La Sœur du Soleil/Chapitre XVII

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DENTU & Cie (p. 174-204).


XVII


L’ÎLE DE LA LIBELLULE


La belle Yodogimi verse des larmes. Elle est debout, appuyée contre un panneau de laque noire, un bras levé dans un mouvement de douleur, les doigts légèrement crispés sur la paroi lisse et brillante, la tête renversée, un peu inclinée vers l’épaule : elle pleure sans oublier d’être belle.

Yodogimi a bientôt quarante ans : qui le croirait à la voir si charmante ? Ses yeux très grands sont pleins d’éclat encore, ses lèvres sont fraîches, son teint est pur et l’unique torsade formée par sa chevelure roule jusque sur le sol, comme un serpent noir. La princesse, selon sa coutume, est magnifiquement parée ; une ceinture de prix serre sa taille svelte et les broderies de sa robe sont d’un merveilleux travail.

À quelques pas d’elle le général Harounaga, son amant, se tient debout en grand costume de guerre, le fouet aux lanières d’or à la main ; il regarde attentivement le plancher et voudrait amener une larme au bord de ses yeux, mais il ne peut y parvenir. De temps à autre, il pousse un profond soupir.

— Hélas ! hélas ! s’écrie Yodogimi, tu vas partir, m’oublier, mourir peut-être !

— Je puis mourir, dit le général, mais t’oublier, je ne le puis pas.

— Mourir ! Tu n’as donc pas de cœur, que tu oses me parler de ta mort ? Les hommes sont cruels ; ils jurent de vous être dévoués, et puis pour un rien ils vous abandonnent.

— Ce n’est pas ma faute il y a la guerre, il me faut partir à Yamasiro avec mes soldats.

— Et si je t’ordonnais de rester ?

— Je te désobéirais, princesse.

— Tu l’avoues effrontément. Eh bien je te défends de partir !

— Soit, dit le général, je ne sais pas résister à tes volontés ; mais ce soir même je me fendrai le ventre.

— Par ennui de rester près de moi ?

— Non ; parce que je serai déshonoré, et qu’on ne doit pas survivre au déshonneur.

— Ah ! je suis folle, dit la veuve de Taïko-Sama en essuyant ses yeux ; je parle comme une enfant, je te conseille d’être lâche. Va, ne ménage pas ton sang ; si tu meurs, je mourrai aussi. Comme tu es beau en tenue de combat ! ajouta-t-elle en le considérant avec complaisance. C’est donc pour l’ennemi qu’on se pare ainsi ?

— C’est l’usage, dit Harounaga, d’ailleurs les flèches rebondissent sur ces écailles de corne et les coups de sabre ne peuvent les entamer.

— Ne parle pas ainsi, il me semble être au milieu de la bataille, s’écria Yodogimi. Je vois les flèches voler, j’entends le cliquetis du fer. Que vais-je devenir pendant ces longs jours d’inquiétude ?

— Yamasiro n’est pas loin d’Osaka, dit le général, je t’enverrai souvent des nouvelles du camp.

— Oui, n’est-ce pas ? chaque jour, fais partir un messager.

— Que chaque jour il me rapporte un mot de toi. Adieu, la plus belle des princesses.

— Adieu, guerrier intrépide. Fasse le ciel que nous nous revoyions bientôt !

Harounaga s’éloigna, et lorsqu’il traversa la cour du palais, Yodogimi se pencha de la fenêtre pour le voir encore.

Le page qui tenait le cheval du guerrier apprit au général, tout en l’aidant à se mettre en selle, que des nouvelles des plus inquiétantes circulaient dans le château. L’avant-garde de l’armée ennemie avait été vue à Soumiossi, c’est-à-dire à quelques lieues d’Osaka ; les troupes du siogoun n’avaient donc pas réussi a barrer l’île de Nippon dans sa largeur, comme on l’avait projeté.

Harounaga se hâta de rejoindre son corps d’armée qui l’attendait, prêt à partir, hors des remparts du château.

Plusieurs cavaliers galopèrent à sa rencontre. Le siogoun venait d’arriver au campement, il demandait Harounaga.

— Ne va pas à Yamasiro, lui dit-il dès qu’il l’aperçut, gagne Soumiossi, et tâche d’écraser les rebelles, s’il est vrai qu’ils soient déjà établis en ce lieu.

— J’y cours, maître, dit Harounaga, et je jure d’être vainqueur.

Quelques instants plus tard, il quittait Osaka avec son armée.

À la même heure, plusieurs bateaux de pêche, profitant de la marée, sortaient du port, et, poussés par une forte brise, gagnaient la haute mer.

C’était la flottille de Nagato.

Le prince avait appris l’un des premiers l’apparition à Soumiossi des soldats de Hiéyas. Il s’était aussitôt décidé à prendre la mer et à aller croiser dans les parages menacés.

Chaque barque était montée par quatre hommes ; celle où se trouvait Nagato avait un personnage de plus : Loo. Celui-ci avait pêché quelques poissons et il les regardait avec une cruauté naïve se tordre et agoniser. Raïden était au gouvernail.

Le prince, couché au fond de la barque, regardait vaguement au-dessus de lui la grande voile brune, qui craquait en se gonflant, et l’enchevêtrement des cordages ; il rêvait. Le même rêve, toujours, emplissait son âme ; elle était comme la mer qui reflète éternellement le ciel. Tout événement, toute action inquiétaient douloureusement le prince, l’attristaient ; c’étaient des nuages voilant son amour, l’empêchant de s’y absorber tout entier. Cependant, son caractère plein de noblesse le poussait à se dévouer à son seigneur, à verser son sang pour lui, à le sauver, si c’était possible ; mais, malgré lui, souvent il oubliait la guerre, Hiéyas, les intrigues, les crimes, comme le silence en se rétablissant oublie les clameurs qui l’ont un instant troublé. Il évoquait alors par la pensée un regard tombant sur lui, une inflexion de voix, un pli de voile soulevé par le vent et venant frôler ses lèvres ; il retrouvait le frisson que ce léger contact avait fait courir dans son sang. Il se disait par instant que peut-être elle aussi songeait à lui, et il poursuivait dans l’espace cette pensée errante.

Les vagues le berçaient doucement et l’encourageaient à ces folles rêveries ; le vent soufflait, la voile gonflée ressemblait à un croissant énorme ; l’eau, vivement refoulée, clapotait à l’avant.

— C’est pour ne pas m’éloigner d’elle, murmurait-il, que je me suis engagé dans cette aventure singulière. Je compte sur le hasard pour me fournir des occasions de servir mon prince, car si l’on me demandait d’expliquer mon plan de campagne je serais fort embarrassé. Me porter sur les points les plus périlleux, combattre avec fureur, puis m’éloigner sans m’être fait connaître, je n’ai pas d’autre but. D’après l’avis du général Yoké-Moura, cependant, une petite cohorte indépendante, survenant au milieu d’un combat, peut quelquefois faire pencher le plateau de la victoire et rendre de grands services… Je me souviens fort à propos de ceci pour justifier ma conduite, ajouta le prince en souriant.

Les cinquante barques composant la flottille étaient disséminées sur la mer ; Loo disait qu’elles avaient l’air d’un essaim de papillons près de se noyer.

Vers le milieu du jour, on se rapprocha de la côte. Soumiossi n’était plus qu’à une petite distance, Nagato voulut descendre à terre pour tâcher de recueillir de nouveaux renseignements sur l’armée ennemie.

Une petite anse abrita les barques qui abordèrent, la plupart restèrent au large, vingt hommes seulement descendirent avec le prince, ils gagnèrent une route qui passait à cent pas de la mer et s’orientèrent afin de trouver un village. Ils marchèrent quelque temps mais tout à coup, ceux qui étaient en avant et avaient déjà tourné un coude du chemin revinrent précipitamment.

— Un daïmio ! un daïmio ! criaient-ils.

— Eh bien, qu’importe, dit le prince de Nagato.

— Si nous encombrons la route, on marchera sur nous, ou bien on nous coupera la tête, dit Raïden.

— Va donc voir, Loo, dit le prince, quel est le nom inscrit sur le poteau fiché au bord du chemin ; si le seigneur dont il annonce le passage est moins noble que moi, nous jetterons le poteau à terre, et, bien que je n’aie pas de cortège, le prince me fera place.

Loo, après avoir cherché un instant des yeux, se mit à courir vers un des poteaux que les seigneurs font planter sur les routes qu’ils doivent parcourir, afin d’indiquer le jour de leur passage.

L’enfant revint bientôt avec une mine stupéfaite.

— C’est toi, maître, qui vas passer par ici, dit-il.

— Comment ? dit le prince.

— C’est écrit sur la planchette, dit Loo « Le tout puissant Ivakoura-Teroumoto-Mori, prince de Nagato, traversera cette contrée le dixième jour de la cinquième lune. »

— Silence, Loo, dit le prince ne t’étonne de rien et sois discret… c’est Sado qui se rend dans mes États, ajouta-t-il à part lui.

— Déjà, dans un léger nuage de poussière, les avant-coureurs du cortège tournaient l’angle de la route.

C’étaient des valets, des scribes, des cuisiniers portant toutes sortes d’ustensiles.

Les matelots s’agenouillèrent au bord du chemin ; le prince se dissimula derrière une haie d’églantiers.

Le premier groupe passa, suivi d’abord par une vingtaine de chevaux chargés de caisses et de paquets enveloppés de cuir rouge, puis par un grand nombre d’hommes portant des piques, des bannières, des glaives, des arcs, des carquois, des parasols.

Une foule de serviteurs s’avança ensuite ; chaque homme portait sur l’épaule un coffre verni qui contenait des vêtements ou quelque objet à l’usage du prince.

Puis parurent successivement des officiers qui tenaient des armes de luxe et les lances princières ornées de plumes de coq ou de lanières de cuir ; des palefreniers conduisant des chevaux richement harnachés ; un samouraï, suivi de deux valets, qui tenait sur ses bras le chapeau sous lequel, lorsqu’il met pied à terre, le prince s’abrite du soleil ; un autre seigneur portant un parasol dans un fourreau de velours noir ; derrière eux, les serviteurs et les bagages de ces seigneurs défilèrent silencieusement.

Alors apparurent vingt-huit pages coiffés de chapeaux ronds, précédant la litière du prince. Ces pages se mouvaient d’une façon particulière ; ils lançaient à chaque pas un de leurs pieds en arrière, en l’élevant aussi haut que possible, et jetaient en même temps une main en avant, comme s’ils eussent voulu s’élancer à la nage.

Enfin, le norimono du seigneur approcha, porté par huit hommes qui s’avançaient a petits pas, soutenant dans la paume de leur main l’unique brancard passant comme un arc au-dessus du palanquin, et qui l’autre main étendue semblait vouloir imposer silence et exprimer une crainte respectueuse.

Sur la laque noire piquée de clous dorés dont les parois du norimono étaient recouvertes on voyait les insignes du souverain de Nagato : trois boules surmontées d’une barre. L’intérieur de ce grand coffre était tapissé de brillantes étoffes de soie, et, sur un matelas recouvert d’un tapis de velours, le prince, étendu, feuilletait un livre.

Le norimono passa et le cortège se termina par une foule d’écuyers, de pages, de porteurs de bannières qui marchaient dans un ordre parfait en gardant le plus profond silence.

— En vérité, dit Raïden qui se releva et frotta ses genoux souillés de poussière, tout cela est fort beau, mais je préfère n’être qu’un matelot et marcher à ma guise sans cet attirail encombrant.

— Tais-toi donc, dit un autre, tu vas fâcher le seigneur.

— Il partage sans doute mon avis, dit Raïden, puisque, étant prince, il s’est fait matelot.

On gagna le plus prochain village, et avant d’avoir interrogé qui que ce fût, on était amplement renseigné sur ce qu’on voulait savoir. Plusieurs bourgs voisins immigraient dans celui-là. Les rues regorgeaient de monde, de chariots, de bestiaux. Un formidable brouhaha s’élevait de cette foule d’hommes et d’animaux. Les buffles, effrayés, beuglaient, s’écrasaient les uns les autres ; les pourceaux, sur lesquels on trébuchait, poussaient des hurlements aigus ; les femmes gémissaient, les enfants pleuraient ; et le récit des événements, toujours recommencé, courait de groupe en groupe.

— Ils ont pris l’île de la Libellule !

— En face de Soumiossi, on les voit de la côte. Les habitants de l’île n’ont pas pu fuir.

— Ils sont venus sur trois jonques de guerre, trois belles jonques dorées par places, avec des mâts très-hauts et des banderoles qui flottent de tous côtés.

— Ce sont les Mongols ? demandaient quelques vieillards qui se souvenaient confusément de guerres anciennes, d’invasions étrangères.

— Non, c’est le régent qui veut faire mourir le siogoun.

— Combien de soldats a-t-on vu débarquer dans l’île ? demanda Kaïden qui s’était glissé parmi la foule.

— On ne sait pas ; mais ils sont nombreux ; les jonques en étaient toutes pleines.

— Quinze cents hommes environ, dit à part lui Raïden.

— C’est l’avant-garde de l’armée de Hiéyas, dit prince de Nagato à voix basse ; si les troupes de Fidé-Yori n’arrivent pas promptement, Osaka court les plus grands dangers. Reprenons la mer, ajouta-t-il, j’ai un projet qui, bien que follement audacieux, peut réussir.

Avant de quitter le village, Nagato ordonna à Raïden d’acheter un assez grand nombre d’outils de charpentier. Puis ils gagnèrent la plage et se rembarquèrent.

Vers le soir la petite flotte arrivait en vue de Soumiossi et s’abritait derrière un promontoire qui la masqua complètement.

Le lieu était admirable. Des arbres énormes, dont les racines découvertes s’accrochaient, comme des serres d’oiseaux de proie, à la terre et aux roches, se penchaient vers la mer ; des buissons, des arbustes faisaient crouler vers elles les touffes de leurs fleurs superbes ; les vagues étaient toutes jonchées de pétales envolés, qui naviguaient, s’amassaient en îlots ou en longues guirlandes. Sur quelques rochers aigus les lames bondissaient en jetant une mousse blanche ; des mouettes s’envolaient qui semblaient de l’écume faite oiseau. L’eau avait un ton uniforme de satin bleu, glacé d’argent, d’une douceur, d’un éclat incomparables ; et le ciel gardait du soleil disparu une expansion d’or fluide qui éblouissait encore. Au loin, l’île de la Libellule, verte et fraîche, découpait ses contours d’insecte. La côte de Soumiossi, toute vermeille, s’étendait avec ses falaises dentelées, et au faite du promontoire une petite pagode élevait son toit pointu, pavé de porcelaine, et dont les angles semblaient être relevés par les quatre chaînes qui se rattachaient à une flèche dorée.

Le prince songeait à un autre coucher de soleil, à celui qu’il avait vu du haut de la montagne, près de Kioto, avec la reine à ses côtés ; il fermait les yeux et il la revoyait, elle, si belle, si noble dans l’aveu muet de son chagrin, les cils tout brillants de larmes, tournant vers lui son regard pur et lui ordonnant d’épouser sa rivale. Les moindres détails de sa parole, de son geste, le petit miroir au-dessus de son front qui jetait des rayons comme une étoile, étaient gravés dans son esprit avec une netteté surprenante.

— Cet instant fut douloureux, se disait-il, et cependant il me semble, par le souvenir, qu’il ait été plein de charme. Elle était là du moins, je la voyais, je l’entendais, le son de sa voix était un baume à la cruauté dû ses paroles, mais maintenant quelle douleur de vivre, le temps est comme une mer sans borne, où pas un rocher, pas un mât de navire ne permet à l’aile exténuée de se reposer un instant !

On avait mis à la mer trois canots très légers, qui saillissaient à peine au-dessus de l’eau. Dès que la nuit fut venue, Nagato choisit huit hommes parmi les plus intrépides, il garda avec lui Raïden et un autre matelot nommé Nata. Ils descendirent dans les canots, trois hommes dans chaque embarcation.

— Si vous entendez des coups de feu, venez à notre accours, dit le prince de Nagato a ceux qui restaient.

Et les trois canots s’éloignèrent sans bruit.

Ceux qui les montaient étaient armés de sabres et de poignards, de plus ils emportaient les outils achetés au village ; et plusieurs fusils à mèche. Ces armes, d’invention étrangère, souvent avariées ou imparfaites, la plupart du temps ne partaient pas ou éclataient entre les mains du soldat, elles étaient donc ordinairement redoutées d’une façon égale par ceux qui s’en servaient et ceux qu’elles menaçaient. Le prince avait réussi à se procurer cinquante fusils neufs et bien fabriqués, c’était une grande force pour sa petite armée ; cependant les matelots regardaient ces engins étrangers du coin de l’œil avec un certain mépris.

Les barques glissaient dans l’ombre, gouvernant droit sur l’île de la Libellule. Le bruit des rames, maniées avec précaution, se confondait avec les mille sourdes clameurs de la mer. Une petite brise se levait et sifflait aux oreilles.

À mesure que l’on se rapprochait de l’île, on s’efforçait d’avancer de plus en plus silencieusement.

Déjà on apercevait des feux entre les arbres ; on était peu éloigné, car l’oreille percevait distinctement les pas réguliers d’une ronde passant près des rives.

Le prince ordonna de contourner l’île et de chercher les jonques de guerre.

Elles étaient à l’ancre à une petite distance du rivage, ayant entre elles et la côte de Soumiossi, l’île de la Libellule.

Bientôt elles apparurent à ceux qui montaient les canots, découpant en noir leurs grandes coques et leurs hautes mâtures sur l’obscurité moins intense du ciel ; placés presqu’au ras de l’eau comme ils l’étaient, ces jonques leur paraissaient gigantesques. Sur chacune d’elles un fanal brillait au pied du mât, il était masqué d’instant en instant par une sentinelle qui allait et venait sur le pont.

— Ces sentinelles vont nous apercevoir, dit Raïden à voix basse.

— Non, répondit le prince, le fanal éclaire l’endroit où elles se trouvent et les empêche de rien distinguer dans l’obscurité où nous sommes. Approchons maintenant, et puisse notre folle entreprise se terminer à notre gloire !

Les trois barques s’éloignèrent l’une de l’autre, et chacune d’elles alla, sans faire plus de bruit qu’un goëland qui glisse sur l’eau, accoster l’un des navires.

Le canot qui portait le prince s’était approché de la plus grande des jonques ; elle était placée entre les deux autres.

L’ombre s’amassait plus intense encore sous les flancs bombés du navire, l’eau noire clapotait, faisant cogner la légère embarcation contre la coque géante ; mais le bruit se mêlait au choc incessant de l’eau à la chute continuelle d’une vague après l’autre sur les rives de l’île.

— Restons ici, dit le prince d’une voix à peine saisissable, on aurait beau se pencher du haut du navire, on ne pourrait pas nous voir.

— C’est vrai, dit Raïden, mais ici nous ne pourrons pas agir, la barque n’a pas assez de stabilité ; si nous pouvions atteindre la proue du vaisseau, nous serions plus à l’aise.

— Allons, dit le prince.

Tous trois agenouillés dans la barque, appuyaient leurs mains contre la jonque et avançaient rapidement ; quelquefois un heurt involontaire, qui leur semblait faire un bruit terrible, les faisait s’arrêter, puis ils repartaient. Ils atteignirent la proue du navire.

À ce moment la sentinelle cria :

— Oho !…

On lui répondit des autres jonques :

— Oho ! …

— Oho ! …

Puis tout rentra dans le silence.

— À l’œuvre, dit Nagato.

Il s’agissait tout simplement de couler bas ces grands bâtiments en leur faisant au-dessous de la ligne de flottaison une blessure assez large pour permettre à l’eau de les envahir.

— Ce que l’écueil accomplit avec la plus grande facilite, nous pourrons peut-être l’exécuter en nous donnant quelque peine, s’était dit le prince.

Les outils qui avaient servi a construire la coque du navire pouvaient être employés utilement à en démolir un fragment. Il suffisait d’ailleurs de faire seulement une ouverture large à y fourrer le poing ou de soulever une planche, l’eau, qui ne demande qu’à entrer et se glisser partout, saurait bien s’en contenter.

Raïden, penché hors du canot, tâtait sur le navire les parois visqueuses, recouvertes par l’eau, et cherchait sous la mousse gluante, sous le goudron et la peinture, les têtes des clous fixés dans le bois.

Le prince et le matelot Nata s’efforçaient de maintenir le canot à peu près immobile.

Raïdcn prit un outil à sa ceinture et fît sauter, après de grands efforts, quelques clous.

— Ce navire est solidement construit, dit-il, les clous sont longs comme des sabres, de plus, ils sont rouillés et tiennent dans le bois comme de grosses dents à une jeune mâchoire.

— Crois-tu venir à bout de l’entreprise ?

— Je l’espère bien, dit Raïden. Il est impossible qu’un seigneur tel que toi se soit dérangé pour rien. Seulement, je suis mal l’aise ainsi placé, la tête en bas, et contraint de tirer les clous obliquement : il faut que j’entre dans l’eau.

— Y songes-tu ? dit Nata, la mer est très profonde ici.

— Il y a bien une corde dans le canot ?

— Oui, dit Nata.

— Eh bien, attache ses deux extrémité à la banquette.

Nata se hâta d’obéir, et Raïden passa la corde sous ses bras.

— De cette façon je serai suspendu dans l’eau, dit-il.

Et il se laissa glisser silencieusement hors de la barque.

Pendant plus d’une heure, il travailla dans l’obscurité, sans dire un seul mot, et, comme ses mains agissaient au-dessous de l’eau, il ne faisait aucun bruit. On entendait le pas monotone de la sentinelle et le ressac des vagues contre le navire.

— Passe-moi le saké, dit enfin Raïden ; j’ai froid.

— C’est à mon tour de travailler, dit Nata. Remonte dans le bateau.

C’est fini, dit Raïden les clous sont enlevés tout autour d’une planche longue comme notre barque, large comme l’est Nata d’une épaule à l’autre.

— Alors tu as complètement réussi ? dit le prince.

— Pas encore, le plus diffcile reste à faire : la planche est emboîtée dans ses deux voisines et n’offre aucune prise qui me permette de la tirer à moi.

— Tâche de glisser ton outil dans la fissure.

— Je l’essaye depuis un instant, mais sans arriver à rien, dit Raiden ; il faudrait que la planche fût poussée de l’intérieur.

— Ceci est impraticable, dit Nagato.

Raïden levait la tête ; il regardait la coque du navire.

— N’y a-t-il pas un hublot là au-dessus de nous ? dit-il.

— Je ne vois rien, dit le prince.

— Tu n’es pas accoutumé comme nous à y voir dans l’ombre, pendant les nuits de tempête, dit Nata ; moi j’aperçois très bien le hublot.

— Il faudrait entrer par là, et aller pousser la planche, dit Raïden.

— Tu es fou, aucun de nous ne peut passer dans cette étroite ouverture.

— Si le petit Loo était ici, murmura Raïden, il entrerait bien lui !

À ce moment le prince sentit quelque chose qui remuait dans ses jambes, et une petite forme se dressa du fond du bateau.

— Loo savait bien qu’on aurait besoin de lui, dit-elle.

— Comment ! tu es là ? dit le prince.

— Nous sommes sauvés, alors, dit Raïden.

— Vite, dit Loo, hissez-moi jusqu’à la lucarne.

— Écoute, dit Raïden à voix basse, une fois entré tu tâteras la paroi et tu compteras cinq planches en descendant, droit au-dessous de l’ouverture, la sixième tu la pousseras, mais aussitôt que tu la sentiras céder, tu t’arrêteras et tu reviendras ; si tu la poussais complètement, l’eau, en pénétrant dans le vaisseau, t’engloutirait.

— Bon ! dit l’enfant.

Nata s’était adossé à la jonque.

— Tu n’as pas peur, Loo, dit le prince.

Loo, sans parler, fit signe que non. Il était déjà sur les épaules de Nata et se cramponnait des deux mains au rebord de l’ouverture. Bientôt il y enfonça le torse, puis les jambes, et disparut.

— Il doit faire encore plus noir là-dedans qu’ici, dit Nata qui collait son oreille contre la jonque.

Ils attendirent. Le temps leur sembla long. La même anxiété les rendait immobiles.

Enfin, un craquement se fit entendre. Raïden sentit la planche osciller. Une seconde secousse la fit saillir hors de ses rainures.

— Assez ! assez ! ou tu es perdu ! dit Raïden, sans oser élever la voix.

Mais l’enfant n’entendait rien ; il continuait à frapper de ses poings fermés avec toute sa force. Bientôt la planche se détacha et vint flotter au-dessus des flots.

En même temps, avec un bruit de torrent, l’eau se précipita dans le navire.

— Et l’enfant ! l’enfant ! s’écria le prince avec angoisse.

Raïden plongeait désespérément ses bras dans l’ouverture béante, noire et tumultueuse.

— Rien rien ! disait-il en grinçant des dents. Il a été emporté par la force de l’eau.

À ce moment, des cris se tirent entendre sur une des jonques voisines des lumières couraient sur le pont ; elles semblaient dans l’obscurité se mouvoir en l’air.

— Nos amis ont peut-être besoin de nous, dit Nata.

— Nous ne pouvons abandonner ce pauvre enfant, dit le prince, tant qu’il reste l’espoir de le sauver ; nous ne bougerons pas d’ici.

Tout à coup, Raïden poussa un cri de joie : il venait de sentir une petite main crispée sur le rebord de la trouée faite au navire.

Il eut bientôt tiré l’enfant à lui ; il le jeta dans la barque.

Loo ne bougea pas, il était évanoui. Raïden tout ruisselant remonta vivement dans le canot.

— En voici une qui n’en a pas pour longtemps, dit Nata en donnant un coup de rame à la jonque pour éloigner la légère embarcation.

— Allons voir les autres, dit Nagato, tout n’est peut-être pas fini.

Les cris redoublaient on donnait l’alarme de tous côtés. Sur les rives de l’île on voyait aussi courir des lumières, on entendait le bruit des armes ramassées a la hâte.

— Nous sombrons ! nous sombrons ! criait l’équipage des jonques.

Plusieurs hommes se jetèrent à la mer. Ils respiraient bruyamment en nageant avec précipitation vers les rives de l’île.

L’épouvante était à son comble parmi l’armée ; les jonques coulaient à pic ; on entendait le bouillonnement de l’eau les envahissant ; l’ennemi était là, et on ne pouvait le voir. Plus on multipliait les lumières, plus la mer semblait obscure.

Le prince de Nagato se penchait du canot et tâchait de percer du regard l’obscurité. Tout à coup, un choc violent fit bondir la barque, qui s’agita quelques instants d’une façon désordonnée.

— On n’y voit rien aussi, dit une voix pardonne nous, prince, de t’avoir ainsi heurté.

— Ah ! c’est vous, dit Nagato avez-vous réussi ?

— Nous serions encore à l’œuvre si notre mission n’était pas terminée. Comme une armée de rats nous avons rongé le bois et fait un grand trou à la jonque.

— Bien ! bien, dit le prince, vous êtes vraiment de précieux auxiliaires.

— Prenons le large, dit Raïden, ils ont des chaloupes encore, ils pourraient nous poursuivre.

— Et nos compagnons ?

— Ils s’en tireront, sois-en sûr. Peut-être sont-ils déjà loin.

Les soldats au hasard lançaient des flèches, on en entendit quelques-unes tomber dans l’eau comme une pluie autour des canots.

— Ils sont si maladroits qu’ils pourraient nous atteindre sans le vouloir, dit Nata en riant.

— Au large ! s’écria Raïden en ramant vigoureusement.

L’obscurité depuis un instant était moins profonde, une blancheur pâle s’épandait dans le ciel, comme une goutte de lait dans une tasse d’eau. Du bord de l’horizon, la lueur émanait plus vive, trouble cependant, éclairant à peine. C’était l’aube de la pleine lune qui se levait. Bientôt, comme la pointe d’un glaive dépassant l’horizon, l’astre jeta un éclat d’acier. Aussitôt une traînée alternativement claire et sombre courut sur la mer, jusqu’au rivage, des étincelles bleues pétillèrent à la crête des vagues ; puis la lune parut comme l’arche d’un pont, et enfin elle s’éleva tout entière, pareille à un miroir de métal.

On était hors de la portée des soldats, Nata avait pris les rames ; Raïden frottait avec du saké la tête de Loo, appuyée sur les genoux du prince.

— Il n’est pas mort au moins, le pauvre enfant ! disait Nagato en posant sa main sur le cœur de Loo.

— Non, vois : sa petite poitrine se soulève péniblement, il respire, seulement il est glacé ; il faut lui retirer ses habits mouillés.

On le déshabilla ; Nata ota sa tunique et en enveloppa l’enfant.

— C’est qu’il ne craint rien, ce petit-là, disait Raïden ; tu te souviens, prince, comme il m’a mordu, lorsque j’ai voulu me battre avec toi ? Je n’ai qu’un désir, c’est qu’il puisse me mordre encore.

Le matelot essaya d’écarter les dents serrées de Loo, et il lui versa dans la bouche un flot de saké.

L’enfant l’avala de travers, il éternua, toussa, puis ouvrit les yeux.

— Comment, je ne suis donc pas mort ? dit-il en regardant autour de lui.

— Mais il paraît que non, s’écria Raïden tout joyeux. Veux-tu boire ?

— Oh non ! s’écria Loo, j’ai assez bu comme cela. C’est bien mauvais, l’eau de la mer, je n’en avais jamais goûté, il me faudra manger beaucoup de confitures de bananes pour oublier ce goût-là.

— Tu ne souffres pas ? dit le prince.

— Non, dit Loo ; la jonque a sombré au moins ?

— On ne doit plus voir que la pointe de son mât, à l’heure qu’il est, dit Nata. Tu es pour beaucoup dans la réussite de l’entreprise.

— Tu vois bien, maître, que je puis servir à quelque chose, dit Loo tout fier.

— Certes, et tu es brave comme l’homme le plus brave, dit le prince ; mais comment étais-tu là ?

— Ah ! voilà ! Je voyais qu’on ne voulait pas m’emmener ; alors, je me suis caché sous le banc.

— Me diras-tu, s’écria Raïden, pourquoi tu as poussé la planche aussi fort, malgré mes recommandations ?

— C’était pour être plus sûr que la jonque n’en réchapperait pas ; et puis j’entendais du bruit dans le navire : il fallait se hâter. D’ailleurs, je n’aurais peut-être pas pu remonter. Il y avait toutes sortes de poutres, de cordes, de chaînes qui me cognaient ; car je n’y voyais pas plus que si j’avais eu la tête dans un sac de velours noir.

— Et lorsque cette colonne d’eau est tombée sur toi, qu’as-tu pensé ?

— J’ai pensé que j’étais mort, mais que la jonque coulerait bien sûr ; j’ai entendu comme le bruit du tonnerre, et j’ai bu ! j’ai bu ! ar le nez, par la bouche, par les oreilles, et puis je n’ai plus rien senti, je ne me souviens plus.

— Tu étais bien près de la mort, mon pauvre Loo, dit le prince ; mais pour ta belle conduite, je te donnerai un beau sabre, bien aiguisé, et tu pourras le porter à ta ceinture, comme un seigneur.

Loo promena sur ses compagnons, éclairés par la lune, un regard plein d’orgueil, accompagné d’un sourire, qui gonflait ses joues et y creusait deux fossettes.

Une lueur bleue et vaporeuse s’épandait sur la mer, on pouvait voir à une assez grande distance.

— Deux jonques ont disparu, dit Nagato, qui regardait du côté de l’île, la troisième se dresse encore.

— Il me semble voir des chaloupes tourner autour d’elle, nos amis se seraient-ils laissé surprendre ?

Tout à coup la jonque s’inclina sur le côté, et aussitôt une petite barque se détacha, qui fuyait.

Les chaloupes, pleines de soldats, se mirent à sa poursuite en lançant vers elle un essaim de flèches.

De la barque on lâcha quelques coups de feu.

— Courons vite à leur aide ! s’écria le prince.

Déjà Raïden avait fait virer le canot, l’autre barque, qui les accompagnait, les suivit de près.

— Ils ne se laisseront pas prendre, disait Raïden qui tournait la tête tout en ramant.

En effet, le léger canot bondissait sur les flots, tandis que les chaloupes plus lourdes et trop chargées d’hommes se mouvaient à grand’peine.

— La jonque qui coule ! la jonque qui coule ! cria Loo en battant des mains.

En effet, le dernier navire resté debout, s’enfonçait lentement, puis presque d’un seul coup disparut.

— Victoire ! victoire ! crièrent les matelots autour du prince.

— Victoire ! répondit-on du canot poursuivi qui se rapprochait de plus en plus.

Les trois barques se rejoignirent bientôt.

— Laissons-nous poursuivre, dit le prince, et ne fuyons pas trop vite pour leur laisser l’espoir de nous atteindre.

On tira quelques coups de feu, plusieurs soldats tombèrent, on les jeta aussitôt à la mer pour alléger les chaloupes.

Une flèche atteignit Raïden à l’épaule, mais elle n’avait plus de force, elle le piqua à peine et tomba dans le canot.

— C’était bien visé, dit Raïden.

La lune était au milieu du ciel, mais ce miroir poli se ternissait, comme sous la buée d’une haleine ; elle prit bientôt une teinte de vermeil rose, puis elle devint cotonneuse, ce ne fut plus qu’une nuée blanche. La couleur bleue et argentée du ciel fut envahie par une nuance d’améthyste pâle qui coulait rapidement de l’horizon, des frissons violets coururent sur la mer.

C’était le jour.

Derrière le promontoire, la flottille du prince avait entendu les coups de feu, qui pour elle étaient un signal, elle quitta aussitôt le rivage et déploya ses voiles, qui prirent aux premiers rayons du soleil l’adorable couleur des fleurs de pêcher.

Dès que les barques furent à portée de sa voix, le prince de Nagato, debout dans le canot, cria de toutes ses forces :

— Cernez ces chaloupes, coupez-leur la retraite, faites-les prisonnières !

Loo trépignait de joie.

— Après avoir coulé les grands bateaux, nous allons confisquer les petits, disait-il.

Les soldats comprirent le danger ils virèrent de bord et se mirent à fuir. Mais comment lutter de vitesse à l’aide des rames avec ces grandes voiles gonflées par la brise matinale ?

Les chaloupes furent bientôt rejointes, puis dépassées.

Les soldats se virent perdus. En gouvernant droit sur eux et avec un seul choc, une de ces grandes embarcations pouvait les couler en une seconde. Ils se hâtèrent de jeter leurs armes dans l’eau en signe de soumission.

On hissa les hommes à bord puis les chaloupes furent effondrées et elles coulèrent.

— Allez retrouver votre énorme mère au fond de l’océan ! criait Loo en les regardant s’enfoncer.

Les trois canots rejoignirent la flottille. Le prince et les matelots remontèrent sur les grandes embarcations.

Loo raconta alors, à ceux qui étaient restés, comment on avait coulé les jonques des ennemis, comment il s’était noyé dans un trou, puis était ressuscité pour porter un sabre, comme un seigneur.

On compta les prisonniers qui, résignés et la tête basse, attendaient leur sort. Ils étaient cinquante.

— Le plan audacieux que nous avons formé a réussi mieux que nous ne pouvions l’espérer, dit le prince ; je suis encore stupéfait qu’il ait pu se réaliser, mais puisque Marisiten, le génie des batailles, le dieu à six bras, à trois visages, nous est à ce point favorable, ne nous reposons pas encore : il faut à présent cerner l’île de la Libellule et l’isoler du reste du monde, jusqu’au moment où l’armée du siogoun viendra nous relever.

— Bien ! bien ! crièrent les matelots, enthousiasmés par leur récente victoire.

— Combien y a-t-il de soldats dans l’île ? demanda le prince à un des prisonniers.

Le soldat hésitait ; il regardait en dessous à droite et à gauche, comme pour demander conseil. Tout à coup, il se décida à parler.

— Pourquoi le cacherais-je ? dit-il. Ils sont deux mille.

— Eh bien s’écria le prince, cinglons vers l’île et n’en laissons sortir personne ; alors, ce n’est pas cinquante prisonniers que nous aurons faits, mais deux mille !

Des acclamations formidables accueillirent les paroles de Nagato. On se mit en route. Bientôt le saké circula, les matelots entonnèrent un chant guerrier qu’ils chantèrent chacun à leur guise, ce qui produisit un charivari assourdissant et joyeux.

La consternation la plus profonde régnait dans l’île ; on ne voulait pas croire aux événements : les jonques, si fortes et si belles, qui, tout à coup, s’abîmaient dans la mer ; les chaloupes pleines de soldats qui ne revenaient pas. Quel était donc cet ennemi qui frappait ainsi sans se montrer ? les sentinelles n’avaient aperçu qu’un frêle canot, monté par trois hommes qui, effrontément, cramponnés au navire, cognaient à tour de bras sur sa coque et l’éventraient, puis s’enfuyaient en les narguant.

Donc, plus de vaisseaux ; les chaloupes même leur manquaient, aucun moyen de quitter l’île. Ils s’y étaient établis comme dans une forteresse, entourée d’un immense fossé. Protégés par leurs jonques de guerre, c’était, en effet, une excellente position. Mais maintenant la forteresse devenait pour eux prison ; si de prompts secours ne leur arrivaient pas, ils étaient perdus. Le chef qui commandait ces deux mille hommes — il se nommait Sandaï, — ordonna de choisir parmi les misérables bateaux appartenant aux habitants de l’île les deux meilleures barques. Lorsqu’on eut exécuté cet ordre, il fit monter cinq hommes dans chaque barque.

— Vous allez partir en toute hâte, leur dit-il, vous rejoindrez le gros de l’armée, et vous direz au général dans quelle détresse nous sommes ; allez.

Les barques s’éloignèrent, mais lorsqu’elles furent à une petite distance, elles aperçurent un cercle de grandes voiles immobiles, qui leur fermait la route.

Les barques rebroussèrent chemin.

On était bloqué.

Sandaï fit réunir les provisions. On prit les bestiaux, les récoltes des habitants. Il y avait de quoi vivre pendant huit jours ; de plus, on pouvait pêcher du poisson.

— Il faut construire de grands radeaux et tâcher de gagner la terre, la nuit, sans être vu, dit le chef.

On se mit à l’œuvre, on abattit des arbres, on les dépouilla de leurs petites branches ; la journée se passa ainsi. On travailla aussi la nuit, mais le lendemain matin on aperçut un fourmillement lumineux sur la côte de Soumiossi.

C’était l’armée du général Harounaga.

Ce beau guerrier, de son côté, était assez embarrassé. Il ne savait que résoudre devant cet ennemi séparé de lui par la mer. La flotte de guerre appareillait à Osaka ; elle n’était pas prête à partir encore ; s’il lui fallait l’attendre pour attaquer, l’ennemi pouvait lui échapper.

Harounaga fit camper ses troupes au bord de la mer, puis on dressa sa tente et il s’y enferma pour méditer.

Pendant ce temps, les soldats lancèrent quelques flèches du côté de l’île, en manière de salut ; elles tombèrent dans l’eau, l’île étant hors de portée.

Cependant, vers le milieu du jour, une flèche habilement lancée vint tomber devant la tente de Harounaga, elle se ficha en frémissant dans le sable.

Un papier était attaché aux plumes de la flèche, que l’on arracha du sol pour la porter au général.

Harounaga déploya le papier et lut ceci :

« Prépare-toi à l’attaque. L’ennemi est en ton pouvoir. Je lui ai ôté les moyens de fuir. Je te fournirai à toi le moyen d’arriver jusqu’à lui. »

Ce billet n’était pas signé.

Le général sortit de sa tente et regarda la mer.

Un bateau de pêche passa lentement entre l’île de la Libellule et la côte de Soumiossi.

— De qui peut venir ce billet ? se disait Harounaga. Se moque-t-on de moi ? Est-ce ce vulgaire bateau que l’on me propose pour transporter toute mon armée ?

Mais, à mesure qu’il regardait, d’autres bateaux apparaissaient sur la mer ; ils se rapprochaient, ils se multipliaient.

Harounaga les comptait.

Bien ! bien ! disait-il, la proposition devient acceptable. Debout, soldats ! cria-t-il, prenez les armes, voici une flotte qui nous arrive !

Aussitôt que le mouvement des troupes fut remarqué, les bateaux s’avancèrent vers le rivage. Celui qui portait le prince de Nagato toucha le bord le premier.

Le prince reconnut le général.

— Ah ! c’est ce stupide Harounaga, murmura-t-il.

Loo sauta à terre. Il avait à sa ceinture un sabre magnifique.

— Vingt hommes par embarcation ! cria-t-il. Elles sont quarante, ce qui fera huit cents hommes à chaque traversée.

Le général s’avança.

— Comment ! le prince de Nagato ! s’écria-t-il.

— Je suis ici incognito, dit le prince, toute la gloire de cette aventure te reviendra.

— Un souverain qui s’expose ainsi aux hasards des combats ! fit Harounaga tout surpris.

— Je fais la guerre à ma fantaisie, sans être soumis à personne, et je trouve un certain plaisir dans ces émotions nouvelles.

— Toi, qui n’aimais que les festins ! les fêtes !

— J’aime mieux la guerre aujourd’hui, dit le prince en souriant, je suis changeant.

Des coups de feu et des clameurs confuses se faisaient entendre au loin.

— Qu’est-ce que cela ? dit le général.

— C’est une fausse attaque dirigée de l’autre côté de l’île, pour favoriser le débarquement de tes soldats.

— Tu pourrais être général aussi bien que moi, dit Harounaga.

Le prince eut un sourire de mépris qu’il dissimula derrière son éventail.

Les barques chargées d’hommes quittèrent la côte, le général monta dans le bateau qui portait le prince.

Loo avait ramassé une sorte de trompette et il soufflait dedans, penché à l’avant, de toutes ses forces.

Les soldats de Hiéyas attendaient, massés sur le rivage, prêts à s’opposer de toute leur puissance au débarquement ; les flèches commencèrent à s’envoler de part et d’autre.

Le prince de Nagato fit avancer à droite et à gauche une barque pleine d’hommes armés de fusils. Ils accablèrent d’une décharge presque continuelle leurs ennemis, qui n’avaient pas d’armes à feu.

Sur les rivages, une furieuse lutte corps à corps s’engagea. On se battait les jambes dans l’eau ; les coups de sabre faisaient sauter de l’écume. Quelquefois deux adversaires s’entraînaient l’un l’autre, roulaient et disparaissaient. Plusieurs cadavres, un grand nombre de flèches, flottaient sur les vagues.

On s’accrochait aux embarcations, on les poussait violemment au large ; un puissant coup d’aviron les ramenait. Alors on se pendait d’un seul côté pour les faire chavirer. Les mains cramponnées aux rebords étaient frappées à coups de sabre, le sang jaillissait, puis, comme des lambeaux déchirés, traînait sur l’eau.

Dès qu’une barque était vide, elle allait en toute hâte chercher d’autres soldats. Bientôt les partisans de l’usurpateur furent accablés. Ils se rendirent.

Les morts, les blessés étaient nombreux. On coucha ces derniers sur le sable, on les pansa, on les encouragea avec des paroles douces et fraternelles. N’étaient-ils pas des frères ? En effet, ils avaient le même uniforme, ils parlaient la même langue ; quelques-uns pleuraient en reconnaissant des amis dans les rangs ennemis. Les vaincus s’étaient assis à terre dans une attitude d’accablement, ils croisaient leurs mains sur leurs genoux et baissaient la tête.

On rassemblait les sabres, les arcs, on en faisait des monceaux que l’on rendait aux vainqueurs.

Le prince de Nagato et le général s’avancèrent dans l’intérieur de l’île. Harounaga laissait pendre de son poignet le fouet aux lanières d’or, les écailles de sa cuirasse s’entrechoquaient, bruissaient ; il appuyait une main sur sa hanche.

— Que l’on amène le chef des révoltés, dit le prince.

Sandaï s’avança.

Il avait encore le masque de cuir noir verni qui s’adapte au casque et est porté dans les combats ; il le retira et laissa voir son visage attristé.

La présence de Nagato troublait singulièrement ce chef, qui avait sollicité et obtenu autrefois sa protection auprès de Fidé-Yori. Il s’était plus tard attaché au régent, par ambition. Maintenant il trahissait son premier seigneur.

Le regard calme et méprisant de Nagato faisait peser sur lui toute l’infamie de sa conduite ; il comprenait qu’il ne pouvait plus tenir la tête haute, sous la double humiliation de la défaite et du déshonneur.

De plus, le prince lui semblait revêtu d’une majesté particulière.

Au milieu de ces guerriers cuirassés, abritant leurs front sous des casques solides, Ivakoura était tête nue, vêtu d’une robe de soie noire, traversée d’un ondoiement doré, il avait aux mains des gants de satin blanc qui lui montaient jusqu’au coude, et au-dessus de chaque bras un plastron roide, formant épaulette et faisant paraître les épaules très larges. Il lui paraissait ainsi plus formidable qu’aucun.

Le prince jouait nonchalamment avec son éventail de fer.

Il n’eut pas l’air de se souvenir qu’il eût jamais connu Sandaï.

— Rebelle, lui dit-il sans élever la voix, je ne te demande pas si tu veux renier ton crime et redevenir le serviteur du véritable maître : dans l’homme, je le sais, l’orgueil survit à l’honneur, et tu refuserais.

— Prince, dit Sandaï, avant le combat, ta voix eût pu me rappeler à mes devoirs et me jeter à tes pieds ; mais, après la défaite, un chef ne peut renier ses actes et servir son vainqueur. C’est pourquoi je ne consens pas à me soumettre.

— Eh bien, je vais te renvoyer vers le maître de ton choix, dit Nagato. Tu partiras seul, sans un page, sans un écuyer, tu rejoindras Hiéyas et tu lui diras ceci : Le général Harounaga nous a vaincus, mais c’est le prince de Nagato qui a coulé les jonques qui pouvaient nous ramener.

— Daïmio illustre, dit Sandaï sans colère, je suis général et non messager. J’ai été coupable peut-être, mais je ne suis point lâche ; je sais subir sans révolte les insultes méritées, mais je ne saurais pas y survivre. Envoie quelque autre messager à Hiéyas, et qu’il joigne aux nouvelles qu’il emportera celle de ma mort.

Un grand silence s’établit parmi les soldats. On comprenait l’intention du général et personne ne voulait s’opposer à son exécution.

Sandai s’assit à terre ; il tira son sabre et son poignard ; puis, après avoir salué le prince, il se tendit le ventre ; s’enfonça le poignard en travers de la gorge et, d’un seul coup net, frappé sur le dos de la lame, trancha l’artère ; sa tête tomba sur sa poitrine, au milieu d’un flot de sang.

— Cette action te relève à mes yeux, dit Nagato, qui fut peut-être encore entendu par le mourant.

— Qu’on ensevelisse ce guerrier, dans l’île, avec la pompe que son rang comporte, dit Harounaga.

On releva le corps de Sandaï.

— À présent, dit le prince, je vais prendre un peu de repos, je commence à me souvenir que j’ai passé toute la nuit à courir sur la mer, et que mes yeux ne se sont pas fermés une seconde. La victoire est aussi complète que possible ; il ne te reste, Harounaga, qu’à établir une communication entre Soumiossi et l’île que tu as conquise ; tu peux le faire à l’aide de radeaux formant une sorte de pont. Expédie des messagers à Fidé-Yori, occupe l’île et les côtes, surveille la mer et attends de nouveaux ordres d’Osaka.

— Merci de ces précieux conseils, dit le général ; le véritable vainqueur, c’est toi me permets-tu de le faire savoir à notre bien-aimé seigneur ?

— Non, dit le prince, fais-le annoncer seulement à Hiéyas, je tiens à ce que mon nom retentisse à son oreille comme une menace.

Le prince de Nagato s’éloigna.

La nuit vint, tranquille et tiède, puis elle s’écoula et le jour reparut.

Alors le général Harounaga sortit de sa tente, il demanda si le prince était éveillé il s’habituait à prendre ses ordres et ses conseils, cela lui évitait la fatigue de penser : il avait mille choses à lui demander.

On s’approcha de la tente qui avait été dressée pour Nagato, elle était entr’ouverte ; on regarda à l’intérieur, le prince n’y était pas.

— Il est peut-être retourné dans son bateau, dit Harounaga.

On courut sur les rivages. La mer était vide, la flottille du prince de Nagato avait disparu.