La Sœur du Soleil/Chapitre XXVII

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DENTU & Cie (p. 350-371).


XXVII


OMITI


L’hiver est venu. Aux jours brûlants succèdent des jours glacés. Le ciel, couleur de cendre, semble avoir changé de rôle avec la terre, éclatante de blancheur, dans son vêtement de neige.

Près des faubourgs d’Osaka, la plage déserte a conservé intacte l’ouate épaisse tombée du ciel. Les flots, qui reflètent les nuages ternes, ont des aspects d’encre. Quelques rochers se dressent ça et là ; la neige déchirée s’accroche aux aspérités de leurs parois. Des mouettes, que le vent contrarie dans leur vol, battent des ailes ; elles paraissent grises et sales sur cette blancheur.

La dernière maison du faubourg étend, le long de la plage, la haute palissade de son jardin ; elle est tout engoncée par la neige, et l’enseigne transversale accrochée au faîte des deux poteaux qui flanquent la porte est illisible. On a attiré en arrière et fixé par un crochet les grosses lanternes qui s’arrondissent de chaque côté de l’entrée ; un petit auvent les protège. Les triples toitures de l’habitation semblent couvertes de chaume argenté.

Cet édifice, c’est la maison de thé du Soleil levant. C’est là qu’Omiti, depuis de longs jours, subit la destinée cruelle qui lui est imposée. Elle soufre, mais silencieusement, avec une résignation fière qui n’accepte ni consolation ni pitié. Elle s’est sacrifiée pour sauver le maître du royaume, et se soumet sans murmurer aux conséquences du sacrifice. Seulement elle pense, quelquefois, qu’il eût été plus clément de la tuer. Elle ne désire pas revoir le roi, bien qu’elle n’ait pas cessé de l’aimer. Son amour est né d’une rêverie de jeune fille. Avant qu’elle eût jamais vu Fidé-Yori, ce prince jeune, que l’on disait charmant et plein de douceur, traversait ses rêves, et le jour, tout en brodant, elle songeait à lui. Lorsqu’elle surprit l’horrible complot qui menaçait la vie de celui qui emplissait sa pensée, elle crut mourir d’épouvante, mais la volonté de le sauver lui avait donné l’énergie et le courage d’un héros. Dans son entrevue unique avec le roi, près du bosquet de citronniers, elle avait compris que son cœur ne s’était pas trompé et qu’elle n’aimerait jamais que lui. Mais l’idée qu’il pût l’aimer ne lui était même pas venue, sa modestie l’avait écartée, et depuis que, vendue pour le plaisir de tous, elle était tombée au dernier rang de la société, la pensée de reparaître devant Fidé-Yori lui faisait honte.

Souvent, de riches marchands de la ville amenaient leurs femmes à la maison de thé pour leur faire passer quelques heures dans la compagnie des courtisanes. Ces dernières leur enseignaient les belles manières, l’art de jouer du semsin et de composer des vers. Quelquefois la femme du monde, accroupie en face d’Omiti, écoutant, les lèvres entr’ouvertes, le chant douloureux de la jeune fille, avait été surprise de voir soudain les larmes enfler les yeux de la chanteuse mais elle avait cru que c’était là une ruse séduisante, et rentrée chez elle s’était efforcée de pleurer, en faisant vibrer les cordes de son instrument.

Sous son manteau de neige, derrière les fenêtres closes, et bien qu’elle parût silencieuse du dehors, la maison de thé était pleine de monde et de tumulte.

Depuis plusieurs semaines déjà, elle était envahie journellement par une foule de gens de toutes les classes du peuple, qui semblaient s’y réunir dans un but secret. Le maître de l’établissement était sans nul doute d’accord avec ces hommes ; il se mêlait toujours à leur conversation ; il paraissait même souvent la diriger, l’envenimer. On parlait des affaires du pays : la misère était affreuse ; cette guerre civile, survenant à l’époque où les champs avaient le plus besoin des soins de l’homme, avait fait tort aux récoltes ; plusieurs avaient été complétement détruites par les armées, les autres avaient été mauvaises ; une disette menaçait toute la partie du royaume qui appartenait encore à Fidé-Yori. Le nord, au contraire, avait été préservé et était florissant. Tandis que le riz manquait dans les environs d’Osaka, on le donnait à moitié du prix ordinaire dans les provinces septentrionales ; mais Hiéyas s’opposait absolument à ce qu’on en exportât dans le sud. Le siogoun ne s’occupait pas d’en faire venir d’ailleurs. Tandis que le peuple mourait de faim, la cour étalait un luxe sans pareil : tous les jours, des réceptions, des fêtes, des banquets. Yodogimi soulevait l’indignation populaire ; elle épuisait le trésor. On avait augmenté les impôts et diminué les salaires. Évidemment, c’était une démence. La cour, traînant après elle des flots d’or et de satin, au bruit d’une musique étourdissante, courait, en dansant, vers un abîme. Tous étaient aveuglés ; personne ne songeait à la reprise possible de la guerre ; on s’enivrait, on riait, on chantait, entre les murs tombés de la forteresse ; on ne s’occupait pas de remettre l’armée sur pied, de l’augmenter si c’était possible. Yoké-Moura s’était en vain efforcé d’agir ; l’argent lui manquait ; les folies, les parures ruineuses de la princesse Yodogimi absorbaient tout. Et le siogoun, que faisait-il ? Plongé dans une tristesse inexplicable, il errait seul dans les jardins, ne s’occupant de rien, abandonnant pour ainsi dire le pouvoir. Il était évident que Hiéyas n’attendait qu’une occasion pour donner le dernier coup à cet édifice croulant. Mais à quoi bon attendre ? La sagesse du vieillard ne contrastait-elle pas avec l’imprévoyance du jeune homme et la folie de sa cour ? il fallait appeler Hiéyas : son avènement sauvait le peuple de la misère, de la disette possible ; pourquoi se laisser réduire à la dernière extrémité ? Il fallait s’efforcer d’amener le plus promptement possible le dénouement, d’ailleurs inévitable.

Omiti, avec une épouvante croissante, entendait chaque jour des discours semblables à celui-ci. Les hôtes de l’auberge se succédaient, ce n’était pas toujours les mêmes hommes qui revenaient ; ils allaient ailleurs fomenter la révolte, exciter les colères. Des émissaires de Hiéyas étaient évidemment mêlés à ces artisans. L’usurpateur sentait tout le prix d’un mouvement en sa faveur à Osaka ; il voulait le provoquer. D’ailleurs, l’insouciance de la cour le secondait à merveille. Omiti comprenait tout cela ; elle se tordait les bras et pleurait de désespoir.

— Personne n’a donc le courage de le prévenir du danger ! s’écriait-elle dans ses nuits d’insomnie.

Un jour qu’elle brodait dans sa chambre, elle s’aperçut que ceux qui parlaient dans la salle d’en bas baissaient la voix. D’ordinaire ils s’inquiétaient peu d’être entendus. Son cœur bondit dans sa poitrine.

— Il faut absolument que j’entende ce qu’ils disent, murmura-t-elle.

Elle s’avança au bord de l’escalier et prenant la rampe elle se laissa glisser jusqu’en bas légère comme une étoffe.

La conversation était engagée, elle en surprit des lambeaux.

— Oui, cette plage est déserte.

— On entrerait dans l’auberge par la porte qui est du côté de la mer.

— Et l’on en sortirait par petits groupes du côté de la rue.

— Il faut que les soldats soient déguisés en artisans.

— Certes, mais qu’ils gardent leurs armes sous leurs vêtements.

— La ville est très agitée déjà, on se porterait en masse vers la forteresse, et l’on sommerait le siogoun de déposer le pouvoir.

— S’il refuse nous envahirons le palais et nous nous emparerons de sa personne.

Omiti frissonnait d’horreur.

— Il faut absolument que je sorte d’ici, que je donne l’alarme, murmurait-elle.

Les conspirateurs continuèrent :

— Il faut se hâter, demain, à la nuit close, les soldats pourront débarquer.

— Aussitôt après, une cargaison de riz et de blé arrivera.

Omiti remonta dans sa chambre ; elle en savait assez, sa résolution était prise. Une sorte d’ardeur mystique emplissait son esprit.

— Ma mission dans ce monde est de le sauver, de le retenir au bord des abîmes, se disait-elle avec exaltation. C’est la seconde fois que mon oreille saisit un secret criminel, un complot dirigé contre celui que j’aimais avant de le connaître. La volonté du ciel se montre en ceci : cette fois encore, je dois lui signaler le danger, ma faible main arrêtera l’exécution du crime.

Elle songea aux moyens qu’elle pourrait employer pour fuir de l’auberge.

Deux autres jeunes femmes partageaient sa chambre la nuit, elle ne pouvait se confier à elles, elles ne l’aimaient pas et étaient toutes dévouées au maître.

Au rez-de-chaussée toutes les portes étaient closes intérieurement par de lourdes barres ; de plus, les valets chargés du soin de la cave couchaient en bas. Il ne fallait donc pas songer à fuir de ce côté. Il restait la fenêtre ; le premier étage était assez élevé, mais ce n’était pas cela qui inquiétait Omiti. Comment faire glisser le panneau de la fenêtre sans éveiller les jeunes femmes ? Si elle y parvenait sans bruit l’air froid pénétrant dans la chambre les tirerait de leur sommeil. Omiti songea à la fenêtre qui s’ouvrait sur le palier de l’escalier ; mais celle de la chambre donnait sur la rue, tandis que celle-là donnait sur le jardin, et une fois dans le jardin il restait la palissade à franchir.

— N’importe, se dit Omiti, je descendrai par la fenêtre de l’escalier.

Mais comment ? elle n’avait pas d’échelle à sa disposition. Avec une corde ! où prendrait-elle une corde sans éveiller de soupçon ? Elle se décida à en faire une. Ses compagnes étaient allées en promenade, elle avait du temps devant elle. Ouvrant les coffres qui contenaient ses vêtements, elle en tira des robes en soie forte et les coupa par lanières. Elle tressa ensuite ensemble ces lanières et joignit les tresses par des nœuds solides. Puis elle roula la corde et la cacha sous son matelas.

— Maintenant, dit-elle, je suis sûre de pouvoir le sauver.

La journée lui parut longue, la fièvre de l’attente lui donnait un tremblement nerveux, elle claquait des dents par instant.

Les jeunes filles revinrent les joues toutes roses de froid ; elle fatiguèrent Omiti de la narration de tout ce qu’elles avaient fait et vu ; elles étaient allées jusqu’aux rives du Yodo-Gava pour voir s’il charriait des glaçons. On avait bien cru en distinguer quelques-uns, mais peut-être n’était-ce que de la neige qui flottait ; d’ailleurs, de la neige, il y en avait partout, jusque sur les poissons d’or de la haute tour de la forteresse, qui étaient devenus des poissons d’argent ; la bise était glaciale ; mais, pour se garantir du froid, les hommes avaient inventé de se mettre des oreillettes en velour brodé…

Omiti n’écoutait pas le caquetage interminable des jeunes femmes. Elle voyait avec plaisir qu’on allumait les lanternes. La nuit venait, mais la soirée serait longue encore. Elle ne put rien manger au repas du soir, et se dit malade pour se dispenser de chanter ou de jouer du biva.

Elle remonta dans sa chambre. Ses compagnes l’y rejoignirent bientôt ; la promenade les avait fatiguées, elles s’endormirent promptement.

Le bruit, les rires, les chansons des hommes qui s’enivraient dans les salles d’en bas se prolongèrent longtemps, enfin elle entendit le choc bien connu des barres tombant dans les crochets, tout le monde était parti.

Elle attendit une demi-heure encore pour donner le temps aux valets d’être bien endormis, puis sans faire le moindre bruit elle se leva, prit sa corde sous le matelas et écarta un peu le panneau qui ouvrait sur l’escalier ; elle le referma lorsqu’elle fut passée. Elle prêta l’oreille, et n’entendit rien autre chose que quelques ronflements, mais ce bruit-là était rassurant. Elle ouvrit la fenêtre, l’air de la nuit la fit frissonner. Elle se pencha et regarda en bas ; la blancheur de la neige éclairait vaguement.

— C’est haut ! se dit la jeune fille, ma corde sera-t-elle assez longue ?

Elle l’attacha à l’appui de la fenêtre et la laissa se dérouler. La corde atteignait le sol, elle traînait même un peu sur la neige.

Omiti enroula sa robe autour de ses jambes et s’agenouilla sur le rebord de la fenêtre ; mais, au moment de s’abandonner a cette frêle corde, une sorte de peur instinctive la prit, elle hésita.

— Comment ! dit-elle, je tremble pour ma vie quand la sienne est en péril !

Elle se laissa aller brusquement, se tenant seulement des deux mains à la corde. Une vive douleur faillit la faire crier : il lui semblait que ses bras allaient être arrachés des épaules ; ses mains s’écorchaient en glissant contre la corde ; elle descendait rapidement. Mais tout à coup un des nœuds de la soie s’étira sous le poids de la jeune fille et la corde cassa.

Elle tomba dans la neige ; son corps y fit un trou qui l’engloutit presque entièrement. Mais la chute avait été amortie, Omiti se releva, elle ne ressentait aucune douleur hormis une subite lassitude. Après avoir secoué la neige qui la couvrait tout entière, elle traversa le jardin et gagna la palissade. Par bonheur la porte n’était fermée que par un grand verrou rond ; après quelques efforts Omiti parvint à le tirer.

Elle était sur la plage, hors de cette maison funeste, libre enfin ! Le vent violent de la mer, dont elle entendait le grondement monotone, la frappait au visage. Elle se mit à courir, s’enfonçant jusqu’à la cheville dans l’épaisse couche de neige, la soulevant en poussière.

Elle avait une si grande hâte d’être loin de l’auberge, qu’au lieu de tourner l’angle de la maison et de prendre la rue sur laquelle s’ouvrait la façade, elle suivit la palissade du jardin, qui cessa bientôt et fut remplacée par un mur bordant un autre enclos.

— J’entrerai dans la ville par la prochaine ruelle qui s’ouvrira sur la plage, pensait Omiti.

Elle atteignit une sorte de carrefour, ouvert du côté de la mer, bordé de l’autre côté d’un demi-cercle de huttes misérables, qu’elle apercevait confusément sous leurs capuchons de neige. Au centre, accrochée à un poteau, une lanterne allumée faisait une tache sanglante qui tremblotait. Cette lueur éclairait mal. La jeune fille fit quelques pas dans le carrefour ; mais soudain elle recula avec un cri d’horreur ; elle venait de voir au-dessous de la lanterne une face effrayante qui la regardait.

Au cri poussé par la jeune fille, d’autres cris répondirent jetés par d’innombrables corbeaux qui, réveillés brusquement, s’envolèrent et se mirent à tournoyer d’une façon incohérente. Omiti fut tout enveloppée de ce vol sinistre. Immobile de terreur, elle se croyait la proie d’une hallucination, et écarquillait les yeux, tâchant de comprendre ce qu’elle voyait. Cette face la regardait toujours ; elle avait de la neige dans les sourcils, sur les cheveux, la bouche ouverte, les yeux hagards. Omiti avait cru d’abord voir un homme adossé au poteau, mais en regardant mieux, elle s’aperçut que cette tête, qui n’avait pas de corps, était accrochée par les cheveux à un clou.

Omiti reconnut qu’elle était dans le carrefour des exécutions capitales.

Le sol était bosselé par les tombes, creusées à la hâte dans lesquelles on enfouissait les victimes. Le corps du dernier supplicié avait été abandonné au pied du poteau ; un chien, occupé à écarter le linceul de neige qui recouvrait le cadavre, poussa un long hurlement et s’enfuit emportant un lambeau sanglant.

Une grande statue de bronze, représentant Bouddha assis sur un lotus, apparaissait, tachée de quelques flocons blancs.

Omiti dompta sa terreur, elle traversa le carrefour en étendant les bras pour écarter la nuée de corbeaux affolés qui se heurtaient à elle. Ils la poursuivirent de leurs cris funèbres, qui se mêlaient aux gémissements de la mer.

La jeune fille s’enfonça rapidement dans une rue étroite qu’aucune lumière n’éclairait. La neige avait été piétinée, et c’était dans une boue glacée qu’elle marchait maintenant. L’obscurité était profonde, elle ne s’éclairait plus de la blancheur du sol. Omiti longea les murs afin de s’y appuyer ; mais les maisons ne se suivaient pas régulièrement ; il y avait des vides ; l’appui lui manquait quelquefois. Ses pieds s’enfonçaient dans des fondrières de neige molle qui, par places, commençait à fondre. Elle tombait, puis se relevait ; le bas de sa robe était trempé. Elle se sentait transie de froid.

— Arriverai-je au but de ma course ? se disait-elle.

Une autre rue se présenta, croisant la première ; quelques lumières y brillaient. Omiti s’engagea dans cette rue.

Sans le savoir, la jeune fille traversait le plus ignoble quartier de la capitale. Les voleurs, les femmes de mauvaise vie, les vauriens de toute espèce le hantent et l’habitent. On y voit aussi une espèce d’hommes particulière : les Lonines. Ce sont des jeunes gens, nobles quelquefois, entraînés par la débauche au dernier degré de l’ignominie. Chassés de leurs familles ou destitués de leur emploi, mais conservant le droit de porter deux sabres, ils se réfugient au milieu des réprouvés, se livrent à toutes sortes d’industries honteuses, assassinent pour le compte des autres, sont chefs de bandes et disposent d’une grande puissance au milieu de cette horde de misérables. Quelques heures plus tôt, il eût été impossible à la jeune fille de traverser ce quartier sans être assaillie, insultée, entraînée de force dans un des mauvais lieux qui le composent. Par bonheur, la nuit était avancée, les rues étaient désertes.

Mais un autre obstacle attendait Omiti : le quartier était fermé par une barrière, qu’un homme gardait. Comment se faire ouvrir la porte a une pareille heure ? Quel prétexte fournir au gardien soupçonneux et probablement rébarbatif ? Omiti songeait à cela tout en marchant.

Elle aperçut bientôt au bout d’une rue la barrière de bois que plusieurs lanternes éclairaient ; elle vit la cahute faite de planches qui abritait le gardien.

— Il faut de l’assurance, se dit-elle ; si je manifeste la moindre inquiétude, il se défiera de moi.

Elle marcha droit à la porte. L’homme dormait sans doute, car le bruit qu’elle fit en s’avançant ne l’attira pas dehors. Omiti mesura des yeux la barrière. Il était impossible de la franchir ; une herse, de tiges de fer entrecroisées, la surmontait.

La jeune fille, avec un battement de cœur, alla frapper contre les planches de la cahute.

Le gardien sortit avec une lanterne. Il était bien emmitouflé dans une robe ouatée, et sa tête disparaissait sous les enroulements d’une étoffe de laine brune, il avait l’air maladif et abruti par l’ivrognerie.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il d’une voix enrouée, en élevant sa lanterne à la hauteur du visage d’Omiti.

— Ouvre-moi cette porte, dit la jeune fille.

Le gardien éclata de rire.

— T’ouvrir à l’heure qu’il est ? s’écria-t-il, tu as perdu l’esprit.

Et il tourna les talons.

— Écoute, dit-elle en le retenant par sa robe, mon père est malade et m’envoie quérir le médecin.

— Eh bien, il n’en manque pas de médecins dans le quartier, il y en a un à dix pas d’ici, il y en a un autre dans la rue de la Cigale-d’Automne, et un troisième au coin du sentier des Maraudeurs.

— Mais mon père n’a confiance qu’en un seul qui habite dans le quartier voisin.

— Rentre chez toi et dors bien, dit l’homme ; tu me contes là un mensonge, mais je ne suis pas facile à tromper, bonsoir.

Il allait refermer l’entrée de la cahute.

— Laisse-moi sortir, s’écria alors Omiti désespérée, et je te jure que tu seras récompensé, au delà de tes espérances.

— Tu as de l’argent ? dit le gardien en se retournant vivement.

Omiti se souvint qu’elle avait quelques kobangs dans sa ceinture.

— Oui, dit-elle.

— Pourquoi ne l’avoir pas dit tout de suite ?

Il prit la grosse clé qui pendait a sa ceinture et s’approcha de la porte. Omiti lui donna un kobang. C’était une somme importante pour cet homme peu rétribué et qui d’ailleurs buvait tous ses appointements.

— Avec une pareille raison entre les mains, tu n’avais pas besoin de mettre ton père à l’agonie ! dit-il en ouvrant la porte.

— Quel est le plus court chemin pour atteindre les rives du Yodo-Gava ? demanda-t-elle.

— Marche droit devant toi. Tu trouveras une nouvelle barrière. Elle s’ouvre sur le rivage.

— Merci dit-elle.

Et elle s’éloigna rapidement. Le chemin était meilleur ; on avait amoncelé la neige en grands monticules.

— Je suis sauvée à présent, se disait la jeune fille toute joyeuse, et ne prenant pas garde à la fatigue qui l’accablait.

Elle atteignit la seconde barrière. Mais cette fois elle savait le moyen a employer pour se faire ouvrir. Le gardien se promenait en long et en large, en frappant des pieds pour se réchauffer.

— Un kobang pour toi si tu m’ouvres la porte ! lui cria-t-elle.

L’homme tendit la main et mit la clef dans la serrure. Omiti passa ; elle était sur les rives du fleuve. Il ne lui restait plus qu’à remonter vers le château. La route était longue encore, mais sans obstacle. Elle marcha courageusement, serrant sa robe sur sa poitrine, pour se préserver du froid.

Des veilleurs de nuit passèrent sur l’autre rivage, ils frappaient sur des tambourins, pour annoncer la dernière veille de la nuit. Lorsque la jeune fille atteignit le château, un jour blafard et terne s’efforçait de percer les nuages ; la neige reprenait sa blancheur bleuâtre et éclatante, elle semblait dégager de la lumière plutôt que d’en recevoir de ce ciel obscur qui semblait couvert d’une fumée rousse.

Le château dressait sa masse imposante devant les regards de la jeune fille. Les hautes tours s’élevaient sur ! e ciel, les larges toits des pavillons princiers s’échelonnaient, les cèdres, le long de la première terrasse, avaient amassé sur leurs rameaux encore verts des paquets de neige, dont quelques fragments se détachaient par instant et dégringolaient de branche en branche.

Omiti sentit les larmes lui venir aux yeux, lorsqu’elle vit les murs détruits, les fossés comblés.

— Mon pauvre prince bien-aimé, se dit-elle, tu t’es livré à ton ennemi, si la guerre recommençait tu serais perdu ; du moins tu échapperas encore à l’odieux complot tramé contre toi !

Tout dormait au château, hormis les sentinelles très nombreuses, qui allaient et venaient ; on avait remplacé les murailles tombées par des murs vivants.

Omiti, au moment de toucher au but, craignit de ne pas avoir la force de franchir les quelques pas qui lui restaient à faire pour atteindre la porte de la forteresse. Trempée de neige, brisée de fatigue et d’émotion, le frisson glacial du matin la faisait trembler de la tête aux pieds ; tout oscillait devant ses yeux, ses tempes battaient, ses oreilles bourdonnaient. Elle se hâta vers la porte. Les sentinelles croisèrent leurs lances devant elle.

— On ne passe pas, dirent-ils.

— Si ! il faut que je passe tout de suite, que je voie le roi, sinon vous serez sévèrement punis ! s’écria Omiti d’une voix entrecoupée.

Les soldats haussèrent les épaules.

— Allons ! arrière, femme ! tu es ivre ou folle, va-t’en !

— Je vous en conjure, laissez-moi entrer ; appelez quelqu’un, il me semble que je vais mourir ; mais avant, il faut que je parle au roi ! il le faut, entendez-vous ? Ne me laissez pas mourir sans avoir parlé.

Sa voix était tellement douloureuse et suppliante que les soldats s’émurent.

— Qu’a-t-elle donc ? dit l’un, elle est pâle comme la neige ; elle pourrait bien mourir comme elle le dit.

— Et si elle avait quelque chose à révéler ?

— Faisons-la conduire au prince de Nagato, il jugera s’il y a lieu de l’écouter.

— Allons, entre, dit l’un des soldats, nous avons pitié de toi.

Omiti fit quelques pas en chancelant, mais ses forces la trahirent. Elle saisit précipitamment sur sa poitrine une fleur desséchée et la tendit aux soldats ; puis, avec un cri étouffé, elle tomba à la renverse.

Les soldats inquiets et embarrassés se consultèrent du regard.

— Si elle est morte, dit l’un, on va nous accuser de l’avoir tuée.

— Nous ferions bien de la jeter dans le fleuve.

— Oui, mais comment toucher à un cadavre sans nous rendre impurs ?

— Nous nous purifierons d’après les lois prescrites, cela vaut mieux que de nous laisser condamner à avoir la tête coupée.

— C’est vrai. Hâtons-nous. Pauvre enfant ! c’est dommage, ajouta le soldat en se penchant vers Omiti ; mais aussi c’est sa faute, pourquoi est-elle morte comme cela ?

Au moment où ils allaient la soulever, pour la porter vers le fleuve, une voix jeune et claire éclata qui chantait une chanson :

« Y a-t-il au monde quelque chose de plus précieux que le saké ?

« Si je n’étais un homme je voudrais être un tonnelet ! »

Les soldats se relevèrent vivement. Un jeune garçon s’avançait bien enveloppé dans une robe garnie de fourrures, la tête enfouie dans un capuchon noué sous le menton. Il appuyait fièrement sa main gantée de velours sur les poignées de ses sabres.

C’était Loo qui revenait d’une fête nocturne, seul et à pied afin de ne pas être dénoncé, par les gens de sa suite, au prince de Nagato, car Loo avait une suite depuis qu’il était samouraï.

— Que se passe-t-il ? qui est cette femme étendue sur la neige sans mouvement ? s’écria-t-il en promenant un regard terrible de l’un à l’autre soldat.

Les soldats tombèrent à genoux.

— Seigneur, dirent-ils, nous ne sommes pas coupables, elle voulait entrer au château pour parler au siogoun ; touchés de ses prières nous allions la laisser passer et la faire conduire à l’illustre prince de Nagato, lorsque tout à coup elle est tombée morte.

Loo se pencha vers la jeune fille.

— Ânes ! cervelles vides ! buveurs de lait ! souliers effondrés ! s’écria-t-il avec colère, vous ne voyez donc pas qu’elle respire, qu’elle n’est qu’évanouie ! Vous la laissez dans la neige au lieu de lui porter secours. Pour vous guérir de votre stupidité, je vous ferai bâtonner à vous laisser morts sur la place.

Les soldats tremblaient de tous leurs membres.

— Allons, reprit Loo, soulevez-la avec précaution et suivez-moi.

Les soldats obéirent. Lorsqu’ils eurent franchi la porte de la forteresse, le jeune samouraï alla frapper au corps de garde, établi à quelques pas.

— Renouvelez les sentinelles, cria-t-il, j’ai besoin de celles-ci.

Et il poursuivit son chemin. Le prince de Nagato dormait. Loo n’hésita pas à l’aller éveiller. Il savait que le siogoun s’efforçait de retrouver les traces d’une jeune fille qu’il aimait. Avec son maître il avait suivi le roi dans les recherches qu’il faisait à travers la ville. La femme qu’il venait de voir, évanouie à la porte du château, ressemblait beaucoup au portrait tracé par Fidé-Yori.

— Maître, dit-il au prince qui, mal éveillé encore arrêtait sur l’enfant un regard las et surpris, je crois avoir trouvé ce que le siogoun cherche tant.

— Omiti ! s’écria Nagato, où l’as-tu trouvée ?

— Dans la neige ! Mais viens vite, elle est froide et immobile, ne la laissons pas mourir.

Le prince enfila une robe doublée de fourrures, et courut dans la salle où l’on avait déposé Omiti.

— Ce pourrait bien être celle que nous cherchions, dit-il en la voyant ; que l’on aille éveiller le siogoun. Mais auparavant, faites venir des servantes et qu’elles débarrassent cette jeune fille de ses vêtements mouillés et souillés de boue. Appelez aussi le médecin du palais.

On enveloppa Omiti dans les fourrures les plus douces ; on ranima les flammes du brasier allumé dans un grand bassin de bronze. Le roi arriva bientôt. Du seuil de la chambre, par le panneau écarté, il vit la jeune fille au milieu de cet amoncellement d’étoffes et de toisons superbes. Il poussa un cri de joie et s’élança vers elle.

— Omiti ! s’écria-t-il, est-ce que je rêve ? C’est toi ! Après une aussi longue séparation, tu m’es donc enfin rendue !

Au cri poussé par le roi, la jeune fille avait tressailli. Elle ouvrit les yeux. Le médecin arrivait tout essoufflé ; il s’agenouilla près d’elle et lui prit la main.

— Ce n’est rien, dit-il, après lui avoir tâté le pouls attentivement : un évanouissement sans gravité, déterminé sans doute par le froid et la fatigue.

Omiti, de ses grands yeux surpris, ombragés par de longs cils qui palpitaient, regardait tous ces personnages groupés autour d’elle. Elle voyait le roi à ses pieds ; debout près d’elle, le prince de Nagato, dont le beau visage lui souriait ; puis la face grave du médecin, rendue étrange par une énorme paire de lunettes. Elle croyait être le jouet d’un rêve.

— Souffres-tu, ma douce bien-aimée ? dit Fidé-Yori en prenant la petite main d’Omiti dans les siennes. Que t’est-il arrivé ? Pourquoi es-tu si pâle ?

Elle regardait le roi et écoutait ses paroles sans les comprendre. Tout à coup le souvenir lui revint ; elle se leva brusquement.

— Il faut que je parle au siogoun ! s’écria-t-elle à lui seul, tout de suite !

D’un geste, Fidé-Yori congédia les assistants ; il retint le prince de Nagato.

— Tu peux parler devant lui, c’est mon ami le plus cher, dit-il. Mais calme-toi ; pourquoi parais-tu si effrayée ?

Omiti s’efforça de rassembler ses idées, troublées par la fièvre.

— Voici, dit-elle. Hiéyas par des émissaires habiles excite le peuple d’Osaka à la révolte, à la haine contre le légitime seigneur. Un soulèvement doit avoir lieu ce soir même, des soldats déguisés en artisans débarqueront sur la plage près du faubourg ; ils s’introduiront dans la ville et viendront, jusque dans ton château démantelé, te sommer d’abdiquer ton titre ou t’arracher la vie si tu refuses. Tu ne doutes pas de mes paroles, n’est-ce pas ? une fois déjà tu as eu la preuve, hélas ! que les malheurs que j’annonce sont véritables.

— Quoi ! s’écria Fidé-Yori, dont les yeux se mouillèrent de larmes, c’est encore pour me sauver que tu es venue vers moi. Tu es le bon génie de ma vie.

— Hâte-toi de donner des ordres, de prendre des mesures pour prévenir les crimes qui se préparent, dit Omiti, le temps presse : ce soir, as-tu bien compris ? les soldats de Hiéyas doivent envahir traîtreusement ta ville.

Fidé-Yori se tourna vers le prince de Nagato.

— Ivakoura, dit-il, que me conseilles-tu de faire ?

— Prévenons le général Yoké-Moura. Qu’il mette ses hommes sous les armes, qu’il surveille la plage et la ville. N’y a-t-il pas un lieu où doivent se réunir les chefs du complot ? ajouta-t-il en s’adressant à Omiti.

— Il y en a un, dit la jeune fille, c’est la maison de thé du Soleil levant.

— Eh bien, il faut faire cerner l’auberge et s’emparer des agitateurs. Veux-tu, maître, que je me charge de faire exécuter tes ordres ?

— Tu me rendras heureux, ami, en faisant cela.

— Je te quitte, seigneur, dit Nagato, ne t’inquiète de rien, et livre-toi tout entier à la joie d’avoir retrouvé celle que tu aimes.

Le prince s’éloigna.

— Que veut-il dire ? pensait Omiti toute surprise, « celle que tu aimes », de qui parle-t-il ?

Elle était seule avec le roi et n’osait lever les yeux. Son cœur battait violemment. Fidé-Yori, lui aussi, était troublé, il ne parlait pas, mais contemplait la charmante enfant qui tremblait devant lui.

La jeune fille, toute rougissante, tournait entre ses doigts une petite branche desséchée qu’elle tenait.

— Qu’as-tu donc dans la main ? lui demanda le siogoun doucement ; est-ce un talisman ?

— Tu ne reconnais pas la branche de citronnier en fleur, que tu m’as donnée, quand je t’ai vu ? dit-elle ; tout à l’heure, en m’évanouissant, je la tendais aux sentinelles ; je pensais qu’ils te l’apporteraient et qu’en la voyant tu te souviendrais de moi. Mais je la retrouve dans ma main.

— Comment tu as gardé ces fleurs ?

Omiti leva vers le roi son beau regard qui laissait transparaître son âme, puis le baissa aussitôt.

— Puisque c’est toi qui me les avais données ! dit-elle.

— Tu m’aimes donc ? s’écria Fidé-Yori.

— Oh ! maître, dit la jeune fille effrayée, je n’aurai jamais l’audace d’avouer la folie de mon cœur.

— Tu ne veux pas confesser ton amour. Eh bien ! moi je t’aime de toute mon âme, et j’ose te le dire.

— Tu m’aimes, toi le siogoun ! s’écria-t-elle avec une stupéfaction touchante.

— Oui, et depuis longtemps, mauvaise, je t’ai attendue, je t’ai cherchée, j’étais plongé dans le désespoir, tu m’as fait cruellement souffrir ; mais, depuis que tu es là, tout est oublié. Pourquoi as-tu tardé si longtemps ? tu ne pensais donc pas à moi ?

— Tu étais mon unique pensée, elle s’épanouissait, comme une fleur divine, au milieu de ma vie douloureuse ; sans elle je serais morte.

— Tu songeais à moi, tandis que je gémissais de ton absence, et tu ne venais pas ?

— Je ne savais pas que tu daignais garder mon souvenir. D’ailleurs, l’aurais-je su, je ne serais pas venue.

— Comment, s’écria le siogoun, c’est ainsi que tu m’aimes ; tu refuserais de vivre près de moi, d’être mon épouse !

— Ton épouse ! murmura Omiti avec un triste sourire.

— Certes, dit Fidé-Yori, pourquoi cette expression d’amertume sur ton visage ?

— C’est que je ne suis pas digne d’être seulement au nombre des servantes de ton palais, et que, lorsque tu sauras ce que je suis devenue, tu me chasseras avec horreur.

— Que veux-tu dire ? s’écria le siogoun en pâlissant.

— Écoute, dit la jeune fille d’une voix sourde. Hiéyas est venu dans le château de mon père ; il a su que j’avais découvert l’affreux complot dirigé contre ta vie et que je l’avais dénoncé ; il m’a fait emmener et vendre comme servante dans une auberge du dernier ordre. Là, j’ai vécu comme vivent les femmes qui sont esclaves. Je n’ai quitté la maison de thé que cette nuit. Encore une fois, j’avais surpris un complot contre toi. Je me suis enfuie par la fenêtre, à l’aide d’une corde qui a cassé. Tu es sauvé maintenant, laisse-moi partir ; il n’est pas convenable que tu demeures plus longtemps dans la compagnie d’une femme comme moi.

— Tais-toi, s’écria Fidé-Yori, ce que tu viens de m’apprendre m’a brisé le cœur ; mais crois-tu donc que j’aie cessé de t’aimer ? Comment ! c’est à cause de moi que tu as été réduite en servitude, c’est à cause de moi que tu as souffert, tu me sauves deux fois la vie et tu veux que je t’abandonne, que je te méprise ! Tu perds l’esprit. Je t’aime plus que jamais. Tu seras la reine, entends-tu ? Combien de femmes dans ta condition ont été rachetées et épousées par des seigneurs. Tu es là, tu ne partiras plus.

— Ô maître ! s’écria Omiti, je t’en conjure, songe à ton rang, à ce que tu te dois à toi-même, ne te laisse pas entrainer par un désir passager.

— Tais-toi ! cruelle enfant, dit le roi, je te jure que si tu me désespères ainsi, je vais me tuer à tes pieds.

Fidé-Yori avait porté la main à son sabre.

— Oh ! non, non ! s’écria la jeune fille, qui devint toute pâle. Je suis ton esclave, dispose de moi.

— Ma reine bien-aimée ! s’écria Fidé-Yori en l’entourant de ses bras, tu es mon égale, ma compagne et non mon esclave ; ce n’est pas seulement par obéissance que tu cèdes, n’est-ce pas ?

— Je t’aime ! murmura Omiti en levant vers le roi ses beaux yeux mouillés de larmes.