La Situation de l’Égypte en 1880 - La réforme judiciaire, ses résultats, son avenir

La bibliothèque libre.
La Situation de l’Égypte en 1880 - La réforme judiciaire, ses résultats, son avenir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 278-315).
SITUATION DE L'EGYPTE

LA REFORME JUDICIAIRE, SES RESULTATS, SON AVENIR.


I

Le système de tribunaux internationaux, inauguré en Égypte sous le nom de Réforme judiciaire, est sur le point d’atteindre le terme de la période quinquennale, qui devait être consacrée à en faire l’essai. C’est le 1er février 1881 que cette période expire. Il faut donc que les puissances qui ont pris part à la réforme judiciaire, et qui ont abandonné la juridiction consulaire, garantie par les capitulations et par les usages, pour adopter la nouvelle juridiction, se prononcent d’ici là sur la double question de savoir, d’abord s’il est opportun de continuer l’expérience entreprise au Caire, et secondement, dans le cas où elles seraient d’avis de la continuer, si l’on ne doit apporter aucune modification à Inorganisation actuelle des tribunaux, ou si l’on doit, au contraire, la modifier d’une manière plus ou moins profonde. Le gouvernement égyptien a déjà fait des démarches auprès d’elles pour connaître leurs intentions ; il les a invitées à nommer une commission internationale qui se réunirait le plus vite possible au Caire pour déterminer les points sur lesquels il y aurait des changemens à adopter. En attendant, il a nommé lui-même une commission chargée de préparer ces changemens. Le temps presse, car si l’on arrive au mois de février prochain sans s’être rendu compte des avantages et des inconvéniens du régime actuel, il n’y aura plus que deux partis à prendre, également dangereux l’un et l’autre : le premier consisterait tout simplement à dénoncer la réforme en revenant au régime consulaire abandonné depuis cinq ans ; il aurait tous les défauts d’une solution extrême ; le second, c’est-à-dire une prorogation plus ou moins longue de la période d’essai, ne serait pas moins fâcheux ; dans l’état présent de l’Égypte, les pouvoirs exorbitans des tribunaux de la réforme sont devenus, en effet, pour le pays, une cause d’irrémédiable faiblesse, un empêchement incontestable à tout projet de réorganisation administrative, politique et financière. Par malheur, on ne se rend pas bien compte es France d’une situation qui touche à l’intérêt capital de notre influence en Orient. Cela n’est point étonnant ; car la France n’a adhéré qu’avec mauvaise humeur à la réforme judiciaire, et, après y avoir adhéré, elle a renoncé, non-seulement à s’en servir pour conserver son autorité sur l’Égypte, mais encore à en surveiller les résultats d’une manière platonique pour savoir ce qu’ils produiraient.

Nous n’avons pas à raconter à la suite de quels incidens diplomatiques les tribunaux mixtes ont été établis ; nous avons encore moins à revenir sur l’anarchie judiciaire qui en a rendu l’établissement inévitable. Toute cette partie de notre sujet a été traitée ici même avec une rare compétence par M. Charles Lavollée[1]. Plus tard, M. Paul Merruau et M. Bousquet ont également fait un récit très fidèle des débuts orageux de la nouvelle magistrature[2]. Nous nous contenterons de rappeler combien M. Charles Lavollée avait raison de reprocher au gouvernement français, au cours même des négociations, la lenteur avec laquelle il se soumettait à la réforme. Cette lenteur a eu pour nous les plus fâcheuses conséquences. Puisqu’il n’était plus possible, de l’aveu de tout le monde, de maintenir en Égypte la juridiction consulaire, il aurait fallu accepter résolument, franchement, la nécessité, se placera la tête du mouvement de réorganisation judiciaire, comme on s’était placé jadis à la tête du mouvement des capitulations, et tâcher, par une initiative hardie et généreuse, de faire tourner au profit de notre influence une révolution que nous ne pouvions point empêcher. Après tout, l’unité de juridiction qu’on allait substituer à la multiplicité des lois et des tribunaux consulaires n’était pas sans avantages pour nous, puisque la magistrature nouvelle qu’il s’agissait d’organiser devait appliquer nos codes, parler notre langue, suivre notre jurisprudence. Quelle force n’aurions-nous pas acquise en Égypte si nous nous étions moralement emparés de cette magistrature ? L’entreprise n’offrait aucune difficulté. Pour y réussir complètement, il aurait suffi de nous décider vite à accepter la réforme judiciaire, et, cette réforme acceptée, d’envoyer en Égypte, comme défenseurs de nos intérêts, des magistrats jeunes, intelligens, actifs, qui y auraient pris tout de suite une position à part, puisqu’ils y auraient connu mieux que personne une législation calquée sur la nôtre, des codes imités des nôtres, des principes de droit et de justice qu’on était venu chercher dans notre pays. Par malheur, cette politique n’était du goût ni de nos diplomates ni de l’assemblée nationale. Dès les premiers mois de 1874, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, jouant le rôle que nous laissions échapper, signaient avec l’Égypte une convention destinée à suspendre pendant cinq ans la juridiction consulaire. Toutes les autres puissances imitaient peu à peu cet exemple. Pendant ce temps nous négociions toujours ! L’année 1875 était à moitié écoulée. Fatigué de nous attendre, le gouvernement égyptien organisait activement ses tribunaux ; les présidences, les vice-présidences, les greffes, tous les postes de magistrats, toutes les places de fonctionnaires de l’ordre judiciaire et d’officiers attachés à l’ordre judiciaire étaient remplis, et, comme nous n’étions pas là pour nous défendre, presque aucun Français n’y était admis. Des hommes étrangers à nos lois et à nos pratiques d’administration judiciaire occupaient les positions que nous aurions dû prendre à tout prix. Inaugurant l’omnipotence qu’elle allait s’arroger pendant cinq ans, la cour d’appel d’Alexandrie composait et imposait au gouvernement égyptien un règlement général judiciaire qui mettait entièrement le parquet, les tribunaux de première instance et l’ordre des avocats sous sa dépendance et qui, sur plusieurs points importans, méconnaissait la convention diplomatique par laquelle les tribunaux nouveaux étaient institués. Enfin, le 28 juin 1875, le khédive ouvrait ces tribunaux dans une brillante solennité, où le consul français faisait seul défaut. Pendant que les autres puissances s’empressaient d’occuper le terrain judiciaire où allaient se livrer toutes les luttes futures pour la prépondérance en Égypte, la France s’occupait à se retracer à elle-même les souvenirs glorieux de l’époque lointaine où elle obtenait, au moyen de capitulations, une influence sans rivale en Orient et où tout le monde était obligé de se couvrir de son pavillon pour faire le commerce dans le Levant. Le rapporteur du projet de loi sur la réforme judiciaire, M. Rouvier, retenait longtemps l’assemblée nationale au milieu de ces vieux souvenirs qu’il corroborait de tous les vieux textes dont il avait pu faire la découverte. Il se complaisait dans ces recherches archaïques, où brillait, à côté d’une érudition de seconde main, une ignorance absolue du présent. Les orateurs de l’assemblée nationale suivaient presque unanimement son exemple. Toute cette science historique aboutissait d’ailleurs en fin de compte à l’acceptation de la loi. Qu’avions-nous donc gagné à attendre ? Rien ! Qu’y avions-nous perdu ? La direction des nouveaux tribunaux, dont les Autrichiens et les Allemands s’emparaient pendant que nous nous perdions dans une admiration rétrospective et un culte tardif des grandes œuvres de François Ier !

Ce n’est pas que les répugnances de la France à accepter la réforme judiciaire, telle qu’on l’avait organisée, fussent dénuées de motifs sérieux ; seulement, on se trompait sur ces motifs : on s’attachait aux plus vains et aux plus factices ; on n’apercevait pas ceux qui auraient dû réellement nous inspirer quelque méfiance sur les suites de l’entreprise qui s’accomplissait en Égypte. Uniquement préoccupé de la protection des colonies européennes en Égypte, on ne songeait pas à se prémunir contre le rôle politique que les nouveaux tribunaux allaient être fatalement tentés de jouer. On craignait le gouvernement du khédive ; on avait peur qu’il ne s’emparât de la magistrature, qu’il n’en fît l’instrument docile de ses volontés ; on cherchait à donner de grands pouvoirs aux magistrats pour les aider à résister à ces tentatives de séduction ou d’intimidation ; et l’on ne pensait pas qu’il serait peut-être sage de prendre des précautions, non-seulement contre les empiétemens du khédive, mais encore contre l’abus que la magistrature pourrait faire de sa puissance. Il eût été pourtant assez facile de deviner que, dans un pays où il n’y avait ni clergé, ni aristocratie, ni classe dirigeante, un corps de magistrats muni d’attributions presque illimitées et pouvant juger presque tous les actes de la puissance publique, acquerrait une autorité au moins égale à celle du vice-roi. L’effort de nos négociateurs avait été uniquement concentré sur des questions de compétence purement judiciaire. N’aurait-il pas mieux valu se préoccuper quelque peu de la situation exceptionnelle que l’on faisait à la cour d’appel d’Alexandrie, au-dessus de laquelle on avait renoncé à mettre une cour de cassation, en lui donnant des pouvoirs d’une étendue telle qu’aucune autre cour au monde n’en possède de pareils ? Juge à la fois du fait et du droit, cour d’appel et cour de cassation, chargée en outre de la discipline judiciaire, reconnue compétente dans les procès où le gouvernement et les administrations publiques sont en jeu, n’ayant à côté d’elle, pour tempérer ses empiétemens, ni tribunal des conflits, ni conseil d’état, comment n’aurait-elle pas abusé d’avantages si exorbitans ? Mais si l’on était inquiet de l’usage qu’elle pouvait faire de son autorité, c’était uniquement dans la crainte qu’elle ne se laissât gagner par le khédive et qu’elle ne secondât ses plus déplorables entreprises. On ne prévoyait pas l’hypothèse où elle se placerait au contraire en face du vice-roi pour essayer de s’emparer d’une partie du gouvernement et pour devenir le premier corps politique de l’Égypte. On la prévoyait si peu qu’on n’hésitait pas à rendre cette cour maîtresse de la loi elle-même. Les codes égyptiens avaient été dressés à la hâte et pour ainsi dire bâclés avec une précipitation qui en a fait un monument d’inconséquence. Pour suppléer à des lacunes évidentes, pour affaiblir des contradictions qui sautaient aux yeux, il fut décidé « qu’en cas de silence, d’insuffisance ou d’obscurité de la loi, le juge se conformerait aux principes du droit naturel et aux règles de l’équité. » Proclamation élastique qui permettait à la magistrature de faire subir à la législation toutes les modifications qui lui conviendraient ! On alla plus loin. L’art. 12 du code civil déclara « que les additions et modifications aux présentes lois seraient édictées sur l’avis conforme du corps de la magistrature, et au besoin sur sa proposition, » ce qui était confondre le pouvoir législatif avec le pouvoir judiciaire, et inviter les nouveaux tribunaux à s’ériger en parlement de l’ancien régime, enregistrant les lois et pouvant par suite s’opposer à leur promulgation.

Nous le répétons, tout l’effort de la diplomatie française avait eu plutôt pour but d’étendre que de contenir dans de justes bornes la puissance politique des nouveaux tribunaux. Leur puissance judiciaire seule avait été restreinte. D’importantes concessions ayant été obtenues sur ce dernier point, la France consentit enfin à désigner des magistrats pour la représenter dans la nouvelle justice ; mais quand ceux-ci arrivèrent au Caire et à Alexandrie, cette justice fonctionnait déjà sans eux depuis plusieurs semaines, et il leur fut absolument impossible d’exercer la moindre influence sur son organisation et ses premiers actes. Arrivés trop tard en Égypte, les magistrats français n’ont jamais pu y regagner l’avance que les magistrats des autres nations avaient prise sur eux. Sur trois tribunaux de première instance et une cour d’appel où l’on applique la loi française, où la langue officielle est le français, il n’y a pas aujourd’hui un seul président de notre nation ! Il faut dire aussi que la situation faite par leur propre gouvernement à nos magistrats a puissamment contribué à leur imposer un rôle précaire, étroit, effacé. Les autres gouvernemens, et en particulier ceux d’Allemagne, de Russie, d’Autriche et d’Italie, comprenant l’intérêt d’envoyer en Égypte des hommes qui sussent tirer de la réforme judiciaire un grand parti politique, avaient pris soin de choisir leurs magistrats dans l’élite de leur corps judiciaire. Ils ne s’en étaient pas tenus là : loin de considérer ces magistrats comme des Égyptiens, n’ayant plus aucun commerce avec la patrie, ils les avaient très intimement liés à la cause nationale en leur conservant, non-seulement le poste et les appointemens qu’ils possédaient dans leur pays, mais en leur promettant à leur retour d’Égypte un avancement considérable. Les années passées sur les bords du Nil devaient compter comme des années de campagne ; et rien n’était plus justifié. On ne pouvait pas, en effet, appliquer aux magistrats de la réforme le principe, plus ou moins digne de respect, qui consiste à regarder tout fonctionnaire prêté à un gouvernement étranger comme détaché de son propre gouvernement et n’ayant plus aucun rapport avec lui. Ces magistrats n’étaient pas prêtés au gouvernement égyptien ; ils étaient délégués auprès de lui pour exercer un droit qui appartenait aux puissances en vertu des capitulations et des usages, droit qu’elles avaient bien voulu modifier dans la pratique en le faisant passer des consulats aux tribunaux mixtes, mais dont elles n’avaient consenti à se dessaisir en aucune manière et qui restait parfaitement intact entre leurs mains. Cela est si vrai que l’Autriche et l’Allemagne, les puissances qui ont certainement le mieux compris et le mieux pratiqué la réforme, avaient fait voter par leurs parlemens respectifs des lois transférant pour cinq ans la juridiction sommaire aux tribunaux mixtes, ce qui était une manière de garantir le principe de cette juridiction et de conserver aux nouveaux tribunaux le caractère d’exterritorialité qu’avaient eu les consulats. Considérer les magistrats de la réforme comme des fonctionnaires égyptiens était donc une faute politique en même temps qu’une erreur juridique et diplomatique. C’est une expérience d’ailleurs qu’on tentait en Égypte, puisqu’au bout de cinq ans on se réservait le droit de revenir à la juridiction consulaire si le changement essayé n’avait pas produit de bons résultats. Mais comment savoir si les résultats en étaient bons ou mauvais sans consulter sans cesse les hommes qu’on chargeait d’appliquer le nouveau système judiciaire ? Et comment les consulter sans cesse si on commençait par les traiter en étrangers, par les séparer de la magistrature nationale, par leur déclarer qu’en allant en Égypte ils perdaient tous leurs droits, non-seulement à l’avancement, mais à la retraite dans leur propre pays ?

Dans son rapport à l’assemblée nationale, M. Rouvier avait dit avec raison : « Si l’on veut se prémunir contre les dangers de la réforme, il ne suffit point de soumettre à l’agrément des gouvernemens européens les choix faits par celui du Caire ; il faudrait que les ministres de la justice n’autorisassent que des magistrats ayant déjà fait leurs preuves, et que ceux-ci, considérés comme remplissant une mission, fussent assurés de retrouver leur rang et leur grade dans la mère patrie à l’expiration de leurs fonctions judiciaires en Égypte. » C’était parler avec sagesse et prévoyance. Mais ce langage n’a eu aucune influence sur le choix et sur les résolutions du gouvernement français. Croirait-on que tous les magistrats envoyés en Égypte ont été immédiatement rayés des cadres de notre magistrature, et prévenus qu’ils n’y auraient plus d’avenir ? N’était-ce pas se condamner à n’exercer aucune action sur eux ? N’était-ce pas donner raison au khédive, qui prétendait considérer les nouveaux magistrats comme de purs Égyptiens placés sous sa direction exclusive ? N’était-ce pas, quand les autres gouvernemens faisaient luire aux yeux de leurs magistrats les plus brillantes espérances, vouer d’avance les nôtres à la froideur ou au découragement ? Chose curieuse ! la France, qui avait montré le plus de répugnance à renoncer aux privilèges consulaires, est, de toutes les nations, celle qui a le moins cherché à rétablir ces privilèges sous une forme nouvelle adaptée aux conditions de la vie moderne des peuples orientaux. Inconséquence grave qui lui a causé un dommage profond !


II

Les fautes que nous venons d’énumérer ont produit, avec une étonnante rapidité, leurs inévitables résultats. Nous avons dit que les nouveaux tribunaux avaient été installés sans nous, tandis que nous hésitions encore à donner notre adhésion au projet de réforme. Le corps de la magistrature avait immédiatement nommé vice-président (le président d’honneur est indigène dans la cour et dans les tribunaux) de la cour d’appel d’Alexandrie l’homme qui allait s’emparer des tribunaux mixtes, les soumettre à la plus sévère discipline et les conduire, coûte que coûte, au but qu’il se proposait d’atteindre et qui n’était autre que l’omnipotence politique : le conseiller autrichien, M. Lapenna. Il faut rendre justice à M. Lapenna : il a des qualités de gouvernement de premier ordre, et, sans sa main de fer, il est fort possible que des tribunaux composés d’élémens hétérogènes et disparates se fussent bientôt perdus dans l’anarchie. Mais à peine organisés, ils ont été saisis, enrégimentés, menés à la baguette avec une énergie telle que toutes les velléités de résistance ont disparu comme par enchantement. Un homme indépendant, le conseiller russe, M. Cumani, irrité de la précipitation avec laquelle on brusquait l’organisation de la nouvelle justice, voulait qu’on attendît, pour mettre en œuvre la machine judiciaire, que les magistrats fussent au complet et que les représentans de la France fussent arrivés. On trouva le moyen de lui rendre la vie tellement dure qu’il fut obligé de donner sa démission. Plus tard, un juge de première instance, d’humeur peu souple, essaya également de secouer le joug de la cour d’Alexandrie. Il fut impitoyablement brisé. M. Lapenna avait compris tout de suite que, pour réussir dans ses desseins, il fallait non-seulement gouverner d’une manière absolue la cour d’appel d’Alexandrie, mais encore exercer le même pouvoir sur les trois tribunaux de première instance. Par bonheur, la convention internationale donnait à la cour une autorité disciplinaire indéfinie sur ces tribunaux. Il suffisait donc d’étendre outre mesure cette autorité, sous prétexte de la définir, pour dominer entièrement tout le corps de la magistrature. Or, avec un peu de hardiesse et de dextérité, rien n’était plus aisé. Il était convenu qu’un règlement judiciaire général et détaillé serait dressé par la cour, puis soumis à l’examen des tribunaux et à l’approbation du ministre de la justice. Afin d’aller plus vite en besogne, on dressa un règlement provisoire pour la première année. Ce règlement comprenait 248 articles qui touchaient à la fois à toutes les questions administratives et judiciaires. On le présenta au ministre de la justice la veille même du jour où le khédive devait inaugurer la réforme dans une cérémonie solennelle. Le ministre se récria, demandant quelques jours pour examiner une œuvre aussi considérable. — Soit ! lui répondit-on ; mais alors les tribunaux ne s’ouvriront pas demain ; la fête commandée par le khédive n’aura pas lieu ; la manifestation destinée à entraîner l’adhésion des puissances qui n’ont pas encore accepté la réforme sera compromise ; tous les effets qu’on en attend seront perdus. Et pourquoi cela ? Pour vous permettre de discuter quelques points de détail dans un règlement provisoire que vous pourrez modifier de fond en comble au bout d’un an ! — Mis ainsi au pied du mur, le ministre dut signer le règlement sans le lire. Un an après, il l’avait lu et les tribunaux aussi ; mais il était trop tard pour y rien changer ! La cour, devenue maîtresse, repoussa toutes les observations qu’on lui fit de divers côtés sur ses innombrables empiétemens et maintint son règlement intact : le pli était pris, il n’y avait plus à y revenir.

Quand on examine avec quelque attention ce règlement judiciaire, on reconnaît sans peine qu’il a eu pour but : 1° de supprimer toutes les autorités rivales de celle du vice-président de la cour d’appel ; 2° de placer entièrement les magistrats de première instance sous la direction de ce vice-président. Dès l’article 6, le règlement porte que « les juges des tribunaux et les conseillers de la cour d’appel sont magistrats ; que les greffiers, commis greffiers et interprètes sont fonctionnaires de l’ordre Judiciaire, et que les huissiers sont officiers attachés à l’ordre judiciaire. » Des membres du parquet, auxquels la convention internationale avait voulu réserver une autorité considérable, il n’est même pas fait mention. La cour les supprime d’un trait de plume. On est frappé, dans la suite du règlement, de voir combien le procureur-général et le ministre de la justice y apparaissent peu. Le dernier même n’y apparaît pas du tout. C’est la cour, ou plutôt son vice-président, qui nomme tous les fonctionnaires de l’ordre judiciaire, tous les officiers attachés à l’ordre judiciaire, et jusqu’aux derniers garçons de bureau ; c’est elle, ou plutôt c’est lui qui a la police des greffes ; c’est encore lui qui surveille l’administration des finances communes ; c’est toujours lui qui concentre dans ses mains toutes-puissantes l’administration de la nouvelle justice. L’article 8 de la convention internationale déclarait « que les greffiers, huissiers et interprètes seraient nommés par le gouvernement. » Qu’importe ! L’article 11 du règlement judiciaire, sans tenir aucun compte du texte d’un traité, proclame « que les fonctionnaires de l’ordre judiciaire et les huissiers seront nommés par la cour ou par le tribunal auquel ils seront attachés, « et l’article 12 ajoute « qu’ils pourront être révoqués, à tout moment, par l’autorité judiciaire qui les aura nommés. » Les personnes de bas service elles-mêmes, concierges, garçons de bureaux, échappent à la nomination du ministre pour être soumises à celle du vice-président de la cour et des vice-présidens des tribunaux ; « toutefois, ces derniers ne pourront nommer des personnes de bas service ou en augmenter le nombre qu’après y avoir été autorisés par le vice-président de la cour, qui fixera le montant de la rétribution qui leur sera allouée. » Tout le personnel judiciaire, on le voit, est placé sous la même autorité. Dans cette forte organisation, le parquet ne trouve aucune place, n’obtient aucun droit. Néanmoins son existence même est devenue rapidement une cause d’inquiétude et de malaise pour le vice-président de la cour d’appel. Aussi M. Lapenna s’est-il empressé de s’en débarrasser. Il est parvenu sans trop de peine à obtenir la démission du procureur-général, dont la conduite imprudente lui a fourni des armes pour le battre. Mais, le procureur-général disparu, il restait encore des substituts européens. Se souvenant que plus fait douceur que violence, M. Lapenna n’a pas poursuivi leur révocation ou leur démission ; il s’est borné à les transformer en juges, ce que la plupart d’entre eux ont accepté avec reconnaissance. Mais la France, bien inspirée cette fois, a refusé absolument de permettre qu’on assît son substitut, en sorte que le substitut français est resté à son poste, seul débris survivant du parquet européen, et a maintenu de son mieux, à l’encontre des empiétemens successifs de la cour, le peu d’autorité qu’on lui avait laissé.

Pour tenir les magistrats de première instance sous sa dépendance, les moyens ne manquaient pas au vice-président de la cour d’appel. On pouvait les prendre à la fois par la force et par la persuasion : par la force, car la convention internationale, complétée, comme nous venons de le dire, par le règlement judiciaire, les plaçait directement sous la discipline de la cour ; par la persuasion, car cette même convention faisait encore dépendre leur avancement du jugement de la cour. Jusque dans les plus menus détails d’administration intérieure, celle-ci leur a fait sentir son autorité. Nous avons vu qu’il ne leur était pas permis de choisir le moindre garçon de bureau sans sa permission. Il ne leur est pas permis davantage de fixer leurs audiences, de disposer leur travail, de le régler et te répartir entre leurs membres respectifs. « Les tribunaux de première instance, dit l’article 49 du règlement judiciaire, et leurs vice-présidens pourront proposer en tout temps à la cour les modifications à faire dans la répartition du service, sans préjudice du droit de la cour de modifier en tout temps cette répartition, de sa propre initiative. » Mais c’est surtout au moyen des vacances que le vice-président de la cour d’appel est parvenu à établir solidement son influence sur les juges de première instance. Dans un pays comme l’Égypte, où les chaleurs de l’été sont intolérables, les vacances deviennent un véritable besoin dont on ne saurait priver les Européens sans altérer profondément leur santé, parfois même sans compromettre leur vie. Or, la cour d’appel s’est réservé le droit de distribuer souverainement les vacances aux juges de première instance, et son vice-président seul a conservé la faculté de leur donner ou de leur refuser, en cas de nécessité, des congés extraordinaires. Il a fallu pour cela violer manifestement le code de procédure civile et commerciale. En effet, la cour d’appel s’est adjugé à elle-même des vacances fixes et régulières du 1er juillet au 15 octobre, pendant lesquelles les affaires sont nécessairement suspendues devant elle, tandis qu’elle a décidé que les vacances des juges de première instance seraient réparties dans l’ordre et suivant les délais compatibles avec les exigences du service, afin que les affaires pénales et les affaires civiles et commerciales urgentes ne fussent jamais suspendues devant les tribunaux. Mais les délais d’appel, fixés par le code de procédure, sont en général de soixante jours et de quinze jours seulement en matière de référés, de faillite, de distribution par voie d’ordre et de contribution ; « le tout ajoute le code, sans préjudice des délais moindres déterminés par la loi dans les cas spéciaux. » Que deviennent ces délais légaux pendant les trois mois et demi de vacances de la cour d’appel, qui ne correspondent pas à des vacances des autres tribunaux ? Les tribunaux de première instance jugent ; l’appel est impossible dans les délais réglementaires ; le code est encore une fois mis en oubli ! L’article 131 du règlement judiciaire porte « que le vice-président de la cour d’appel a la surveillance des juges qui la composent et des juges des tribunaux. » Les peines disciplinaires contre les avocats sont également prononcées par la cour ; les simples mandataires dépendent également d’elle ; les tribunaux ne peuvent les exclure de leur barre sans son autorisation.

Ainsi la cour d’appel d’Alexandrie, juge du fait et du droit, puisqu’elle n’a pas au-dessus d’elle une cour de cassation, ne possède pas seulement des pouvoirs judiciaires supérieurs à ceux de toutes les autres cours du monde ; elle s’est arrogé en outre les pouvoirs disciplinaires et administratifs qui, partout ailleurs, appartiennent concurremment au ministre de la justice, au parquet et aux présidens des tribunaux. Elle a été plus loin encore. Empiétant cette fois sur les attributions du ministre des finances, elle s’est emparée de l’administration des frais de justice, qui ont dû être versés à sa caisse et dont elle a conservé la libre disposition. Au moment où l’Égypte traversait une crise financière terrible, où la cour condamnait le khédive à payer toutes ses dettes avec des intérêts exorbitans, au moment où aucun fonctionnaire public ne recevait de traitement, où la disette était universelle, la cour disposait dans une maison de banque d’Alexandrie des sommes importantes destinées à assurer le paiement intégral de l’indemnité des magistrats à l’expiration de la période quinquennale. Il ne lui suffisait pas d’assurer le présent ; elle voulait, de plus, garantir l’avenir, donnant ainsi, au milieu de la détresse universelle, le spectacle d’une édifiante prospérité. Les sacrifices n’étaient pas faits pour elle, et lorsqu’on lui disait que sa conduite pouvait donner lieu à des interprétations fâcheuses, elle répondait qu’au contraire la dignité de la magistrature était intéressée à ce que les magistrats ne perdissent pas une piastre de leurs émolumens actuels et futurs, et ne fussent pas exposés à subir la loi commune. Quelque opinion que l’on professe sur cette manière de comprendre la dignité de la magistrature, il n’en est pas moins vrai que les traités ne donnaient pas à la cour d’appel le droit de se créer un budget à part, administré par elle en dehors de l’état[3]. Si le gouvernement avait fait saisir dans la banque où ils étaient déposés les fonds des magistrats, il n’aurait certainement pas dépassé ses pouvoirs. Mais son action aurait été jugée par les magistrats eux-mêmes, et il n’est que trop clair qu’elle aurait été sévèrement condamnée.

En résumé, si nous avons réussi à exposer nettement la situation judiciaire de l’Égypte, on doit reconnaître qu’elle est absolument contraire à tous les principes, à toutes les règles, suivis dans les autres pays. La clé de voûte du système est la cour d’appel d’Alexandrie, puissance omnipotente, réunissant en elle toutes les attributions qui sont dispersées ailleurs entre un grand nombre de corps et d’institutions. Cette centralisation excessive s’étend à tout. L’Égypte n’a pas, comme les autres nations, autant de barreaux que de tribunaux ; elle n’a qu’un barreau unique dont le conseil siège à Alexandrie à côté de la cour et sous sa tutelle. Les avocats n’ont pas plus de liberté que les juges. L’un d’eux ayant écrit il y a quelques mois, non comme avocat, mais comme simple publiciste, une brochure où il se permettait des observations fort modérées sur les inconvéniens de l’organisation judiciaire, a été menacé immédiatement d’être rayé de l’ordre du tableau ; il a fallu qu’il se rétractât comme s’il avait commis une faute dans l’exercice de ses fonctions. A la place de cette idée de la justice, ou plutôt de cette habitude des formes modernes de la justice qu’on se proposait d’introduire en Égypte, on y a donc introduit un régime qu’aucun peuple ne pourrait supporter sans danger. Ce qui manque dans tout l’Orient, ce n’est pas le sentiment de l’équité et du droit. Le Turc et l’Arabe ont le respect de leur parole ; un instinct secret de la justice les anime. Mais ce qu’ils ignorent absolument, ce sont les procédés tutélaires au moyen desquels les nations civilisées font passer cet instinct dans le domaine des faits et l’entourent de solides garanties. Pour eux, on le sait, la religion, la justice, l’autorité politique, ne sont pas des choses distinctes. Le pouvoir judiciaire se confond à leurs yeux avec le pouvoir politique. Ce qu’il faudrait leur apprendre, c’est à séparer dans leur esprit et dans la pratique ce dont ils se font une conception unique. Mais est-ce bien en leur donnant le spectacle d’un corps judiciaire où tous les pouvoirs sont confondus dans la même main qu’on atteindra ce résultat ? Est-ce bien en substituant à une autorité arbitraire une autorité non moins arbitraire qu’on leur fera comprendre ce que c’est que la légalité ? Ceux qui ont vu de près les effets produits en quatre ans par la réforme égyptienne ne peuvent qu’être persuadés du contraire. Pour peu qu’ils aient interrogé les indigènes, ils se sont aperçus bien vite qu’elle les a affermis dans la croyance que la force était la maîtresse du monde, et que, sous des formes changeantes, c’était toujours elle qui décidait des destinées humaines.


III

Aux raisons morales qui ont empêché les indigènes de comprendre autant qu’ils auraient pu le faire la supériorité de la justice européenne sur la justice orientale, sont venues se joindre des difficultés matérielles qui les ont fortement éloignés des nouveaux tribunaux. Nous voulons parler de l’élévation tout à fait exagérée des frais de justice. Dans aucun pays du monde, la justice ne coûte aussi cher qu’en Égypte ; le moindre procès y devient ruineux ; bien souvent les dépenses sont si fortes, qu’elles égalent ou dépassent même les avantages qu’on pourrait retirer du gain d’un procès. Pour donner une idée de ce que peut coûter un procès en Égypte, il nous suffira de dire qu’un jugement par défaut y entraîne déjà une dépense de 928 piastres, soit 245 fr. 50 environ. Et ce n’est là qu’un début ! Si l’affaire se poursuit, les frais font la boule de neige, et lorsqu’on arrive à l’issue du procès, on a dépensé quatre ou cinq fois plus qu’on ne l’aurait fait en France ou dans tout autre pays européen. Nous ne parlons ici que des frais de justice. Mais les honoraires des avocats et des mandataires doublent ou triplent encore cette première dépense. Un usage, sévèrement proscrit chez nous, permet aux avocats égyptiens de prendre pour ainsi dire des procès à forfait : s’ils gagnent leur cause, ils ont une part déterminée et toujours très grande des profits. On ne se tourmente pas de savoir si cette coutume, en faisant des avocats de véritables parties, ne nuit point à leur dignité et à leur indépendance. Ce genre de scrupules, si commun dans les barreaux d’Europe, est tout à fait inconnu du barreau d’Égypte. Quant à la classe nombreuse des mandataires, on peut dire qu’elle est un véritable fléau pour les plaideurs indigènes. Comme ces derniers ne comprennent rien aux formes de notre justice, ils sont complètement à la merci d’une nuée d’exploiteurs qui les pillent sans miséricorde. A peine arrivés à la gare du chemin de fer de la ville où est situé le tribunal près duquel ils vont se présenter, ils sont assaillis par des hommes prévenans qui s’emparent d’eux, qui s’offrent à les diriger dans le dédale des greffes et des tribunaux, qui se chargent de leur expliquer leur affaire et les moyens de la traiter avec succès. Très souvent, ces hommes prévenans sont de véritables escrocs qui abandonnent subitement les malheureux plaideurs après leur avoir arraché des sommes plus ou moins importantes. Quand ce ne sont pas des escrocs, ce sont en général des gens sans compétence, incapables de soutenir la cause dont ils se chargent. Leurs services presque nuls doivent être pourtant très chèrement rétribués. Le règlement judiciaire avait donné aux tribunaux le droit d’exercer une sévère discipline sur ces dangereux mandataires ; mais, par malheur, la cour d’appel s’étant réservé la faculté de lever les mesures de répression prises par les tribunaux, cette discipline est devenue presque illusoire. On comprend, en effet, que des magistrats placés sur les lieux où les mandataires exercent leur profession puissent seuls apprécier leur moralité ou leur immoralité. C’est de mille indices particuliers que se forme sur eux une opinion compétente. La cour, qui ne les voit pas agir, qui ne les juge que sur des faits patens d’improbité, est portée à les traiter avec une indulgence excessive. Mieux vaudrait à coup sûr supprimer absolument les mandataires et organiser en Égypte un corps d’avoués régulièrement constitué, offrant aux parties des garanties d’intelligence et d’honnêteté.

Mais ce n’est pas seulement de la cherté de la justice que les indigènes ont à se plaindre. Nous avons exposé ici même, l’année dernière[4], comment l’introduction en Égypte d’un régime d’hypothèques peu approprié aux mœurs locales avait eu pour résultat de faire passer de nombreuses propriétés entre les mains d’usuriers sans scrupule. Nous ne reviendrons pas sur ce sujet, n’ayant pas le dessein d’étudier en ce moment les conséquences de la réforme au point de vue indigène. Le point de vue politique et international nous occupe uniquement. Ce n’est pas le sol de l’Égypte seul qui a été exproprié depuis quelques années, c’est encore le gouvernement du pays, dont les attributions les plus essentielles ont été transportées en des mains étrangères. Aujourd’hui, l’Égypte ne s’appartient plus ; elle n’appartient même plus à quelques grandes puissances dont les intérêts sur les bords du Nil autoriseraient la domination morale ; elle est le bien commun des quatorze nations qui ont adhéré à la réforme judiciaire et qui ont tiré injustement de cette adhésion le droit d’intervenir sans cesse dans l’administration et la législation du pays. Il est à remarquer que, dès l’origine des négociations pour l’établissement des tribunaux mixtes, la Porte ottomane avait prévu le danger que ces tribunaux feraient courir à la législation intérieure de l’Égypte et qu’elle avait tenté de le prévenir. Ainsi l’article 21 d’un projet de règlement judiciaire préparé en 1870 par le gouvernement français contenait un paragraphe ainsi conçu : « Jusqu’à ce que l’administration égyptienne possède un conseil consultatif offrant des garanties suffisantes en ce qui concerne les modifications qui pourraient être introduites dans les nouveaux codes, tout changement apporté dans les lois donnera aux cabinets le droit d’examiner si les conditions de l’arrangement intervenu ne se trouvent pas altérées. » Ce paragraphe, comme on le voit, ne portait qu’une atteinte indirecte au pouvoir législatif du gouvernement égyptien : d’abord il prévoyait l’hypothèse où l’organisation d’un conseil consultatif offrant des garanties suffisantes enlèverait aux puissances tout droit d’ingérence dans la législation intérieure de l’Égypte : et secondement, tant que cette hypothèse ne se serait pas réalisée, il ne donnait pas aux puissances un droit d’ingérence immédiate, il ne déclarait pas qu’aucune loi n’aurait un caractère obligatoire sans leur autorisation ; il se bornait à leur permettre de protester par la voie diplomatique contre les mesures législatives qui leur paraîtraient contraires aux traités. Néanmoins, la Porte ottomane protesta contre ces dispositions qui restreignaient, à son avis, d’une manière arbitraire la puissance du gouvernement égyptien. On ne s’explique pas, en effet, pourquoi la réforme judiciaire, qui ne doit être, qui n’est en principe qu’une application nouvelle des capitulations, qui ne saurait par conséquent étendre les privilèges accordés par les capitulations aux nations européennes, qui ne peut qu’en modifier l’application, leur assure la faculté d’exercer sur la législation intérieure de l’Égypte une action directe, constante, absolue. On s’explique encore moins pourquoi cette faculté n’existe que pour l’Égypte, alors que les capitulations règlent la situation des étrangers dans tout l’empire ottoman. Personne ne s’avise de protester au nom du droit lorsque la Porte fait une loi d’administration publique, un règlement financier ou politique. Les puissances ne s’interposent que si le gouvernement turc essaie de soumettre leurs nationaux à l’une des taxes dont les capitulations les ont exemptés. Mais elles se gardent bien de s’ériger en aréopage jugeant souverainement tous les actes législatifs de la Porte, approuvant les uns, déclarant les autres illégaux, frappant ceux-ci de nullité, laissant ceux-là suivre librement leur cours. Dans les embarras financiers qu’a entraînés la banqueroute de la Turquie, elles n’ont jamais prétendu se faire juges des arrangemens proposés aux créanciers ; elles se sont uniquement réservé le droit de remontrance diplomatique. D’où vient qu’il en soit autrement en Égypte, et qu’une seule province de l’empire ottoman se trouve soumise à une sujétion qu’aucune des autres ne supporterait ?

La question de savoir quelle serait la compétence des tribunaux mixtes en matière politique, et particulièrement en ce qui concernerait les lois d’impôt, avait été posée et résolue d’une manière très nette par le gouvernement français dans les négociations d’où la réforme est sortie. Le point de vue où se plaçaient nos négociateurs était, il est vrai, entièrement opposé à celui que les événemens obligent d’adopter aujourd’hui ; car ce qu’on craignait alors, ce n’était pas de voir les tribunaux mixtes contester la légalité des mesures administratives et politiques prises par le gouvernement égyptien, c’était, au contraire, de voir le vice-roi se servir de ces tribunaux pour assujettir les étrangers à un régime de fiscalité oppressive. « Les questions d’impôt, écrivait le 5 mars 1875 M. le duc Decazes, doivent demeurer étrangères à la compétence de la juridiction nouvelle ; les termes du règlement organique accepté par nous excluent la confusion de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif, et nous n’admettrions pas que la discussion de la légalité des taxes auxquelles le gouvernement égyptien voudrait soumettre nos nationaux pût ressortir de plein droit à un pouvoir institué pour la connaissance de contestations purement civiles. » Pour mettre plus complètement sa pensée en évidence, le gouvernement français, posant des espèces, demandait, par exemple, ce qui arriverait si un Européen refusait de payer une taxe au gouverneur d’Alexandrie : celui-ci pourrait-il l’assigner devant les nouveaux tribunaux ? Les négociateurs égyptiens répondaient par l’affirmative, mais les négociateurs français soutenaient la négative avec une résolution formelle de ne pas céder. « L’article 11 du règlement organique, disait notre consul général dans une note adressée au ministère égyptien sous une forme vague et compliquée, parait interdire aux tribunaux mixtes tout empiétement sur le domaine du droit administratif ; mais, au lieu de formuler un énoncé de principe et de décider qu’ils devront, dans tous les cas, se déclarer incompétens, ce texte se borne à édicter qu’ils ne pourront interpréter ni arrêter l’exécution d’une mesure administrative… D’après nous, et certainement aussi d’après le gouvernement égyptien, les nouveaux tribunaux ne sont institués que pour statuer sur les procès civils et commerciaux dont la compétence leur a été attribuée, le gouvernement égyptien n’a jamais demandé et le gouvernement français n’a jamais entendu que les questions administratives ou les discussions, de quelque nature qu’elles puissent être, sur les règlemens de taxes et d’impôts fussent soumises à la juridiction nouvelle. » Revenant sur ces déclarations, déjà si formelles, le gouvernement français les précisait davantage dans une dépêche en date du 19 juin 1875 : « Nous avions jugé, disait cette dépêche, que l’article 11 du règlement organique, malheureusement assez obscur dans ses termes, avait pour objet de séparer le contentieux administratif de la juridiction civile ou commerciale attribuée seule, dans notre pensée, aux nouveaux tribunaux. » L’Angleterre, l’Autriche, l’Italie et la Russie, partageant la manière de voir du gouvernement français, insistaient comme lui pour qu’il fût bien entendu que l’organisation des nouveaux tribunaux ne changeait rien là la situation respective de l’Égypte et des puissances ; que ces dernières n’acquéraient par elle a aucun droit d’intervention dans l’administration intérieure de l’Égypte, aucun pouvoir de léser l’autonomie de ce pays en matière financière[5] ; » qu’elles conservaient, « en vertu du droit conventionnel, la faculté d’y protéger leurs nationaux contre l’établissement de certaines taxes ; » mais que cette protection s’exercerait à l’avenir comme dans le passé, par des moyens purement diplomatiques, « tout empiétement des nouveaux tribunaux sur le domaine administratif » devant être sévèrement arrêté.

Nous le répétons, ces déclarations et ces réserves, auxquelles le gouvernement égyptien finit par adhérer sans réserve, avaient pour but d’empêcher les nouveaux tribunaux de se faire les auxiliaires de la politique du vice-roi ; mais la justice la plus élémentaire n’obligeait-elle pas les puissances à leur donner une portée plus étendue en proscrivant avec la même énergie les empiétemens de pouvoirs de la magistrature mixte, soit qu’ils secondassent les projets du vice-roi, soit au contraire qu’ils les combattissent ? L’article 11 du projet d’organisation judiciaire, sur lequel roulent tous les débats, est ainsi conçu : « Les tribunaux, sans pouvoir statuer sur la propriété du domaine public ni interpréter ou arrêter l’exécution d’une mesure administrative, pourront juger, dans les cas prévus par le code civil, les atteintes portées à un droit acquis d’un étranger par un acte d’administration. » Pour tout esprit impartial, rien de plus clair que cet article. Malgré le vague et l’obscurité de la forme dont se plaignaient les dépêches françaises, il ne signifiait, il ne pouvait signifier qu’une chose, c’est que les nouveaux tribunaux seraient juges des excès de pouvoir commis par tel ou tel agent de l’administration et qui porteraient atteinte au droit d’un étranger. Si un moudir (préfet) par exemple, sous prétexte d’administration, voulait pénétrer sur la propriété d’un Européen, en modifier les limites, y opérer un changement quelconque, les nouveaux tribunaux étaient compétens pour apprécier la légalité ou l’illégalité de la mesure. Si un gouverneur d’Alexandrie ou du Caire, sous prétexte de règlement de voirie, tentait d’imposer à un propriétaire européen telle ou telle obligation nouvelle, les nouveaux tribunaux étaient également compétens. Le moudir ou le gouverneur ne pouvaient invoquer, pour s’assurer une liberté d’action absolue, nous ne savons quel article d’une constitution de l’an VIII égyptienne ; il tombait sous le coup de la loi ; il devait répondre devant la justice des actes arbitraires de son administration. Mais partir de là pour octroyer aux tribunaux le droit de juger les décisions souveraines de la puissance publique, pour leur permettre de déclarer qu’une loi de finance édictée par le khédive ne serait pas appliquée, n’était-ce pas confondre, contrairement aux réserves formelles de la France, le pouvoir judiciaire-et le pouvoir politique ? N’était-ce pas, contrairement au texte de l’article 11 lui-même « interpréter » et surtout « arrêter l’exécution d’une mesure administrative ? » N’était-ce pas enfin détruire cette autonomie législative de l’Égypte que les gouvernemens avaient prétendu respecter ? C’est pourtant, comme on va le voir tout à l’heure, ce qu’a fait la cour d’appel d’Alexandrie. Mais, pour achever la discussion des textes sur lesquels elle a appuyé ses empiétemens, il nous reste à montrer le parti qu’elle a su tirer de l’article 12 du code civil. Cet article est ainsi conçu : « Les additions et modifications aux présentes lois seront édictées sur l’avis conforme du corps de la magistrature, et au besoin sur sa proposition. Mais pendant la période quinquennale aucun changement ne devra avoir lieu dans le système adopté. » Cet article n’est pas rédigé plus clairement que l’article 11 du règlement judiciaire. Ne faut-il pas néanmoins en forcer les termes de la manière la plus violente pour en conclure que le gouvernement égyptien ne saurait faire aucune loi politique, aucun règlement financier, sans l’assentiment du corps de la magistrature ou des quatorze puissances qui ont adhéré à la réforme ? Comme nous le disions il y a un moment, cette réforme ne saurait en rien étendre les privilèges accordés aux Européens par les capitulations ; or où a-t-on vu dans les capitulations, que les puissances étrangères pussent s’ingérer dans la législation des états musulmans pour empêcher, par exemple, ces états de réduire l’intérêt de leur dette, d’en opérer l’unification ou la conversion ? On a beaucoup abusé des mots u système adopté » introduits dans l’article 12 du code civil ; on a prétendu qu’ils interdisaient au gouvernement égyptien de faire de sa propre et seule autorité une loi quelconque, attendu que toutes les lois peuvent modifier plus ou moins directement le système adopté. Ici l’élasticité des mots a donné naissance aux plus étranges abus. S’érigeant en parlement de l’ancien régime, la cour d’appel d’Alexandrie s’est faite la maîtresse absolue, le juge suprême des lois. En supposant même que l’article 11 du règlement d’organisation judiciaire et l’article 12 du code civil eussent eu dans la pensée de ceux qui les avaient rédigés toute la portée qu’on leur a attribuée, la conduite de la cour n’en eût pas moins constitué un empiétement déplorable. D’après tous les textes que nous venons de citer, ce n’est pas à elle qu’il appartiendrait de décider si telle ou telle mesure prise par le gouvernement égyptien blesse ou ne blesse pas les privilèges que le droit conventionnel assure aux étrangers établis en Égypte. Chaque fois qu’une mesure de ce genre lui est soumise, elle devrait, comme l’expliquaient les dépêches françaises, se déclarer incompétente. La diplomatie s’emparerait alors de l’affaire et la traiterait dans des négociations suivies avec le gouvernement égyptien. Il est impossible de trouver, soit dans les conventions internationales, soit dans le code, soit dans les dépêches diplomatiques qui servent de commentaire aux conventions et au code, une ligne, un mot justifiant la double prétention de la cour : premièrement de juger la légalité ou l’illégalité d’un acte de la puissance publique égyptienne, et secondement de ne reconnaître comme légaux que ceux de ces actes qui sont revêtus de l’adhésion des puissances. D’après les capitulations et les traités, les puissances ont le droit de remontrance diplomatique quand une loi touche à leurs nationaux, mais elles n’ont aucunement le droit de participer à la rédaction de cette loi en lui imprimant par leur acceptation un caractère obligatoire qu’elle n’aurait pas sans cela. On se plaignait beaucoup des empiétemens de pouvoir que le régime consulaire avait favorisés en Égypte. Y en avait-il pourtant un seul qu’on pût comparer à celui qui a mis la puissance législative entre les mains de quatorze états, dont quatre ou cinq à peine ont des intérêts réels dans le pays, qui a réduit le gouvernement égyptien à un état de dépendance tel qu’il ne lui est plus possible de régler ses affaires les plus urgentes sans consulter le bon plaisir de la Hollande, des États-Unis ou de la Grèce[6] ?

C’est de la crise financière provoquée par la faillite de l’Égypte en 1876 que sont sortis tous les empiétemens de la magistrature mixte. Comprenant le parti qu’elle pourrait tirer de la faiblesse où cette faillite plaçait le gouvernement égyptien, la cour d’appel d’Alexandrie a profité, dès le premier jour, des circonstances favorables qui lui étaient offertes pour s’emparer d’une fonction de la puissance publique en refusant de reconnaître un caractère légal aux mesures prises pour la conversion de la dette[7]. Il est inutile de raconter en détail comment la question s’est posée devant elle et comment elle l’a résolue ; le seul point important est de mettre en évidence les principes généraux qu’elle a tirés d’un cas particulier. Il s’agissait d’un procès entre un Italien, M. César Carpi, et la daïra sanieh du khédive, dont les bons, devant être convertis avec l’ensemble de la dette, avaient été prorogés jusqu’à la conversion. L’affaire, portée devant le tribunal de commerce, avait abouti à une déclaration d’incompétence de la part de celui-ci. Interprétant ses droits avec justesse et modération, le tribunal de commerce avait refusé d’apprécier la légalité du décret qui prorogeait l’échéance des bons et assignations de la dette publique ; il avait laissé le demandeur libre de s’adresser à son consul pour protester par la voie diplomatique contre une mesure qui pouvait être en contradiction avec les traités, mais qui rentrait certainement, par sa nature et ses conséquences, dans la compétence de l’état égyptien. La cour d’appel d’Alexandrie n’éprouva pas les mêmes scrupules. Examinant l’influence que les lois ou les ordonnances administratives exerçaient sur l’action des tribunaux mixtes, elle déclara que le décret par lequel le khédive avait prorogé les échéances de la dette publique ne devait pas être « appliqué comme loi capable de modifier ou d’atténuer l’empire des codes, par cela seul qu’il n’avait pas été émis dans les conditions stipulées par l’article 12 du code civil et avec le concours des personnes compétentes. » C’était, comme on le voit, exiger que la magistrature prît directement part à la confection des lois et devînt le régulateur même de la puissance législative. La cour d’appel établissait plus complètement encore, au moyen d’une ingénieuse théorie, la dépendance dans laquelle elle voulait placer le gouvernement vis-à-vis d’elle. — « Considérant, disait-elle, que le décret du khédive n’a pas respecté le double attribut que l’on peut séparer dans toute administration publique, et qui comprend le jus imperii, en vertu duquel un gouvernement, dans la généralité et l’impersonnalité de ce droit, établit une règle obligatoire pour tous sans blesser exclusivement les rapports qu’il peut avoir éventuellement avec une personne ou une classe de personnes, et le jus imperii vel gestionis, en vertu duquel ce même gouvernement, selon la locution de Grozio, reproduite par les plus célèbres publicistes, n’est pas integrum, c’est-à-dire représentant de la société tout entière, mais sans contredit pars integri, et par là soumis, comme tout autre citoyen aux dispositions des lois générales qui règlent les rapports de tous les individus et de la société civile ; qu’en conséquence, il est certain que le gouvernement égyptien, en acceptant le 22 avril 1875 les traites de la daïra sanieh, établissant l’obligation d’en payer le montant au porteur à l’échéance convenue, et en décrétant sans autre forme, le 6 avril dernier, que cette échéance établie par engagement devait être prorogée de trois mois, n’a pas exercé la fonction tout objective qui caractérise l’administration publique, cet élément organique de l’état, cet être impersonnel qui coopère au grand mouvement social, à cette réunion de faits, d’ordres, d’opérations, de charges et de sacrifices qui sont imposés par l’intérêt générale, doivent être supportés dans de justes proportions par tous les sujets de l’état ; mais qu’il a plutôt exercé l’autre fonction toute subjective dans laquelle l’administration doit être considérée comme une personne civile, comme un être moral, juridique, égal à tout autre particulier devant la loi, soit pour ses droits, soit pour ses obligations, et par suite soumis, en vertu de la règle universelle de tout état juste et civilisé et suivant les termes de l’article 40, titre 1er du règlement d’organisation judiciaire, à l’instar de tout autre particulier, au pouvoir judiciaire ordinaire, etc. » — Ainsi, d’après la cour d’appel d’Alexandrie, lorsque le gouvernement égyptien, constatant lui-même l’état de déconfiture dans lequel il était tombé, prorogeait les échéances de ses dettes et en préparait la conversion générale, il n’agissait pas comme représentant intégral de la puissance publique, mais comme un simple particulier justiciable des tribunaux ; il n’exerçait pas la fonction objective de l’état, il jouait tout bonnement le rôle subjectif d’un débiteur obéré qui ne peut pas payer. Il est étrange qu’une pareille théorie ait été solennellement proclamée par une cour que préside un Autrichien et dont un des conseillers les plus éminens est un Italien. Qu’aurait dit l’Autriche, qu’aurait dit l’Italie, lorsqu’elles ont réduit l’intérêt de leurs dettes, s’il s’était trouvé devant elles un tribunal pour pré ; tendre qu’en agissant ainsi, elles n’usaient pas d’un droit souverain, qu’elles tombaient sous le coup des aphorismes de Grozio, et qu’elles devaient être condamnées en justice comme un vulgaire débiteur insolvable ? Il n’y avait rien dans les traités sur la réforme judiciaire, rien dans le code civil qui justifiât les prétentions de la cour d’Alexandrie ; car on n’avait pas prévu en les rédigeant, car aucune législation ne prévoit l’hypothèse de la faillite d’un gouvernement. Quand, à des époques diverses, presque toutes les puissances de l’Europe, et en dernier lieu l’Autriche et l’Italie, se sont vues acculées à la nécessité de manquer à leurs engagemens financiers et d’imposer à leurs créanciers des sacrifices plus ou moins importans, ce n’est pas dans les lois ordinaires qu’elles ont cherché la justification de pareilles mesures : elles ont invoqué le droit imprescriptible et supérieur de l’état, lequel, faisant les lois, peut dans les cas de force majeure, suppléer souverainement à l’insuffisance de celles qui existent. D’où vient donc que les magistrats internationaux de la cour d’appel d’Alexandrie aient dénié au gouvernement égyptien un droit que les gouvernemens de leurs pays respectifs n’ont jamais abdiqué ? D’où vient qu’ils aient traité l’Égypte comme aucune nation du monde n’a été traitée, si ce n’est après une conquête à main armée ?

L’arrêt de la cour d’appel d’Alexandrie dans l’affaire Carpi n’avait pas été rendu sans protestation. Refusant de venir plaider une cause dans laquelle ses droits politiques et administratifs étaient impliqués, le gouvernement égyptien s’était borné à faire lire au tribunal une déclaration qu’il est juste de reproduire, car elle est l’expression même de la vérité et du droit.

En voici le texte complet :


Messieurs, le tribunal a certainement mesuré toute la gravité du débat que l’on vient porter devant lui, et nul ne s’étonnera de l’attitude que les circonstances imposent au gouvernement. Ce que l’on met en question, ce n’est point un acte de son administration dont les atteintes froisseraient un droit acquis, c’est une prérogative souveraine elle-même dans ce qui constitue son essence : la puissance législative. Le décret du 16 avril 1876, qui a prorogé les échéances, celui du 7 mai qui, dans un intérêt général de premier ordre, transforme en une dette unique et nouvelle toutes les dettes antérieures du pays, sont des actes du législateur. Le législateur ne peut donc ni ne doit les discuter en cours de justice. Plein de respect pour les décisions de tribunaux qu’il a appelés de tous ses vœux et dont il a voulu être le premier justiciable dans toutes ses relations d’ordre privé avec les étrangers dont les richesses, l’activité et l’industrie concourent à la prospérité de ce pays, le gouvernement se rend à toutes les assignations qui l’appellent devant les juges et n’attend d’eux que des sentences sur le terrain où les lois internationales constitutives de la réforme ont permis aux tribunaux de se mouvoir en toute-puissance.

Mais ce terrain n’est pas sans limites. Vous avez, messieurs, le pouvoir judiciaire tout entier ; votre intervention va jusqu’à protéger les droits privés contre les atteintes accidentelles que leur pourraient porter les actes de l’administration permanente du pays ; mais elles s’arrêtent là où elles se trouveraient en conflit avec la puissance législative. En se liant réciproquement par le pacte international auquel les tribunaux doivent l’existence, les puissances européennes et le gouvernement ont voulu doter le pays d’institutions protectrices des droits de tous, et rien jusqu’à ce jour n’a pu ébranler les grandes espérances fondées sur cet accord. Mais le gouvernement n’a point entendu faire abandon de sa propre puissance en subordonnant les mesures législatives d’intérêt général au contrôle souverain des nouveaux tribunaux, et les puissances amies n’ont point abdiqué aux mains de ces tribunaux les droits et les devoirs généraux de la protection qu’elles exercent sur leurs propres sujets. Si donc ces puissances estimaient qu’une loi nouvelle blessât les droits de leurs nationaux, elles seules pourraient engager avec le gouvernement de Son Altesse des négociations dont le gouvernement attendrait avec pleine confiance le résultat ; jusque-là les tribunaux les devraient appliquer. Tel est le principe de la séparation des pouvoirs, essentiel parce qu’il définit leurs attributions et assure leur respective indépendance.

Le tribunal ne saurait fermer les yeux sur les conséquences d’une déclaration contraire. Le gouvernement considère comme engagés les droits de sa prérogative souveraine ; et d’ordre de Son Altesse le khédive, nous venons déclarer que son gouvernement ne peut, sans manquer à ses devoirs supérieurs envers lui-même et envers son peuple, discuter en justice le principe même des lois qu’il croit les plus propres à maintenir et à développer la prospérité publique. La sentence du juge a droit au respect de tous ; dans la sphère qui est sienne tous lui doivent obéissance, et le devoir du gouvernement est de donner à tous l’exemple de cette soumission ; mais dans la sphère législative et souveraine, le devoir du gouvernement est de revendiquer en sa personne l’indépendance de tous.


Peut-être la déclaration qu’on vient de lire était-elle critiquable sur un point : les nouveaux tribunaux ne devaient pas, sans se préoccuper des prescriptions des traités et du code civil, appliquer purement et simplement toutes les lois qu’il plaisait au gouvernement égyptien d’édicter ; mais, dans les cas douteux, ils n’avaient qu’à proclamer leur incompétence, laissant aux puissances le soin d’établir dans des négociations diplomatiques la légalité ou l’illégalité de ces lois. Agir autrement, se faire juge de la loi, c’était, comme le remarquait fort bien la déclaration, non-seulement méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs, non-seulement porter atteinte à la puissance législative de l’Égypte, mais encore empiéter sur l’autorité des puissances et sortir résolument du terrain judiciaire pour se placer sur le terrain politique, dont la diplomatie française, on l’a vu, avait cherché par tous les moyens à exclure les tribunaux. Lorsque l’arrêt de la cour d’Alexandrie fut rendu, le ministre des affaires étrangères d’Égypte adressa aux agens et consuls généraux une circulaire dans laquelle il précisait les griefs de son gouvernement contre cet arrêt. En voici le passage principal :


Tout en ayant confiance que les tribunaux reviendront eux-mêmes à une détermination plus exacte de l’étendue de leurs pouvoirs, le gouvernement du khédive, dans le doute que son silence sur cette importante question ne pût être interprété comme un oubli du devoir qui lui incombe de maintenir ses attributions telles qu’elles sont définies dans les conventions et les notes échangées avec les puissances et de sauvegarder intacts l’exercice des prérogatives gouvernementales ainsi que l’application des principes du droit des gens, a pris le parti de faire présenter oralement par ses conseils à l’audience du tribunal d’Alexandrie la déclaration dont, par ordre du khédive, j’ai l’honneur de vous transmettre la copie ci-jointe. Comme vous le verrez par cette pièce, si les tribunaux continuaient à méconnaître, au point de vue de quelques intérêts, le caractère obligatoire d’une mesure législative, ils pourraient, dans des cas d’utilité ou de nécessité publique, comme celui dont il s’agit, empiéter sur le domaine des représentai des gouvernemens, tuteurs légitimes des intérêts des étrangers, et empêcher que le khédive, exerçant un droit et un devoir inaliénables de son gouvernement, ne fût à même de pourvoir, par des dispositions opportunes, aux nécessités urgentes. Dans la législation de la réforme on ne rencontre aucun texte qui puisse faire présumer que le gouvernement du khédive ou les puissances aient consenti d’une manière quelconque à accorder aux nouveaux tribunaux des facilités aussi étendues. En effet, l’article 11 du règlement d’organisation judiciaire ayant donné lieu à des notes explicatives entre l’Égypte et quelques-unes des puissances intéressées, il a été établi d’une manière expresse que les tribunaux ne pourraient s’arroger le droit de prononcer sur des mesures d’ordre général et fiscal, ce qui est évidemment applicable à la mesure qui nous préoccupe aujourd’hui. L’article 12 du code civil, auquel la cour fait également allusion, dispose que les additions et modifications aux présentes lois (c’est-à-dire aux codes de la réforme) seront édictées sur l’avis conforme de la magistrature. Mais il est évident que cet article prévoit un cas spécial et exceptionnel. Si, quand il s’agit d’ajouter un ou plusieurs articles aux codes ou d’en modifier quelques autres, le pouvoir législatif de l’Égypte doit s’exercer suivant le mode prescrit dans cet article, il s’ensuit que lorsqu’il s’agit de tout autre cas, celui, par exemple, de pourvoir à une nécessité d’ordre public par une mesure législative, on ne doit pas suivre la règle fixée par l’article 12, et au cas où cette mesure viendrait à froisser les droits ou les intérêts des étrangers, ce serait naturellement une question qui ne pourrait être traitée et décidée qu’avec les représentans des puissances.


Le gouvernement égyptien écrivait mal, mais il raisonnait fort bien. Par malheur, la faillite dans laquelle il était tombé avait indisposé tout le monde contre lui ; la cour d’appel d’Alexandrie était soutenue par l’opinion publique : elle était sûre de n’être pas désavouée par les gouvernemens, qui s’opposaient de toutes leurs forces aux mesures financières du khédive et qui songeaient uniquement à sauver les intérêts menacés des créanciers. Le temps n’était plus où M. le duc Decazes déclarait que la nouvelle justice était « un pouvoir institué pour la connaissance des contestations purement civiles, » et qu’il fallait avoir grand soin « de séparer le contentieux administratif de la juridiction civile ou commerciale attribuée seule aux nouveaux tribunaux. » Le temps n’était plus également où le même duc Decazes affirmait, dans une déclaration officielle, que « la juridiction des nouveaux tribunaux ne saurait s’étendre jusqu’à la faculté de consacrer la légalité (et par contre l’illégalité) de toute mesure fiscale qui serait contestée par la voie diplomatique, et que l’action des gouvernemens étrangers où de leurs agences et consulats pourrait toujours s’interposer pour obtenir la cassation ou la réparation d’actes contraires, soit aux stipulations des traités, soit aux prescriptions du droit des gens. » Cette sage distinction entre les droits de la magistrature et ceux de la diplomatie avait disparu. Comme la conduite financière du gouvernement égyptien inspirait une méfiance universelle, tout moyen paraissait bon pour le combattre. La cour d’appel d’Alexandrie se plaçait à la tête de la campagne entreprise contre le khédive. Qu’importait qu’elle se servît d’armes prohibées ! Pourvu que les coups atteignissent le but, on ne se préoccupait de savoir ni de quelle main ils étaient partis ni par quels moyens ils avaient été portés. Il eût été pourtant bien facile de prévoir à quels dangers on se heurterait, le jour où, sortant de l’état de crise violente pour rentrer dans un ordre relatif, on chercherait à réorganiser l’administration et les finances du pays, si l’on permettait à une cour, possédant déjà des pouvoirs judiciaires exorbitans, de s’arroger de plus des pouvoirs politiques presque sans limites. Ce qu’on avait voulu, en organisant la réforme, était-ce donc créer, à côté du vice-roi, un sorte d’assemblée législative qui lui disputerait ses prérogatives souveraines, qui s’emparerait d’une partie de la puissance publique ? Était-ce opérer une mainmise sur la législation de l’Égypte, au profit de la cour d’abord, et en second lieu des puissances ? Si quelques gouvernemens, l’Autriche et l’Allemagne en tête, avaient eu cette pensée, ce qui est assez probable, puisqu’elles avaient envoyé à Alexandrie des hommes politiques plutôt que des magistrats, il est clair que la France et l’Angleterre s’étaient inspirées de tout autres sentimens en donnant leur adhésion à la réforme et en envoyant à Alexandrie de purs jurisconsultes. Mais n’ayant pas jugé à propos de soutenir en 1876 les protestations du khédive contre les excès de pouvoir de la magistrature, elles ont laissé se produire une situation dont les périls se sont retournés contre elles le jour où elles ont pris en main les affaires de l’Égypte et où elles ont essayé de les résoudre avec équité et bonne foi.

A partir de l’arrêt Carpi, il a été convenu, en effet, qu’aucune loi financière ne pourrait être reconnue valable en Égypte sans l’adhésion unanime des puissances qui ont adhéré à la réforme judiciaire, et que toute loi faite en dehors de cette condition essentielle serait repoussée par les tribunaux. Ainsi les arrangemens proposées par MM. Joubert et Goschen n’ont jamais eu, aux yeux de la magistrature, de caractère légal ; tout au plus le tribunal de première instance du Caire a-t-il consenti à leur reconnaître le caractère d’un contrat civil passé entre le gouvernement égyptien et ses créanciers[8], ce qui est à coup sûr la plus étrange conception juridique qui ait jamais été imaginée par des magistrats. Plus tard, lorsqu’il est devenu incontestable que l’intérêt fixé par MM. Joubert et Goschen était trop élevé, lorsque la commission d’enquête en a réclamé la réduction, lorsque le khédive a essayé de l’effectuer, l’obstacle de l’illégalité a surgi immédiatement ; toutes les tentatives de réorganisation financière de l’Égypte sont venues jusqu’ici s’y briser. C’est surtout le règlement de la dette flottante que la jurisprudence des tribunaux de la réforme a rendu tellement inextricable qu’il a fallu des années et un immense effort diplomatique pour en venir à bout. On sait qu’à la suite du premier rapport de la commission d’enquête, qui déclarait le khédive et sa famille responsables de la ruine de l’Égypte, tous les biens du vice-roi, des princes et princesses ont été cédés à l’état comme gage d’un emprunt destiné à payer cette dette. Rien n’était plus clair que les termes de la donation. Il était évident qu’elle était faite pour un but déterminé et sous une condition spéciale. Les biens cédés à l’état passaient dans le domaine public, où ils devaient recevoir une affectation particulière à laquelle on ne pouvait les soustraire sous aucun prétexte. Propriété commune de tous les créanciers, il était inadmissible qu’ils servissent à quelques-uns d’entre eux aux dépens des autres. Cependant, à peine ces biens étaient-ils livrés qu’un certain nombre de créanciers les frappaient d’hypothèques. Ces hypothèques étaient-elles valables ? Le tribunal du Caire s’était prononcé pour la négative ; la cour d’appel d’Alexandrie a réformé son jugement. Dans un arrêt, non moins célèbre en Égypte que l’arrêt Carpi, elle a soutenu de nouveau que la puissance publique égyptienne était en quelque sorte une fonction des gouvernemens étrangers, et que, lorsqu’elle voulait s’exercer sans eux, elle se mettait en insurrection contre la loi. — « Alors même, dit cet arrêt, que l’intention attribuée à S. A. le khédive eût été formellement exprimée dans le décret (par lequel les biens de la famille khédiviale avaient été cédés pour servir de gage à l’emprunt destiné à solder l’ensemble de la dette flottante) et qu’on ne pût pas douter qu’il ait voulu rendre inaliénables à l’égard de certains créanciers des biens qui, par leur nature et les dispositions de la loi, étaient le gage commun de tous, il n’était pas loisible au chef de l’état d’introduire, sans l’assentiment des puissances signataires de la réforme, une modification quelconque au système établi par les nouveaux codes, que cela résulte des dispositions formelles de l’article 40 du titre 11 du règlement d’organisation judiciaire, aux termes duquel, « pendant la période quinquennale, aucun changement ne peut avoir lieu dans le système adopté, etc. » — Ainsi le khédive, en cédant ses biens à l’ensemble de ses créanciers, ne pouvait pas, sans l’assentiment des quatorze puissances qui ont adhéré à la réforme, empêcher une partie de ces créanciers de s’en emparer et d’en spolier les autres ! De là des complications diplomatiques et financières qui ont duré plus d’une année. Pour rendre les domaines de l’état insaisissables, pour les laisser à la communauté des créanciers au lieu de les abandonner en détail aux plus pressés ou aux plus habiles d’entre eux, il a fallu négocier durant de longs mois avec toutes les puissances, et, pendant qu’on négociait, une partie du gage de tous passait entre les mains de quelques-uns. Singulière conséquence d’un système judiciaire qui devait, dans la pensée de ses auteurs, importer en Égypte l’égalité devant la justice !

Il serait beaucoup trop long de raconter en détail les péripéties de la crise qu’a provoquée le respect scrupuleux de ce que la cour d’appel d’Alexandrie appelle « le système adopté. » La première conséquence en a été de faire dépendre le règlement d’intérêts purement égyptiens, anglais et français, du caprice arbitraire de nous ne savons quel état minuscule, instrument docile d’intrigues politiques ou financières plus ou moins avouables. La dette égyptienne est placée tout entière en France et en Angleterre ; c’est à peine, si l’Autriche et l’Italie en possèdent quelques titres ; les autres puissances n’en possèdent pas du tout. Le dernier emprunt fait par l’Égypte, celui dont les domaines de l’état sont le gage, est resté complètement en France et en Angleterre. Eh bien ! quand il s’est agi de déclarer que les domaines de l’état seraient insaisissables, ce qui était absolument nécessaire pour que l’emprunt eût quelque solidité, la Grèce a entravé longtemps une mesure aussi simple, aussi légitime, et qui la regardait aussi peu ! La maison Rothschild, qui a fait l’emprunt, avait entre les mains les sommes nécessaires pour payer deux coupons arriérés. L’opposition de la Grèce l’a obligée de les garder plusieurs semaines en réserve ! En présence de faits de ce genre, n’est-on pas forcé de se demander non-seulement ce qu’est devenue l’autonomie de l’Égypte, mais ce que sont devenus aussi les droits des grandes puissances ? Grâce à la jurisprudence de la cour d’appel d’Alexandrie, il suffit qu’un ministre de Hollande, par exemple, soit pris d’une fantaisie d’opposition quelconque ou d’un désir peu modeste de faire parler de lui pour qu’aucune loi ne puisse être édictée en Égypte, pour que les intérêts vitaux des grandes colonies européennes qui habitent le pays ou des innombrables créanciers qui détiennent des titres de sa dette soient blessés de la manière la plus grave. Ainsi le veut « le système adopté[9]. » L’autorité législative du khédive, qui n’avait été nullement aliénée par les traités, a disparu par cette jurisprudence. En dépit des réserves formelles des négociateurs français, on a vu la cour d’appel d’Alexandrie déclarer que tel impôt était illégal et obliger le gouvernement qui l’avait perçu à payer aux contribuables soi-disant lésés des dommages et intérêts. On a vu le tribunal d’Alexandrie condamner également le gouvernement à payer des dommages et intérêts à un journaliste européen dont le journal avait été suspendu. Le tribunal trouvait cette suspension contraire à la constitution de Midhat-Pacha, qui, d’après lui, était applicable à l’Égypte, bien qu’elle ne fût appliquée nulle autre part. Le jour même où il rendait son jugement, deux journaux étaient supprimés à Constantinople sans que la constitution de Midhat-Pacha y mît le moindre obstacle ! On a vu encore un tribunal de la réforme casser des jugemens de tribunaux locaux, se faisant arbitre des conflits entre les différentes juridictions, sans autre droit pour cela que celui du plus fort. Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini ; mais à quoi bon ? N’en avons-nous pas dit assez pour faire comprendre combien il serait dangereux de laisser subsister telle quelle une organisation judiciaire qui peut donner lieu à de pareils abus ?

Le danger serait surtout politique. Lorsque la France et l’Angleterre ont adhéré à la réforme, elles n’avaient pas prévu que les nouveaux tribunaux deviendraient une force internationale qui dominerait bientôt celle de la diplomatie. Avant la réforme, elles étaient les seules puissances dont l’influence se fît sentir en Égypte, et c’était justice, car elles sont les seules qui possèdent sur les bords du Nil des intérêts financiers, industriels et diplomatiques de premier ordre. Personne alors n’avait entendu parler au Caire ou à Alexandrie de l’influence autrichienne ou de l’influence allemande. Pourquoi l’Autriche, pourquoi l’Allemagne se seraient-elles occupées des affaires de l’Égypte ? Pourquoi y auraient-elles pris une part importante ? Elles n’ont dans le pays que des colonies insignifiantes ; jamais elles ne sont mêlées à sa vie morale ou matérielle, soit pour lui rendre, soit pour en retirer des services. Les Égyptiens ont éprouvé une grande surprise lorsqu’ils ont appris dans ces dernières années qu’ils avaient à compter avec Vienne autant qu’avec Londres ou Paris ; que disons-nous ? que Londres et Paris étaient forcés de se soumettre ! aux décisions de Vienne, et que désormais c’étaient les eaux du Danube, encore plus que celles de la Seine et de la Tamise, qui viendraient se mélanger aux eaux du Nil. A coup sûr, un pareil changement était tout factice ; il provenait uniquement de la force qu’on avait laissé prendre aux Autrichiens et aux Allemands dans les tribunaux mixtes ; mais il n’en existait pas moins, et ses conséquences ont été si nombreuses, si importantes qu’il n’est plus possible de songer à les détourner complètement. C’est de la réforme judiciaire que datent en Égypte les projets de gouvernement international, spécialement dirigés contre la France et l’Angleterre, qui amèneraient, s’ils venaient à triompher, une anarchie politique grosse de périls. A peine le dernier contrôle anglo-français était-il organisé qu’on assistait à la coalition du vieux parti turc, évincé du pouvoir, avec les colonies italienne, autrichienne et allemande et la cour d’appel d’Alexandrie. C’est l’appui de cette dernière qui donnait quelque consistance à cette coalition ; car le vieux parti turc, composé d’urne trentaine d’individus plus impuissans les uns que les autres, et les colonies autrichienne, italienne et allemande n’avaient aucune force personnelle. Mais l’arme de la loi est une arme terrible lorsqu’elle est mise au service d’un parti. On en a fait l’expérience en Égypte : , et si la commission internationale qui se réunira prochainement au Caire ne prend pas des mesures efficaces pour ramener et renfermer les tribunaux mixtes sur le terrain purement judiciaire qu’ils ont déserté, tous les efforts au moyen desquels on tentera d’ailleurs de relever ce malheureux pays seront frappés d’une irrémédiable stérilité.


IV

Le problème des modifications à introduire dans l’organisation des tribunaux de la réforme pour rendre ces tribunaux inoffensifs au point de vue politique, tout en leur conservant une autorité judiciaire étendue, est assez complexe. La première question à résoudre est celle de la législation. Comment restituer au gouvernement égyptien l’autorité législative, le droit de faire des lois, sans compromettre les privilèges que les étrangers ont acquis depuis quatre ans et dont ils ne consentiront pas à se départir ? Comment laisser une part légitime aux gouvernemens dans la confection de ces lois, tout en mettant un terme à l’abus criant qui place l’Égypte sous la tutelle des puissances les plus infimes, et permet à des états qui ont manqué les premiers à leurs engagemens financiers de lui imposer le respect de promesses devenues manifestement irréalisables ? Comment surtout organiser cette sorte d’intervention de manière à éviter qu’un seul gouvernement, et presque toujours le moins important de tous, puisse s’opposer à des mesures législatives adoptées par les autres, à des mesures qui ne touchent en rien à ses intérêts personnels et sur lesquelles en bonne justice il ne devrait même pas avoir à donner une opinion platonique ? On a souvent parlé de créer au Caire une sorte de conseil d’état international, ou du moins contenant une forte minorité d’étrangers, qui aurait entre autres fonctions celles de préparer et de sanctionner les lois. Dans les derniers mois de son règne, Ismaïl-Pacha avait même décrété la création de ce conseil. En réalité, une institution de ce genre aurait beaucoup plus d’inconvéniens que d’avantages. De deux choses l’une : ou les membres étrangers du conseil seraient nommés par le gouvernement égyptien, et on pourrait alors avoir quelques doutes sur leur indépendance, ou ils seraient désignés par leurs gouvernemens respectifs, et l’on pourrait craindre alors de les voir porter dans l’accomplissement de leur mandat de fâcheuses préoccupations politiques. Il ne faut pas oublier que l’Égypte souffre en ce moment d’une maladie qu’on aurait le droit de désigner sous le nom d’internationalité. Objet d’innombrables compétitions, elle est tiraillée dans tous les sens par des puissances qui ne songent qu’à étendre sur elle leur influence individuelle, non à garantir ses intérêts personnels en lui assurant les bénéfices d’une bonne administration, d’une justice équitable, de finances bien équilibrées. Certaines de ces puissances seraient même désolées qu’elle réorganisât ses forces et rétablît son prestige, car il faudrait renoncer ensuite à l’exploiter ou à l’asservir. Toute institution qui donnerait une force permanente à l’internationalité, qui permettrait à l’ensemble des puissances de se mêler sans cesse des affaires égyptiennes, aurait donc pour résultat une anarchie politique dont l’issue fatale serait la révolution et la conquête. C’est contre ce danger qu’il faut se prémunir coûte que coûte, en laissant l’Égypte sous la tutelle exclusive des deux grandes nations qui ont un intérêt capital à ce qu’elle ne tombe pas en dissolution, la France et l’Angleterre, et en n’accordant aux autres que les droits restreints dont elles ont besoin pour assurer la protection de leurs nationaux. Or, l’organisation d’un conseil d’état donnerait, au contraire, une impulsion nouvelle aux intrigues et aux luttes d’ambition internationales. Le seul moyen d’arriver à une solution pratique serait de décider que chaque fois qu’il serait nécessaire de recourir à l’adhésion des puissances pour imprimer à une loi le caractère obligatoire réclamé par les tribunaux de la réforme, les puissances nommeraient une commission spéciale chargée d’examiner cette loi et d’en proclamer la légalité à la majorité des voix. Il serait très important que cette commission ne fût nommée que pour une circonstance et avec un mandat particulier ; car, dans un pays comme l’Égypte, où rien ne s’oppose aux empiètemens de toute institution qui se sent assez forte pour s’emparer d’une partie de la puissance publique, une commission permanente attirerait bientôt à elle tous les pouvoirs et deviendrait le véritable gouvernement. Au reste, lorsque la liquidation financière actuelle sera terminée, il n’arrivera presque jamais d’avoir besoin de soumettre une loi nouvelle à l’adhésion des puissances. Rien ne sera donc plus aisé que de nommer à chaque occasion une commission provisoire, dont chacun choisira les membres à son gré soit dans le corps consulaire, soit dans le corps de la magistrature, soit à la caisse de la dette. Il serait sage de décider que les grandes puissances seules feront partie de cette commission ; car il est bien clair que les petites ne sauraient exiger pour leurs nationaux des garanties plus complètes que celles dont les grandes déclareraient se contenter. C’est ce qui vient d’être fait pour la commission de liquidation financière, dont le mandat a été soigneusement limité et dont les membres n’appartenaient qu’aux grandes puissances. Le résultat a été excellent ; l’épreuve a parfaitement réussi. L’exemple est trop bon à suivre pour qu’on ne le suive pas.

Ainsi réglée, l’intervention des puissances dans la législation de l’Égypte deviendrait beaucoup moins dangereuse, beaucoup moins vexatoire qu’elle ne l’a été jusqu’ici. Mais pour détruire les effets funestes de la réforme, il faudrait encore trouver le moyen d’arrêter les empiètemens de la cour d’appel d’Alexandrie, d’abord sur le pouvoir politique du gouvernement égyptien, et secondement sur l’autorité du parquet et des tribunaux de première instance. Nous répétons qu’il serait tout à fait imprudent de laisser subsister telle quelle, dans un pays comme l’Égypte, une cour qui est juge du fait et du droit, qui décide des contestations administratives aussi bien que des contestations civiles et commerciales, qui exerce enfin sur tout le corps de la magistrature un véritable despotisme. Tôt ou tard, cette cour deviendrait tellement omnipotente, qu’il ne serait plus possible de la contenir, et, comme elle est composée d’élémens internationaux, la justice égyptienne, en dépit de la bonne volonté de la majorité des magistrats, deviendrait le champ clos des compétitions européennes, la lice où toutes les puissances se disputeraient le droit de gouverner l’Égypte ou d’y faire prévaloir leur autorité. De là la nécessité de diviser les pouvoirs que l’on a eu le tort de concentrer en une seule assemblée, et d’arriver à une sorte d’équilibre qui mettrait un terme aux tentatives d’une domination unique et absolue. En France, les cours d’appel ne jugent qu’en fait ; la cour de cassation seule est souveraine en matière de droit ; l’autorité disciplinaire est partagée entre cette dernière, les présidons de cour d’appel et le ministère de la justice représenté par le parquet ; quant à l’autorité administrative, elle reste à des tribunaux spéciaux. Cette organisation prudente, qui ne permet à personne d’abuser de ses droits pour opprimer ceux du voisin, a de plus l’avantage judiciaire de fournir aux plaideurs la ressource d’une troisième instance. Cette ressource existait en Égypte sous le régime consulaire ; puisque les jugemens des consulats pouvaient être portés d’abord à la cour d’Aix, puis à la cour de cassation. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Une cause perdue en seconde instance à la cour d’appel d’Alexandrie est définitivement jugée ; l’arrêt est décisif sur le fait et sur le droit ; fût-il manifestement entaché d’injustice, il n’y a plus à y revenir. Ce n’est point faire insulte aux conseillers d’Alexandrie que de les comparer à nos conseillers français. Tout le monde est d’avis que ceux-ci peuvent se tromper ; ils se trompent en effet fort souvent, puisque la cour de cassation réforme un grand nombre d’arrêts rendus par eux. Pourquoi la cour d’appel d’Alexandrie jouirait-elle seule de ce privilège de l’infaillibilité que l’on ne reconnaît à aucune cour européenne ? Il est certainement beaucoup plus difficile à une assemblée internationale, qui subit mille influences morales et matérielles, qui est placée d’ailleurs dans un pays connu depuis des milliers des siècles pour l’action amollissante et délétère qu’il exerce sur les caractères et sur les esprits ; il est beaucoup plus difficile à cette assemblée de garder toute sa lucidité et toute son impartialité de jugement qu’aux assemblées du même genre de l’Europe. Et cependant, on lui accorde en Égypte ce qu’on lui refuserait sans hésiter en Europe. Est-ce logique ? Est-ce raisonnable ? Est-ce prudent ?

Enlever à la cour d’appel d’Alexandrie le jugement des causes administratives serait impossible, car on ne trouverait point en Égypte les élémens nécessaires à la formation de tribunaux administratifs et d’un conseil d’état d’une compétence et d’une impartialité suffisantes. Mais comme il est urgent d’empêcher qu’à la faveur de l’article 11 du règlement d’organisation judiciaire, la cour continue à s’emparer de l’administration du pays, la création, d’un tribunal des conflits, capable de l’arrêter lorsqu’elle sortirait de ses attributions pour s’emparer de celles qui ne lui appartiennent pas„ est devenue indispensable. Et ce n’est pas seulement dans les procès administratifs que l’utilité d’un tribunal des conflits se fait sentir chaque jour. On sait que la réforme judiciaire n’a pas détruit la juridiction consulaire, qui continue à subsister à côté de la juridiction mixte. Or il arrive sans cesse que ces deux juridictions sont en conflit ; un grand nombre de procès sont resté et restent encore en suspens parce qu’ils ont été tranchés d’une manière par les consulats et d’une autre manière par les tribunaux mixtes. C’est là un des graves inconvéniens qui résultent de la complication des juridictions en Égypte[10]. Pour mettre un peu d’ordre dans ce chaos. judiciaire, ne faut-il pas qu’une autorité supérieure décide souverainement à quelle juridiction appartiennent les causes controversées ? Un tribunal suprême des conflits est donc plus nécessaire en Égypte que partout ailleurs. Pour donner satisfaction à tous les intérêts et garantir tous les droits que la situation actuelle de l’Égypte a créés ou développés, le tribunal des conflits devrait se composer de deux membres nommés par le gouvernement égyptien, de deux membres nommés par le corps de la magistrature, de deux membres nommés par les consulats, et des deux contrôleurs-généraux de la dette publique. Pendant la nouvelle période quinquennale qui va s’ouvrir l’année prochaine pour la réforme judiciaire, il est probable que l’Égypte restera dans l’état où elle est aujourd’hui, et que les intérêts des créanciers continueront à y être défendus par deux contrôleurs. Comme la plupart des conflits en matière administrative porteront sur des questions financières, il est naturel que ces deux contrôleurs fassent partie du tribunal des conflits. Le gouvernement égyptien a le droit d’être représenté dans un corps chargé de défendre son autorité législative. Quant à la magistrature et aux consulats, il est trop clair que leur part ne doit pas y être inférieure. à celle du gouvernement égyptien et des contrôleurs.

La question de l’organisation d’une cour de cassation est beaucoup plus compliquée que la précédente. La première idée qui se présente, lorsqu’on examine les abus qu’a entraînés l’omnipotence de la cour d’Alexandrie, c’est de placer, au-dessus de cette cour, à l’exemple de l’Europe, une cour suprême qui lui enlèverait le jugement définitif du droit. Mais, pour créer cette cour suprême, il faudrait créer en outre une seconde cour d’appel, car il ne serait pas possible de renvoyer une cause à celle qui l’aurait déjà jugée et mal jugée. Une seconde cour d’appel entraînerait la formation de nouveaux tribunaux, car il ne serait pas possible non plus de n’avoir que trois tribunaux de première instance avec deux cours d’appel. La cour d’appel d’Alexandrie n’a en somme qu’un nombre d’affaires très modéré à traiter, — quatre cents par an environ ; — il est donc tout à fait superflu de lui donner un auxiliaire. Il serait plus juste d’organiser de nouveaux tribunaux de première instance ; ceux du Caire et d’Alexandrie succombent sous la besogne ; ils jugent cinq ou six fois plus d’affaires que nos tribunaux français. Mais, dans la situation financière de l’Égypte, on ne peut songer à grever le budget des dépenses qu’entraînerait l’établissement d’une cour de cassation, d’une nouvelle cour d’appel et de nouveaux tribunaux de première instance. Les magistrats qui vont en Égypte exigent des traitemens considérables ; à côté des magistrats, le personnel judiciaire, greffiers, commis, huissiers, coûte des sommes importantes. Il est évident que s’il fallait, pour modifier la réforme judiciaire, braver toutes les règles d’une économie qui est devenue la première loi du gouvernement égyptien, le maintien de l’état actuel serait inévitable. Mais est-il nécessaire de fonder en Égypte même de nouvelles institutions judiciaires ? Pourquoi ne pas reprendre, en les adaptant au régime actuel, les traditions du système consulaire ? Pourquoi ne pas placer hors de l’Égypte non plus la seconde, mais la troisième instance ? Jadis, lorsqu’un procès était jugé par un tribunal consulaire, on en appelait devant la cour d’appel, puis devant la cour de cassation du pays de la partie perdante. Étrangers et indigènes étaient également habitués à ces longs voyages, et s’ils s’en plaignaient, ce n’était pas à cause des lenteurs qu’ils entraînaient et que la facilité des communications modernes avait singulièrement restreintes, c’était à cause du désordre produit par la multiplicité des juridictions de seconde et de troisième instance. Un indigène en contestation avec un Français allait sans peine à Aix et à Paris ; mais lorsque la contestation roulait entre plusieurs personnes de nationalités différentes, il fallait s’adresser à autant de cours qu’il y avait de nationalités[11]. De plus, une simple substitution de personne forçait parfois de recommencer dans un pays un procès gagné dans un autre, en sorte qu’on n’en voyait jamais l’issue. De là les plaintes provoquées par le régime consulaire. Mais ces plaintes pourraient-elles se reproduire si les puissances signataires de la réforme s’entendaient pour choisir, dans une nation neutre, ayant une jurisprudence conforme au droit français, la Belgique par exemple, la cour de cassation qui statuerait en droit sur toutes les causes jugées par la cour d’appel d’Alexandrie et que la partie perdante voudrait soumettre à une troisième instance ? Puisque le nombre des simples appels est de quatre cents environ par an, le nombre des appels en cassation serait tout au plus de cent cinquante à deux cents. Pour un si petit nombre de causes, vaut-il la peine de créer une cour de cassation très coûteuse ? Vaut-il aussi la peine de se préoccuper des difficultés matérielles causées par la distance qui existe entre Bruxelles et Alexandrie ? Sur ces cent à deux cents causes, combien peu exigeraient le déplacement des plaideurs ? En général, les parties n’assistent pas aux procès en cassation ; elles se contentent d’envoyer les dossiers à des avocats et à des hommes d’affaires spéciaux dans la ville où se trouve la cour. Cette habitude s’établirait d’autant plus aisément en Égypte qu’elle y serait conforme aux mœurs d’il y a cinq ans, à l’époque où le régime consulaire était dans toute sa vigueur. Il n’y a donc point d’objection matérielle sérieuse à faire au projet que nous présentons.

On y fait en Égypte des objections morales encore moins sérieuses. Le gouvernement égyptien, qui regarde la justice mixte comme une institution nationale, répugne à l’idée d’en chercher au dehors le couronnement ; il lui semble que son autonomie en sera atteinte, que ce sera une diminution de son autorité personnelle. Le contraire est la vérité. Comment qu’on s’y prenne, de quelque manière qu’en cherche à limiter son mandat, que ce soit une cour de cassation ou une cour d’appel, la cour suprême de la réforme judiciaire deviendra, si elle continue à siéger en Égypte où elle sera nécessairement internationale, une assemblée politique, foyer de nombreuses compétitions diplomatiques, centre d’une action morale extérieure avec laquelle le gouvernement aura toujours à compter. Pour que cette cour reste purement judiciaire, pour qu’elle s’enferme dans ses fonctions, pour qu’elle ne soit pas la tête ou le bras d’un parti, il faut qu’elle soit éloignée d’une terre où il est presque impossible d’échapper à l’esprit d’intrigue. Si elle reste à Alexandrie, elle cherchera inévitablement à y jouer le rôle qu’y joue en ce moment la cour d’appel ; on aura déplacé la difficulté, on ne l’aura pas résolue. Le seul moyen de ménager l’indépendance du gouvernement égyptien, d’atteindre la proie au lieu de l’ombre, est de s’arrêter au parti que nous proposons. Peut-être blesse-t-il certaines susceptibilités peu réfléchies, mais il ne porte atteinte à aucun droit, à aucun intérêt ; il garantit au contraire tous les droits, tous les intérêts légitimes. Qu’y a-t-il de choquant d’ailleurs à prendre dans un pays étranger la cour suprême d’une justice étrangère, internationale, qui n’est égyptienne que de nom et qui dans la réalité a toujours été jusqu’ici une force anti-égyptienne ? On aurait à se plaindre, si cette cour était choisie dans une des grandes puissances dont l’influence politique sur l’Égypte est considérable et donne lieu à des campagnes d’ambition individuelle, car on offrirait par là à cette puissance une arme dont elle se servirait uniquement à son profit. Mais pense-t-on que la Belgique ait la moindre velléité de s’emparer de l’Égypte et qu’elle puisse songer à faire des arrêts de sa cour de cassation les jalons d’une conquête future ? Ç’a été une grande imprudence de permettre à l’Allemagne et à l’Autriche, qui ont sans cesse les yeux tournés vers la Méditerranée, d’user de la réforme judiciaire pour conquérir sur l’Égypte une autorité à laquelle elles n’avaient aucun droit. Mais l’influence de la Belgique n’a rien de redoutable pour personne ; tout le monde peut s’y exposer d’un cœur rassuré.

Après avoir été chercher au dehors une cour de cassation, il ne serait pas indispensable de créer en Égypte une seconde cour d’appel pour juger de nouveau les procès réformés par cette cour. La cour d’appel actuelle est divisée en deux chambres ; on pourrait tout simplement séparer nettement ces deux chambres, placer le siège de l’une au Caire, laisser Celui de l’autre à Alexandrie, et décider qu’une affaire jugée par une chambre serait renvoyée devant l’autre. Cette construction hybride surprendrait au premier abord ; mais en Égypte ce sont les constructions logiques qui réussissent le moins ; ce qui paraît le plus absurde chez nous est souvent ce qu’il y a de plus sage et de plus fécond sur les bords du Nil. L’avantage de diviser en deux sections la cour d’appel d’Alexandrie serait d’enlever à son vice-président ou à son successeur l’autorité sans bornes que M. Lapenna s’est arrogée et dont il a fait un usage si habile, si utile à son pays, mais si peu conforme aux règles strictes de la justice ainsi qu’aux besoins généraux. C’est un très grand danger de laisser se produire en Égypte une grande personnalité judiciaire. L’exemple de M. Lapenna le prouve. Depuis quatre ans, M. Lapenna est l’homme qui a exercé sur la marche des affaires égyptiennes la plus grande influence : indépendamment de la cour et des tribunaux sur lesquels cependant il règne en maître, il est devenu par lui-même une force politique de premier ordre. Supérieur dans l’action administrative et dans l’intrigue diplomatique, il a joué en toutes circonstances un rôle décisif, et c’est à lui qu’il faut principalement attribuer la durée de la crise financière dans laquelle l’Égypte se débat depuis 1876. Pour ceux qui ont vécu à Alexandrie ou au Caire, il n’est pas douteux que, si on ne restreint pas son autorité, en modifiant profondément l’organisation de la réforme, la magistrature égyptienne restera plutôt un corps politique qu’un corps judiciaire. Mais il n’en serait plus de même le jour où la cour d’Alexandrie, déjà diminuée par la création d’un tribunal des conflits et d’une cour de cassation, serait divisée en deux chambres ayant l’une et l’autre à leur tête deux vice-présidens égaux en pouvoir. On sait que le président de la cour est indigène ; son rôle étant tout à fait honorifique, il pourrait sans inconvénient continuer à le jouer ; la présidence indigène maintiendrait même l’unité apparente de la cour d’appel. Les deux vice-présidens conserveraient, chacun dans sa sphère, une grande autorité. On aurait tort néanmoins de leur laisser tous les pouvoirs administratifs et disciplinaires que M. Lapenna s’est arrogés aux dépens du parquet. Rendre au ministre de la justice et aux procureurs-généraux une part d’influence serait une mesure équitable. Les puissances avaient espéré que l’organisation d’un parquet muni de fonctions importantes apporterait un tempérament utile à l’omnipotence des tribunaux ? on avait beaucoup insisté sur cette garantie dans les négociations qui ont précédé la réforme ; malheureusement le parquet n’a pas pu ou n’a pas su se défendre contre la cour ; le règlement judiciaire, qui a été fait sans lui et contre lui, lui a enlevé ses attributions les plus légitimes ; il s’est trouvé désarmé pour soutenir la lutte, et il y aurait complètement succombé si la France ne s’était pas opposée à sa dernière défaite. Pour se débarrasser d’une autorité rivale de la sienne, M. Lapenna, nous l’avons dit, n’avait rien imaginé de mieux que de transformer en magistrats assis tous les membres du parquet qui n’étaient point des indigènes. Un seul, en effet, n’a pas été assis : c’est le substitut français, auquel son gouvernement a interdit de se prêter aux combinaisons de la cour. Il serait indispensable de revenir sur la désorganisation du parquet et de donner autant que possible à cette institution fondamentale le caractère qu’elle a en Europe. Pourquoi ne pas rendre également quelque autonomie aux tribunaux de première instance ? pourquoi ne pas leur laisser, sinon le droit absolu de régler leurs affaires intérieures, au moins celui d’en préparer et d’en discuter le règlement ? pourquoi continuer à permettre que les intérêts matériels mêmes des juges soient complètement à la merci de la cour et qu’aucun magistrat ne puisse, par exemple, s’absenter quelques jours sans l’autorisation formelle du vice-président de la cour ? A l’heure actuelle, les juges, les greffiers, les huissiers, etc., sont entièrement sous la main de M. Lapenna, qui seul a le droit de leur donner des congés, d’élever leurs traitemens, de leur distribuer des faveurs ou des peines. Ce système détruit jusqu’aux moindres velléités d’indépendance. Il n’est que temps d’y mettre un terme afin de laisser à chacun, avec la responsabilité de ses actes, une certaine liberté individuelle. Nous voudrions également que le barreau fût en quelque sorte décentralisé ; qu’au lieu d’être soumis à une autorité unique siégeant à Alexandrie, il fût divisé, comme en Europe, en barreaux spéciaux placés auprès de chaque tribunal et dont la surveillance aérait d’autant plus facile qu’elle serait moins étendue.

On trouvera peut-être bien nombreuses et bien compliquées la modifications que nous proposons d’opérer dans la réforme judiciaire. Nous avons voulu tracer un plan d’ensemble ; mais s’il était impossible de l’exécuter tout entier, on obtiendrait déjà de grands résultats par l’exécution de quelques-unes de ses parties. La première chose à faire serait sans nul doute d’organiser un tribunal des conflits qui réprimerait les empiétemens politiques de la cour. Au point de vue purement judiciaire, si l’on ne croyait pas possible de se servir pour les procès égyptiens d’une cour de cassation étrangère, et si, d’autre part, des raisons d’économie interdisaient de créer une cour de cassation locale, il faudrait du moins partager entre la cour, les tribunaux et le parquet les pouvoirs que la cour a accaparés pour elle seule. La reconstitution du parquet est le premier article d’un programme de réformes efficaces. Il est indispensable qu’il y ait, à côté du vice-président de la cour, un procureur-général suffisamment armé pour défendre ses propres droits et ceux de l’état. Il faut également que les juges de première instance ne soient plus à la merci d’un seul homme : ils ont fait leurs preuves de capacité, d’honnêteté, d’indépendance ; les maintenir plus longtemps sous une tutelle rigide serait une criante injustice. Le pouvoir absolu produit partout les mêmes effets ; on n’a pu le supporter chez le khédive : il ne serait guère logique de le laisser subsister chez le chef de la magistrature. La réforme générale de l’Égypte est en bonne voie ; la prospérité matérielle du pays fait chaque jour d’immenses progrès ; sa prospérité morale augmente aussi d’une manière sensible ; mais elle ne sera assurée que si la commission internationale qui se réunira au Caire, afin d’y étudier l’organisation de la magistrature, prend des moyens efficaces pour faire de cette magistrature un corps uniquement judiciaire, et non plus, ce qu’il n’a que trop été jusqu’à présent, un corps politique et législatif.


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1875.
  2. Voyez la Revue des 15 août 1876 et 1er mars 1878.
  3. Cette opinion n’est pas celle de la cour. M. Lapenna a toujours soutenu qu’en vertu des capitulations, tous les frais de justice devaient revenir aux tribunaux, qu’aucune partie ne pouvait en être employée à un autre usage que celui du service judiciaire. On a trouvé dans les capitulations des choses bien étonnantes, mais rien à coup sûr d’aussi extraordinaire que ce que le vice-président de la cour d’Alexandrie y a rencontré ! Il est bon d’ajouter que, si les frais de justice sont insuffisans pour le service judiciaire, le gouvernement est tenu de parfaire la différence. C’est de cette manière que les capitulations lui imposent, paraît-il, des devoirs et le privent de tout droit.
  4. Voyez la Revue du 13 août 1879.
  5. Dépêche du 1er juillet 1875.
  6. Pour éviter toute équivoque, il est bon de prévenir le lecteur qu’un jugement récent du tribunal de première instance d’Alexandrie, confirmé par un arrêt de la cour d’appel, vient de modifier du tout au tout ou du moins de transformer, en l’expliquant, de manière à la rendre méconnaissable, la jurisprudence des tribunaux mixtes. La cour reconnaît aujourd’hui qu’elle est incompétente pour juger une loi d’administration publique faite par le gouvernement égyptien, et par conséquent que ce gouvernement peut faire une loi de ce genre sans son concours et sans celui des quatorze puissances qui ont adhéré à la réforme. Mais cet arrêt, excellent en lui-même, est venu trop tard pour changer ou modifier la situation créée par les arrêts précédens. Cela est si vrai, que le gouvernement égyptien a été obligé de recourir à une commission internationale afin de faire une loi de liquidation financière, et que si cette loi, une fois faite, avait été repoussée par une seule des quatorze puissances qui ont adhéré à la réforme, elle n’aurait aujourd’hui aucune valeur légale. A la veille de l’expiration des traités, la cour a jugé habile et sage d’abandonner l’attitude qu’elle avait gardée quatre ans, mais les conséquences de cette attitude sont irrémédiablement acquises ; un repentir tardif ne les a nullement détruites.
  7. Voir, à ce sujet l’article de M. Paul Merruau, que nous avons signalé plus haut dans la Revue du 15 août 1876.
  8. Nous avons déjà dit que la cour d’appel venait de proclamer son incompétence, ce qui fait tomber l’ingénieuse et plus qu’étrange théorie du tribunal du Caire considérant un état comme une personne civile contractant avec des particuliers. Mais, en pratique, c’est la théorie du tribunal du Caire et des premiers arrêts de la cour qui continue à triompher, puisque les puissances, à défaut d’une entente amiable entre l’état égyptien et ses créanciers, ont imposé leur intervention directe pour modifier la loi financière et arriver à une liquidation des dettes publiques.
  9. Il est à remarquer que le système si décrié des juridictions consulaires ne donnait pas lieu à ce genre d’abus. Quand un intérêt ne touchait qu’à une puissance, cette puissance n’avait pas besoin du concours des autres pour le garantir. Supposons que la crise financière égyptienne se fût produite sous le régime consulaire : les porteurs de titres anglais et français, autrichiens et italiens auraient fait des procès au gouvernement du khédive dans leurs consulats respectifs. Ces consulats auraient sans doute jugé contre le gouvernement. Celui-ci aurait donc été obligé de négocier avec la France, l’Angleterre, l’Autriche et l’Italie, pour rendre ses arrangemens financiers légaux ; mais la Grèce, la Hollande, les États-Unis, la Belgique, etc., et toutes les puissances qui n’ont pas un seul titre égyptien entre leurs mains seraient restées en dehors des négociations.
  10. Nous avons dit aussi qu’il était arrivé aux tribunaux mixtes de casser des arrêts de tribunaux, locaux, sous prétexte que celui-ci n’avaient pas en la compétence, nécessaire pour les rendre. C’est un troisième genre de conflits dont il faut tenir compte.
  11. Tout cela a été fort bion expliqué par M. Layollée, dans le travail dont nous avons déjà parlé. Voyez la Revue du 1er février 1875.