La Sœur du Soleil/Chapitre III

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DENTU & Cie (p. 26-36).


III


LA FÊTE DU GÉNIE DE LA MER


Le lendemain, dès l’aube, les rues d’Osaka furent pleines de mouvement et de joie. On se préparait pour la fête tout en se réjouissant à l’avance du plaisir prochain. Les maisons commerçantes, celles des artisans et des gens du peuple, largement ouvertes sur la rue, laissaient voir leur intérieur simple, meublé seulement par quelques paravents aux belles couleurs.

On entendait des voix, des rires, et, par moment, un enfant mutin s’échappait des bras de sa mère, occupée à le parer de ses plus beaux vêtements, et venait gambader et trépigner de joie sur les marches de bois descendant de la maison vers la chaussée. C’était alors avec des cris d’une feinte colère qu’il était rappelé de l’intérieur, la voix du père se faisait entendre et l’enfant allait se remettre aux mains maternelles, tout frémissant d’impatience.

Quelquefois l’un d’eux criait :

—Mère ! mère ! voici le cortège !

— Tu te moques, disait la mère, les prêtres n’ont pas seulement terminé leur toilette.

Mais, néanmoins, elle s’avançait vers la façade et, perchée par-dessus la légère balustrade, regardait dans la rue.

Des courriers nus, moins un morceau d’étoffe, nouée autour de leurs reins, passent à toutes jambes, ayant sur l’épaule une tige de bambou, qui ploie à son extrémité sous le poids d’un paquet de lettres. Ils se dirigent vers la résidence du siogoun.

Devant les boutiques des barbiers la foule s’amasse ; les garçons ne peuvent suffire à raser tous les mentons, à coiffer toutes les têtes qui se présentent. Ceux qui attendent leur tour causent gaiement devant la porte. Quelques-uns sont déjà revêtus de leurs habits de fête, aux couleurs vives, couverts de broderies. D’autres, plus soigneux, nus jusqu’à la ceinture, préfèrent terminer leur toilette après leur coiffure achevée. Des marchands de légumes, de poissons, circulent, vantant à hauts cris leurs marchandises qu’ils portent dans deux baquets, suspendus à une traverse de bois, posée sur leur épaule.

De toutes parts on orne les maisons de banderoles, d’étoffés brodées, couvertes d’inscriptions chinoises en or sur des fonds noirs ou pourpres ; on accroche des lanternes, des branches fleuries.

À mesure que la matinée s’avance, les rues s’emplissent de plus en plus de gai tumulte ; les porteurs de norimonos, vêtus de légères tuniques, serrées à la taille, coiffés de larges chapeaux, pareils à des boucliers, crient pour se faire faire place. Des samouraïs passent à cheval, précédés d’un coureur qui, tête baissée, les bras en avant, fend la foule. Des groupes s’arrêtent pour causer, abrités sous de vastes parasols, et forment des îlots immobiles au milieu de la houle tumultueuse des promeneurs. Un médecin se hâte, en s’éventant avec gravité, suivi de ses deux aides qui portent la caisse des médicaments.

— Illustre maître, n’irez-vous donc pas à la fête ? lui crie-t-on au passage.

— Les malades ne prennent point garde aux fêtes, dit-il avec un soupir, et comme il n’y en a pas pour eux, il n’y en a pas pour nous.

Sur les rives de Yodogava, l’animation est plus grande encore ; le fleuve disparaît littéralement sous des milliers d’embarcations ; les mâts dressés, les voiles encore ployées, mais prêtes à s’ouvrir comme des ailes, les tentes des cabines recouvertes d’étoffes de soie et de satin, les proues ornées de bannières dont les franges d’or trempent dans l’eau, resplendissent au soleil et tachent l’azur du fleuve de frissons multicolores.

Des bandes de jeunes femmes, aux toilettes brillantes, descendent les blanches marches des berges, taillées en gradins. Elles se dirigent vers d’élégants bateaux en bois de camphrier, rehaussés de sculptures et d’ornements de cuivre, et elles les remplissent de fleurs qui jettent de chauds parfums dans l’air.

Du haut du Kiobassi, ce beau pont qui ressemble à un arc tendu, on déploie des pièces de gaze, de crêpe ou de soie légère, des couleurs les plus fraîches et couvertes d’inscriptions. Une faible brise agite mollement ces belles étoffes que les bateaux qui vont et viennent écartent en passant. On voit resplendir au loin la haute tour de la résidence et les deux monstrueux poissons d’or qui ornent son faîte. À l’entrée de la ville, à droite et à gauche du fleuve, les deux superbes bastions qui regardent vers la mer ont arboré sur chaque tour, à chaque angle des murailles, l’étendard national blanc avec un disque rouge, emblème du soleil lorsqu’il s’élève dans les vapeurs matinales. Quelques pagodes, au-dessus des arbres, dressent sur le ciel radieux la superposition de leurs toitures, relevées des bords, à la mode chinoise.

C’est la pagode de Yébis, le génie de la mer, qui attire spécialement l’attention ce jour-là ; non que ses tours soient plus hautes et ses portes sacrées plus nombreuses que celles des temples voisins, mais de ses jardins doit partir le cortège religieux, si impatiemment attendu par la foule.

Enfin, dans le lointain, le tambour résonne. On prête l’oreille au rythme sacré, bien connu de tous : quelques coups violents, espacés, puis un roulement précipité, s’adoucissant et se perdant, puis de nouveau des coups brusques.

Une immense clameur de joie s’élève de la foule, qui se range aussitôt le long des maisons de chaque côté des rues que doit parcourir le cortège.

Les Kashiras, gardiens des quartiers, tendent rapidement des cordes qu’ils fixent à des pieux, afin d’empêcher la multitude de déborder sur la voie centrale. La procession s’est mise en marche ; en effet, elle a franchi le Torié, portique sacré, qui s’élève devant la pagode de Yébis, et bientôt elle dénie devant la foule impatiente.

Seize archers s’avancent d’abord, l’un derrière l’autre, sur deux rangs très espacés. Ils ont revêtu l’armure en lamelle de corne noire jointe par des points de laine rouge. Deux sabres sont passés à leur ceinture ; les flèches empennées dépassent leurs épaules et ils tiennent à la main un grand arc de laque noire et dorée.

Derrière eux vient une troupe de serviteurs, portant des houppes de soie au bout de longues hampes. Puis apparaissent les musiciens tartares qui s’annoncent par un réjouissant tapage. Les vibrations métalliques du gong résonnent d’instant en instant, les tambours, battus à outrance, les cymbales qui frissonnent, les conques marines, rendant des sonorités graves, les notes suraiguës des flûtes et l’éclat des trompettes déchirant l’air, forment une telle intensité de bruit que les spectateurs les plus proches clignent des yeux et sont comme aveuglés.

Après les musiciens apparaît, portée sur une haute estrade, une langouste gigantesque, chevauchée par un bonze. Des étendards de toutes couleurs, longs et étroits, portant les armoiries de la ville, sont tenus par de jeunes garçons et oscillent autour de l’énorme crustacé. Puis viennent cinquante lanciers, coiffés du chapeau rond laqué, appuyant sur leur épaule leur lance, ornée d’un gland rouge. Deux serviteurs conduisent ensuite un cheval superbement caparaçonné, dont la crinière, dressée au-dessus du col, est tressée et disposée comme une riche passementerie. Des porteurs de bannières s’avancent après ce cheval ; les bannières sont bleues et couvertes de caractères d’or. Puis s’avancent deux grands tigres de Corée, la gueule ouverte, les yeux sanglants. Parmi la foule quelques enfants poussent des cris d’effroi ; mais les tigres sont en carton, et des hommes, cachés dans chacune de leurs pattes, les font se mouvoir. Un tambour géant, de forme cylindrique, vient ensuite, porté par deux bonzes ; un troisième marche à côté et frappe fréquemment le tambour de son poing fermé.

Enfin voici sept jeunes femmes, splendidement parées, qu’un brouhaha joyeux accueille. Ce sont les courtisanes les plus belles et les plus illustres de la ville. Elles s’avancent, l’une après l’autre, majestueusement, pleines d’orgueil, accompagnées d’une servante et suivies d’un serviteur qui soutient au-dessus d’elles un large parasol de soie. Le peuple, qui les connaît bien, les désigne au passage par leur nom ou leur surnom.

— Voici la femme aux sarcelles d’argent !

Deux de ces oiseaux sont brodés sur l’ample manteau à larges manches qu’elle porte par-dessus ses nombreuses robes dont les collets sont croisés, l’un au-dessous de l’autre, sur sa poitrine ; le manteau est de satin vert, la broderie de soie blanche, mêlée d’argent ; la coiffure de la belle est traversée d’épingles énormes, en écaille de tortue, qui lui font un demi-cercle de rayons autour du visage.

— Celle-ci, c’est la femme aux algues marines !

Ces belles herbes, dont les racines de soie s’enfoncent dans les broderies du manteau, flottent hors de l’étoffe et voltigent au vent.

Puis viennent : la belle au dauphin d’or, la belle aux fleurs d’amandier, la belle au cygne, au paon, au singe bleu. Toutes posent leurs pieds nus sur de hautes planchettes en bois d’ébène qui exhaussent leur taille ; elles ont la tête hérissée d’épingles blondes et leur visage, habilement fardé, apparaît jeune et charmant sous la douce pénombre du parasol.

Derrière les courtisanes s’avancent des hommes qui portent des branches de saule ; puis tout une armée de prêtres, transportant, sur des brancards ou sous de jolis pavillons, aux toitures dorées, les accessoires, les ornements et le mobilier du temple, que l’on purifie pendant la promenade du cortège.

Enfin apparaît la châsse de Yébis, le dieu de la mer, le pêcheur infatigable, qui passe des journées entières, enveloppé d’un filet, une ligne à la main, debout sur une roche émergeant à demi de l’eau. Elle est portée par cinquante bonzes, nus jusqu’à la ceinture, et ressemble à une maisonnette carrée. Sa toiture, à quatre pans coupés, est revêtue d’argent et d’azur, bordée d’une frange de perles, et surmontée d’un grand oiseau aux ailes ouvertes.

Le dieu Yébis est invisible à l’intérieur de la châsse, hermétiquement close.

Sur un brancard est porté le magnifique poisson consacré à Yébis, l’akamé, ou la femme rouge, le préféré, d’ailleurs, de tous ceux qui aiment la bonne chère. Trente cavaliers, armés de piques, terminent le cortège.

La procession traverse la ville, suivie de toute la foule qui s’ébranle derrière elle ; elle gagne les faubourgs et, après une assez longue marche, débouche sur le rivage de la mer.

En même temps qu’elle, des milliers d’embarcations arrivent à l’embouchure du Yodogava, qui les pousse doucement vers la mer. Les voiles s’ouvrent, les rames mordent l’eau, les banderoles flottent au vent, tandis que le soleil jette des milliers d’étincelles sur l’azur des vagues remuées.

Fidé-Yori arrive aussi sur la plage, par le chemin qui longe le fleuve ; il arrête son cheval et se tient immobile au milieu de sa suite, assez peu nombreuse d’ailleurs, le régent n’ayant pas voulu écraser par le luxe royal le cortège religieux.

Hiéyas, lui, s’est fait porter en norimono comme la mère, comme l’épouse du siogoun. Il se dit malade.

Cinquante soldats, quelques porteurs d’étendards et deux coureurs forment toute l’escorte.

L’arrivée du jeune prince divise l’attention de la foule, et la procession de Yébis n’est plus seule à attirer les regards. La coiffure royale, une sorte de toque d’or de forme oblongue, posée sur la tête de Fidé-Yori, le fait reconnaître de loin.

Bientôt le cortège religieux vient défiler lentement devant le siogoun. Puis les prêtres qui portent la chàsse quittent la file et s’approchent tout près de la mer.

Alors les pêcheurs, les bateliers du rivage accourent soudain avec des cris, des sauts, des gambades, et se jettent sur ceux qui portent Yébis. Ils simulent une bataille en poussant des clameurs de plus en plus aiguës. Les prêtres feignent de se défendre, mais bientôt la chàsse passe de leurs épaules sur celles des robustes matelots. Ceux-ci, alors, avec des hurlements de joie, entrent dans la mer et promènent longtemps, au-dessus des flots limpides, leur dieu bien-aimé, tandis que des orchestres, portés par les jonques qui sillonnent la mer, font éclater leurs mélodies joyeuses. Enfin les matelots reviennent à terre, au milieu des acclamations de la foule, qui se dissipe bientôt pour retourner en toute hâte à la ville, où bien d’autres divertissements s’offrent encore à elle : spectacles en plein air, ventes de toutes sortes, représentations théâtrales, banquets et libations de saké.

Fidé-Yori quitte la plage à son tour, précédé par les deux coureurs et suivi de son cortège. On s’engage dans une petite vallée fraîche et charmante, et l’on prend un chemin qui, par une pente très douce, conduit au sommet de la colline. Ce chemin est complètement désert. D’ailleurs, depuis la veille, on en a interdit l’accès au peuple.

Fidé-Yori songe au complot, au pont qui doit s’écrouler et le précipiter dans un abîme. Il y a pensé toute la nuit avec angoisse ; mais, sous ce soleil si franchement lumineux, au milieu de cette nature paisible, il ne peut plus croire à la méchanceté humaine. Cependant, le chemin choisi pour revenir au palais est singulier. « On prendra cette route afin d’éviter la foule, » a dit Hiéyas ; mais il n’y avait qu’a interdire une autre voie au peuple, et le roi eût pu rentrer au château sans faire ce bizarre détour.

Fidé-Yori cherche des yeux Nagato. Il ne peut le découvrir. Depuis le matin il l’a fait demander vingt fois. Le prince est introuvable.

Une angoisse douloureuse envahit le jeune siogoun. Il se demande tout à coup pourquoi son cortège est si restreint, pourquoi il n’est précédé que de deux coureurs il regarde derrière lui, et il lui semble que les porteurs de norimonos ralentissent le pas.

On atteint le faîte de la colline, et bientôt le pont de l’Hirondelle apparaît au bout du chemin. En l’apercevant, Fidé-Yori, par un mouvement involontaire, retient son cheval ; un battement précipité agite son cœur. Ce pont frêle est audacieusement jeté d’une colline à l’autre sur le val très profond. La rivière, rapide comme un torrent, bondit sur des roches avec un bruit sourd et continu. Cependant le pont semble comme de coutume s’appuyer fermement sur les roches plates qui se projettent au-dessous de lui.

Les coureurs avancent d’un pas ferme. Si le complot existe, ceux-là ne le connaissent point. Le jeune roi n’ose pas s’arrêter ; il croit entendre encore les paroles de Nagato :

« Marche sans crainte vers le pont. »

Mais la voix suppliante d’Omiti vibre aussi, à son oreille, il se souvient du serment qu’il a prononcé. Le silence de Nagato surtout l’épouvante. Que de choses ont pu entraver le projet du prince ! Entouré d’espions habiles qui surveillent ses moindres actions, il a peut-être été enlevé et mis dans l’impossibilité de correspondre avec le roi. Toutes ces pensées emplissent tumultueusement l’esprit de Fidé-Yori ; la dernière supposition le fait pâlir ; puis, par une de ces bizarreries de la pensée, fréquentes dans les situations extrêmes, il se souvient subitement d’une chanson qu’il chantait lorsqu’il était enfant, pour se familiariser avec les sons principaux de la langue japonaise. Machinalement il la récite :

« — La couleur, le parfum s’évanouissent. Qu’y a-t-il dans ce monde de permanent ? Le jour passé a sombré dans les abîmes du néant. C’était comme le reflet d’un rêve. — Son absence n’a pas causé le plus léger trouble. »

— Voilà ce que j’apprenais étant enfant, se dit le roi, et aujourd’hui je recule et j’hésite devant la possibilité de mourir.

Honteux de sa faiblesse, il rendit les rênes à son cheval.

Mais alors un grand bruit se fit entendre de l’autre côté du pont et, tournant brusquement l’angle du chemin, des chevaux emportés, la crinière éparse, les yeux sanglants, apparurent, traînant après eux un chariot chargé de troncs d’arbres ; ils se précipitèrent vers le pont, et leurs sabots furieux sonnèrent, avec un redoublement de bruit, sur le plancher de bois.

À la vue de ces chevaux, venant vers elle, toute la suite de Fidé-Yori poussa des cris d’épouvante ; les porteurs abandonnèrent les norimonos, les femmes en sortirent terrifiées, et réunissant leur ample robe, s’enfuirent en toute hâte. Les coureurs, qui déjà posaient le pied sur le pont, firent volte-face et Fidé-Yori, instinctivement, se rejeta de côté.

Mais, tout à coup, comme une corde trop tendue qui se rompt, le pont éclata avec un grand fracas ; il ploya d’abord par le milieu, puis releva brusquement ses deux tronçons en envoyant de toutes parts une pluie de débris. L’attelage et le char s’abîmèrent dans la rivière dont l’eau rejaillit en écume jusqu’au faite de la colline. Pendant quelques instants un cheval resta suspendu par ses harnais, se débattant au-dessus du gouffre mais les liens se rompirent et il tomba. La rivière tumultueuse commença à pousser vers la mer les chevaux, les troncs d’arbres flottants et les débris du pont.

— Ô Omiti ! s’écria le roi, immobile d’effroi, tu ne m’avais pas trompé ! Voici donc le sort qui m’était réservé. Sans ton dévouement, douce jeune fille, mon corps brisé serait roulé à cette heure de rocher en rocher.

— Eh bien maître, tu sais ce que tu voulais savoir. Que penses-tu de mon attelage ? s’écria tout à coup une voix près du roi.

Celui-ci se retourna, il était seul, tous ses serviteurs l’avaient abandonné mais il vit une tête surgir de la vallée, il reconnut Nagato qui gravissait rapidement l’âpre côte, et fut bientôt près du roi.

— Ah ! mon ami mon frère ! dit Fidé-Yori, qui ne put retenir ses larmes. Comment ai-je pu inspirer tant de haine ? Quel est le malheureux que ma vie oppresse et qui veut me chasser du monde ?

— Tu désires savoir qui est cet infâme, tu veux le nom du coupable ? dit Nagato les sourcils froncés.

— Le sais-tu, ami ? dis-le-moi.

— Hiéyas !