La Sœur du Soleil/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
DENTU & Cie (p. 273-292).


XXI


LA KISAKI


Kioto était à cinq lieues seulement du camp de Hiéyas, mais le prince de Nagato fit faire un détour afin de ne pas entrer dans la ville du côté de Fusimi, occupée par les vainqueurs ; ils gagnèrent les rives du lac de Biva et les longèrent.

Le jour commençait à poindre. L’obscurité était encore partout sur la terre, mais le ciel et l’eau blanchissaient ; un brouillard fin traînait ça et là.

Le lac a la forme de l’instrument de musique nommé biva ; il s’étend derrière les montagnes qui entourent Kioto et le séparent de la ville ; la partie qui figure le manche de la guitare s’allonge en s’amincissant, devient une rivière et, décrivant un demi-cercle, pénètre dans Kioto du côté du sud.

Par l’ordre du général Sanada-Sayemon-Yoké-Moura, le général Yama-Kava devait avec ses cinq mille hommes camper sur le bord du lac au pied des montagnes, mais à mesure qu’il avançait, le prince de Nagato acquérait la certitude que Yama-Kava avait abandonné la position. Il retrouvait les traces du camp, des cendres de feux éteints, les trous creusés par les poteaux des tentes.

— Qu’est-ce que cela présage ? se disait-il si le général a quitté son poste c’est que le danger l’appelait ailleurs ; le combat est peut être commencé, peut-être tout est-il fini et arriverai-je trop tard !

À cette pensée le prince, saisi par une angoisse affreuse, lança son cheval vers la montagne et je poussa dans un sentier âpre et peu accessible. S’il réussissait à gravir la côte, il atteindrait Kioto en quelques instants, au lieu d’employer plusieurs heures à faire le long détour des rives du lac et de la rivière.

Loo fut le premier qui s’engagea derrière son maître ; tous les matelots le suivirent bientôt, après avoir rappelé l’avant-garde. À grand peine on atteignit la crête de la colline ; elle se rattachait par une courbe peu profonde à une autre cime plus haute : c’était la montagne d’Oudji, sur laquelle on récolte le thé le plus délicat.

Le Verger occidental où avait eu lieu la lutte poétique présidée parla Kisaki était situé sur cette montagne. Le prince trouva cet enclos devant lui, il fit franchir la palissade à son cheval et traversa le verger, c’était plus court.

Les arbres étaient chargés de fruits, les branches trop lourdes ployaient jusqu’au gazon.

Le prince s’arrêta au bord de la terrasse, d’où l’on découvrait la ville, juste à l’endroit où quelques mois auparavant la reine s’était approchée de lui et lui avait parlé avec des larmes dans les yeux.

Il jeta un rapide regard sur Kioto.

De différents points une fumée noire s’élevait. On en voyait aussi dans l’enceinte du daïri. On avait donc incendié le palais et la ville. La forteresse de Nisio-Nosiro, sur la rivière de l’Oie-Sauvage, était assiégée ; les cavaliers du ciel sans doute la défendaient. Le mikado devait s’être réfugié derrière ses remparts. Plus loin, de l’autre côté de la ville, une lutte était engagée entre les hommes de Yama-Kava et les soldats de Hiéyas. Ces derniers étaient à peu près maîtres de Kioto. Yama-Kava tenait encore la partie orientale de la ville ; mais sur tous les autres points flottait la bannière de Hiéyas.

Le prince de Nagato, les sourcils contractés, dévorait du regard la scène qui se déroulait à ses pieds ; il se mordait les lèvres jusqu’au sang, plein de colère, mais conservait sa lucidité d’esprit et examinait froidement la situation.

Lorsqu’un combat a lieu dans une ville, les combattants sont forcément éparpillés : le dessin des rues, leur peu de largeur, les contraignent à se diviser. La bataille se morcelle, ses mouvements n’ont plus d’unité, chaque rue, chaque carrefour à son combat spécial et isolé, ignorant les phases des luttes voisines.

Le prince de Nagato comprit tout de suite l’avantage que lui offrait cete disposition de la bataille. Sa petite troupe, nulle dans la plaine où son exiguïté aurait été à découvert, par un élan impétueux pouvait produire un heureux effet en surprenant l’ennemi par derrière, en jetant peut-être la confusion dans ses rangs.

Le prince se décida vite, il poussa un cri pour rallier ses hommes qui, à grand’peine, étaient parvenus à le rejoindre, puis il lança son cheval sur l’autre versant de la haute colline et cria :

— Suivez-moi.

La descente était des plus périlleuses, mais l’énergie des hommes semblait se communiquer aux chevaux : ils arrivèrent jusqu’au bas de la pente sans accident, puis s’engouffrèrent, avec une impétuosité formidable, dans la rue la plus encombrée de soldats.

Le bruit, produit par ce galop précipité sur les dalles du sol, était énorme. Les soldats se retournèrent, ils virent la rue toute pleine de cavaliers et, avec cette crainte instinctive qu’éprouvent des hommes à pied devant des hommes à cheval, ils voulurent se garer. Pour cela ils se bousculèrent et se culbutèrent les uns les autres, tâchant d’envahir les ruelles transversales. Les cavaliers lâchèrent quelques coups de feu, ce qui rendit plus prompte encore la fuite des piétons. En un instant la rue fut vidée, et les fuyards allèrent jeter l’inquiétude dans les quartiers voisins.

On se crut pris entre deux armées.

La rue dans laquelle s’était engagé Nagato, très longue, traversant presque toute la ville, aboutissait à une petite place. De l’autre côté de cette place, les voies qui débouchaient sur elle étaient occupées par les soldats Yama-Kava ; sur la place même, les adversaires s’étaient rejoints.

Le combat venait seulement de commencer. Bien qu’ils fussent inférieurs en nombre, les partisans de Fidé-Yori ne reculaient pas.

À l’entrée de la place le prince s’arrêta, il était maître de la rue, il fallait la conserver.

— Que vingt hommes aillent défendre l’autre issue de cette rue, cria-t-il, et que deux hommes s’établissent devant chaque ruelle qui s’ouvre sur elle ; maintenant il faudrait faire savoir aux soldats de Yama-Kava qu’ils doivent s’efforcer de se joindre à nous.

Raïden s’élança, pour traverser la place une grêle de flèches l’enveloppa, son cheval s’abattit, le matelot se releva, il était blessé, mais il put atteindre l’autre côté du carrefour.

Une décharge de mousquets éclata et fit tomber beaucoup d’hommes. Un espace vide se formait devant la rue occupée par le prince, les soldats ennemis se réunissaient autour de leurs chefs, ils se concertaient ; ils étaient d’avis de se reployer dans les rues avoisinantes et d’abandonner la place.

Ils exécutèrent ce mouvement, c’était presque une retraite.

Rien n’était plus facile, désormais, pour les hommes de Yama-Kava, que d’opérer leur jonction avec ceux de Nagato. Les premiers traversèrent la place au pas de course et s’engagèrent dans la rue conquise. Bientôt leur généra ! apparut lui-même, à cheval, masqué, cuirassé de corne noire, la lance à la main.

— C’est le seigneur de Nagato ! s’écria-t-il en reconnaissant le prince. Je ne m’étonne plus alors d’avoir vu les ennemis si rudement repoussés. La victoire semble être ta captive.

— S’il est vrai que je l’ai enchaînée, puisse-t-elle ne jamais recouvrer la liberté ! dit le prince. Que se passe-t-il donc ici ? ajouta-t-il. À quel sacrilège, à quel crime sans précédent, assistons-nous ?

— C’est, en effet, incroyable, dit le général. Hiéyas veut enlever le mikado et brûler la ville.

— Dans quel but ?

— Je l’ignore.

— Je crois le deviner, dit le prince ; une fois le mikado entre ses mains, il l’eût obligé à le proclamer siogoun, le peuple entier se fût déclaré pour Hiéyas et Fidé-Yori eût été contraint de déposer les armes.

— Cet homme a toutes les audaces !

— Où est le mikado en ce moment ? demanda le prince.

— Dans la forteresse de Nisio-Nosiro.

— Je l’avais pensé, et je crois m’être rencontré avec toi dans le plan du combat.

— Ce serait pour moi un honneur, dit le général.

— Ton armée va s’étendre, je pense, par cette rue, comme un lac qui devient fleuve, et envelopper l’ennemi. De cette manière elle le séparera des rives du Kamon-Gava, et isolera les assaillants, assez peu nombreux, il me semble, de la forteresse. C’est vers elle que tu dois te replier, afin de t’abriter derrière ses murs.

— C’était, en effet, mon projet d’agir ainsi, dit le général ; mais, sans ton secours, je n’aurais sans doute pu parvenir a forcer les rangs ennemis.

— Eh bien, maintenant conduis tes hommes vers la forteresse, tandis que je vais retenir ici aussi longtemps que possible nos adversaires.

Le général s’éloigna.

Les soldats d’Hiéyas revenaient ; le commencement de panique s’était calmé ; par toutes les ruelles de gauche, ils attaquèrent la rue qui les séparait de la rivière ; on les reçut par des coups de fusil et des volées de flèches ; ils reculaient, puis ils revenaient.

— Il faut barricader ces ruelles, dit le prince.

— Avec quoi ?

Les maisons hermétiquement closes semblaient mortes, leur seul aspect, muet et aveugle, faisait comprendre que frapper serait inutile et n’éveillerait aucun écho dans l’âme des habitants terrifiés.

On arracha les volets, on effondra les fenêtres, les maisons furent envahies, une sorte de pillage commença, on jetait tout au dehors : des paravents, des vases de bronze, des cofïres de laque, des matelas, des lanternes. Avec une rapidité étonnante tout cela allait s’accumuler pêle-mêle à l’entrée des ruelles. Un marchand de thé fut entièrement dévalisé, toutes les variétés exquises de la feuille aromatique, enveloppées dans du papier de soie, dans des boîtes de plomb ou dans des coffrets précieux, allèrent s’amomceler sur le sol, s’offrirent aux flèches et aux balles : l’air était embaumé.

L’ennemi s’acharnait, mais ne pouvait franchir la rue.

Vers la rivière, on entendait le bruit d’un autre combat qui s’engageait.

Le prince envoya un de ses hommes de ce côté.

— Dès que Yama-Kava aura triomphé, viens nous le dire.

La lutte devenait terrible : quelques barricades étaient forcées ; on se battait corps à corps dans la rue pleine de poussière et de fumée.

— Courage ! courage ! criait Nagato à ses hommes ; encore un instant !

Enfin l’envoyé revint.

— Victoire ! cria-t-il, Yama-Kava a passé la rivière.

Alors les hommes de Nagato commencèrent à se replier.

Yama-Kava, protégé par les cavaliers du ciel, qui du haut des tours accablaient de flèches les assaillants, était entré avec ses cinq mille hommes dans la forteresse. Le mikado était désormais hors de danger, sept mille hommes derrière des remparts valaient bien les dix mille hommes à découvert du général ennemi. Celui-ci, plein de colère, mal obéi, comprenant la faute qu’il avait faite en engageant ses soldats dans l’enchevêtrement des rues, s’élança à la tête de ses hommes pour relever leur courage, forcer ce passage si bien défendu et gagner les rives du Kamon-Gava.

Il trouva en face de lui le prince de Nagato ; tous deux étaient à cheval. Ils se regardèrent un instant.

— C’est donc toi, s’écria le prince, qui sers d’instrument à ce crime tellement odieux qu’il est invraisemblable ; c’est toi qui aurais l’audace de porter la main sur le divin mikado !

Pour toute réponse, le général lança à Nagato une flèche qui vint effleurer sa manche. Le prince riposta par un coup de fusil tiré presque à bout portant. Le guerrier tomba pour ne plus se relever sur le cou de son cheval, sans pousser un cri.

La nouvelle de cette mort se répandit vite ; les soldats, restés sans chef, hésitèrent.

— Son audace sacrilège lui a porté malheur, disait-on, elle pourrait bien nous être funeste à nous aussi.

Le prince, qui s’aperçut de cette hésitation et du remords confus qui naissait dans l’âme des soldats, eut un projet propre à rendre la victoire décisive s’il produisait l’effet qu’il en attendait.

Il courut au bord de la rivière de l’Oie-Sauvage et cria aux soldats qui gardaient la forteresse :

— Faites paraître le mikado au faîte de la tour.

Sa pensée fut comprise, on se hâta d’aller chercher Go-Mitsou-No, on l’amena presque de force, plus mort que vif, sur la tour la plus haute du château.

La déesse Soleil sembla jeter tous ses rayons sur cet homme divin dont elle n’était que l’égale ; les robes rouges du mikado resplendirent, la haute lame d’or de sa couronne étincela sur son front.

— Le Fils des dieux ! le Fils des dieux ! cria-t-on.

Les soldats levèrent la tête : ils virent cet éblouissement de pourpre et d’or au sommet de la tour, l’homme qu’on ne devait pas voir, celui qu’un prestige effrayant environnait et qu’ils venaient d’outrager ; ils crurent que le mikado allait prendre son vol, et quitter la terre, pour la punir de la méchanceté des hommes.

Ils jetèrent leurs armes et se précipitèrent à genoux.

— Grâce ! criaient-ils, ne nous quitte pas ; que deviendrions-nous sans toi ?

— Seigneur sublime ! maître tout-puissant ! nous sommes des misérables, mais ta bonté est infinie !

— Nous nous traînons dans la poussière, nous l’inondons de nos larmes de repentir !

Puis ils récriminèrent contre leurs chefs.

— Ils nous ont poussés, ils nous ont entrainés !

— Ils nous ont enivrés de saké pour nous faire perdre l’esprit.

— Le général a payé son crime de sa vie.

— Qu’il soit maudit !

— Puisse-t-il être emporté par les renards !

— Que le grand juge des enfers lui soit inexorable !

Le mikado promenait son regard sur la ville ; il la voyait de tous côtés pleine de fumée. Il étendit le bras et désigna du doigt les points incendiés.

Les soldats d’en bas crurent voir un ordre dans ce geste ; ils se relevèrent et s’élancèrent pour aller éteindre les incendies qu’ils avaient allumés.

La victoire était complète. Le prince de Nagato souriait en voyant combien l’effet produit par l’apparition du mikado avait répondu à ses prévisions.

Mais tout à coup, au moment où il allait mettre le pied sur le pont-levis et pénétrer à son tour dans la forteresse, des serviteurs affolés, accoururent sur les rives du Kamon-Gava.

— La reine crièrent-ils, on enlève la reine !

— Que dites-vous ? s’écria le prince en blêmissant, la reine n’est donc pas dans la forteresse ?

— Elle n’a pas eu le temps de s’y réfugier, elle est à la résidence d’été.

Sans en écouter davantage, Nagato s’élança comme une floche, dans la direction du palais, suivi par ce qui restait de ses matelots, cinquante hommes valides à peu prés.

Mais ces hommes perdirent le prince de vue, ils ne connaissaient pas la route, ils s’égarèrent.

Nagato eut vite atteint la porte du palais d’été. Des pages étaient debout sur le seuil.

— Par là ! par là ! crièrent-ils au prince en lui montrant la route au pied des montagnes.

Nagato enfila cette route, bordée de grands arbres ; elle ondulait faisait des courbes ; on avait peu de distance devant les yeux ; il ne vit rien. Il ensanglantait les flancs de sa monture ; elle bondissait. Il jeta son fusil pour s’alléger.

Après dix minutes d’une course folle, il aperçut la croupe d’un cheval dans un nuage de poussière ; le prince gagnait du terrain ; il vit bientôt un voile qui flottait et un homme qui tournait la tête avec inquiétude.

— Quel est cet homme qui a osé la prendre dans ses bras ? se disait Nagato en grinçant des dents.

Le ravisseur se jeta dans une vallée, le prince l’eut bientôt rejoint. Alors l’homme se voyant perdu se laissa glisser à bas de son cheval et s’enfuit à pied, abandonnant la reine.

Le prince crut reconnaître dans celui qui fuyait, Faxibo, l’ancien palefrenier devenu le confident de Hiéyas.

C’était lui en effet. Cet homme, qui ne respectait rien, voyant la bataille perdue et le mikado hors d’atteinte, se souvint de la Kisaki, isolée et sans défense au palais d’été ; il comprit toute la valeur d’une telle capture et résolut d’enlever la souveraine. Il entra au palais en se donnant pour un envoyé de Yama-Kava. Il était à cheval, la reine s’avança sur la verandah, alors il la saisit et s’enfuit du palais avant que les serviteurs fussent revenus de leur surprise.

Le prince n’eut pas le loisir de poursuivre Faxibo, le cheval qui portait la reine continuait à courir.

Nagato s’élança vers elle et la reçut dans ses bras, elle était évanouie.

Il la porta à l’ombre d’un buisson de thé et l’étendit sur l’herbe, puis il se laissa tomber sur un genou, tremblant d’émotion, éperdu, fou. L’étourdissement de la course qu’il venait de faire, la fatigue du combat et de la nuit passée sans sommeil troublait son esprit ; il s’imaginait rêver ; il regardait celle qui sans relâche emplissait sa pensée, et bénissait l’illusion qui lui faisait croire qu’elle était devant lui.

Étendue, dans une pose abandonnée et souple, très pâle, la tête renversée, le corps enveloppé par les plis fins de sa robe en crêpe lilas, que soulevaient les battements précipités de son cœur, elle semblait dormir. Sa manche s’était un peu relevée, découvrait son bras ; sa petite main posée sur l’herbe, la paume en l’air, semblait une fleur de nénuphar.

— Quelle souveraine beauté ! se disait le prince extasié ; certes la déesse Soleil n’est pas plus resplendissante ! Il semble qu’une lumière transparaît à travers la blancheur de sa peau, sa bouche est rougie par le sang d’une fleur, ses grands yeux sous leurs longs cils noirs ressemblent à deux hirondelles noyées dans du lait. Ne te dissipe pas, vision céleste, reste toujours ainsi, mon regard rivé à toi !

Peu à peu le sentiment de la réalité lui revint, il songea qu’elle soufrait et qu’il oubliait de lui porter secours.

Mais que pouvait-il faire ? Il regarda autour de lui, cherchant un ruisseau, une cascade ; il ne vit rien. Alors il déploya son éventail et l’agita doucement au-dessus du visage de la reine. Elle demeura sans mouvement.

Le prince lui prit la main, pensant que peut-être elle avait froid ; mais il se releva vivement et se recula de quelques pas, effrayé par le trouble profond que lui fit éprouver le contact de cette main douce et tiède. Il appela. Personne ne répondit. Ceux qui comme lui poursuivaient le ravisseur de la reine, au lieu de s’engager dans la vallée, avaient continué leur chemin tout droit.

Nagato revint vers la Kisaki ; il lui semblait qu’elle avait fait un mouvement ; il s’agenouilla de nouveau et la contempla.

Elle ouvrit les yeux, puis les referma comme éblouie par la lumière. Le prince se pencha au-dessus d’elle.

— Reine bien-aimée, murmura-t-il, reviens à toi !

Elle ouvrit les yeux une seconde fois et vit le prince. Alors un ravissant sourire entr’ouvrit ses lèvres.

Un oiseau chantait au-dessus d’eux.

— C’est toi, Ivakoura, dit-elle d’une voix faible, tu es près de moi enfin ! tu vois bien que la mort est clémente et qu’elle nous a réunis !

— Hélas ! dit le prince, nous sommes vivants encore.

La Kisaki se souleva et s’appuya sur une main, elle regarda tout autour d’elle, cherchant à se souvenir, puis elle reporta ses yeux sur Nagato.

— Un homme ne m’a-t-il pas arrachée à mon palais et emportée brutalement ? demanda-t-elle.

— Un misérable s’est rendu coupable en effet de ce crime qui mérite mille morts.

— Que me voulait-il ?

— Il voulait te faire prisonnière afin de pouvoir imposer des conditions au mikado.

— L’infâme ! s’écria la reine. Le reste, je le devine, ajouta-t-elle, tu as poursuivi mon ravisseur et tu m’as sauvée. Cela ne me surprend pas. Dans le danger, c’est toi que j’invoquais ! Tout à l’heure, lorsque j’ai perdu connaissance, j’ai songé à toi. Je t’appelais.

Après avoir dit ces mots, la Kisaki baissa les yeux et détourna la tête, comme honteuse d’un tel aveu.

— Oh ! je t’en conjure, s’écria le prince, ne rétracte pas tes paroles, ne te repens pas de les avoir prononcées, laisse cette rosée divine à une plante brûlée par un soleil implacable.

La Kisaki leva ses grands yeux sur le prince et le regarda longuement.

— Je ne me repens pas, dit-elle, je t’aime, je l’avoue fièrement. Mon amour est pur comme un rayon d’étoile, il n’a nulle raison de se cacher. J’ai beaucoup songé en ton absence : j’étais effrayée par le sentiment qui pénétrait en moi de plus en plus, je me croyais criminelle, je voulais dompter mon cœur, faire taire ma pensée, à quoi bon ? La fleur peut-elle se défendre de naître et de s’épanouir, l’astre peut-il refuser de resplendir, la nuit peut-elle se révolter lorsque le jour l’envahit comme tu as envahi mon âme ?

— Ai-je bien entendu ! c’est à moi qu’une telle bouche adresse de telles paroles, s’écria le prince, tu m’aimes ! toi, la Fille des dieux ! Laisse-moi t’emporter alors ; fuyons hors du royaume, dans une contrée lointaine, qui sera le paradis. Tu es à moi, puisque tu m’aimes. J’ai été si malheureux ! Maintenant le bonheur m’écrase. Viens, hâtons-nous ; la vie est courte pour enfermer un tel amour.

— Prince, dit la reine, l’aveu que je viens de te faire, étant ce que je suis, doit te montrer à quel point mon amour est dégagé des préoccupations terrestres. Je ne m’appartiens pas en ce monde, je suis épouse, je suis souveraine, aucune action coupable ne —sera commise par moi. Mon âme, sans ma volonté, s’est donnée à toi ; pouvais-je te le cacher ? Mais si j’ai parlé aujourd’hui, c’est que nous ne devons plus nous revoir dans ce monde.

— Ne plus te voir ! s’écria le prince avec épouvante. Pourquoi dis-tu une chose aussi cruelle ? Pourquoi après avoir un instant entr’ouvert le ciel devant mes yeux, me précipites-tu soudainement dans les tortures de l’enfer ? Être privé de ta présence me tuera aussi sûrement qu’être privé d’air et de lumière.

Nagato se couvrit le visage pour cacher les larmes qu’il ne pouvait retenir ; mais la reine lui écarta doucement les mains.

— Ne pleure pas, dit-elle. Qu’est donc la vie ? Peu de chose à côté de l’éternité. Nous nous retrouverons, j’en suis sûre.

— Mais si la mort allait être décevante, dit le prince, si la vie aboutissait au néant, si tout était fini après le dernier soupir ?

— C’est impossible, dit-elle, en souriant, puisque mon amour est infini.

— C’est bien, dit le prince je me tuerai.

— Jure-moi de n’en rien faire s’écria la Kisaki. Que savons-nous des volontés du ciel ? Peut-être n’avons-nous pas le droit de nous soustraire à notre destinée, et si nous ne la subissons pas sommes-nous contraints de revenir sur la terre.

— Mais c’est impossible, je ne puis supporter la vie, dit le prince. Tu ne comprends donc pas ce que je souffre ? Tu dis que tu m’aimes et tu me tortures ainsi !

— Crois-tu donc que je ne souffre pas ? Je te jure, moi, de mourir de cet amour sans avoir recours au suicide.

Le prince s’était jeté sur le sol, le visage dans l’herbe ; de grands sanglots le secouaient.

— Tu me désespères, Ivakoura s’écria la reine, toute ma force d’âme se brise devant ta douleur. Je ne suis qu’une femme en face de toi ; ma volonté n’est plus souveraine : que faut il faire pour sécher tes larmes ?

— Me permettre de te voir de temps en temps comme autrefois, dit le prince ; alors seulement je pourrai laisser venir la mort.

— Nous revoir après ce que je t’ai dit.

— Je l’oublierai s’il le faut, divine amie ; je resterai ton sujet humble et soumis. Jamais un regard, jamais un mot ne trahiront l’orgueil dont mon âme est pleine.

La reine souriait en voyant le bonheur éclairer de nouveau les yeux encore humides du prince.

— Tu m’as vaincue, disait-elle je croyais pourtant ma résolution irrévocable ; puisse-je ne pas être punie de ma faiblesse !

— Punie ! pourquoi ? dit le prince, quel mal faisons-nous ? Tous les seigneurs de la cour ne sont-ils pas admis en ta présence ? Moi seul, parce que je suis aveugle à tout ce qui n’est pas ta beauté, j’en aurais été exilé. N’était-ce pas injuste ?

— C’était sage et prudent, dit la reine qui soupira, mais j’ai cédé, ne parlons plus de cela. Retournons vers le palais, ajouta-t-elle, on doit me chercher encore ; allons faire savoir au peuple que je suis sauvée.

— Oh ! reste encore un instant, murmura le prince, jamais nous ne nous retrouverons ainsi, au milieu de la nature, seuls, loin de tout regard. Il a fallu, pour amener cette circonstance, la guerre civile, le crime, le sacrilège. Demain toute la pompe de ton rang t’enveloppera de nouveau, je ne pourrai plus te parler que de loin.

— Qui sait ce qui adviendra encore ? dit la reine, le mikado s’est réfugié dans la forteresse qui a été aussitôt cernée par les soldats, j’ai été contrainte de rester au palais d’été, tout cela s’est passé ce matin, les révoltés avaient le dessus…

— Mais, depuis, ils ont été complètement vaincus, dit le prince ; le général ennemi a été tué et l’armée s’est soumise ; le mikado est libre. Mais ne parlons pas de cela. Qu’importe la guerre ! Dis-moi : depuis combien de temps m’aimes-tu ?

— Depuis que je te connais, dit la Kisaki en baissant les yeux. Je ne me doutais de rien, lorsqu’un jour la jalousie m’a révélé mon amour.

— Toi, jalouse ?

— Oui, et follement ; j’éprouvais une douleur étrange, continuelle, je ne dormais plus, les plaisirs m’irritaient, la colère à chaque instant m’emportait et je rudoyais mes femmes ; celle que je croyais aimée de toi, je la pris en haine ; un soir, je la chassai de ma présence parce qu’elle avait, en te voyant, trahi son amour par un cri. Je passais, rentrant au palais ; tu étais adossé à un arbre sur ma route, et je te vois encore, éclairé par la lune, pâle avec tes yeux ardents.

— N’as-tu pas vu qu’ils ne regardaient que toi ?

— Non, et toute la nuit, silencieusement je pleurai.

— Oh ! ne me rends pas fou ! s’écria le prince.

— Tu vois, dit-elle, je ne te cache rien, je mets mon cœur à nu devant toi, confiante en ta loyauté.

— Je suis digne de cette confiance, dit le prince, mon amour est aussi pur que le tien.

— Quelques jours plus tard, continua la reine, tu étais devant moi, à genoux, dans la salle des audiences. Surprise de ton trouble, je me laissai aller à te parler de ma fille d’honneur. Tu t’écrias que tu ne l’aimais pas, en jetant sur moi un regard où se laissait lire toute ton âme. Te souviens-tu comme j’eus l’air courroucée et méprisante ? Si tu savais pourtant quelle joie ineffable m’inondait : la gazelle qu’un tigre serre entre ses griffes puis abandonne tout à coup doit éprouver une sensation analogue à celle que j’éprouvais. Je compris alors que c’était moi que tu aimais, ton regard et ton émotion me l’avaient dit. En te quittant, je courus dans les jardins, et j’écrivis le quatrain que je te donnai, si légèrement.

— Il est là sur mon cœur, dit le prince il ne me quitte jamais.

— Reconnais-tu ceci ? dit la Kisaki, en montrant au prince un éventail, passé dans la ceinture de toile d’argent qui serrait sa robe.

— Non, dit Nagato qu’est-ce donc ?

Elle prit l’éventail et le déploya.

Il était en papier blanc poudré d’or ; dans un coin, l’on voyait une touffe de roseaux et deux cigognes qui s’envolaient ; à l’autre angle étaient tracés quatre vers en caractères chinois.

« La chose qu’on aime plus que tout, dit la reine lisant les vers, que l’on aime mieux que nul ne saurait l’aimer, elle appartient à un autre ; — ainsi le saule qui prend racine dans votre jardin — se penche poussé par le vent et embellit de ses rameaux l’enclos voisin. »

— Ce sont les vers écrits par moi au Verger occidental ! s’écria le prince. Tu as conservé cet éventail ?

— Je n’en porte jamais d’autre, dit la Kisaki.

Ils riaient tous deux, oubliant leur souffrance passée, jouissant avec délices de cette minute de bonheur. Elle ne parlait plus de retourner au palais.

— Si tu étais mon frère ! s’écria-t-elle tout à coup, si je pouvais sans être calomniée passer ma vie près de toi, comme les jours s’écouleraient délicieusement !

— Et tu voulais, cruelle, me chasser de ta présence !

— La reine avait ordonné cela ; devant tes larmes, la femme n’a pu lui obéir ! Mais, à ton tour, dis-moi, comment m’as-tu aimée ?

— Il y a longtemps que je t’aime, dit le prince ; mon amour est né bien avant que tu m’aies seulement aperçu. Lorsque mon père abdiqua en ma faveur, je vins faire ma soumission au mikado. Au moment où je sortais de l’audience, tu passas devant moi sur une galerie. Je crus voir Ten-Sio-Daï-Tsin elle-même, je demeurai muet de surprise et d’admiration. Tu avais les yeux baissés ; tes longs cils faisaient une ombre sur tes joues. Je te vois encore en fermant les yeux. Un paon blanc était brodé sur ta robe ; des lotus ornaient tes cheveux ; ta main pendante agitait distraitement un éventail en plumes de faisan. Ce ne fut qu’un éclair : tu disparus ; mais désormais tu étais toute ma vie… Je ne revins au palais qu’un an plus tard.

— C’est alors que je te vis pour la première fois, dit la reine. Tout le monde parlait de toi : mes femmes ne tarissaient pas ; ton éloge était dans toutes les bouches. J’eus la curiosité de voir ce héros, à qui l’on accordait toutes les vertus, que l’on paraît de toutes les grâces. Cachée derrière un store, je te regardai, lorsque tu traversas la grande cour du daïri. Je trouvai que les louanges étaient au-dessous de la vérité, et je m’éloignai singulièrement troublée.

— Moi je quittai le palais sans t’avoir revue ; j’étais la proie d’une tristesse morne ; pendant un an, j’avais attendu impatiemment cet instant, où j’espérais t’apercevoir encore, et cette année d’attente aboutissait à une déception. Je ne pus m’empêcher de revenir quelques jours plus tard ; cette fois je fus admis à une fête, à laquelle tu assistais. C’est à cette fête que je m’aperçus de l’intérêt que me portait Fatkoura et que je formai le projet coupable, de cacher, derrière un amour simulé la passion invincible qui me subjuguait.

— Comme elle doit souffrir, l’infortunée, d’aimer et de n’être pas aimée ! dit la Kisaki je la plains de tout mon cœur. Où est-elle en ce moment ?

— Dans mon château d’Hagui, près de mon père ; j’ai envoyé un messager vers lui, afin qu’il me rapporte des nouvelles exactes des événements qui se sont accomplis. Mon père doit me croire mort, car tu l’ignores sans doute, mon royaume a été saccagé, ma forteresse prise et l’on m’a tranché la tête ; mais qu’importe tout cela, je donnerais mon royaume et le monde entier, pour apercevoir seulement ce joli creux qui se forme au coin de tes lèvres quand tu souris.

— Ah dit la reine, moi aussi, je donnerais gaiement mon diadème et toutes les splendeurs qui m’environnent, pour être ton épouse et vivre près de toi ; mais ne songeons pas à ce qui est impossible, ajouta-t-elle, souvenons-nous que notre espoir franchit les limites de ce monde.

En disant cela elle leva les yeux vers le ciel.

— Vois donc, ami ! s’écria-t-elle, ces nuées qu’illuminent des reflets sanglants, le soleil se couche déjà, est-ce possible ?

— Hélas ! dit le prince, il faut donc retourner parmi les hommes.

— Ne sois pas trop triste, murmura-t-elle, puisque nous nous reverrons.

Le prince se leva et chercha les chevaux. Celui qu’il avait monté était tombé épuisé, il expirait. L’autre, très las, s’était arrêté à quelques pas. Il l’amena près de la reine et l’aida à se mettre en selle ; puis il jeta un regard d’adieu, plein de regret, à cette vallée qu’il allait quitter ; avec un profond soupir, il prit le cheval par la bride et commença à le guider sur le gazon.

Au moment où la Kisaki et le prince s’éloignaient, le buisson qui les avait abrités s’agita, et un homme qui y était caché s’enfuit.