La Saint-Pierre (Verhaeren)

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Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 155-163).

LA SAINT-PIERRE


Les poils luisants, les crins lavés,

Dès le matin, les chevaux plaquent
Leurs sabots lourds, parmi les flaques

Du vieux pavé.


Des gars patauds et gauches,

Un mouchoir rouge autour du cou,
Les poings ornés d’un fouet de houx,

Les cravachent et les chevauchent.


Leur tumulte galope et s’exaspère ;
Il fait trembler, en leurs chassis
Les carreaux verts, les carreaux gris,
Par où regardent les commères.


Autour des seuils,

Les filles rient, les filles crient,
Et gaillardes, font bon accueil
Aux gars, dont les blouses au vent gonflées,

Semblent des ventres d’épousées.

 

La foule et sa houle les suit,

Les trois cloches luttent, à coups de bruit.
On chante. Et les hameaux et les bruyères

Drapeaux au clair, célèbrent la Saint-Pierre.

 

Près de l’église,

À la grille du cimetière ancien,
Les chevaucheurs s’immobilisent,
Attendant là que le doyen
Vienne, selon l’usage, appendre à la crinière
De leur monture, une oriflamme en papier peint
Où de naïfs et violents dessins
Renseignent sur la légende,

En terre et mer flamandes,
De Saint-Pierre, apôtre et saint.


Or, tandis qu’ils attendent,

Soudain, là-bas, sur la digue d’Escaut,
Lance brillante et cimier haut,
Apparaît clair, dans la lumière,

Un cavalier.


Il a passé par la bruyère,

Il a passé par le hallier,
Son étalon est ferme et beau
Comme la tour de Saint-Rombault.
Son bouclier est translucide,
Comme une châsse en une abside.
Ses deux ailes semblent en feu.
Calme, la main en auvent sur les yeux,
Il regarde de loin la fête
Et, tout à coup, fouettant sa bête,
Après trois bonds, l’arrête

À la grille du cimetière ancien.

 

Les gens s’enfuient, les chevaux ruent ;
Un tumulte massif se cabre dans les rues ;
Mais le Doyen s’incline et dit une prière,

Devant le cavalier de flamme et de lumière
Dont l’armure porte la croix,
Dont le casque rayonne et dont les doigts
Tiennent l’épée, où le diable se tord

Et s’acharne contre la mort.

 

Alors ceux qui s’étaient enfuis reviennent

Et les gens graves s’entretiennent :
— « C’est Saint-Michel qui vient du ciel. »
— « À Bruxelles, sur la Grand’Place,
On voit l’éclair
De son glaive couper l’espace. »
— « Ses yeux sont clairs, »
— « Ils sont pareils
Aux diamants du vent et du soleil,
Sur la mer d’Ostende. »
« Il luit sur les beffrois et les Maisons du Roi. »
— « S’il vient ici, c’est faveur grande. »

C’est un Archange, il est le Maître de la Foudre. »


Son étalon étant couvert de poudre,
Un gas lustra les flots de la crinière
Et le doyen y suspendit,

En récitant les mots prescrits,
La naïve et fragile bannière.
Une pièce d’argent fleurie
Tomba dans le plateau qu’un rouge enfant de chœur

Tendit au saint, avec ferveur.


Le bouclier darda ses aveuglantes armoiries ;

Le glaive ardent et exalté
Jeta son cri de force et de clarté

Et d’un seul bond, le cavalier partit.

 

La foule encore frémissante suivit,

Les yeux béants, ce vol vers les nuées,
Et quand il ne fut plus
Qu’un tourbillon de feu, rué,
Là-haut, vers l’inconnu, dans le vertige,
Les commères s’exclamèrent sur le prodige :
« Est-il possible ! — et put-on voir jamais
Monture plus fringante et plus royal harnais ?
Lui, saint Michel, qui domine les princes,
L’authentique patron des ducs de la province

Lui, se mêler aux gens d’ici !
Seul il est grand ! » Les commères parlaient ainsi,

Pieuses, mais frivoles,
Laissant ronfler le vieux moulin de leurs paroles,
Jusqu’au moment où le bedeau
Qui redoutait les protecteurs nouveaux
Leur répondit :

« C’est bien ; mais que dira saint Pierre ? »

 

L’enfant de chœur et le doyen

Étaient rentrés, et les bannières
Flottaient toutes, sur les chevaux des pèlerins.
Les cavaliers chantaient.
Ils portaient haut le torse, droit la tête,
Et les cloches triomphales battaient
Également, en galops fous, la fête

Et le départ caracolant des bêtes.

 

Le soir, on fit l’annuelle ripaille,

Dans les bouges fumeux et lourds,
Qui font le guet aux carrefours…
On s’y gava de lards et de tripailles ;
On y servit du sucre et de la bière forte

Aux étalons cabrés au seuil des portes ;
Et pour marquer ces gros repas d’une virile

Estampille, après boire

Les gars accolèrent les filles.

 

Mais cette fois, le saint Michel autoritaire

Et foudroyant, sur son cheval de gloire,
Troubla si fort la joie et la mémoire.
Que tels buveurs ne voulurent s’en taire.
Fallait-il qu’il fût à l’avenir leur maître,
Lui, le cavalier d’or et de clarté
Au lieu du vieux saint Pierre, apôtre et prêtre ?
Fallait-il voir en ce prodige, apparenté
Aux miracles sacrés,
Une fête nouvelle à célébrer ?
La Saint-Michel tombe en Septembre
Lorsque déjà les jours sont courts
Et les feuilles couleur de l’ambre.
Le geste net d’un métayer goulu
Mit fin à l’entretien, et l’on conclut :
« C’est au doyen de se tirer d’affaire. »

Et la fête reprit sa fureur ordinaire.

 

Les jours après les jours passèrent,
Quand tout à coup les coups de boxe

Et les assauts de l’équinoxe
Ameutèrent les eaux et fendirent la terre.
Un orage grandit : les ravages couraient
De l’un à l’autre bout de la forêt.
Le vieux moulin, pauvre et branlant
Fut renversé, comme un enfant ;
La mort rôdait autour des chaumes,
Les tours semblaient de grands fantômes
Et l’on eût cru que le monde passait
Si, vers le soir, le saint Michel n’avait,
D’un grand geste d’épée, atténué

Les chocs grondants du tonnerre dans les nuées.

 

Il reparut, vibrant et clair

Avec les grands serpents des feux et des éclairs
Dans sa dextre, captifs ;
Les cieux déments et convulsifs
Qui rugissaient au Nord, comme des dogues,
Furent domptés, et les vents rogues
Calmés. À l’horizon, d’un seul essor,
Sur les hameaux sauvés, grandit l’arc-en-ciel d’or.

La paix revint aux champs, et le silence…


Et c’est alors qu’on vit, avec sa lance

Sur les cieux nus et merveilleux
Le saint Michel tracer une bannière en feu,
Modèle exact de celle
Que désormais, à l’automne nouvelle,
On lui dédie, en tels pays,
Avec les mêmes chants et les mêmes prières,

Qui solennisent la Saint-Pierre.