conventionnelles de l’antique, ce ne sont pas non plus les formes maigres et pauvres des écoles primitives. Les jambes et les pieds sont magnifiques, les mains bien souples, bien mortes, mais toujours belles ; en général, les extrémités sont traitées avec cette rare perfection qui n’appartient qu’aux grands maîtres. — Les fonds du tableau sont tout-à-fait dans le style de Léonard de Vinci. Ce sont, à peu de distance, vers la droite, de grandes masses de rochers coupées à pans, dans l’épaisseur desquelles le sépulcre est ouvert ; à gauche s’arrondissent des bouquets d’arbres d’un vert vigoureux, et à l’horizon se dressent de hautes montagnes. Sur le contrefort d’une de ces montagnes, on aperçoit les trois croix, et à l’entour de la plate-forme du rocher où on les a plantées, circulent indifféremment des cavaliers et des soldats. — Par une sorte d’anachronisme commun aux peintres de cette époque, Gaudenzio Ferrari a placé au nombre des spectateurs de cette scène de douleur saint Antoine abbé et saint Jérôme. Ces artistes dévots commettaient volontiers ces anachronismes, qu’on peut dire prémédités. Ils croyaient, de cette façon, s’attirer la faveur de leurs saints patrons, qu’ils plaçaient en si bonne compagnie.

Nous ne devons pas être surpris si des enthousiastes du talent de Gaudenzio Ferrari, et dans le nombre Paolo Lomazzo et Lanzi, ont placé ce peintre sur la même ligne que Raphaël, tant pour la science du dessin, le charme de l’exécution, que pour l’énergie sublime de l’expression. Lomazzo va même plus loin encore ; il déclare Gaudenzio Ferrari l’un des sept premiers artistes qui aient jamais paru. Quel que soit le rang que ce peintre occupe, ce tableau est sans aucun doute son chef-d’œuvre, et peut-être le seul chef-d’œuvre qu’il ait produit. La plupart des autres ouvrages sortis de son atelier, que nous avons fréquemment rencontrés dans les églises de Verceil et des bourgades du littoral du lac Majeur et du lac de Côme, sont inférieurs de beaucoup à son tableau de la Déposition. Comme tant d’autres artistes, il a eu une belle idée et un jour heureux. La Déposition de Croix est pour Gaudenzio Ferrari ce qu’est pour le Dominiquin la Communion de saint Jérôme, et sainte Pétronille pour le Guerchin.

Nous serions injuste cependant de borner à un seul le nombre des chefs-d’œuvre de ce dernier peintre ; son Enfant prodigue de la galerie de Turin est un fort beau tableau, d’une grande hardiesse de composition et de dessin, et d’une singulière vigueur de coloris. On voit ce tableau avec plaisir, même lorsque l’on a pu admirer le chef-d’œuvre de Murillo, qui faisait partie de la galerie du maréchal Soult. Le père, qui est accouru sur le seuil pour accueillir son enfant, n’a pas dans le tableau du Guerchin la même tendresse que chez Murillo. Ses bras n’enveloppent pas avec le même amour le fils repentant ; ils s’ouvrent cependant, et ce personnage, malheureusement chargé de lourdes draperies, ne manque pas d’une sorte d’élan tout paternel. La figure du fils prosterné, que la misère et le repentir accablent, est fort heureuse. Il a jeté le bâton à l’aide duquel il s’est traîné jusqu’au seuil paternel, il joint les mains et rejette sa tête en arrière. On ne voit pas son visage. Dans le fond du tableau, sur un balcon supporté par des portiques décorés de pilastres d’ordre corinthien, des musiciens accordent leurs instrumens, sans doute pour fêter la bien-venue du fils prodigue. Sur un plan plus rapproché, le fils cadet, qui descend de cheval, écoute le récit que lui fait un valet du retour de son frère. Ce tableau, d’un effet vraiment magique, est de la troisième manière du Guerchin, lorsque ce peintre naturaliste, fatigué de l’imitation du Caravage et des Vénitiens, se rapprochait du Guide. La lumière que prodigue ce dernier peintre est venue heureusement adoucir les ombres ténébreuses du Caravage, sans diminuer en rien la puissance de l’effet. La volonté seule a manqué au Guerchin ; cet infatigable travailleur, pour être un grand peintre, n’a pas secoué avec assez d’énergie le joug de l’imitation. Au lieu de se mettre à la suite de l’Amerighi et du Caravage, puis des Vénitiens et enfin du Guide, que n’a-t-il franchement tenté d’être lui-même ? Dans ce tableau de l’Enfant prodigue par exemple, la figure principale de l’enfant est toute à lui, et c’est un chef-d’œuvre. Impossible d’imaginer un gueux plus touchant et plus noble dans son abaissement. Si l’on s’occupe des détails matériels de la composition, quelle science d’anatomie dans les attaches des jambes et dans le dos entrevu dans la demi-teinte ! Le fond du tableau, trop évidemment emprunté à Paul Véronèse, et ce valet du second plan, qu’on croirait du Titien, sont les parties les plus faibles de cette composition, dont elles détruisent d’ailleurs l’unité.

Le Guerchin n’en fut pas moins un des plus grands peintres du second ordre. Sa manière était large et fière ; il savait donner du caractère et de l’expression à ses personnages, de la profondeur au théâtre choisi, de la pompe au costume, de l’intérêt aux accessoires. On rencontre dans ses ouvrages de ces grands partis pris de lumière, de ces larges et puissantes demi-teintes, repos qui plaisent à l’œil et le soulagent. Son coloris est solide et plein d’éclat. Sa science de l’effet arrachait au Guide, son rival, qui venait de voir un de ses derniers ouvrages, ce cri d’admiration qui part d’un cœur généreux et vivement touché par le beau : « Vite ! vite ! s’écriait-il en rentrant dans son atelier et en s’adressant à ses élèves ; laissez tout cela, prenez vos chapeaux, accourez tous, et venez voir comment on doit employer la couleur. »

Qu’eût dit le Guide de Rubens, s’il eût vu ses tableaux de la Sainte-Famille, de l’Incrédulité de saint Thomas, mais surtout le portrait d’un personnage inconnu, qui font partie de la galerie de Turin ? Ce dernier morceau est l’un des ouvrages du grand peintre flamand les plus complets et les plus saisissans que nous connaissions. Il n’y a là ni fracas de couleur comme dans ses grandes compositions, ni tumulte de dessin comme dans ses passes d’armes et ses chasses ; rien de ce qui impose à la foule et la séduit. On ne voit qu’un homme debout, la main droite sur la hanche, et tenant une cravache de la main gauche. Mais quelle énergie dans cette pose et quel caractère dans toute cette figure ! C’est un homme de haute stature, la tête couverte d’un large feutre, le cou entouré d’une collerette de dentelles magnifiques. Il porte la cuirasse ; c’est un guerrier, un cavalier dont le regard a toute l’audace, toute l’insolence de l’époque. Ce personnage est vivant ; la lumière chatoie admirablement sur cette tête haute, et ruisselle sur la cuirasse. Il faut être coloriste comme Rubens pour intéresser à ce point avec un simple personnage. C’est bien à tort néanmoins que l’on attribue au seul coloris de ce grand peintre le merveilleux effet de la plupart de ses compositions. Quelque paradoxal que cela puisse paraître, nous n’hésiterons pas à dire que Rubens fut aussi grand dessinateur que grand coloriste, dessinateur du mouvement et non de la forme seule, ce qui est fort différent. Trop souvent le dessinateur de la forme pétrifie sa figure ; il métamorphose l’être vivant en statue. Le dessinateur du mouvement anime la statue. Cette tête vit, elle peut se mouvoir ; ce bras vit, il va s’allonger ou se raccourcir ; ce corps vit, il est souple et presque mobile. Le dessinateur de la forme excelle dans chacun des détails de son ouvrage. Il fera une attache du bras, de la jambe ou du col plus parfaite, une main plus régulière, un torse mieux modelé, des extrémités plus précises ; mais l’ensemble, composé de toutes ces parties isolément irréprochables, sera condamné, et peut-être bien à cause de la perfection locale de chacune de ces parties, à une sorte de raide immobilité. Le dessinateur du mouvement ne s’occupe pas de chacune de ces lignes, de chacun de ces contours en particulier. Il s’occupe de la grande ligne d’ensemble qui serpente, en jetant une foule de rameaux intermédiaires de la tête aux pieds du modèle. Il n’arrête pas sa ligne ; il l’épaissit et la sculpte. Le grand dessinateur du mouvement évitera le flamboiement, cet écueil qu’il rencontre à chaque coup de son crayon, ce défaut dominant de l’école de Vanloo, et en général de toute l’école française du dernier siècle. Il sera à la fois précis et accentué, mobile et en même temps suffisamment retenu. C’est par là surtout que Rubens excelle ; c’est là son grand art. C’est là ce qui fait qu’indépendamment de la couleur il serait encore un grand artiste, et surtout un grand modeleur. Si vous en doutez, consultez plutôt la simple esquisse du portrait dont nous venons de nous occuper, gravée d’après le dessin de M. Metalli[3], et qui fait partie de la publication de M. d’Azeglio. Ce n’est guère qu’une belle eau forte terminée : est-il possible cependant d’imaginer rien de plus vivant, de plus intéressant et en même temps de plus saillant et de mieux modelé ?

Rubens avait pour ami un alchimiste qui s’appelait Zaccharie Brendel ; ce jeune homme, fanatique comme tous ses pareils de sa prétendue science, s’épuisait sur ses fourneaux, tout entier à la recherche de la pierre philosophale. Étonné de la vivacité d’esprit et de l’adresse de Rubens, il lui dit un jour : « Je suis bien près, mon ami, d’arriver à la précieuse découverte que vous savez ; si un homme aussi intelligent que vous venait me seconder, sans nul doute nous ne tarderions pas à trouver ces trésors qui s’échappent toujours au moment où je pense les saisir. — Je le crois bien, lui répondit Rubens, il y a tantôt vingt ans que moi je suis en possession de cette science et que j’ai trouvé votre pierre philosophale. — En vérité ! — En vérité ; — et ouvrant la porte de son atelier et montrant à son ami ses crayons et ses pinceaux : — Voici, ajouta-t-il, les instrumens dont je me suis servi pour la découvrir. »

Rubens ne se trompait pas, ses crayons et ses pinceaux furent l’origine de sa grande fortune ; l’art pour lui n’était pourtant pas un moyen ; il cultiva toujours la peinture avec amour. Aussi l’art ne lui fut-il jamais infidèle. Jouissant d’une grande fortune et proclamé le premier peintre de son temps, Rubens ne pensa pas, comme tant d’autres, que, si les ouvrages font dans le principe la réputation de l’homme, l’homme plus tard fait la réputation de ses ouvrages. Il ne vécut jamais sur sa renommée, pas même dans la seconde partie de sa vie. Il vécut sur son talent, qu’il s’appliqua toujours à fortifier, dans ses missions diplomatiques et à la cour des souverains comme dans le repos de l’atelier.

Si de Rubens nous revenons à l’école italienne, un magnifique portrait de Bronzino, digne pendant du portrait du cavalier du peintre flamand, nous servira naturellement de transition. Ce portrait est celui de Cosme Ier de Médicis. Le Bronzino n’est cependant pas coloriste comme Rubens, il accuse peut-être un peu durement la forme ; mais quel caractère et quelle majesté dans cette précision, quelle force dans cette dureté ! Le fils de Jean des Bandes Noires, le grand et astucieux politique dont on a si justement comparé le caractère à quelqu’un de ces terribles ouvrages de Michel-Ange et de Caravage, où de rares et éblouissantes lumières se détachent puissamment sur de fauves demi-teintes et de larges et noires masses d’ombres, renaît-il tout entier dans ce portrait du peintre de Bianca Capello ? Nous n’osons l’affirmer. Vil courtisan de Charles-Quint et de Philippe II, meurtrier sans foi des Valori et des Albizzi, ses prisonniers de guerre, assassin de Philippe Strozzi, amant incestueux de sa fille, bourreau de son propre fils et de sa femme, Éléonore de Tolède, Cosme Ier a protégé magnifiquement les arts et les lettres ; et les artistes et les écrivains, si facilement reconnaissans, séduits d’ailleurs par quelques grandes et rares qualités, ont jeté le voile de l’oubli sur les crimes du politique et de l’homme privé, pour célébrer le prince ami des arts. Ce beau portrait du Bronzino prouverait au besoin cette partialité intéressée du peuple des artistes à l’égard de ces coupables illustres, de ces hautes et funestes intelligences. Si les poètes chez les Romains ont glorifié Octave et tenté même de réhabiliter Néron, à Florence les historiens et les peintres se sont joints à eux pour tromper la postérité sur le caractère des Médicis et n’immortaliser que leurs vertus.

Le Bronzino lui-même, l’un des familiers du grand-duc comme Vasari, son émule, a dû flatter le prince, homme de goût et protecteur des arts, quand, à l’aide du pinceau, il retraçait son image sur la toile ; mais quelque noblesse qu’il ait imprimée sur son visage, quelque majestueuse douceur qu’il ait voulu donner à son regard, la vérité est restée la plus forte et a vaincu l’art. Le naturel du tyran, qui ne se confiait qu’en Dieu et en ses mains, se trahit par la fixité de cette prunelle noire, par l’amincissement de ces lèvres peu colorées, et par ce léger et involontaire froncement de sourcil. Ce cou athlétique, ces larges et fortes épaules, et cette main si belle, mais en même temps si efféminée, dont une bague orne l’un des doigts, dénotent également les instincts physiques et pervers. Un tel homme doit être sensuel jusqu’à la débauche, et on ne saurait s’étonner qu’il ait poussé la luxure jusqu’au raffinement de l’inceste. Comme chez lui la force physique et brutale doit être en lutte continuelle avec la force morale ! Si jamais il lâche la bride à ses passions, l’explosion, quoique sourde, sera terrible ; s’il frappe, il doit tuer.

Le Bronzino fut l’un des peintres florentins les plus renommés de son époque. De nos jours, c’est l’un des moins appréciés. Émule des Allori, des Ridolfo Ghirlandajo, des Benvenuto Cellini, des Bandinelli, des Daniel de Volterre et de tant d’autres, comme eux, il trouva dans Cosme Ier un patron intelligent et magnifique. Si l’Ammirato, le Borghini, l’Adriani et les autres annalistes de l’époque ont célébré le prince ami du grand historien Varchi et créateur de l’académie florentine, il n’est pas surprenant que le Bronzino ait flatté à sa manière, et autant qu’il était en son pouvoir, le protecteur généreux des arts, le fondateur de la galerie des Offices et de tant d’autres somptueux monumens.

Le premier tableau de la galerie de Turin qui arrêtera nos regards à la suite de ces chefs-d’œuvre, c’est le saint Jean Népomucène, de Daniel de Crespi. Le saint confesse à la fois une impératrice et un paysan. L’idée d’égalité chrétienne ne pouvait être exprimée avec plus de simplicité et plus de grandeur. Le prêtre, placé au centre du tableau dans un confessionnal, écoute par l’une des ouvertures latérales la confession de l’impératrice-reine, placée à sa droite. À sa gauche, un paysan agenouillé dans l’autre partie du confessionnal attend que l’impératrice ait reçu l’absolution, et que son tour soit venu. Ce qui ajoute encore à l’intérêt de cette scène, déjà grande par elle-même, c’est la destinée des deux principaux acteurs, du saint et de l’impératrice ; Le saint est l’un des martyrs les plus éclatans du secret de la confession. Chanoine de Prague et confesseur de sa souveraine, Jean fut sollicité à diverses reprises par l’empereur Venceslas, qui soupçonnait sa femme de nourrir un amour adultère pour l’un des seigneurs de sa cour, de lui livrer le secret de la confession de l’impératrice. Jean résista aux menaces et aux séductions. L’empereur, voyant qu’il ne pouvait rien tirer du saint homme, le fit jeter dans la Moldaw. C’est à cette occasion que le chanoine Jean fut canonisé sous le nom de saint Jean Népomucène, de Nepomuck, sa ville natale.

La manière de Daniel de Crespi rappelle beaucoup celle de Lesueur. On trouve dans ses compositions religieuses la même simplicité d’effet et de moyens, la même onction et quelquefois la même suavité évangélique. Dans ce tableau de saint Jean Népomucène, la figure mélancolique et résignée du saint exprime assez finement quelle doit être sa destinée ; c’est un martyr et un martyr du dogme religieux plutôt qu’un martyr de générosité humaine ou chevaleresque. Il pourrait parler, en effet, sans perdre sa royale pénitente ; la piété de celle-ci, est trop calme, trop confiante, pour qu’elle soit coupable. L’extrême sobriété dans l’emploi des accessoires semble l’un des caractères particuliers du talent de Daniel de Crespi et rapproche encore sa manière de celle de Lesueur. Quels sont les accessoires dans ce tableau de la Confession ? Le chapelet que tient l’impératrice, le livre de prières du saint et le bâton du paysan. Daniel de Crespi est du nombre de ces artistes privilégiés qui disposent de la lumière, et par conséquent du relief, sans effort, et qui avec la plus grande économie de moyens obtiennent souvent un effet vraiment surprenant. Daniel de Crespi s’était fait en outre une loi de ne jamais employer dans ses compositions un personnage qui ne fût pas nécessaire à l’action. Toute sa vie il resta fidèle à ce principe. Si l’on enlève de l’un de ses tableaux n’importe quel personnage, l’intérêt de la composition est aussitôt détruit, l’action même n’existe plus. Cette règle de l’unité d’action, appliquée à l’art de la peinture, ne fut jamais une entrave pour lui ; elle contribua au contraire à donner de la sûreté et de la solidité à son talent, dans une époque de relâchement et de décadence. Que l’on consulte en effet ses fresques de la Chartreuse de Milan. Comme Lesueur, Daniel de Crespi a retracé sur les murailles du cloître l’histoire de saint Bruno, fondateur de l’ordre. Il y aurait une comparaison fort intéressante et fort curieuse pour l’histoire de l’art à faire entre cette double suite de compositions simples, énergiques, et surtout consciencieuses. Daniel de Crespi l’emporterait sans doute par la science du clair-obscur et la magie de l’effet, Lesueur par la grandeur de la pensée, la noblesse de l’ordonnance, le calme de l’ensemble. Le chef-d’œuvre de Lesueur, c’est la Mort de saint Bruno ; le chef-d’œuvre de Daniel de Crespi, c’est la Résurrection du docteur Raymond, chanoine de Paris. La terreur, déjà poussée si loin dans le tableau de Lesueur, est portée à son comble dans la composition de Daniel de Crespi. Nous devons ajouter qu’on ne trouve cependant pas dans le tableau de ce dernier une seule figure qui, pour la profondeur de la pensée, puisse être comparée au saint Bruno de Lesueur joignant les mains et les yeux fixés sur l’effrayant visage du damné. On y lit une révolution intérieure, une conversion. En revanche, Daniel de Crespi a su tirer un merveilleux parti de l’entente du clair-obscur, que Lesueur néglige souvent. On a trouvé également une singulière analogie[4] entre la manière de Daniel de Crespi et celle de Murillo, mais sous le seul rapport de l’exécution matérielle. Ses lumières sont empâtées avec la même puissance que chez le peintre espagnol ; les ombres seules sont moins transparentes et trahissent plus d’indécision dans la brosse ; l’ensemble est moins doré.

La galerie de Turin compte au nombre de ses plus beaux ornemens plusieurs tableaux de Paul Véronèse. Le morceau capital de ce peintre à la Reale Galeria est une grande composition dans le genre des noces de Cana, de la Samaritaine ou du repas chez Simon le lépreux. On retrouve dans cette page immense toute la vivacité de sa brillante imagination, toute la splendeur de son coloris, toute la magnificence de ses ajustemens et de ses décorations. Ses personnages y portent la tête avec cette majesté quelque peu dédaigneuse qu’aimait à leur donner ce peintre de l’aristocratie vénitienne ; ses femmes y ont cet air svelte et superbe, cette ampleur orientale de vêtement, cette éblouissante fraîcheur de carnation, qui distinguaient ses nobles modèles ; enfin la lumière est répandue sur toute cette toile avec la prodigalité d’un homme qui sait que, dans ce genre, sa richesse est inépuisable. L’éclat du jour rayonne sur cette foule de personnages d’attitudes si diverses, sur ces colonnes jaspées d’azur et de rose, et sur chacun de ces innombrables accessoires si heureusement disposés. C’est la nature dans toute sa pompe, illuminée par les reflets azurés de ce ciel d’une transparence vraiment divine et si richement lamé d’argent.

Paul Véronèse soutient presque à lui seul la gloire de l’école vénitienne dans la galerie piémontaise. Le Titien n’y est représenté que par une composition d’un mérite tout-à-fait secondaire, et Giorgione, son rival, et son maître s’il eût vécu, par un portrait d’une authenticité fort contestable. Palma Vecchio, auteur d’une belle Sainte Famille entourée de saints et de saintes, mérite seul d’être distingué après le grand artiste de Vérone.

Les tableaux des écoles hollandaise et allemande, que l’on voit à la Galerie royale de Turin, sont nombreux et la plupart d’un mérite rare. C’est là que se trouvent peut-être les portraits de Van-Dyck les plus achevés : le prince Thomas à cheval et les enfans de Charles Ier. Le portrait de ce monarque, par son élève Daniel Mytens, pourrait être pris pour un des ouvrages de ce portraitiste sublime. C’est la nature dans toute sa simplicité majestueuse ; l’œil du prince semble mobile, sa bouche va s’ouvrir, son bras se lever ; l’architecture seule du fond est un peu lourde et n’a pas l’aspect d’aisance magistrale du reste de ce tableau.

Plusieurs compositions de Gérard Dow, entre autres la Femme à la grappe de raisin et le Médecin, sont du meilleur temps de ce maître et remarquables par cette prodigieuse finesse d’exécution qui distingue ses moindres tableaux, et qui ne nuit jamais à l’effet d’ensemble. Les Berghem, les Teniers, les Breughel, les Freedeman de Vries, les Ostade et les Both d’Italie y sont nombreux et choisis. Les Joueurs de Flûte d’Isaac Van Ostade sont sans doute un admirable petit tableau qui ne peut manquer de plaire à ceux qui aiment la nature toute naïve, quelque disgracieuse qu’elle soit ; l’on conçoit néanmoins qu’à la vue de semblables figures Louis XIV se soit écrié : — Qu’on enlève ces magots !

La perle de l’école flamande, c’est le portrait dit du Bourguemestre, que M. d’Azeglio attribue à tort à Nicolas Maas, et qui est bien de Rembrandt. Ce tableau a vivement occupé l’esprit conjectural des érudits piémontais ; les uns l’ont attribué à Rubens, d’autres à Van-Dyck. Un autre écrivain reconnaît qu’il est bien de Rembrandt, mais à quel propos ajoute-t-il que ce portrait est celui de Théodore de Bèze ? La preuve de cette assertion ne serait pas facile à fournir, Rembrandt n’étant né qu’en 1606, un an après la mort du fameux apôtre de la réforme. Quoi qu’il en soit, ce tableau est bien de Rembrandt ; il l’a signé, sinon matériellement, du moins avec son talent.

Les meilleurs paysages de la Galerie de Turin sont ceux de Claude Lorrain et de Roth d’Italie. Claude Lorrain est toujours ce grand magicien que nous connaissons, ce peintre de la lumière, de la paix, de l’étendue et du bonheur, qui, à l’aide du pinceau et de la palette, sait donner au ciel son éclat, à l’air sa transparence, aux eaux leur limpidité, à l’horizon sa profondeur. Les Italiens, dans leurs sonnets, ont dit de lui que, comme Josué, il avait arrêté le soleil ; il est fâcheux que sa puissance se soit bornée là, et qu’il n’ait pas su animer les personnages qui peuplent les devans de ses compositions. Les joueurs de flûte de son magnifique tableau du Pont ruiné ont toute la raideur de petites figures de bois[5] ; ils dépareraient ce beau paysage, si l’harmonie de la couleur des vêtemens et du ton des chairs, d’accord avec celle de l’ensemble du tableau, ne rachetait l’imperfection de la forme. Ce dernier tableau de Claude Lorrain a été gravé dans la collection de M. d’Azeglio par le professeur Bulli. La touche du graveur est trop maigre et trop comptée, et les terrains n’ont ni la solidité ni l’épaisseur suffisante ; l’ensemble, néanmoins, est assez harmonieux.

Quelques-uns des riches reflets de cette lumière qui inonde les tableaux de Claude Lorrain illuminent ceux du Flamand Jean Both, dit Both d’Italie. Sa manière est néanmoins fort différente de celle du peintre français. Si l’un est poète, l’autre est naïf ; si celui-ci sacrifie tout à l’effet d’ensemble, celui-là néglige cet effet, tout occupé qu’il est des moindres finesses de détail. Jean Both, le plus brillant des disciples d’Abraham Bloëmart, quoique inférieur à Claude Lorrain, s’est élevé au-dessus de cette foule d’artistes du second ordre qu’a produits l’école hollandaise ; il vit l’Italie et la comprit, sinon complètement, du moins dans quelques-unes de ses plus secrètes et de ses plus mystérieuses beautés. La liberté d’esprit, le repos de la conscience, le temps enfin, lui manquèrent pour devenir un artiste vraiment supérieur. Coupable d’un crime, il l’expia d’une manière tragique, et se noya avant d’avoir atteint sa quarantième année.

Les historiens de l’école hollandaise nous racontent à cette occasion l’étrange anecdote qui suit. Durant leur séjour à Rome, Jean Both, son frère André, les deux Laar et un autre artiste hollandais, ayant passé une de leurs soirées à jouer et à s’enivrer, se retiraient, vers le milieu de la nuit, de la taverne où ils étaient réunis, par une de ces rues qui longent le Tibre. Tout en cheminant, ils chantaient ou tenaient des propos obscènes, quand tout à coup ils firent la rencontre d’un prêtre. Celui-ci, voyant des gens ivres, chose de tout temps fort rare dans Rome, se jeta au-devant d’eux et commença assez intempestivement à les sermonner. Ces jeunes gens, loin d’être touchés de son éloquence, répondirent à ses véhémentes apostrophes par des injures. L’un d’eux, par forme de plaisanterie, ayant même poussé le cri de la canaille romaine : Au Tibre ! au Tibre ! ses compagnons, dont tout à la fois le vin et la colère troublaient la raison, mirent subitement à exécution cette menace jetée inconsidérément. Ils saisirent le malheureux prêtre, et, s’approchant d’un des quais du Tibre, le précipitèrent dans les flots. Le lendemain, quand la raison et le sang-froid leur furent revenus, ils détestèrent leur coupable égarement, firent leurs adieux à Rome et s’enfuirent chacun de son côté. Mais, racontent les mêmes historiens, à défaut de la justice humaine, la justice divine s’était chargée de les poursuivre ; tous ceux qui avaient participé au meurtre du prêtre périrent d’une mort tragique. Pierre de Laar le premier tomba dans un puits et se noya ; son jeune frère trouva la mort dans un torrent où il fut précipité ; André Both se noya à Venise dans la lagune ; enfin Jean Both, dit Both d’Italie, et l’autre artiste hollandais périrent tous deux dans un naufrage.

Les vieux maîtres de l’école allemande pourraient rivaliser avec ces maîtres de l’école hollandaise, dont ils furent les précurseurs, sinon par la quantité, du moins par la qualité des compositions sorties de leurs ateliers, qui enrichissent le musée de Turin. Albert Durer, Aldegraver, Holbein et quelques-uns de leurs élèves y ont de leurs meilleurs ouvrages. Un Ermite en prière d’Albert Durer, portrait en pied de quelque religieux inconnu, et la Visitation d’Aldegraver, le meilleur des imitateurs du grand maître de Nuremberg, sont les deux morceaux de ce genre les plus curieux. La Visitation de la Vierge à sainte Élisabeth est un de ces précieux chefs-d’œuvre de naïveté, de conception et de finesse d’exécution qu’on rencontre à de longs intervalles dans les musées de ces vieilles cités du centre de l’Allemagne. L’admirable conscience de l’artiste, son angélique pureté morale, la science souvent poussée jusqu’au pédantisme le plus raffiné, dans l’exécution des draperies surtout, brillent dans l’ensemble et dans chacune des parties de ce beau tableau. Le paysage, par exemple, si souvent négligé comme accessoire dans les ouvrages de ce genre, est un chef d’œuvre d’agencement et d’exécution. Cette belle habitation gothique, placée sur la cime d’une colline et dominant un chemin montueux que bordent de maigres arbustes, nous reporte en plein moyen-âge. Un simple détail cependant date le tableau et nous apprend que nous touchons à l’époque de transition de ces temps reculés aux temps modernes. Ce sont les ailes d’un moulin à vent que l’on entrevoit à l’horizon sur une colline. Comme Dante dans son poème, les peintres religieux faisaient entrer toute leur époque dans leurs compositions, qui réunissent de cette façon à la profondeur de conception et à la naïveté d’exécution un intérêt de curiosité et d’érudition des plus puissans. Ce tableau d’Aldegraver, dessiné par M. Metalli, a été gravé par M. Lazinio. Cette petite gravure réunit à un degré rare l’habileté du praticien moderne et l’intelligence de l’époque. On dirait une des admirables et naïves esquisses de Lucas de Leyde. Les premiers plans seuls sont faibles ; les brisures du terrain ressemblent trop aux plis d’une étoffe, la maigreur des plantes est aussi par trop exagérée.

Les portraits de Jean Calvin et de Marguerite de Valois par Holbein ressemblent à tant d’autres portraits du même peintre. C’est la nature prise sur le fait, avec une sorte de bonhomie sublime, mais souvent aussi avec maigreur et petitesse. On voudrait dans cette façon de représenter la nature un peu plus de mouvement et de vie. L’œil de l’artiste a daguerréotypé son modèle, n’oubliant ni un cheveu, ni un poil de la barbe, ni un pli de la chair, ni une verrue ; il a seulement oublié de l’animer.


L’examen rapide auquel nous venons de nous livrer peut faire juger de l’importance de la nouvelle galerie piémontaise. C’est, en effet, après les musées du palais des Studj à Naples et du Vatican à Rome, l’une des collections les plus curieuses par le choix et la variété des ouvrages qu’elle renferme, qui se soit ouverte, dans ces dernières années, par-delà les Alpes. L’Italie est toujours le pays des beaux arts par excellence ; si elle ne produit plus que de rares chefs-d’œuvre, elle connaît le prix de ceux qu’elle possède, elle sait les faire valoir, et en faire jouir les autres.

Qu’on nous permette de terminer par une réflexion que nous livrons au bon sens ou plutôt au bon goût de ceux de nos artistes qui soutiennent avec tant d’ardeur l’honneur de l’école française, de ceux particulièrement que l’excellence des écoles étrangères, des écoles primitives surtout, semble parfois trop exclusivement préoccuper. Voici vingt peintres, tous de manières et de mérites différens, dont nous avons analysé et apprécié les chefs-d’œuvre, et qui, à l’aide des procédés les plus divers et en se livrant à l’impulsion particulière de leur génie, ont su nous intéresser et nous plaire. C’est donc surtout à l’originalité que chacun d’eux doit, de nos jours, cette espèce de consécration du succès qu’il obtint dans son temps. La base de l’originalité, c’est l’étude de la nature plus encore que celle des grands maîtres. Au lieu d’étudier exclusivement, souvent même de copier Masaccio, Frà Angelico, Giotto, Raphaël ou Albert Durer, l’artiste intelligent s’inspirera donc de la nature, cette intarissable source du beau où, de son temps, chacun de ces maîtres a puisé ; s’il désertait les leçons de ce premier des modèles pour celles des rares génies qu’il a formés, il renoncerait par cela même à l’originalité, et se rangerait dans la classe des artistes secondaires. Son imitation aurait beau s’attacher aux premières époques de l’art, elle ne serait pas moins une imitation. Qu’un artiste de cette espèce s’inspire d’une fresque de Pompeia ou du Campo-Santo, d’un tableau de Cimabuë ou d’un carton de Raphaël, quand bien même le résultat de son imitation ne serait ni un calque ni un pastiche, ce ne serait pas non plus une œuvre originale.


F. Mercey.



DE
LA RENAISSANCE
ORIENTALE.[6]

Toute révélation vient d’Orient, et, transmise à l’Occident, s’appelle tradition. L’Asie a les prophètes, l’Europe a les docteurs ; et tantôt ces deux mondes, échos de la même parole, ont entre eux un même esprit, ils s’attirent, ils se confirment l’un l’autre, et gardent le souvenir de la filiation commune ; tantôt leurs génies se repoussent comme deux sectes, leurs rivages semblent se fuir ; du moins ils s’oublient, pour se retrouver et se confondre plus tard ; et jamais l’accord ne se rétablit entre l’un et l’autre, que de cette harmonie ne naisse, avec un dogme nouveau, pour ainsi dire, un dieu nouveau ; en sorte que le tableau de ces alternatives d’alliance et de séparation, d’unité et de schisme, est aussi celui des époques principales de la vie religieuse et de la tradition universelle.

Le livre le plus occidental de l’Orient, la Bible, fait à peine mention de la haute Asie. L’horizon du peuple hébreu ne s’étend pas au-delà de la Mésopotamie ; tout au plus, par intervalles, touche-t-il à la Bactriane. Les Indiens et les Hébreux ont vécu cachés, les uns aux autres, dans une solitude claustrale. Ils ne se connaissent pas ; ils appartiennent à une lignée différente. D’ailleurs le peuple de Moïse a bientôt retrouvé ses titres avec sa généalogie. Il est le fils de Jéhovah, le premier né du Très-Haut. Il vit dans la demeure de l’Éternel. Qu’a-t-il besoin de s’inquiéter davantage de son passé et de chercher plus loin ses origines ?

Au contraire, les dieux helléniques étant nés de la première union de l’Occident et du haut Orient, il semble que la Grèce aurait dû, mieux qu’une autre, entretenir le souvenir de sa filiation. Pourtant il n’en fut rien. La Grèce conserva, sans savoir d’où ils venaient, le fond des dogmes asiatiques. De là tout le caractère de cette société. En naissant, la mémoire déjà obsédée de traditions qui lui ont été transmises à son insu, elle s’étonne d’elle-même ; elle cherche d’où viennent, avec sa parole déjà achevée, ses dieux tout-puissans dès le berceau. Bientôt elle se persuade qu’elle seule dans le monde a tout inventé, imaginé, créé ; comme elle remarque surtout d’étonnantes ressemblances entre ses dogmes et ceux du Nil ou de l’Euphrate, elle croit sincèrement que l’Asie lui a pris ses idoles, que la terre entière ne pense, ne vit, ne respire que par cette ame légère qu’elle s’imagine dispenser à toutes choses. Dans la suite de son histoire, elle ressemble à la statue de Pygmalion, qui s’anime de la vie du sculpteur lui-même. La Grèce, comme Galatée, est descendue de son piédestal de marbre pour s’approcher des objets qui l’entourent. D’abord elle rencontre l’Égypte et ses religions, puis, sans s’étonner, elle dit en souriant : C’est moi. Plus tard elle se communique à la Perse ; elle voit de près le grand culte du soleil, au temps de Xénophon ; elle dit : C’est encore moi. Elle continue ainsi d’étendre son existence à tout ce qui l’environne, jusqu’au jour où elle vient à rencontrer le christianisme, c’est-à-dire une doctrine si étrangère au monde, si sévère, si austère, si ennemie des fêtes olympiennes, si différente de tout ce qu’elle avait aimé, chanté, adoré, que, saisie, pour la première fois, d’une stupeur religieuse, elle s’écrie par la voix de tout un peuple, en présence de saint Paul : Ce n’est plus moi !

Dans son voyage en Égypte, en Phénicie, Hérodote fut un des premiers qui remarqua l’infatuation ingénue de ses compatriotes. Il ne put la corriger. La Grèce continua de voir tout l’Orient avec les yeux de l’Ionie, et de cette ignorance même naquit son originalité au sein de l’imitation. Alexandre seul ébranla cette illusion. Poussé par l’amour de l’inconnu, il arriva aux bords de l’Indus. Un instinct divin le ramenait au berceau de la race dont il était le premier représentant. Il touchait le mystère des origines de la civilisation grecque. Il put montrer aux hellènes, dans les monts sacrés de l’Inde, la mine d’où étaient sortis leurs dieux. Ce fut la fin de l’esprit grec, qui s’évanouit en même temps qu’il perdit son erreur. En brisant ses limites, il cessa d’être. Cependant la pensée de la haute Asie s’insinua dans les écoles d’Europe. L’Inde fut rapprochée d’Alexandrie. La tradition universelle se retrouva pour un moment, et le christianisme scella, en naissant, la seconde alliance de l’Orient et de l’Occident.

Pendant toute la durée du moyen-âge, ce lien est de nouveau rompu, comme s’il n’avait jamais existé. Loin de se rechercher, de s’attirer l’un l’autre, le génie de l’Europe au moyen-âge et celui de la haute Asie se repoussaient mutuellement. Qu’avait de commun l’ascétisme du premier avec les splendeurs de la nature équinoxiale ? Le culte de la passion, enseveli parmi les brumes du Nord, dans le linceul des cathédrales, appelait-il le soleil du golfe de Bengale ? Et qu’avait besoin du trésor des Indes le Christ gémissant, flagellé, crucifié du XIIe siècle ? Aussi les croisades, dans leur espoir de conquêtes, ne prétendaient qu’au Golgotha. Un tombeau près du désert de Syrie, le triste jardin des Oliviers, encore trempé de la sueur de la passion, l’absinthe desséchée du Calvaire, une terre nue pour un Dieu nu, voilà ce que l’Europe convoitait de l’Asie ; tandis que le haut Orient, avec sa nature prodigue dans tous les règnes, devait rester fermé à l’esprit mystique de ces générations comme la terre des enchantemens condamnés et du démon des voluptés.

Il est certain, en effet, qu’aussi long-temps que le dogme de la spiritualité a régné sans partage, la communication avec la haute Asie est restée interrompue. Inutilement, le vénitien Marc-Pol retrouve le continent perdu des Indes, deux siècles avant que le Génois découvre l’Amérique. Ce chemin rouvert est bientôt oublié. Les rivages de l’Orient et de l’Occident se repoussent encore. Les relations entre eux ne se rétablissent véritablement que lorsque l’industrie, au XVe siècle, relève les sens et la nature de la condamnation portée contre eux par les temps précédens ; et le moyen-âge finit le jour où l’Orient, avec toutes les pompes de la vie extérieure, est rendu à l’Occident par la découverte du cap de Bonne-Espérance. En ce moment l’ascétisme achève de disparaître. La matière, long-temps immolée par les macérations, reparaît triomphante sous les traits de l’Asie. Au culte de la douleur succède l’esprit de l’industrie. L’Occident adhère encore une fois à l’Orient ; une ère nouvelle commence. La race européenne a rejoint son berceau ; l’humanité se replie un moment sur elle-même, comme le serpent des symboles qui noue son anneau autour du globe.

Il faut rendre cette justice au XVIIIe siècle, que sous la raillerie il cacha une sorte de pressentiment d’une renaissance orientale. Ce pressentiment, il est vrai, allié au scepticisme, naissait surtout du désir de trouver dans l’ancien Orient une société rivale de la société hébraïque ; il faut ajouter que les encyclopédistes ne connurent de la Perse et de l’Inde que ce qu’en avait su Hérodote. Voltaire, surtout, allait le premier au devant de cette société perdue. Une foule de fragmens attestent, vers la fin de sa vie, son impatience toujours croissante. Dans son empressement à saisir tout ce qui pouvait disputer au génie hébraïque la couronne de l’Orient, il fut souvent trompé par des ouvrages supposés. Il fonda en partie sa religion complaisante pour le haut Orient sur un prétendu manuscrit asiatique, l’Ézour Vedam, qu’il fit solennellement déposer à la Bibliothèque royale. On a reconnu que l’auteur, qui devait être antérieur de plusieurs siècles à Moïse, était en effet un jésuite missionnaire du XVIIe siècle. Voltaire trop confiant, trop crédule ! le roi du scepticisme pris à la fin dans ses propres embûches ! qui s’y serait attendu ?

C’est qu’il était facile alors de s’abuser sur l’Inde et sur la Perse. Les bibliothèques d’Angleterre possédaient, il est vrai, quelques lambeaux des anciennes langues de ces peuples, mortes dès le temps de Cyrus ; mais personne en Europe n’en connaissait même l’alphabet. Pendant des milliers d’années le trésor des souvenirs de cette double civilisation avait été gardé par le génie de la solitude. Comment ce mystère va-t-il être soulevé ? Comment le sceau qui a été apposé sur les lèvres muettes de l’Orient va-t-il être brisé ? Comment les paroles ensevelies vont-elles se ranimer et révéler la pensée, les croyances, les dieux perdus de l’extrême Orient ? Quel est celui qui laissera le premier son nom à cette découverte ? C’est Anquetil Duperron. Il fut le Marc-Pol du XVIIIe siècle.

Une feuille enlevée à l’un des livres sacrés de la Perse tombe par hasard sous ses yeux. À la vue de ces caractères, dont la clé était perdue, ce jeune homme (il n’avait pas vingt-trois ans) se sent consumé d’une curiosité infinie ; il se représente toute la sagesse du monde antique cachée sous cette lettre enchantée ; il fait serment d’apprendre cette langue que personne n’entend plus en Europe. Il ira l’épeler aux bords du Gange. Dans cette idée, il prend un engagement de volontaire dans un détachement de la compagnie des Indes. Il part ; lui-même raconte comment il sortit de l’esplanade des Invalides, à pied, tambour en tête. Ce jeune soldat, qui emportait dans son sac une Bible, les Essais de Montaigne, la Sagesse de Charron, arrive dans les Grandes-Indes ; délié de son engagement, il entreprend seul, sans ressources, d’immenses voyages par terre, afin de mieux fouiller les souvenirs de la contrée. C’est ainsi qu’il parcourt, un pistolet à sa ceinture, sa Bible à son arçon, la distance comprise entre Bénarès et les côtes de Coromandel. C’était le temps de la guerre des Anglais et des Français. Maltraité par les uns et par les autres, il remonte à Suratte. Là, enfin, il rencontre des prêtres persans qui avaient conservé dans l’exil les anciens monumens de la liturgie des mages, à peu près comme les Hébreux traînés en captivité ont partout conservé les livres de Moïse. Il retrouve cet ancien culte du feu, ce reste de flamme qu’Alexandre n’avait pu éteindre et qu’une population sans patrie ranime aujourd’hui de son souffle. Sa curiosité commence par exciter la défiance des prêtres ; mais un séjour de près de dix ans lui sert à gagner l’amitié du plus savant d’entre eux. Le Parsis lui enseigne en secret la langue sacrée de ses ancêtres, le zend, qui avec le sanscrit est pour la haute Asie ce que sont pour notre Occident le grec et le latin, c’est-à-dire une langue qui n’appartient plus qu’au culte. L’espérance de toute sa vie est remplie. Il tient dans ses mains les livres sacrés que n’avait encore vus aucun Européen ; car le regard seul les souille, disent les Mobeds. Il en a recueilli plusieurs copies ; il les lit, il les traduit. Chose qui semble incroyable, il possède dans la langue morte les livres des Mages, compagnons de Darius, de Xerxès, de Cyrus, de Cambyse ; de ses voyages il rapporte toute une bibliothèque composée de manuscrits ; et comme Camoens, avec son poème échappé du naufrage (car on peut bien comparer le héros au poète), il revient en Europe. Il publie les monumens de la religion persane, un peu avant qu’éclate la révolution française. De ce moment, la science de la tradition orientale est fondée. La révolution est consommée dans les lettres comme dans la politique.

D’autre part, l’Angleterre, restée maîtresse des Indes, achevait d’en prendre possession par la science. Un Français a retrouvé la langue et la religion des peuples persans ou zends. Un Anglais, William Jones, a retrouvé la langue des anciens peuples hindous. Depuis que cette double civilisation est rentrée dans la tradition vivante, chaque société a été, en quelque sorte, rejetée sur un autre plan. Par delà les dieux de l’Ionie, on aperçoit, dans les montagnes de l’Asie, les dieux indiens. L’Olympe recule jusqu’à l’Himalaya. Peu à peu l’Occident recueille les dépouilles et la sagesse de ce vieux monde, manuscrits apportés par les missionnaires et les voyageurs, hymnes, genèses, liturgies, rituels, épopées, codes de lois écrits en vers, drames, philosophie, théologie, scolastique. Une partie de ces manuscrits, encore inédits, sont de notre temps ce qu’étaient l’Iliade et l’Odyssée pour Pétrarque, qui dévorait inutilement des yeux le premier exemplaire d’Homère transporté de Constantinople à Venise. Ce que Lascaris et les réfugiés de Byzance firent pour la renaissance des lettres grecques, William Jones, Anquetil Duperron, l’ont fait de nos jours pour la renaissance orientale. Dans la première ardeur des découvertes, les orientalistes publièrent qu’une antiquité plus profonde, plus philosophique, plus poétique tout ensemble que celle de la Grèce et de Rome, surgissait du fond de l’Asie. Orphée cédera-t-il à Vyasa, Sophocle à Calidasa, Platon à Sancara ? Les dieux de l’Olympe recommenceront-ils leurs luttes contre les anciens dieux orientaux, ou, les uns et les autres cessant de se disputer des cieux trop étroits, ne se réconcilieront-ils pas au sein de la tradition universelle ? Tout ce que le passé renferme de religion, tous les élémens sacrés de la tradition se rapprochent subitement dans un chaos divin, pour enfanter, il semble, une forme nouvelle de l’humanité ; car ce qui se passe dans la science éclate avec plus d’évidence encore dans la vie civile et politique. L’Occident s’informe de l’Orient non-seulement dans le passé, mais dans le présent. L’Europe adhère désormais à l’Asie par les faits comme par les idées, par les intérêts comme par la tradition. Chaque peuple veut mettre le pied sur cette terre où le sphinx jette de nouveau son énigme ; et ce n’est pas seulement l’Europe qui se rapproche de l’Orient : celui-ci sort de son immutabilité, il apprend les disciplines modernes. L’Europe, pour gouverner l’Asie, n’a plus besoin, comme Alexandre, de revêtir la robe asiatique. Constantinople a quitté le turban. Quel ordre nouveau sortira de la fusion, des épousailles de ces deux mondes, de ces traditions qui se ravivent, de ces langues mortes qui se délient dans leur sépulcre embaumé ? En même temps que l’ancien testament du genre humain s’augmente des pages retrouvées dans les bibles de l’Inde et de la Perse, ne faut-il pas que le nouveau se développe, qu’il dévoile, qu’il étale de plus en plus l’esprit enseveli dans la lettre ? Et si, au XVIe siècle, la renaissance grecque et romaine, achevant de clore le moyen-âge, a donné au monde une forme, une parole nouvelle, si elle a éclaté en même temps que la réformation religieuse, ne voyons-nous pas de nos jours la renaissance orientale correspondre déjà à une réformation nouvelle du monde religieux et civil ? Tant il est vrai que le passé, en se creusant, a toujours fertilisé l’avenir, et que le premier n’a cessé d’être la prophétie que le second vient d’accomplir.


Le génie de l’industrie, les découvertes, les voyages, n’ont pas seuls préparé le rétablissement de la tradition de la haute Asie. L’imagination, en même temps que la science, se tournait peu à peu de ce côté. Elle visitait, sur les vaisseaux marchands, les rivages nouvellement retrouvés ; elle les rattachait à ceux de l’Occident par d’impalpables anneaux. Les brises de l’Europe, celles de l’Asie unissaient leurs parfums dans de rapides hyménées. De ces épousailles des vents allaient naître, sur la surface d’un océan inviolé, des formes, des images, des fantômes nouveaux, qui devaient flotter bientôt dans le ciel agrandi des poètes. Même sous une apparence sceptique, la poésie des modernes redevenait religieuse, en consacrant le lien de deux mondes rendus l’un à l’autre ; et les marques d’une renaissance orientale éclataient à l’origine même de la renaissance grecque et romaine.

En effet, les Portugais, qui, par la découverte du cap de Bonne-Espérance, ont rendu l’Asie à l’Europe, sont aussi les premiers qui aient couronné par l’imagination l’alliance que l’industrie venait de renouveler. Ce peuple ne paraît qu’un moment dans l’histoire, et c’est pour accomplir ce miracle. L’œuvre achevée, il retombe dans le silence. Comme il n’a eu qu’un moment de splendeur, il n’a aussi qu’un poète, un livre. Mais ce poète est Camoëns, qui rouvre à l’imagination les portes de l’Orient ; ce livre est celui des Lusiades, qui rassemble, avec tous les parfums du Portugal, l’or, la myrrhe, l’encens du Levant, trempés souvent des larmes de l’Occident. Pour la première fois, le génie poétique de l’Europe quitte le bassin de la Méditerranée ; il rentre dans les océans de l’ancienne Asie. Sans doute, les souvenirs de la Grèce et du monde chrétien accompagnent le poète aventureux au milieu des flots qu’aucune rame n’avait encore effleurés. On peut même dire que, sous ces cieux brûlans, on retrouve dans ses stances brûlantes une angoisse qui ressemble au mal du pays. Les images, les regrets, les espérances, les fantômes divinisés, les Syrènes de l’Occident surgissent du fond des eaux. Ils se balancent autour du navire, et c’est pourquoi le poème de Camoëns est véritablement le poème de l’alliance de l’Occident et de l’Orient. Vous respirez tout ensemble les souvenirs de l’Europe et les tièdes senteurs de l’Asie dans ce génie qui est l’accord de la renaissance grecque et de la renaissance orientale. En même temps que vous entendez encore le murmure des rivages européens, l’écho du monde grec, romain, chrétien, vous entendez aussi retentir à l’extrémité opposée ce grand cri : Terre ! qui fit tressaillir le XVe siècle au moment des découvertes des Indes et des Amériques ; vous sentez à chaque vers que le vaisseau de l’humanité aborde des rivages depuis long-temps attendus ; vous aspirez des brises nouvelles, qui enflent la voile de la pensée humaine ; et les cieux des tropiques se mirent dans le flot le plus pur du Tage. Si les dieux de l’ancienne civilisation, transportés sous un autre ciel, semblent s’y réparer, s’y rajeunir, d’autre part, que de formes, que de créations inspirées immédiatement par cette nature renouvelée dans la solitude ! Le fleuve du Gange, depuis si long-temps perdu, est personnifié comme dans l’épopée indienne du Ramayana. Le Titan grec, qui veut fermer le passage au vaisseau de Gama qui porte l’avenir, sort tout ruisselant des mers équinoxiales, agrandi de toute la différence de la mer des Indes à la mer des Cyclades. Il n’est pas jusqu’à cette langue portugaise, si guerrière et si molle, si retentissante et si naïve, si riche en voyelles éclatantes, qui ne paraisse un interprète, un truchement naturel entre le génie de l’Occident et le génie de l’Asie orientale. Mais ce qui fait le lien de tout cela, est-il besoin de le dire ? C’est le cœur du poète ; c’est ce cœur magnanime qui embrasse les deux mondes et les unit dans une même étreinte de poésie, dans une même humanité, un même christianisme. Vous retrouvez partout une ame aussi profonde que l’Océan, et, comme l’Océan, elle unit les deux rivages opposés.

Je ne puis me décider si tôt à quitter Camoëns ; et pourquoi ne laisserais-je pas paraître ma piété pour ce grand homme ? Tout me plaît de lui, sa vie d’abord, sa poésie, son caractère, son grand cœur. Seulement je m’étonne que son nom n’ait pas été plus souvent prononcé de nos jours ; car je ne connais aucun poète qui réponde mieux, qui s’associe mieux à une grande partie des idées et des sentimens répandus dans ce siècle, puisque cette épopée sans batailles, sans siéges, toute pacifique (chose presque inouïe), n’offre que l’éternel combat de l’homme et de la nature, c’est-à-dire la lutte dont les écrivains de notre temps nous ont si souvent entretenus. Il y a des dialogues formidables entre le pilote et l’Océan ; d’une part, l’humanité triomphante sur son vaisseau pavoisé ; de l’autre, les caps, les promontoires, les tempêtes, les élémens vaincus par l’industrie. N’est-ce pas là tout l’esprit de nos temps ? L’épopée qui les représente le mieux n’est pas celle du Tasse ; elle est trop romanesque. Ce n’est pas celle d’Arioste ; où sont parmi nous aujourd’hui la grace, la sérénité, le sourire de ce dernier des trouvères ? Ce n’est pas davantage celle de Dante ; le moyen-âge est déjà si loin de nous ! Mais le poème qui ouvre avec le XVIe siècle l’ère des temps modernes, est celui qui, en scellant l’alliance de l’Orient et de l’Occident, célèbre l’âge héroïque de l’industrie, poème non plus du pèlerin, mais du voyageur, surtout du commerçant, véritable odyssée au milieu des factoreries, des comptoirs naissans des Grandes-Indes et du berceau du commerce moderne, de même que l’Odyssée d’Homère est un voyage à travers les berceaux des petites sociétés militaires et artistes[7] de la Grèce.

Si du Portugal on passe en France, on voit d’abord que la correction du siècle de Louis XIV pouvait difficilement s’accommoder de l’inspiration de l’Asie. La poésie biblique n’eut même sur les imaginations de ce siècle qu’un empire contesté, et Sophocle y balança toujours David. C’est seulement vers la fin de sa vie que Racine tenta, dans Athalie, l’accord des formes grecque et hébraïque, en même temps que Richard Simon fondait la science de l’interprétation de l’ancien Testament. Plus tard, que pouvait-il y avoir de commun entre le génie railleur du XVIIIe siècle et le génie solennel de l’Orient ? Ce fut surtout pour déguiser leurs opinions les plus hardies, que les écrivains de cette époque se couvrirent quelquefois du manteau de l’Asie. Cependant le nom est prononcé : les esprits se dirigent de ce côté. Bientôt on abordera cette terre ; les esprits railleurs, précurseurs, vont pousser devant eux une autre génération qui prendra véritablement possession de ce sol par la science et par la pensée.

Quelques années après Anquetil Duperron, et comme pour servir de commentaire à cette science naissante, un second voyageur, qui devait produire dans les lettres une révolution analogue, Bernardin de Saint-Pierre errait presque sur les mêmes rivages. C’est avec lui que l’imagination, la poésie française, va, pour la première fois, recevoir un baptême nouveau parmi les flots du grand Océan. Avec lui, une ame nouvelle s’insinue dans le XVIIIe siècle. De son voyage dans les mers de Camoëns, il ramène deux personnages nés sous ce ciel étranger, Paul et Virginie. Tout vous dit d’abord qu’ils ont, dès leur première heure, respiré un autre air, vu d’autres étoiles que nous. Leurs douces pensées, plus savoureuses que le fruit du dattier, ne se sont pas épanouies au milieu de nos villes. Ils ont reçu leur éducation loin des passions, des souvenirs de notre continent. Leur langue même, d’une suavité inconnue, est semblable à la langue des fleurs dans une île nouvellement émergée au fond des mers inviolées. Rappelez-vous, dans leurs dialogues, cette morale qui semble naître du spectacle des objets qu’ils ont chaque jour sous les yeux, et éclore avec les fleurs qu’ils ont semées. Ils ont appris à épeler, non dans les livres de notre Occident, mais dans celui dont les pages sont les montagnes non encore parcourues, les cieux non encore explorés, les étoiles non encore interrogées, les forêts vierges qui se mirent dans une mer vierge. On pourrait comparer Virginie, à quelques figures de la poésie sacrée des Hindous, Sacontala, Damajanti, et l’on serait étonné de voir comment le même sol, les mêmes harmonies, ont produit les mêmes êtres poétiques dans l’esprit des Orientaux et dans celui d’un homme de l’Occident. Virginie est, dans le vrai, de la même famille que les jeunes filles et les Apsaras des poèmes indiens. Même douceur, mêmes instincts, même piété pour les plantes, même tendresse pour toute la nature vivante, seulement tout cela rendu plus touchant par le christianisme. Et s’il fallait parler des Études de la Nature, qui ne sent qu’elles ont été faites dans le voisinage des Grandes-Indes ? Ne retrouve-t-on pas la douceur d’un créole dans cet amour pour les fleurs, pour les eaux, pour les plus petits insectes ? Si l’Indien épargne, dans sa mansuétude universelle, les rameaux des forêts et jusqu’à la rosée des nuits, Bernardin de Saint-Pierre ne fait-il pas éprouver un sentiment tout semblable, recueilli, il semble, à la même source ? Et de tout cela ne résulte-t-il pas l’impression d’un brahmane chrétien ?

Je n’ai encore rien dit du poète souverain, qui a, mieux que tous les autres, cimenté l’union de l’Europe et de l’Asie. Il fut un des admirateurs les plus naïfs de Bernardin de Saint-Pierre, qu’il venait complimenter sur Paul et Virginie, au retour des batailles. Il a marqué l’alliance de l’Occident et de l’Orient, non-seulement par la parole, mais par les faits, par la grandeur des projets, par la vie politique et militaire. N’avait-il pas tracé dans son esprit la route de la France depuis le Nil jusqu’au Gange, à travers la Perse ? Le nouvel Alexandre ne voulait-il pas recommencer le travail de l’ancien ? Il a écrit le poème de l’alliance en traits de sang, depuis les pyramides jusqu’aux frontières de cet autre Orient qui commence au Kremlin. Le connaissez-vous, ce poète qui étouffait en Europe ? Il s’appelait Napoléon. Il a fait passer plus qu’aucun autre dans le cœur de la France l’esprit et l’ame de l’Asie. Ses poèmes écrits sont ses proclamations. Il a changé non-seulement l’esprit et les institutions, mais aussi la langue de ce pays. Lorsqu’il disait : « Vous êtes descendus des Alpes comme un torrent, » ou encore : « Je suis le dieu des armées, » était-ce la langue diplomatique du siècle de Louis XIV ? N’était-ce pas plutôt la parole d’un Mahomet occidental ? Et comment s’en étonner, puisque son éducation s’est faite à Aboukir, au Kaire, au Mont-Thabor ?

D’autre part, l’Angleterre concourait à cette même renaissance orientale. Aux travaux purement scientifiques des William Jones, des Wilkins, de Colebrooke, répondaient, dans un esprit semblable, les œuvres d’art et d’imagination ; chaque écrivain débutait par un poème asiatique. Dans les poètes de l’école des lacs, dans le panthéiste Schelley, dont les drames semblent calqués sur les drames indiens, il serait si facile de trouver l’influence orientale, qu’il suffirait, pour la montrer, de rappeler le titre et le sujet de la plupart de leurs œuvres ; mais, sans entrer en trop de détails superflus, je m’arrête au poète qui les résume tous. Dès 1809, lord Byron avait projeté une excursion en Perse. Ce voyage fut changé contre un séjour de près de deux ans en Morée et à Constantinople. Voilà un nouveau lien d’or et de diamant qui va unir l’Europe et l’Asie. Combien de fois le poète ne rappelle-t-il pas qu’il a lui-même touché de ses mains, foulé de ses pieds, cette terre où croissent l’olivier et le cyprès, où les femmes sont plus douces que les roses, où la rose est la sultane du rossignol, où tout est divin, excepté la pensée de l’homme ! Le voyage de Childe-Harold, ce pèlerinage de désespoir, qui commence et finit dans les mers et sur les rivages du Levant, montre assez où est la patrie adoptive de son imagination. Il visite la nature immobile, les horizons harmonieux de l’Orient, nobles sépulcres du passé, où tout est redevenu silence, repos, douceur, enchantement. Et d’où vient la beauté de ce poème, qui, dès les premiers mots, a ravi le monde, si ce n’est du contraste de cette paix, de ce repos de la nature orientale, et des pensées troublées, des tortures morales qu’un homme de l’Occident, sorti du milieu de nous, vient y apporter ? Athènes, Troie, Corinthe, dormaient sous les roses et les oliviers. Soudain elles retentissent d’un cri aigu, d’une plainte lamentable. Au loin la mer est calme ; le soleil s’assoupit sur les flancs assombris des montagnes. Un mol enchantement est répandu dans tout l’horizon, et voilà que soudain ce bleu cristal des mers du Levant réfléchit l’image, la tourmente spirituelle des peuples d’Europe. La voix de l’Occident, le cri discordant de nos sociétés s’est échappé d’un cœur brisé, au milieu même des harmonies du climat de l’Asie ; c’est là tout le voyage de Childe-Harold. Il a rempli des cris de détresse de nos sociétés défaillantes les paysages si calmes, si éternellement sereins de l’Attique, des Cyclades, de l’Asie-Mineure ; ces cris ont retenti jusqu’à nous, et plus d’un homme de l’Occident a reconnu l’écho de son cœur dans cet écho parti du Bosphore.

Au reste, Byron ne s’est pas contenté d’exprimer ce mélange, ces noces spirituelles de l’Asie et de l’Europe par des pensées, des réflexions, des considérations. Il a rattaché son île d’Albion au continent asiatique par des chaînes vivantes, c’est-à-dire par des personnages, des êtres qu’il a animés de son propre souffle, le Corsaire, Lara, le Giaour, Mazeppa, la Fiancée d’Abydos, créatures demi-anglaises, demi-asiatiques, qui se soulèvent comme un grand chœur de voix, et s’appellent, se répondent, autour du bassin de la Méditerranée. Le génie anglais est trop insulaire pour se dépouiller, s’oublier jamais au sein d’un autre climat ; c’est même cette permanence du type national qui donne aux compositions orientales de Byron un sens aussi profond. Lara, qui personnifie toute sa poésie, ce grand seigneur féodal, a erré long-temps loin de l’Occident. Son teint s’est bruni sous un ciel brûlant. Il sait les langues du désert. Sous l’aspect glacial des hommes de son pays, il cache l’ardeur de l’Arabie. Ses habitudes sont asiatiques. Bien plus, n’a-t-il pas été pirate dans une île africaine ? N’est-il pas descendu à Coron dans le palais du pacha ? N’a-t-il pas été délivré par Gulnare qui maintenant, sous la figure du jeune page Kaled, veille sur lui à son retour dans son manoir féodal d’Angleterre ? Faut-il un autre exemple de ce mélange de l’Asie et de l’Europe ? Manfred, cet orgueilleux châtelain, au milieu des glaciers de la Suisse, converse avec les esprits des montagnes. Mais quels sont les génies qu’il invoque ? Ceux qui ne hantent que les contrées d’Orient, Ahriman, Ormuzd. Les dieux du culte persan viennent à sa voix effleurer de leurs pieds de feu les neiges des Alpes : étrange préoccupation de l’Asie jusque sous les brumes d’hiver de la Suisse allemande. Telles sont, dans cette poésie, les figures de l’Occident, un mélange du croisé et du pacha, la féodalité anglo-normande jointe au fatalisme musulman, l’Écosse d’Ossian mariée à l’Asie de Mahomet. Parmi les figures orientales, je ne nommerai que le Giaour, demi-chrétien, demi-mahométan, ou plutôt un renégat du christianisme et de l’islamisme, le scepticisme réuni de deux religions, de deux mondes, le double blasphème de l’Europe et de l’Asie. Il s’écrie, en mourant dans le monastère du mont Athos : Je n’ai pas besoin de paradis, mais de repos ! car il n’a que l’apparence du flegme oriental. Le calme est sur son front, la tempête est dans son cœur. Il n’est point assis, à demi enivré d’opium comme ses frères, sur un rivage embaumé. Son cheval fougueux l’emporte ; lui-même est aiguillonné, flagellé, par toutes les passions de notre civilisation haletante. Comme des métaux brûlans et de nature différente, qui se fondent et se tordent dans la fournaise, passions, souvenirs, angoisses, préjugés de notre société chrétienne et de la société musulmane, toutes les douleurs s’unissent dans cette ame à la fois d’or et de bronze. Enfin, s’il faut parler des femmes qui donnent la vie à ces compositions, Gulnare, Medora, Kaled, Zuleïka, Leïla et tant d’autres dont il est difficile de parler sans danger, et sur lesquelles on ne peut se taire, qui sont-elles ? d’où viennent-elles ? où sont-elles nées ? ne sont-elles pas toutes filles de l’Asie ? Gardez-vous cependant de les chercher en Orient ; vous poursuivriez des songes. Si elles portent l’empreinte de l’Orient, elles ont aussi reçu celle de l’Europe. Sous ces fronts impassibles, sous le calme de ces créatures de marbre, couvent les colères, les anxiétés, les tempêtes morales de notre société d’Occident. Où est la résignation, où est l’apathie dans ces cœurs en révolte ? Par l’ame, ce sont nos sœurs. La plus calme de toutes, la plus orientale en apparence, Medora, sur le haut de son rocher, est trop rêveuse, trop pensive, trop promptement brisée, pour être une véritable Algérienne. La mélancolie des lacs d’Écosse est voilée à travers ces paupières sous lesquelles se reflète l’azur de la mer de l’Atlas, et le christianisme bat dans ces cœurs musulmans.

L’influence du génie oriental sur le génie allemand ne date pas d’hier ; il est même impossible d’assigner le temps où elle a commencé, puisqu’elle se retrouve dans la constitution même de la langue allemande, qui semble puisée immédiatement aux sources de la parole orientale, dans l’ancienne langue des Mèdes, dont elle a conservé plus qu’aucune autre l’empreinte et les aspirations. Suivre, depuis la Perse jusqu’à la Scandinavie cette langue qui d’orientale devient peu à peu occidentale, changeant de couleur en même temps que de ciel, ce serait suivre pas à pas la migration des peuples germaniques. Dans ce changement de demeure, si les formes antiques ont disparu, le fond des instincts, le génie même de la race, sont restés sur le Rhin ce qu’ils étaient sur la mer Noire. De nos jours même, au milieu du tumulte du monde, l’Allemagne n’a-t-elle pas étonné l’Occident par un génie de contemplation qui l’a fait regarder d’un grand nombre comme une sorte d’Orient chrétien, ou d’Asie dans l’Europe ?

Dans ses anciens poèmes, lorsque la race germanique est encore païenne, elle est presque tout orientale par la pensée. Ses dieux nébuleux, pluvieux, sous les frênes du Nord, appartiennent à la même famille que ceux qui sont nés du premier rayon de l’aurore sur les montagnes sacrées de la Bactriane. Cet Odin, dont le crâne est la voûte des cieux, dont l’œil est le soleil, dont les cheveux épars sont les rameaux chevelus des forêts, dont les ossemens sont les rochers du globe, n’est-il pas allié de près aux divinités indiennes ? Le panthéisme, que le christianisme n’a vaincu qu’à demi, se réveille presque toujours avec le génie germanique. Après avoir reparu timidement au moyen-âge, sous la naïveté virginale des poètes de la chevalerie, il a été encore de nos temps le principe vital de l’esprit allemand dans la poésie comme dans la philosophie.

Ces observations suffisent pour expliquer le caractère particulier que la renaissance orientale a reçu de l’Allemagne. Celle-ci n’a point eu de Camoëns dans le golfe de Malabar ; ses vaisseaux ne l’ont point transportée sous des cieux éloignés. La plupart de ses poètes, de ses écrivains, sont restés immobiles à ses foyers, et, malgré cette apparente inertie, il n’est aucun peuple qui reproduise avec plus de vérité, plus d’intimité, l’impression du Levant ; phénomène singulier, dont on a vu la cause principale dans ce qui précède. D’une part, l’Allemagne, sans sortir de ses frontières, trouve dans son propre passé l’écho de ce génie asiatique. Elle sent, elle pense, elle imagine naturellement à la manière des Orientaux. D’autre part, le caractère national n’est pas assez fixe pour imprimer sa forme aux objets étrangers. Génie nomade, qui transporte facilement sa tente de siècles en siècles, de régions en régions, il affecte de se dépouiller pour mieux revêtir un autre temps, un autre climat. Son originalité la plus vive est de disparaître, quand il lui plaît, sous l’objet qu’il imite.

Joignez à cela que, la langue de l’Allemagne moderne s’étant formée en partie sur la traduction des Écritures, l’Orient biblique a exercé sur son esprit une action de chaque jour. Pendant le moyen-âge, le nouveau Testament avait, pour ainsi dire, fait oublier l’ancien. Les pères de l’église éclipsaient les prophètes. Le Christ se détachait peu à peu de Jéhovah ; c’est-à-dire que le dieu de l’Occident tendait à se séparer du dieu de l’Orient. Un des résultats de la réformation fut de rétablir le lien entre l’un et l’autre. Réunir dans la même langue vulgaire l’ancien Testament et le nouveau, la lettre de Moïse et de saint Paul, n’était-ce pas montrer à tous les yeux que l’Asie et l’Europe n’ont qu’une seule parole, une seule vie scellée dans un seul livre ? L’alliance renouvelée de Jéhovah et du Christ marqua ainsi celle de l’Orient et de l’Occident.

De plus, le fondement de la réforme reposant en partie sur l’examen des Écritures, le texte de l’ancien Testament attirant en quelque sorte tous les yeux, il était naturel que l’Allemagne abordât l’Asie par la Judée, comme le Portugal y était entré par la presqu’île des Indes. Le moment était venu où, interprétant Moïse et David avec la même impartialité historique qu’Homère et Sophocle, on allait faire servir les monumens, les livres sacrés de Bénarès et de Persépolis, à commenter ceux de Jérusalem. Tous les rayons du soleil d’Asie se concentraient peu à peu pour éclairer les mystères de la Bible. Cet esprit nouveau dans la critique des Écritures parut surtout dans le livre de Herder sur le Génie de la poésie hébraïque. Jamais assurément théologien n’avait encore si bien dépouillé l’esprit et la religion de l’Occident. On dirait qu’il est né sur cette terre de lumière, et que son intelligence est baignée des rayons du Sinaï. Comme Joseph à la cour de Pharaon, il explique à l’Occident, avec la sagesse patriarcale, les songes du vieil Orient. La science, la philologie, relèveront quelques erreurs de détail ; mais ce que nul ne niera, c’est que la poésie hébraïque est interprétée, dévoilée, exaltée, dans ce livre, avec un esprit véritablement hébraïque. Herder redevient un compagnon de Job, d’Ésaïe, de Moïse, et personne ne mérite mieux que lui le nom de prophète du passé. Il ne commente pas la Bible du fond d’une bibliothèque ; mais, avec cette imagination que les Gésénius, les Ewald, ces maîtres de la science, ont presque toujours confirmée, il se transporte sur l’Oreb, dans le désert, sous un palmier, près de Jérusalem. Là il ouvre sa Bible, il évoque les objets qui l’environnent : les palmiers, les lions, les vents qui portent les nuées, rendent témoignage de la poésie des prophètes ; il feuillette, pour ainsi dire, tout ensemble la nature et la Bible, comme un érudit qui compare deux copies d’un même original ; et l’univers entier devient le commentaire des Écritures. Depuis l’apparition de cet ouvrage, la science des langues, de l’histoire, a tout changé, excepté cette première vue, qui, de plus en plus confirmée, a été étendue au reste des livres sacrés de l’Orient. Une sorte de divination lui tenant lieu de science, Herder fut, pour le génie asiatique, ce que l’auteur de Télémaque a été au XVIIe siècle pour la critique et le sentiment de l’antiquité grecque.

Ce que Herder tentait de faire par la critique, Goethe le réalisait par des poèmes dont il cherchait le sujet dans le fond de l’Asie. Quelquefois, il prenait pour thème une légende indienne, qui devenait l’ode du Dieu et de la Bayadère ; véritable perle du golfe de Golconde ciselée par un lapidaire de Weimar ; d’autres fois, il s’inspirait de l’islamisme. Sous le titre de Divan oriental-occidental, il composait un recueil de poésies asiatiques qui semblent détachées des voûtes de la mosquée de la Mecque. La pensée, l’ame, la couleur même de ses paroles appartiennent si bien à l’Asie, le christianisme surtout y a si peu de part, que le poète d’Occident se trahit seulement par les détails de la forme et du rhythme, jamais par le sentiment ni par les croyances. Où est ce contraste rendu si pathétique dans les écrivains anglais entre le repos des formes orientales et le tumulte des pensées de l’Occident ? On n’en retrouve pas la moindre trace dans l’esprit de l’Allemand. Vous diriez que la société à laquelle il appartient est aussi tranquille, aussi immuable que la société asiatique. Souvent même cet équilibre vous déconcerte comme un déguisement. Vous voudriez qu’un mouvement, une plainte, un sourire, vous fit découvrir un de vos frères sous le turban musulman. D’ailleurs, ces poésies sont toutes lyriques ; aucune ne vous montre un personnage vivant à la manière de Lara, du Giaour ; voix embaumée, privée de corps et de figure, vous ne savez même où est la main qui ébranle cette harpe éolienne dans ce jardin d’Asie.

Ne retrouverons-nous donc, dans la littérature allemande, aucune de ces personnifications saisissantes où respire sous la langue du Nord tout le génie du Midi ? Il en est une seule qui semble le type de toutes les autres, et appartient à Goethe. Je parle de cette jeune Bohémienne qui, enlevée d’une contrée inconnue, a été amenée en Allemagne par une troupe de bateleurs. Sa langue, mêlée d’italien, d’illyrien, et qui est la langue franke, parlée sur tout le littoral de la Méditerranée ; ses cheveux et ses yeux noirs, son salut oriental, son habitude de dormir sur la terre nue, tout annonce que son pays est la terre du Levant : ce qui achève de le montrer, c’est ce mal du pays pour une patrie perdue, et qu’à peine elle se rappelle ; c’est ce regret vague et brûlant pour le pays des citronniers et des oranges d’or. Puis, lorsque, sous le ciel allemand, elle s’écrie : J’ai froid ici ! et que ses larmes coulent par torrens, et qu’elle meurt sans ouvrir les lèvres, n’est-ce pas l’ame du Levant transportée, égarée dans une autre contrée, ou plutôt la poésie de l’Asie elle-même, qui, au moment de fleurir, déracinée de son sol, soustraite à son soleil, vient mourir sur le cœur du poète ?

Si l’influence asiatique est visible dans les ouvrages de Goethe, elle devient une sorte de servitude dans quelques autres. Il est évident que Goerres, dans son Tableau des Religions[8], s’est formé sur le modèle des philosophes du Gange bien plus que sur les écoles grecques ou romaines. Son ouvrage est une sorte de Pouranas occidental. Tel autre écrivain, Rückert, ne se contente pas d’imiter la pensée de l’Orient ; il la reproduit dans le rhythme asiatique, de même qu’au XVIe siècle, on imitait dans notre langue les mètres d’Horace ou de Pindare. Comment retracer l’impression de ces dialogues des perles et des pierreries au bord de l’océan, ou du soleil et de la rose, ou du murmure des fleurs cueillies dans Ispahan ? Il suffit de dire que cette poésie persane, devenue populaire au bord du Rhin, émeut le cœur de l’Allemand, comme par le souvenir d’une seconde patrie.

De ce qui précède, il résulte que le trait particulier de l’influence du génie oriental sur le génie allemand est l’harmonie tranquille et continue de l’un et de l’autre. L’art, pour les associer, n’a besoin que de les rapprocher. Ces deux génies s’appellent aux deux extrémités du temps. L’Himalaya a son écho dans les Alpes ; et si la civilisation gallo-romaine semblait se retrouver au XVIe siècle dans les monumens de l’antiquité classique, de même le génie germanique semble aujourd’hui se compléter, se confirmer par ceux de la Perse et de l’Inde. Cette alliance naturelle explique même une des plus grandes énigmes de notre temps ; car, si l’on demande pourquoi l’Allemagne de nos jours a seule évité ce que l’on a appelé la littérature du désespoir, pourquoi elle n’a pas répété à son tour la plainte que l’Occident a fait entendre par la bouche de Byron, pourquoi des figures aussi calmes que celles de Herder, de Goethe, ont paru chez elle au milieu de la tourmente du siècle, dira-t-on qu’elle seule est sur les roses et l’Europe sur les charbons ardens ? Croit-on qu’elle n’aurait pas aussi d’étonnantes plaintes à faire entendre si elle ouvrait la bouche ? Ne se sent-elle pas désabusée, menacée, ébranlée comme les autres ? Assurément. La vraie différence à cet égard vient de ce que le scepticisme allemand a un tout autre caractère que celui du reste de l’Occident. L’Allemagne, en effet, ne s’est pas arrêtée dans le pyrrhonisme de la société grecque et romaine, tel qu’il a été résumé par Lucien, par Lucrèce et par Voltaire. Elle a douté de tout, excepté de la pensée. Son doute, moins tranchant, n’a pas été jusqu’à nier la vie en soi, l’être lui-même. Le panthéisme l’a préservée de l’athéisme. Quand elle a le mieux ébranlé la tradition, elle l’a plutôt transformée que détruite ; car le christianisme, étant entré presque tout entier dans les théories de ses métaphysiciens, n’a jamais été aboli, même un seul jour, dans les esprits ; en sorte qu’elle a passé de la religion à la philosophie, de la croyance au système, sans secousse, sans violence, sans traverser, par-delà les limites de la science et de la foi, ces régions du vide absolu, habitacle des morts, qui brûlent la plante des pieds et dessèchent jusqu’au cœur des vivans. Jamais elle ne s’est trouvée un seul moment en face du néant, et ce souvenir n’empoisonne pas le présent pour elle. Lorsqu’elle s’est égarée, c’est qu’elle a voulu étreindre l’incommensurable, aspirer à l’inaccessible. Or, cette douleur de l’orgueil vaincu dans la lutte avec l’infini, est celle de Jacob terrassé sous les genoux de l’archange ; ce n’est pas celle de l’ame qui vient de se démettre devant le ver de terre ou l’atome des épicuriens. Comment donc s’étonner qu’étant restée orientale dans son scepticisme, l’Allemagne n’ait pas senti, autant que les autres, la douleur attachée au scepticisme de l’Occident ? Elle n’avait pas connu le rire de l’esprit de ruine ; devait-elle connaître le désespoir, compagnon de cette joie ? Rassasiée du dieu des brahmes, des Alexandrins, de Spinosa, où est la merveille, qu’elle n’ait pas jeté ce cri d’un peuple entier, qui, mené dans le désert, hors de l’enceinte de toutes les traditions, a perdu dans le sable la trace et les pas du genre humain.

Dans le vrai, son scepticisme est personnifié par Faust, lequel n’a rien de commun avec la philosophie de Lucien, de Montaigne ou de Voltaire. Étrange sceptique, que dévore la soif de tout savoir ! Le breuvage du spiritualisme l’a enivré. Il aspire avec une ardeur désespérée au principe de vie, de vérité. Il le convoite, le poursuit, il prétend le posséder dans chaque objet. Il le demande à la nature, à la science, aux passions humaines, au monde, à la solitude. De cieux en cieux, son esprit effréné poursuit la lumière des lumières. De ce faîte souverain il est précipité. Il succombe sous une doctrine qui ressemble plus à celles du haut Orient qu’à celles du XVIIIe siècle ; car il ne s’est pas découronné de ses mains dans une obscure rivalité avec le grain de sable ; il a au contraire lutté contre l’Éternel dont il voulait usurper l’auréole. Deviendra-t-il tel que les dieux ? Voilà toute la question. Est-ce la maladie des encyclopédistes ? N’est-ce pas plutôt l’orgueil du premier homme sous l’arbre de la science du bien et du mal ?

Voulez-vous, en effet, mesurer les degrés différens de cette échelle du doute ? avancez encore de quelques pas. Vous êtes descendus de cercle en cercle dans la nuit orageuse de Faust. Croyez-vous que nulle part il n’y ait par delà cet abîme un abîme plus profond ? Descendez encore. Sous cet enfer, il y a l’enfer de Méphistophélès. Là est vraiment la borne du néant. Il n’est permis à personne d’entrer plus avant dans la demeure du vide. La logique, la dialectique occidentale, ont tout détruit jusqu’à la place de l’espérance. Arrêtez-vous et saluez le dieu des éternelles ténèbres. Le scepticisme de l’Orient et celui de l’Occident sont aux prises dans le double blasphème de Faust et de Méphistophélès. Chez l’un se mêlent encore à l’impiété l’enthousiasme, l’ardeur de l’ame, l’hymne né de l’aurore, je ne sais quel éclair de désir qui, par intervalle, s’allume dans le chaos. Chez l’autre, tout est subtilité bysantine, ironie, nuit sans chaleur et sans orage, dégoût incurable, poison, sophisme, ennui d’une société vieillie. Deux génies, deux philosophies, deux mondes s’entrechoquent dans ce dialogue maudit. L’Europe a heurté l’Asie. L’air a retenti encore une fois du choc d’Ormuzd et d’Ahriman.

C’est, en effet, dans le principe même de la philosophie, dans l’habitude générale de la pensée, que semblent surtout revivre aujourd’hui l’esprit et la tradition de l’Orient. Comparez à cet égard les systèmes actuels de métaphysique allemande avec ceux de l’Inde : vous trouverez entre eux de telles ressemblances, que ce sera souvent un effort de découvrir en quoi ils diffèrent. Ces analogies, ces traits de ressemblance peuvent tous se résumer sous le nom de panthéisme, qui lui-même résume tout le génie de l’Asie. Ne croyez pas expliquer le renouvellement de ce système seulement par un concours fortuit de circonstances, ni par le génie particulier des institutions civiles. En même temps que l’Asie pénètre dans la poésie, dans la politique de l’Occident, elle s’insinue aussi dans ses doctrines ; la métaphysique scelle à son tour l’alliance des deux mondes. Voilà la grande affaire qui se passe aujourd’hui dans la philosophie. Le panthéisme de l’Orient, transformé par l’Allemagne, correspond à la renaissance orientale, de même que l’idéalisme de Platon, corrigé par Descartes, a couronné, au XVIIe siècle, la renaissance grecque et latine.


Edgar Quinet.
  1. La Reale Galleria di Torino, illustrata da Roberto d’Azeglio ; Torino, stabilmento tipografico di Alessandro Fontana ; 1836-1841.
  2. Gaudentius noster in iis (artibus) plurimum laudatus opere quidem eximio, sed magis eximie pius. (Episc. odesc. synod.)
  3. Par M. Lazinio.
  4. L’analogie est si grande, que quelques connaisseurs, jugeant un peu superficiellement, M. Valery entre autres, ont attribué à Murillo ce tableau de Daniel de Crespi.
  5. Claude Lorrain avait plutôt le sentiment que l’adresse de l’art. Il n’avait jamais pu apprendre à lire, et ne savait pas même signer son nom ; il faisait très péniblement ses personnages, dont il reconnaissait l’imperfection. « Je vends le paysage, je donne les figures, » disait-il en riant à ses amis, qui le critiquaient à ce sujet.
  6. Au moment où l’Europe étudie l’Orient avec une ardeur toute nouvelle, il convenait dans cette Revue, où la question orientale a été tant de fois discutée au point de vue politique, d’en indiquer le côté littéraire et philosophique. M. Quinet, qui a essayé de remplir cette tâche, y était à la fois conduit et préparé par ses travaux sur le génie des religions, que le public sera bientôt à même d’apprécier dans le livre qui doit les contenir et les résumer.
  7. « Ceux du royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisés et plus artistes que n’étaient les autres nations de là. » (Montaigne.)
  8. Mythengeschichte der Asiatischen welt. 1810.