La Sœur du Soleil/Chapitre I

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DENTU & Cie (p. 1-10).



I


LE BOIS DE CITRONNIERS


La nuit allait finir. Tout dormait dans la belle et joyeuse Osaka. Seul, le cri strident des sentinelles, s’appelant sur les remparts, traversait, par instants, le silence que rien ne troublait plus, hors la lointaine rumeur de la mer dans le golfe.

Au-dessus de la grande masse sombre, formée par les Palais et les jardins du siogoun[1], une étoile s’effaçait lentement. Le crépuscule matinal frissonnait dans l’air. La cime des bois commençait à découper plus nettement ses ondes sur le ciel qui bleuissait.

Bientôt une lueur pâle toucha les plus hauts arbres, puis se glissa entre les branches et les feuillages et filtra jusqu’au sol. Alors, dans les jardins du prince, des allées encombrées de ronces en fleur ébauchèrent leur vaporeuse perspective ; l’herbe reprit sa couleur d’émeraude ; une touffe de pivoines vit revenir l’éclat de ses fleurs somptueuses, et un escalier blanc se dévoila à demi de la brume dans le lointain d’une avenue.

Enfin, brusquement, le ciel s’empourpra ; des flèches de lumière, traversant les buissons, firent étinceler des gouttes d’eau sur les feuilles. Un faisan s’abattit ; lourdement une grue secoua ses ailes neigeuses et, avec un long cri, s’envola lentement dans la clarté, tandis que la terre fumait comme une cassolette et que les oiseaux, à pleine voix, acclamaient le soleil levant.

Aussitôt que l’astre divin fut monté de l’horizon, les vibrations d’un gong se firent entendre. Il était frappé dans un rythme monotone d’une mélancolie obsédante : quatre coups forts, quatre coups faibles, quatre coups forts, et ainsi toujours. C’était pour saluer le jour et annoncer les prières matinales.

Un rire jeune et sonore, qui éclata soudain, surmonta un instant ce bruit pieux, et deux hommes apparurent, sombres, sur le ciel clair, au sommet de l’escalier blanc.

Ils s’arrêtèrent un instant, sur la plus haute marche, pour admirer le charmant fouillis de broussailles, de fougères, d’arbustes en fleur, qui formait les rampes de l’escalier.

Puis ils descendirent lentement à travers les ombres fantasques que jetaient les branches sur les degrés.

Arrivés au pied de l’escalier, ils s’écartèrent vivement pour ne pas culbuter une tortue qui cheminait sur la dernière marche : la carapace de cette tortue avait été dorée, mais la dorure s’était un peu ternie dans l’humidité des herbes.

Les deux hommes s’avancèrent dans l’avenue.

Le plus jeune des promeneurs avait à peine vingt ans, mais on lui en eût donné davantage à voir la fière expression de son visage et l’assurance de son regard ; cependant, lorsqu’il riait, il semblait un enfant ; mais il riait peu et une sorte de tristesse hautaine assombrissait son front charmant.

Son costume était très simple sur une robe de crêpe gris, il portait un manteau de satin bleu sans aucune broderie ; il tenait à la main un éventail ouvert.

La toilette de son compagnon était, au contraire, extrêmement recherchée. La robe était faite d’une soie blanche, molle, faiblement teintée de bleu, comme si elle eût gardé un reflet de clair de lune ; elle tombait en plis fins jusqu’aux pieds et était serrée à la taille par une ceinture de velours noir. Celui qui la portait avait vingt-quatre ans ; il était d’une beauté parfaite ; un charme étrange émanait de la pâleur chaude de son visage, de ses yeux d’une douceur moqueuse, et surtout, de la nonchalance méprisante de toute sa personne ; il appuyait sa main sur la riche poignée d’un de ses deux sabres dont les pointes relevaient les plis de son manteau de velours noir, jeté sur ses épaules les manches pendantes.

Les deux promeneurs avaient la tête nue, leurs cheveux, tordus en corde, étaient noués sur le sommet du crâne.

— Mais enfin, où me conduis-tu, gracieux maître ? s’écria tout à coup l’aîné des deux jeunes hommes.

— Voici trois fois que tu me fais cette question depuis le palais, Ivakoura.

— Mais tu ne m’as rien répondu, gloire de mes yeux !

— Eh bien c’est une surprise que je veux te faire. Ferme les yeux et donne-moi ta main.

Ivakoura obéit, et son compagnon lui fit faire quelques pas dans l’herbe.

— Regarde à présent, dit-il.

Ivakoura ouvrit les yeux et laissa échapper un faible cri d’étonnement.

Devant lui s’épanouissait un bois de citronniers tout en fleur. Chaque arbre, chaque arbuste semblaient couverts de givre ; sur les plus hautes tiges, le jour naissant jetait des tons de rose et d’or. Toutes les branches ployaient sous leur charge parfumée, les grappes fleuries s’écroulaient jusqu’au sol, sur lequel traînaient quelques rameaux trop lourds.

Parmi cette blanche floraison d’où émanait une fraîcheur délicieuse, un tendre feuillage apparaissait çà et là par brindilles.

Vois, dit le plus jeune homme, avec un sourire, j’ai voulu partager avec toi, mon préféré, le plaisir de voir avant tout autre cette éclosion merveilleuse. Hier, je suis venu, le bois était comme un buisson de perles ; aujourd’hui, toutes les fleurs sont ouvertes.

— Je songe, en voyant ce bois, à un distique du poète des fleurs de pêcher, dit Ivakoura « Il a neigé sur cet arbre des ailes de papillons qui, en traversant le ciel matinal, se sont teintes de rose. »

— Ah s’écria le plus jeune homme en soupirant, je voudrais me plonger au milieu de ces fleurs comme dans un bain et m’enivrer jusqu’à mourir de leur parfum violent !

Ivakoura, après avoir admiré, faisait une mine un peu désappointée.

— Des fleurs plus belles encore allaient éclore dans mon rêve, dit-il, en étouffant un bâillement. Maître, pourquoi m’as-tu fait lever si tôt ?

— Voyons, prince de Nagato, dit le jeune homme, en posant sa main sur l’épaule de son compagnon, je ne t’ai pas fait lever ; tu ne t’es pas couché cette nuit !

— Que dis-tu ? s’écria Ivakoura ; qu’est-ce qui peut te faire croire cela ?

— Ta pâleur, ami, et tes yeux las.

— Ne suis-je pas toujours ainsi ?

— La toilette que tu portes serait encore trop somptueuse à l’heure du coq[2] ; et regarde ! le soleil se lève à peine, nous sommes à l’heure du lapin[3].

— Pour honorer un maître tel que toi, il n’est pas d’heure trop matinale.

— Est-ce aussi pour m’honorer, infidèle sujet, que tu te présentes devant moi armé ? Ces deux sabres, oubliés à ta ceinture, te condamnent ; tu venais de rentrer au palais lorsque je t’ai fait appeler.

Le coupable baissait la tête, renonçant à se défendre.

— Mais qu’as-tu au bras ? s’écria tout à coup le plus jeune homme en apercevant une mince bandelette blanche qui dépassait la manche d’Ivakoura.

Celui-ci cacha son bras derrière son dos et montra l’autre main.

— Je n’ai rien, dit-il.

Mais son compagnon lui saisit le bras qu’il cachait. Le prince de Nagato laissa échapper un cri de douleur.

— Tu es blessé, n’est-ce pas ! Un jour on viendra m’annoncer que Nagato a été tué dans une querelle futile. Qu’as-tu fais encore, imprudent incorrigible ?

— Lorsque le régent Hiéyas sera en ta présence, tu ne le sauras que trop, dit le prince ; tu vas apprendre de belles choses, ô illustre ami, sur le compte de ton indigne favori. Il me semble entendre vibrer déjà la voix terrible de cet homme à qui rien n’est caché : Fidé-Yori, chef du Japon, fils du grand Taïko-Sama, dont je vénère la mémoire, de graves désordres ont troublé cette nuit Osaka ! …

Le prince de Nagato contrefaisait si bien la voix de Hiéyas que le jeune siogoun ne put s’empêcher de sourire.

— Et quels sont ces désordres ? diras-tu. — Portes enfoncées, coups, tumultes, scandales. — Connaît-on les auteurs de ces méfaits ? — Celui qui conduit les autres est le seul coupable et je connais ce coupable. — Qui est-ce ? — Qui ! sinon celui que l’on trouve dans toutes les aventures, dans toutes les batailles nocturnes ; qui, sinon le prince de Nagato, la terreur des honnêtes familles, l’épouvante des gens paisibles ? Et comme tu me pardonneras, ô trop clément, Hiéyas te reprochera ta faiblesse, en la faisant sonner bien haut, afin que cette faiblesse nuise au siogoun et profite au régent.

— Mais si je me courrouçais enfin de ta conduite, Nagato, dit le siogoun, si je t’envoyais passer un an dans ta province ?

— J’irais, maître, sans murmurer.

— Oui, et qui m’aimerait ici ? dit tristement Fidé-Yori. Je vois autour de moi de grands dévouements, mais pas une affection comme la tienne mais peut-être suis-je injuste, ajouta-t-il, tu es le seul que j’aime, et c’est sans doute à cause de cela qu’il me semble n’être aimé que de toi.

Nagato leva vers le prince un regard plein de reconnaissance.

— Tu te sens pardonné par moi, n’est-ce pas ? dit Fidé-Yori en souriant, mais tâche de m’éviter les reproches du régent ; tu sais combien ils me sont pénibles. Va le saluer, l’heure de son lever est proche ; nous nous reverrons au conseil.

— Il va donc falloir sourire à cette laide figure, grommela Nagato.

Mais il avait son congé. Il salua le siogoun et s’éloigna d’un air boudeur.

Fidé-Yori continua à se promener dans l’avenue, mais il revint bientôt vers le bois de citronniers. Il s’arrêta devant lui pour l’admirer encore, et cueillit une mince branche, chargée de fleurs. Mais alors les feuillages se mirent à bruire comme sous un grand vent ; un brusque mouvement agita les branches et, entre les fleurs refoulées, une jeune fille apparut.

Le prince se recula vivement et faillit jeter un cri ; il se crut le jouet d’une vision.

Qui es-tu ? s’écria-t-il peut-être le génie de ce bois ?

— Oh ! non, dit la jeune fille d’une voix tremblante ; mais je suis une femme bien audacieuse.

Elle sortit du bois, au milieu d’une pluie de pétales blancs, et s’agenouilla dans l’herbe en tendant les mains vers le roi.

Fidé-Yori baissa la tête vers elle et la regarda curieusement. Elle était d’une beauté exquise : petite, gracieuse, comme écrasée sous l’ampleur de ses robes. On eût dit que c’était leur poids soyeux qui l’avait jetée à genoux. Ses grands yeux purs, pareils à des yeux d’enfant, étaient peureux et suppliants, ses joues, veloutées comme les ailes des papillons, rougissaient un peu, et sa petite bouche, entr’ouverte d’admiration, laissait briller des dents blanches comme des gouttes de lait.

— Pardonne-moi, disait-elle, pardonne-moi d’être en ta présence sans ta volonté.

— Je te pardonne, pauvre oiseau tremblant, dit Fidé-Yori, car si je t’avais connue et si j’avais su ton désir, ma volonté eût été de te voir. Que veux-tu de moi ? Est-il en ma puissance de te faire heureuse ?

— Ô maître ! s’écria la jeune fille avec enthousiasme, d’un mot tu peux me rendre plus radieuse que TenSio-Daï-Tsin, la fille du soleil.

— Et quel est ce mot ?

— Jure-moi que tu n’iras pas demain à la fête du Génie de la mer.

— Pourquoi ce serment ? dit le siogoun, étonné de cette étrange supplique.

— Parce que, dit la jeune fille en frémissant sous les pieds du roi, brusquement un pont s’effondrera et que, le soir, le Japon n’aura plus de maître.

— Tu as sans doute découvert une conspiration ? dit Fidé-Yori en souriant.

Devant ce sourire d’incrédulité, la jeune fille pâlit et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Ô disque pur de la lumière s’écria-t-elle, il ne me croit pas ! Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est rien. Voici l’obstacle terrible et je n’y avais pas songé. On écoute la voix du grillon qui annonce la chaleur, on prête l’oreille à la grenouille qui coasse une promesse de pluie ; mais une jeune fille qui vous crie : Prends garde ! j’ai vu le piège, la mort est sur ton chemin on ne l’écoute pas et on marche droit au piège. Cependant, cela est impossible, il faut que tu me croies. Veux-tu que je me tue à tes pieds ? Ma mort serait un gage de ma sincérité. D’ailleurs, quand même je me serais trompée, que t’importe ! tu peux toujours ne pas aller à la fête. Écoute, je viens de loin, d’une province lointaine ; seule, sous la lourde angoisse de mon secret, j’ai déjoué les espions les plus subtils, j’ai vaincu mes terreurs et dominé ma faiblesse. Mon père me croit en pèlerinage à Kioto, et tu vois : je suis dans ta ville, dans l’enceinte de tes palais. Cependant les sentinelles sont vigilantes, les fossés larges, les murailles hautes. Vois, mes mains sont en sang, la fièvre me brûle. Tout à l’heure j’ai cru ne pas pouvoir parler tant mon cœur affaibli frémissait de ta présence et aussi de la joie de te sauver. Mais maintenant j’ai le vertige, j’ai de la glace dans le sang : tu ne me crois pas !

— Je te crois et je jure de t’obéir, dit le roi ému de cet accent désespéré ; je n’irai pas à la fête du Génie de la mer.

La jeune fille poussa un cri de joie et regarda avec reconnaissance le soleil qui s’élevait au-dessus des arbres.

— Mais apprends-moi comment tu as découvert ce complot, reprit le siogoun, et quels en sont les auteurs.

Oh ! ne m’ordonne pas de te le dire. Tout cet édifice d’infamie que je fais crouler, c’est sur moi-même qu’il croule.

Soit, jeune fille, garde ton secret ; mais dis-moi au moins d’où te vient ce grand dévouement et pourquoi ma vie est pour toi si précieuse ?

La jeune fille leva lentement les yeux vers le roi, puis elle les baissa et rougit, mais ne répondit rien. Une vague émotion troubla le cœur du prince. Il se tut et se laissa envahir par cette impression pleine de douceur. Il eût voulu demeurer ainsi longtemps, en silence, au milieu de ces chants d’oiseaux, de ces parfums, près de cette enfant agenouillée.

— Apprends-moi qui tu es, toi qui me sauves de la mort, dit-il enfin, et indique-moi la récompense digne de ton courage.

— Je me nomme Omiti, dit la jeune fille ; je ne peux rien te dire de plus. Donne-moi la fleur que tu tiens à la main, c’est tout ce que je veux de toi.

Fidé-Yori lui tendit la branche de citronnier ; Omiti la saisit et s’enfuit à travers le bois.

Le siogoun demeura longtemps immobile à la même place, soucieux, regardant le gazon foulé par le poids léger d’Omiti.


  1. Général du royaume. C’est le même titre que taïcoun : grand chef ; mais ce dernier terme n’a été créé qu’en 1854.
  2. Six heures après-midi.
  3. Six heures du matin.