La Société d’agriculture de Paris

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LA
SOCIETE D'AGRICULTURE
DE PARIS



La compagnie qui porte aujourd’hui le nom de Société centrale d’Agriculture va bientôt avoir cent ans d’existence ; elle a été instituée sous Louis XV par arrêt du conseil du roi du 1er mars 1761 sous le nom de Société d’Agriculture de la généralité de Paris. » Cette date de 1761 est remarquable : elle suit de près les premiers les écrits des économistes, notamment le Tableau économique d’un royaume agricole de Quesnay, publié en 1758 ; les Élémens d’agriculture de Duhamel du Monceau avaient paru à peu près vers le même temps. C’était sous le ministère du duc de Choiseul. La désastreuse guerre de sept ans tirait à sa fin ; les revers se multipliaient sur terre et sur mer, la honteuse déroute de Rosbach est de 1757, la destruction de nos flottes de 1759 ; l’Inde, le Canada, nos principales colonies, passaient sous la domination des Anglais. La nation, humiliée, ruinée, cherchait en elle-même des ressources plus sûres et moins exposées aux chances formidables de la guerre. Il résulte des termes de l’édit royal[1] que la création des sociétés d’agriculture n’était pas un acte spontané du pouvoir, mais l’exécution d’une demande formée par les intéressés. L’esprit public commençait à s’éveiller, le pays ne comptait plus sur son gouvernement et aspirait vaguement à faire lui-même ses affaires.

La généralité de Paris comprenait les départemens de la Seine, de Seine-et-Oise, de l’Oise, de Seine-et-Marne, une partie d’Eure-et-Loir et de l’Yonne ; elle se divisait en vingt-deux élections, qui avaient pour chefs-lieux Paris, Beauvais, Compiègne, Mantes, Pontoise, Senlis, Dreux, Montfort, Meaux, Coulommiers, Rozay, Étampes, Melun, Provins, Nemours, Montereau, Sens, Nogent, Joigny, Saint-Florentin, Tonnerre et Vézelay. La société nouvellement créée devait se partager en quatre bureaux, dont le premier devait tenir ses séances à Paris, le second à Meaux, le troisième à Beauvais, le quatrième à Sens. Le bureau de Paris devait se composer de vingt membres, et chacun des trois autres de dix. En qualité de commissaire du roi, l’intendant de la généralité avait séance et voix délibérative dans toutes les assemblées. Les membres désignés pour la première fois par le roi pour former le bureau de Paris étaient : l’abbé Lucas, chanoine de Notre-Dame : Favre-d’Aunoy, procureur-général de la congrégation de Sainte-Geneviève ; dom Basson, grand-prieur de l’abbaye de Saint-Germain des Prés ; dom Rousseau, abbé régulier de l’abbaye du Pin et proviseur du collège de Saint-Bernard ; le prince de Tingry, le comte de Guerchy, le comte d’Hérouville, le bailli de Fleury ; Rolland de Challerange, conseiller au parlement ; le chevalier Turgot, Paris Du Verney, le baron d’Ogilvy, le marquis de Turbilly ; l’abb& Berthier, abbé de Vézelay ; de Boisemont, fermier-général : de Garsault ; Le Roy, lieutenant des chasses à Versailles ; Navarre, Pépin ; Palërnei trésorier-général du duc d’Orléans, secrétaire perpétuel.

En lisant ces noms, aujourd’hui couverts du silence et de l’obscurité de la mort, et qui étaient alors ceux d’hommes « zélés pour le bien public et se portant avec autant d’empressement que d’intelligence à l’amélioration de l’agriculture, » on se demande si la renommée répand bien justement ses faveurs. Voila vingt personnages en possession, il y a seulement cent ans, d’une notoriété suffisante pour qu’on les ait jugés dignes de représenter à Paris le plus grand des intérêts nationaux, et bien peu d’entre eux ont laissé un souvenir. Non-seulement leur mémoire a péri, mais tout l’ordre social dont ils ont fait partie a disparu. Essayons de ranimer un moment cette poussière éteinte, à l’aide des renseignemens qu’il nous a été possible de recueillir.


I

L’ordre du clergé était fort directement intéressé au développement de l’agriculture, puisqu’il possédait le sixième environ du sol, dont une partie entre les mains de grands corps religieux, et le reste divisé en une multitude de petits bénéfices. De tout temps, les possesseurs ecclésiastiques avaient professé une affection particulière pour la culture. Même sans remonter aux défrichemens primitifs, presque tous exécutés par des moines, la plupart des grandes améliorations agricoles ont pris naissance dans des couvens. Les terres du clergé étaient encore, au siècle dernier, les mieux cultivées de France après celles des petits propriétaires, qui ont toujours eu l’avance, alors comme aujourd’hui. Presque toutes affermées, elles remplissaient dans notre organisation rurale le rôle des grandes propriétés anglaises. Il n’est donc pas étonnant qu’en formant la Société d’Agriculture, on ait cru nécessaire d’y faire entrer des représentais de cet ordre d’intérêts, alors si puissant et si respecté. Les personnes choisies n’ont par elles-mêmes aucune importance, les établissemens qu’elles représentent en ont beaucoup. L’abbaye de Saint-Germain des Prés possédait sous Charlemagne, d’après les recherches si neuves et si curieuses de M. Guérard, 430,000 hectares, ou l’étendue actuelle d’un département ; elle était encore en 1789 la plus riche de France, et l’abbé passait pour avoir à lui seul 300,000 livres de rentes. Même en retranchant la moitié, pour tenir compte des exagérations du temps, c’est encore un beau revenu. Le chapitre de Notre-Dame, la congrégation de Sainte-Geneviève, l’abbaye du Pin, l’abbaye de Vézelay, n’étaient pas non plus de petits propriétaires.

Il s’en fallait de beaucoup que les terres de »la noblesse fussent en aussi bon ordre. Presque toutes grevées de lourdes dettes, abandonnées et négligées par leurs possesseurs, elles ne rapportaient le plus souvent qu’un revenu nominal. « La noblesse, dit Saint-Simon, depuis la plus illustre jusqu’à la moindre, se trouve dans un besoin continuel des biens des particuliers riches du tiers-état. Pour un créancier de la noblesse, on en trouverait mille du tiers-état, et un débiteur du tiers-état pour mille de la noblesse. » Quelques membres des plus grandes familles commençaient cependant à faire exception, on en trouvera ici la preuve.

Charles-François de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry, capitaine des gardes et maréchal de France, était le petit-fils du fameux maréchal de Luxembourg, vainqueur à Fleurus, à Steinkerque et à Nerwinde. Ce nom mérite d’être recueilli, car c’est la première fois qu’on voit un grand seigneur du premier rang consentir à se joindre, pour une œuvre utile, à quelques bourgeois obscurs. Qu’aurait dit Saint-Simon, s’il avait pu assister à un tel acte de la part d’un Montmorency ? Le prince de Tingry a donné un exemple qui devait être suivi vingt ans après par des La Rochefoucauld, des Noailles, des Béthune ; il a eu l’honneur de commencer. Si beaucoup de ses pareils avaient fait comme lui dès ce temps-là, nous aurions peut-être vu s’accomplir chez nous ce qui a si bien réussi chez nos voisins, l’alliance de l’aristocratie et des classes moyennes pour servir les grands intérêts nationaux et populaires.

Le comte de Guerchy, sans appartenir tout à fait à cette région presque royale, occupait une des premières places dans la noblesse de Bourgogne. Il était en 1761 chevalier des ordres du roi et lieutenant-général. Il s’était glorieusement conduit à la bataille de Fontenoy, où il chargea trois fois à la tête de son régiment. Guerchy n’est pas blessé ! s’écrie Voltaire dans son poème de Fontenoy. Après la paix de 1763, il fut nommé ambassadeur à Londres, et y mourut quatre ans après. Il n’a donc pu prendre qu’une courte part aux travaux de la Société d’Agriculture, mais il y a été plus tard remplacé par son fils, qui a enrichi de plusieurs écrits intéressans le recueil des Mémoires. Comme le prince de Tingry, il a droit à un respectueux souvenir pour avoir donné à l’institution naissante l’appui de son nom. Dès la première réunion, il fut nommé président.

Le marquis de Turbilly avait toute sorte de titres pour faire partie d’une telle société. C’était un gentilhomme de l’Anjou, ayant fait la guerre avec éclat comme lieutenant-colonel, mais encore plus passionné pour l’agriculture. Propriétaire dans sa province de terres incultes, il s’était rendu célèbre par des travaux dont il avait lui-même rendu compte dans un Mémoire sur les Défrichemens publié en 1760, et qui produisit à son apparition une sensation extraordinaire. Le contrôleur-général des finances envoya ce livre à tous les intendans en le leur recommandant, et quand on le lit aujourd’hui, on trouve la démarche du ministre très significative. M. de Turbilly ne s’y bornait pas à donner de précieux détails sur la pratique des défrichemens, il exprimait en outre des idées hardies sur le mode de perception des impôts, sur la multiplication excessive du gibier seigneurial, sur la centralisation des dépenses publiques, sur l’impunité du vagabondage et de la mendicité, enfin sur les principaux abus qui gênaient dans les campagnes le développement de la richesse. Grâce aux améliorations qu’il avait exécutées, le nombre des habitans de sa paroisse avait doublé, disait-il, en vingt-deux ans. Toutes les imaginations furent frappées de l’accroissement de population et de puissance que pouvait acquérir la France par la mise en valeur des terres incultes. Dans son Epître sur l’agriculture, écrite en 1761, c’est-à-dire l’année même de la fondation de la société, Voltaire exprime le sentiment général quand il dit :

D’un canton désolé l’habitant s’enrichit ;
Turbilly dans l’Anjou t’imite et t’applaudit.

M. de Turbilly avait fait plus : il avait provoqué par ses écrits et par ses démarches la formation de sociétés d’agriculture dans toutes les généralités du royaume, et l’arrêt du conseil du 1er mars 1761 avait été rendu en grande partie sur son instigation. Ces sortes de sociétés étaient auparavant inconnues ; une seule, celle de Rennes, a précédé de peu d’années celle de Paris.

L’un dès présidens habituels de la Société centrale d’Agriculture d’aujourd’hui, M. Chevreul, a consacré à M. de Turbilly deux importans articles dans le Journal des Savans. Malheureusement ce qu’on sait de la fin de sa vie est fort pénible. Dans son ardeur, ce novateur hardi n’avait pas assez bien compté : à la suite de quelques entreprises mal conçues et d’un procès avec des communes pour la propriété de terrains qu’il voulait défricher, il est mort insolvable en 1770. Un des passages les plus touchans du voyage d’Arthur Young est celui où il raconte son pèlerinage à Turbilly en 1789. Il arrivait plein d’enthousiasme pour le marquis défricheur dont il avait lu les écrits ; il demande à Angers où sont situés ses domaines : personne ne peut les lui indiquer, pas même le secrétaire perpétuel de la société d’agriculture de la ville. Confondu d’étonnement, il continue ses recherches, et finit par apprendre, après beaucoup de peine, qu’il existe près de La Flèche un lieu du nom de Turbilly. Il y court, et y trouve une autre famille. La terre avait été vendue aux enchères par les créanciers, et vingt ans avaient suffi pour effacer presque tout souvenir de l’ancien propriétaire. « Le seul fait qui ait un peu diminué ma douleur, dit-il, c’est qu’il n’a pas laissé d’enfans, quoiqu’il fût marié ; ses cendres reposent en paix sans que sa mémoire soit accusée par une postérité indigente. » À ces mots d’un sentiment profond et tout anglais, Arthur Young ajoute, pour achever de soulager son âme, que ce ne sont pas les travaux d’agriculture de M. de Turbilly qui l’ont ruiné, il fait même entendre que ces travaux n’étaient pas aussi considérables qu’il l’avait cru : c’est une fabrique de porcelaine et le fameux procès qui ont fait tout le mal.

Le chevalier Turgot, marquis de Consmont, n’était pas le célèbre ministre de ce nom, mais son frère ; c’était le second fils du prévôt des marchands, l’aîné était président au parlement de Paris ; le futur ministre, alors intendant de la généralité de Limoges, n’était que le troisième. Le chevalier Turgot, ainsi nommé parce qu’il était chevalier de Malte, avait passé à Malte une partie de sa vie. Devenu brigadier-général des armées du roi, il avait été gouverneur de la Guyane. Rappelé et disgracié pour avoir voulu mettre un terme aux envois de prétendus colons qui venaient y mourir par milliers, victimes de la dilapidation non moins que du climat, il avait passé quelque temps à la Bastille. Depuis sa sortie de la Bastille, il avait partagé son activité entre le séjour de ses terres, où il dépensait en améliorations utiles la plus grande partie de ses revenus, et Paris, où il vivait dans l’intimité des hommes les plus savans et les plus honorables. Très savant lui-même en histoire naturelle, il était membre libre de l’Académie des Sciences.

Paris Du Verney n’était autre que le célèbre financier de ce nom, le troisième des quatre frères Paris si connus de leur temps, celui qui avait lutté seul, avec Montesquieu et le duc de Noailles, contre le système de Law, et qui, après avoir mérité l’exil pour ce fait, avait reçu du régent la mission de liquider les dettes du système. Il s’acquitta, selon Voltaire, avec un talent prodigieux de cette opération de finance et de justice, la plus grande et la plus difficile qui eût jamais été faite. Possesseur d’une fortune énorme, Paris Du Verney portait un vif intérêt à l’agriculture comme à tout ce qui pouvait accroître la richesse publique ; mais son âge ne lui ayant pas permis d’accepter le titre de membre de la société, il fut remplacé à la pluralité des voix par M. Pottier, intendant du commerce.

Le comte d’Hérouville, le bailli de Fleury, le fermier-général Boisemont, le conseiller au parlement Rolland de Challerange, le baron d’Ogilvy, nous sont moins connus ; mais parmi les membres nommés après eux sur la liste formée par le roi, il en est trois qui se présentent avec des titres spéciaux. Le premier, Pierre Pépin, né à Montreuil, près Paris, d’une famille de jardiniers, a porté à sa perfection l’art de diriger les espaliers qui donnent les fameuses pêches de Montreuil ; les habitans qu’il avait enrichis par ses exemples l’avaient nommé en 1790 maire de la commune à l’unanimité ; il est mort en 1812 à quatre-vingts ans. Le second, Le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles, a fourni plusieurs travaux à l’Encyclopédie ; il est surtout connu par des Lettrés philosophiques sur l’intelligence des animaux, ouvrage original, qui a eu plusieurs éditions. Le troisième, Garsault, capitaine des haras et membre de l’Académie des Sciences, a laissé de nombreux écrits sur l’équitation et l’hippiatrique, notamment le Guide du Cavalier et le Parfait Maréchal, traités classiques dans leur temps, et dont les dernières éditions ont paru au commencement de ce siècle.

Quant à M. de Palerne, trésorier-général du duc d’Orléans et secrétaire perpétuel, il tirait évidemment sa principale importance de sa place. Le nom d’un prince du sang se trouve de la sorte uni à la création de la société. Le duc d’Orléans d’alors, était le petit-fils du régent et le grand-père du roi Louis-Philippe ; après avoir fait la guerre avec bravoure et pris une part éclatante aux victoires de Fontenoy et de Laufeld, il vivait retiré à sa maison de campagne de Bagnolet, dans l’intimité de quelques amis. Il aimait les lettres, les arts et les sciences. En 1756, il avait fait venir de Genève le fameux Tronchin pour inoculer son fils et sa fille, hardi et généreux témoignage en faveur d’une innovation très contestée. L’apanage d’Orléans étant considérable, un administrateur de ces biens ne pouvait que manier de grands intérêts agricoles.

L’arrêt du conseil qui instituait la société avait été rendu sur le rapport du contrôleur-général des finances Bertin, un des meilleurs ministres de Louis XV :

Bertin, qui dans son roi voit toujours sa patrie,
Prête un bras secourable à ta noble industrie,


dit encore Voltaire dans son Epître sur l’agriculture.

La première séance se tint à Paris, le 12 mars 1761, chez ; l’intendant de la généralité. Sur le procès-verbal qui constate le nom des présens, la signature du prince de Tingry se trouve à côté de celle du jardinier Pépin. Un des premiers soins de la compagnie fut de se choisir ce qu’on appelait des associés ou membres libres ; on y remarque Duhamel du Monceau, qui était alors dans tout l’éclat de sa réputation ; Buffon, de Jussieu, membres comme Duhamel de l’Académie des Sciences ; l’intendant des finances Trudaine, dont Voltaire a, dit dans la même épître :

Trudaine sait assez que le cultivateur
Des ressorts de l’état est le premier moteur,
Et qu’on ne doit pas moins, pour le soutien du trône,
À la faux de Cérès qu’au sabre de Bellone.

Ces vers seraient aujourd’hui un lieu-commun, il n’en était pas tout à fait de même alors ; le sabre de Bellone passait depuis longtemps bien avant la faux de Cérès, et on commençait seulement à se douter qu’il faudrait peut-être intervertir les rangs. À partir de ce moment, la littérature, si peu champêtre jusqu’alors, va changer de ton. En 1769, Delille obtiendra un succès de vogue par sa traduction des Géorgiques de Virgile. La même année paraîtra le poème des Saisons du marquis de Saint-Lambert, où l’auteur s’attache à montrer le bien que peut faire autour de lui un grand propriétaire résidant à la campagne. La prose rivalisera avec les vers pour seconder le mouvement. La Nouvelle Héloïse, si pleine de descriptions enthousiastes de ce qu’on appelait alors la nature, est précisément de 1761. En même temps Buffon écrit en style magnifique l’histoire des plus humbles animaux. Bernardin de Saint-Pierre se prépare à suivre ses traces ; les Etudes de la Nature verront le jour en 1784. Dans les arts, les bergeries de Boucher et les simples airs du Devin du Village ravissent la cour et la ville par un souvenir, si faux qu’il soit, de la vie rurale*. Il entre sans doute dans ce caprice de la mode beaucoup de recherche raffinée, et deux vers du pauvre Burns, le poète-laboureur de l’Ecosse, contiendront plus de véritable poésie champêtre que tout cet étalage. « Que pensez-vous de l’Histoire naturelle de Buffon ? demandait-on un jour à Voltaire. — Pas si naturelle, » répondit-il. Mais nous sommes ainsi faits que nous ne savons rien prendre simplement ; il nous faut partout de l’esprit, de l’imagination, de l’élégance, une forme exquise et savante, un tour à la fois classique et original, antique et neuf, qui nous mène à la réalité par l’idéal.

Pendant l’année qui suit sa fondation, la société se montre animée d’un véritable zèle ; elle se réunit très exactement, entend la lecture de plusieurs mémoires et prend plusieurs décisions utiles. C’est le marquis de Turbilly qui est l’âme de ces réunions et qui remplit les séances de ses lectures. Parmi les votes, un des plus importans porte sur l’unité des mesures. La société étant entrée en correspondance avec les compagnies du même genre créées en même temps dans les généralités de Tours, de Limoges, de Lyon, d’Auvergne, d’Orléans, de Rouen et de Soissons, on n’avait pas tardé à sentir l’embarras qui résulterait pour ces communications de la variété des poids et mesures ; en conséquence, la société décida qu’elle n’emploierait à l’avenir que l’arpent de 100 perches de 20 pieds de roi pour la mesure des terres, et, pour les grains, le setier de Paris, pesant 240 livres, poids de marc, et elle engagea les autres sociétés à en faire autant dans leurs publications. On voit que l’unité des poids et mesures préoccupait, bien avant la révolution, tous les hommes sensés. On peut même dire, sans manquer de respect aux créateurs du système métrique, que l’ancien arpent valait beaucoup mieux comme unité agraire que notre hectare actuel, qui est trop grand, et qu’il aurait été plus facilement adopté par les autres peuples, comme se rapprochant davantage des mesures usitées dans le reste de l’Europe.

Les intentions de la société, que partageait dès lors le gouvernement, furent secondées par une déclaration du roi en date du 16 mai 1766, laquelle ordonne qu’il sera envoyé dans les principales villes du royaume des étalons matrices de la livre poids de marc, de la toise de six pieds de roi et de l’aune de Paris avec leurs divisions. En agissant ainsi, Louis XV renouvelait les édits de ses prédécesseurs, et en particulier de François Ier et de Henri II, qui avaient ordonné la réduction des poids et mesures en vigueur dans le royaume à un seul type appelé poids et mesures du roi. Ce projet remontait plus haut encore, puisqu’on trouve des tentatives faites dans le même sens au XIVe siècle par Philippe le Long et Charles le Bel. Jusque dans une capitulaire de Charlemagne de 789, on lit ces mots, qui devancent de mille ans le fait accompli : AEquales mensuras et certas et pondera justa et œqualia omnes habeant.

Après 1771, cette activité cesse tout à coup. La société se borne pendant vingt ans à décerner quelques prix sur des sujets d’agriculture et à rédiger sur des questions pratiques des mémoires en forme d’instructions que l’intendant se chargeait de distribuer aux cultivateurs de la généralité. Probablement les malheurs qui assaillirent le marquis de Turbilly furent pour beaucoup dans cette longue interruption.


II

Cependant Louis XVI était monté sur le trône, et l’admirable mouvement d’esprit qui a marqué la fin du XVIIIe siècle venait de commencer. Deux grands ministres, Turgot et Malesherbes, avaient donné le signal de toutes les réformes. Une sorte de passion du bien public s’emparait des hommes les mieux placés. L’intendant de la généralité de Paris, Berthier de Sauvigny, le même qui fut plus tard une des premières victimes de la révolution, s’occupait avec une ardente activité de tout ce qui pouvait servir les intérêts généraux. Sous ses auspices, la société prit un grand développement. En 1785, la plupart des fondateurs étaient morts, mais des noms nouveaux et bien autrement éclatans les remplaçaient : le duc de Charost, le duc de La Rochefoucauld, le duc de Liancourt, le duc d’Ayen, le duc de Croy, Malesherbes, Lavoisier, Fourcroy, Daubenton, Parmentier, Vicq d’Azyr, Thouin, Monthyon, Dupont de Nemours, des ministres, des conseillers d’état, dix-sept membres de l’Académie des Sciences, la plus belle réunion d’hommes que la France eût vue depuis longtemps.

Il serait superflu de faire la biographie de tous ces nouveaux sociétaires. Il n’est cependant pas sans intérêt d’appeler un moment l’attention sur quelques-uns de ceux qui figurent sur cette liste. L’attrait de cette recherche s’accroît par un triste sentiment de la destinée qui les attend. Il y a des générations malheureuses et condamnées d’avance : celle de 1789 est du nombre ; mais, avant de disparaître dans le volcan ouvert tout à coup sous ses pieds, elle a eu le temps de se montrer animée de toutes les idées utiles et de toutes les passions généreuses. On ne peut que l’admirer en la plaignant, car si elle a péché par excès d’ardeur, ne sommes-nous pas devenus un peu trop sages ?

Armand-Joseph de Béthune, duc de Charost, descendant de Sully et digne de cette illustre origine, était un de ces hommes rares qui caractérisent une époque. Vingt ans avant 1789, il avait aboli dans ses domaines les corvées seigneuriales. Possesseur d’une immense fortune en Berri et résidant habituellement au château de Meillant, près Saint-Arnaud, il a rempli tout ce pays de ses bienfaits, et sa mémoire y est encore aujourd’hui en vénération. Lieutenant-général du roi en Picardie, il y avait fondé des prix pour les desséchemens et pour les meilleurs remèdes contre les épizooties. En Bretagne, il avait ouvert des routes et des ateliers de charité. « Vous voyez bien cet homme, disait un jour Louis XV en le montrant à un groupe de courtisans, il vivifie trois de mes provinces. » La mort du duc de Charost a été aussi belle que sa vie. Arrêté à Meillant pendant la terreur, il passa six mois à La Force, et n’en sortit qu’après le 9 thermidor. Cette épreuve ne refroidit pas son zèle, il accepta en 1799 les fonctions de maire du 10e arrondissement de Paris ; en visitant les enfans malades de la petite-vérole dans l’institution des sourds-muets, il gagna la contagion et en mourut. Il repose dans la chapelle du château de Meillant, un des plus charmans monumens de la renaissance[2].

Le duc d’Ayen, capitaine des gardes, était fils du maréchal de Noailles, si renommé sous Louis XV par le tour piquant de son esprit. Le maréchal de Noailles aimait beaucoup le jardinage ; il avait à Saint-Germain un jardin plein d’arbres et de plantes rares. Son fils avait hérité de ses goûts ; il était de plus très savant et membre comme tel de l’Académie des Sciences. Une des filles du duc d’Ayen avait épousé le jeune marquis de La Fayette, qui revenait alors, déjà célèbre, de sa brillante campagne d’Amérique. Le duc de La Rochefoucauld est le même qui fut plus tard député de la noblesse de Paris aux états-généraux, et qui donna le signal de la réunion de la noblesse au tiers-état ; il prit une part active aux premières délibérations de l’assemblée, et s’y montra des plus dévoués aux idées de liberté politique et d’égalité civile. Après les massacres de septembre, il se réfugia, à Gisors, où il fut assassiné. Le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, son cousin, est mort en 1827, à l’âge de quatre-vingts ans. C’est lui qui, attaché à la personne de Louis XVI, lui fit, après la prise de la Bastille, cette réponse connue : « Mais c’est donc une révolte ? avait dit le roi. — Non, sire, c’est une révolution, » parole fatale et qu’on a pu trop souvent répéter depuis. Député aux états-généraux par la noblesse de Clermont en Beauvoisis, le duc de Liancourt y vota avec le parti constitutionnel. Plus heureux que son cousin, il échappa au poignard, émigra en Angleterre et aux États-Unis, et rentra en France après le 18 brumaire. Une partie de la génération contemporaine a pu le voir encore, retiré au château de Liancourt, activement occupé d’agriculture et d’industrie, et s’attachant à répandre toutes les nouveautés utiles, comme la vaccine et l’enseignement mutuel : un des rares exemples que notre siècle a connus de cette pléiade de grands seigneurs philosophes d’avant 1789, qui ont péri presque tous dans la tourmente, et dont les survivans ont gardé jusqu’au bout une imperturbable confiance dans l’avenir, un amour exclusif de la popularité, les convictions passionnées et jusqu’aux illusions de leur jeunesse !

Quand Arthur Young vint pour la première fois en France, en 1787, il y fut surtout reçu par la maison de La Rochefoucauld. Il descendit, à Paris, à l’hôtel du duc de Liancourt, fut conduit par lui à Versailles et à Saint-Cloud, et alla passer une saison aux eaux de Bagnères-de-Luchon avec le duc et la duchesse de La Rochefoucauld. Il fait, dans son voyage, un agréable tableau de la vie qu’il menait aux eaux en si belle compagnie, sauf qu’il ne pouvait s’habituer à s’habiller tous les jours pour dîner à midi et passer le reste de la journée au salon avec les dames. « A quoi est bon un homme, dit-il, quand il a mis sa culotte et ses bas de soie, et qu’il a son chapeau sous le bras avec la tête bien poudrée ? Peut-il botaniser dans une prairie pleine d’eau ? Peut-il grimper sur des rochers ? Peut-il travailler avec des laboureurs ? » Le plaisir de la conversation avec des personnes si distinguées le retient cependant. À son retour à Paris, il se rend au château de Liancourt, dans l’intention d’y passer trois ou quatre jours, et il y reste plus de trois semaines. Le fermier anglais était alors à la mode, comme le républicain américain, dans la plus haute société française, et on n’épargnait aucune coquetterie pour l’amuser et le retenir.

Il est vrai qu’Arthur Young retrouvait à Liancourt toutes les habitudes de la vie de château anglaise. On n’y dînait qu’à deux heures et demie, au lieu de l’heure antique de midi, qui l’avait tant gêné à Bagnères-de-Luchon. On y déjeunait au thé, on y passait la matinée à chasser ou à jardiner, on y jouissait le soir d’une excellente musique, on y avait à sa disposition une bibliothèque de sept ou huit mille volumes. C’était une mode toute nouvelle dans les grandes maisons attachées à la cour que de passer ainsi quelque temps à la campagne en été. Le duc de Liancourt fit dîner son hôte avec trois fermiers des environs ; Arthur Young veilla de près sur leur attitude pendant le dîner pour voir comment ils se conduiraient en présence d’un si grand seigneur, et il remarque avec bonheur que leurs manières furent aisées et libres, sans cesser d’être respectueuses, comme auraient été en pareil cas celles de fermiers anglais.

Tout le monde connaît le grand nom de Malesherbes ; mais ce qu’on sait moins généralement, c’est qu’il avait un goût prononcé pour l’agriculture et pour les plantations. Entre ses deux ministères, de 1776 à 1787, il résida presque toujours à Malesherbes, dans le département du Loiret, peuplant ses jardins d’arbres exotiques. a Une lieue avant d’arriver au château, dit Arthur Young, commence une belle rangée d’arbres, des deux côtés de la grande route ; c’est l’ouvrage de M. de Malesherbes : elle rejoint les belles plantations de son parc, qui contient la plus grande variété d’arbres curieux. ». Cette terre était voisine de celle de Denainvilliers, où Duhamel du Monceau avait fait ses fameuses expériences. Dans les écrits de Malesherbes, on trouve des observations sur les mélèzes, un mémoire, lu en 1790 à la Société d’Agriculture, sur les moyens d’accélérer les progrès de l’économie rurale, un autre mémoire intitulé : Idées d’un agriculteur patriote sur le défrichement des terres incultes ; ce dernier a paru en 1791, dix-huit mois seulement avant le procès du roi, trois ans avant que Malesherbes lui-même montât sur l’échafaud.

Le nom de M. de Monthyon n’est pas moins connu, grâce aux prix de vertu qu’il a fondés et que décerne tous les ans l’Académie française ; il était alors conseiller d’état. Deux autres conseillers d’état s’asseyaient à côté de lui ; l’un, Dailly, nommé plus tard membre de l’assemblée constituante par le bailliage de Chaumont en Vexin, a eu l’insigne honneur d’être le premier élu président de cette assemblée en 1789 ; l’autre, Dupont de Nemours, mérite une place à part dans cette galerie ; il était l’ami et le confident de Turgot, c’est tout dire. Né en 1739, il avait commencé à écrire à vingt-trois ans sur les principales questions économiques dans le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances, publié par Quesnay et ses amis, et y avait pris part à cette grande croisade pour la liberté du commerce des grains, qui n’a pas encore tout à fait terminé son œuvre, mais qui n’a jamais cessé de marcher de conquête en conquête, au grand profit de l’agriculture et de l’approvisionnement national. À défaut de Louis XV, qui n’aimait et n’encourageait personne, le roi de Suède Gustave III et le roi de Pologne Stanislas avaient distingué Dupont de Nemours ; le dernier l’avait appelé auprès de lui comme secrétaire-général du conseil de l’instruction publique. Quand Louis XVI devint roi et Turgot ministre, Dupont accourut aussitôt auprès de son ami et l’aida de tous ses efforts dans ce court ministère qui a laissé de si impérissables souvenirs. Quand Louis XVI disait amèrement : Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple, il aurait pu, pour être tout à fait juste, nommer avec le ministre son collaborateur. Turgot tombé, Dupont fut exilé dans sa terre du Gâtinais, où il se livra uniquement à la culture jusqu’au moment où il fut chargé par M. de Vergennes de négocier en Angleterre le traité de 1786. Élu à l’assemblée constituante, il la présida plusieurs fois tant qu’elle resta fidèle aux principes de la véritable liberté. Il vota pour les deux chambres et pour le veto suspensif, et se distingua surtout par une attaque hardie contre la création des assignats, qui lui valut les dénonciations publiques de Barnave et de Mirabeau. Jeté en prison pendant la terreur, le 9 thermidor le sauva ; membre du conseil des anciens, il fut compris dans le coup d’état du 18 fructidor, et obligé de s’exiler en Amérique, où il se fit planteur. De retour en France, il fit partie du gouvernement provisoire qui prépara l’avènement de la monarchie constitutionnelle en 1814 ; mais après le retour de l’île d’Elbe il repartit pour les États-Unis, et ne revint plus, ne voulant pas, disait-il, passer en un jour d’une main à l’autre comme une courtisane. Il y est mort en 1817, entouré du respect universel.

L’école vétérinaire d’Alfort avait été fondée peu de temps après la Société d’Agriculture, et sous la même inspiration[3]. On y avait joint une ferme expérimentale. Quand Arthur Young la visita en 1787, il y trouva cent élèves venus de toutes les parties de la France et de l’Europe, l’Angleterre exceptée, ce qu’il regrette en termes assez vifs. Il prend sa revanche avec la ferme, « placée, dit-il, sous la direction d’un savant naturaliste illustre dans toute l’Europe, mais très mauvais fermier. » Ce naturaliste célèbre, qui devait être en effet un assez mauvais cultivateur, mais qui n’en a pas moins rendu de grands services à l’agriculture, n’était autre que Daubenton, l’ami et le collaborateur de Buffon. La société comptait au nombre de ses membres, outre Daubenton, le directeur-général de l’école, Chabert, et les deux principaux professeurs, Fourcroy et Vicq d’Azyr. Vicq d’Azyr, premier médecin de la reine, n’a pu supporter le spectacle des fureurs révolutionnaires : il est mort de douleur et d’effroi en 1794. Fourcroy, moins sensible, a été tour à tour membre de la convention et du conseil des anciens, et directeur-général de l’instruction publique sous l’empire.

Deux autres grands établissemens avaient avec la Société d’Agriculture de nombreux rapports. Outre Buffon, qui avait le titre d’intendant, le Jardin des Plantes avait fourni un membre presque aussi illustre, le célèbre jardinier en chef André Thouin. Arthur Young allait souvent au Jardin du Roi pendant son séjour à Paris, pour assister aux leçons de Thouin et pour suivre ses expériences sur le chanvre de Chine et sur une foule d’autres plantes utiles. « Plus je vois M. Thouin, dit-il, plus il me plait ; c’est l’homme le plus aimable que je connaisse. » L’autre établissement était la ferme royale de Rambouillet, récemment achetée par Louis XVI au duc de Penthièvre. L’abbé Tessier et le comte d’Angivilliers, tous deux membres de la société, avaient inspiré au roi l’idée d’y établir une ferme expérimentale et un troupeau de bêtes à laine d’Espagne. Le premier envoi de mérinos y arriva en 1786.

Le nom de Parmentier, alors pharmacien en chef de l’hôtel des Invalides, est indissolublement uni à l’histoire de l’une de nos plus grandes conquêtes agricoles, la pomme de terre. Ce précieux végétal, transporté du Pérou en Europe dès le XVIe siècle, cultivé en Italie et en Angleterre dans les siècles suivans, avait beaucoup de peine à s’introduire en France, et ne trouvait quelque faveur que dans nos provinces méridionales. C’est Parmentier qui, à force de persévérance, a triomphé des préjugés. Ce service est le plus connu de ceux qu’a rendus Parmentier, mais ce n’est pas le seul : il est en outre l’inventeur et le propagateur des procédés perfectionnés de mouture qui ont fait de la France le premier pays du monde pour l’extraction de la farine et la confection du pain ; il avait décidé le gouvernement à ouvrir sous sa direction, en 1779, une école de boulangerie. Sa ville natale, Montdidier, lui a érigé une statue.

En même temps le premier secrétaire perpétuel de la Société d’Agriculture, M. de Palerne, avait été remplacé par un homme plus jeune et plus remuant, Broussonnet, qui était déjà, quoiqu’il n’eût pas vingt-cinq ans, membre de l’Académie des Sciences et suppléant de Daubenton à la chaire d’économie rurale à l’école vétérinaire. Le nouveau secrétaire perpétuel portait dans ses fonctions l’ardeur de son âge et de son esprit. « C’est un homme singulièrement actif, dit Arthur Young, qui possède une multitude de connaissances utiles et qui parle fort bien anglais. Peu d’hommes sont aussi propres que lui à la place qu’ils occupent. » Peu connu aujourd’hui, Broussonnet était alors très estimé pour ses études sur l’histoire naturelle. Après un séjour de trois ans en Angleterre, il avait été nommé membre étranger de la Société royale, titre fort peu prodigué dans tous les temps. Outre ses autres écrits, il a publié l’Année rurale, calendrier du cultivateur, qui a eu depuis de nombreux imitateurs, entre autres l’excellent Calendrier de Mathieu de Dombasle. La vie de Broussonnet, qui commençait avec tant d’éclat, a. été fort agitée. Il émigra pendant la terreur en Espagne et en Portugal, rentra en France après sa radiation, fut nommé successivement consul aux Canaries et professeur de botanique à Montpellier, sa patrie ; il mourut en 1807 membre du corps Législatif. Cuvier a fait son éloge à l’Institut.

Ainsi reconstituée, la Société d’Agriculture publia en 1785 le premier volume de ses nouveaux mémoires. L’année ayant été généralement sèche et peu productive en fourrages, ce volume était plein de recherches sur les moyens de suppléer à cette disette. Parmentier recommandait, dans un mémoire spécial, la culture du maïs pour fourrage ; le baron de Servières indiquait les meilleurs moyens de conserver les feuilles des arbres et de les faire manger aux bestiaux ; le maître de poste de Saint-Denis racontait comment il avait nourri ses chevaux avec de la paille hachée et un peu d’avoine et d’orge écrasés à la meule. Ne croirait-on pas lire les instructions publiées cette année même, dans un cas analogue, par toutes les sociétés d’agriculture ? Le plus important de ces travaux était la notice consacrée par le secrétaire perpétuel Broussonnet à la culture du turneps. Une enquête ouverte par l’intendant avait démontré que cette racine, dont les merveilleux produits commençaient à frapper tous les esprits en Angleterre, couvrait à peine quelques centaines d’arpens dans la généralité de Paris. L’intendant avait fait venir des graines d’Angleterre pour les distribuer aux cultivateurs, et Broussonnet avait rédigé une instruction complète sur la manière de les cultiver. Il serait assez curieux d’examiner pourquoi ces efforts n’ont pas eu plus de succès. La culture du turneps, si florissante en Angleterre, n’a jamais pu s’étendre en France.

Au mois de février 1786, le roi et la reine voulurent bien accepter l’hommage de ce premier volume, qui leur fut présenté par le contrôleur-général des finances, en même temps que le jeton d’or de la société. Voici l’histoire de ce jeton, mince détail en apparence, mais qui ne laisse pas d’avoir son intérêt. Sur la proposition de la société, appuyée par l’intendant Berthier de Sauvigny, Louis XVI avait décidé qu’un certain nombre de vaches seraient données tous les ans aux cultivateurs peu aisés de la généralité de Paris. Pour conserver le souvenir de cette libéralité, la société avait fait représenter sur un des côtés du jeton qu’elle distribuait à ses membres le roi debout, en costume de cérémonie, et une figure s’inclinant devant lui pour le remercier. Au revers, on voyait une charrue, emblème de la société, et la devise qu’elle avait choisie : ex utilitate decus. C’est ce jeton dont le roi avait accepté l’hommage ; il en était peu de plus touchant.

À peu près vers le même temps, Louis XVI avait donné une autre preuve de sa sollicitude pour l’agriculture, dont la société eut également à le remercier. Les habitans du village d’Orvilliers et de quatorze autres villages du bailliage de Saint-Quentin étaient dans l’usage, à l’instar de leurs voisins, d’employer à leur gré la faucille ou la faux pour couper leurs blés. Le lieutenant du bailliage, qui était seigneur d’Orvilliers, les troubla dans l’usage de ce droit, dont ils jouissaient de temps immémorial : il fit rendre contre eux par son juge une sentence qui leur fit défense, de moissonner avec la faux. Les villages intéressés interjetèrent appel, la sentence fut confirmée par arrêt du parlement : ils dénoncèrent alors l’arrêt au conseil du roi, qui leur donna raison. L’arrêt du parlement fut cassé, et les réclamans furent maintenus dans leur droit de se servir de la faux pour couper leurs moissons. La Société d’Agriculture comprit parfaitement l’importance de cet incident, et donna à l’arrêt du conseil toute la publicité dont elle pouvait disposer. On sait ce qu’était malheureusement devenu le parlement de Paris sous Louis XVI. Ce corps illustre, qui avait failli, pendant la minorité de Louis XIV, doter la France de la liberté politique, avait fini par se faire l’organe d’une opposition taquine contre les idées nouvelles, le défenseur de tous les préjugés comme de tous les abus. À cette occasion, la société prit ouvertement parti contre lui, elle invita tous les jurisconsultes du royaume à lui faire connaître les jugemens qui pourraient être rendus concernant l’agriculture, « les cultivateurs ayant, disait-elle, le plus grand intérêt à savoir jusqu’où s’étendait pour eux la liberté de faire usage des moyens qui leur paraîtraient les meilleurs pour tirer le plus grand parti du sol, et le roi ayant confié aux différens parlemens de son royaume, et par suite à son conseil, le droit de fixer les limites de cette liberté. » En indiquant, par ces termes assez clairs, l’appel au conseil du roi comme le recours naturel contre les parlemens, la Société d’Agriculture avait d’autant plus d’autorité qu’elle contenait dans son sein plusieurs membres du conseil.

III

La première séance publique se tint le 30 mars 1786 à l’hôtel de l’intendance. L’histoire a conservé le souvenir de beaucoup de solennités moins utiles. M. de Calonne, contrôleur-général des finances, y assistait. La séance commença par un discours de M. le duc de Charost sur l’utilité des sociétés d’agriculture ; puis vinrent des lectures de Daubenton sur l’amélioration des troupeaux, du marquis Turgot sur les arbres résineux, de Parmentier sur les pommes de terre. Quand on songe aux conséquences qu’ont eues les idées exprimées dans ces trois mémoires, on cherche les événemens de notre histoire plus féconds et plus importans. Les bêtes à laine d’Espagne commençaient à peine à s’introduire en France sous les auspices de Daubenton ; aujourd’hui 10 millions de moutons français sont issus de croisemens avec les mérinos, et une valeur annuelle de cent millions de laines, qui se double par le travail des manufactures, est sortie de ces croisemens. La pomme de terre, vantée par Parmentier, soulevait de toutes parts des préventions contraires, et aujourd’hui 100 millions d’hectolitres de pommes de terre, valant ensemble 250 millions au moins, servent tous les ans à l’alimentation des hommes et des animaux. Les arbres résineux n’ont pas créé tout à fait la même richesse, mais ils étaient alors aussi peu répandus que le mérinos et la pomme de terre, et tout le monde sait quels progrès ils ont faits depuis, surtout dans les terres pauvres, comme les Landes, la Sologne et la Champagne.

Dans les années suivantes, la société tint régulièrement une séance publique où assistaient les ministres et où elle distribuait des prix. Le plus important de ces prix a été obtenu en 1787 pour la question suivante : quelles sont les espèces de prairies artificielles qu’on peut cultiver avec le plus d’avantage dans la généralité de Paris, et quelle en est la meilleure culture ? Trente-deux mémoires avaient été envoyés au concours, ce qui montre combien ce genre de questions occupait alors les esprits. Le mémoire couronné, dont l’auteur était Gilbert, professeur à l’École royale vétérinaire, a été imprimé tout entier dans le recueil de 1788. C’est un travail complet, d’environ trois cents pages, qui contient les renseignemens les plus précis sur la culture de toutes les plantes propres à former des prairies artificielles, comme la luzerne, le sainfoin, le trèfle, la vesce, le ray-grass et autres graminées, la spergule, la pimprenelle ; l’auteur y joint les racines, comme les turneps, les carottes, les panais, les betteraves, les pommes de terre, ainsi que les diverses espèces de choux, et jusqu’à l’ajonc, dont il parle en excellens termes.

Les écrivains agronomiques jouissent rarement du fruit de leurs travaux ; la lenteur des améliorations agricoles ne le leur permet pas, mais les générations qui viennent après eux peuvent constater les effets qui leur échappent. Si ceux qui recommandaient à la fin du XVIIIe siècle la culture des prairies artificielles pouvaient renaître aujourd’hui, ils verraient qu’ils n’ont pas perdu leur temps. Dans la seule généralité de Paris, objet spécial du mémoire de 1788, les prairies artificielles, qui couvraient tout au plus le dixième des terres arables, s’étendent aujourd’hui sur le quart, immense surface conquise pied à pied sur les jachères et les terres incultes. Le mémoire couronné en 1787 nous fournit lui-même le moyen de mesurer avec quelque certitude les progrès accomplis depuis 1789 dans la généralité de Paris et dus en grande partie à la propagation des prairies artificielles. L’auteur fait connaître le prix moyen de location des terres dans chaque élection au moment où il écrivait ; ce prix était en général le quart, et sur beaucoup de points le cinquième de ce qu’il est aujourd’hui. Dans l’élection de Paris, il était pour les terres arables de 16 livres 5 sols pour l’arpent de 51 ares[4], ou 32 francs environ l’hectare ; dans celle de Meaux, de 15 livres l’arpent ou 30 francs l’hectare ; dans celles de Pontoise et de Senlis, de 13 livres 15 sols l’arpent, ou 27 francs l’hectare. Dans les élections de Beauvais, Compiègne, Mantes, Dreux, Montfort, Coulommiers, Étampes, Melun, Rozoy, il se maintenait entre 10 et 12 livres l’arpent, ou de 20 à 24 francs l’hectare. Dans celles de Provins, Nemours, Montereau, Sens, Notent, Joigny, Saint-Florentin, Tonnerre et Vézelay, c’est-à-dire la moitié à peu près de la généralité, il tombait à 8, 7, 6 et même 5 livres l’arpent, ou de 10 à 16 francs l’hectare. La généralité, prise dans son ensemble, nourrissait un million de moutons ; elle en nourrit aujourd’hui trois fois plus, et le revenu de ces animaux ayant doublé par l’effet d’une alimentation plus abondante et d’un croisement avec la race de Rambouillet, le produit total des troupeaux a sextuplé.

Cette admirable extension des prairies artificielles ne s’est pas bornée à la généralité de Paris, elle a gagné presque tout le nord de la France. Le département d’Eure-et-Loir en a aujourd’hui 100,000 hectares, celui de l’Aisne 75,000, celui de l’Bure 65,000. Sur 3 millions d’hectares de prairies artificielles que renferme en tout le territoire national, les trois quarts se trouvent dans la moitié septentrionale, la moitié méridionale n’en possède qu’un quart. Si les deux moitiés du territoire avaient marché du même pas, la richesse rurale de la France, qui a doublé depuis 1789, aurait au moins triplé ; à l’exception des vignes, qui ont fait de grands progrès, le midi n’a suivi le nord que de loin. « Puisse, disait en finissant l’auteur du mémoire, la révolution que je prédis n’être pas éloignée ! puissent ces vastes guérets, dont la monotone et triste nudité a si souvent affligé mes regards, les récréer enfin par la douce verdure de mille végétaux réunis ! Puissent-ils m’offrir le spectacle animé de nombreux troupeaux ! Puisse le plus bel ornement des campagnes, l’homme, aussi multiplié que les plantes qu’il cultive, doué de cette beauté mâle et de cette santé robuste que donnent l’habitude du travail et les besoins satisfaits, compléter cet intéressant tableau ! Cette époque fortunée, que ne puis-je concourir à l’appeler parmi nous ! C’est alors que je goûterais la jouissance la plus douce à mon cœur ; alors je serais assuré de la couronne qui peut le plus flatter ma sensibilité ! »

Voilà de bien vives émotions à propos de prairies artificielles, mais c’est ainsi qu’on écrivait à la veille de 1789. Gilbert ne parle pas toujours ce langage attendrissant, il sait aussi parler à propos la langue de la science et de la pratique. Pour n’en citer qu’un exemple, je choisis un végétal qui, après avoir longtemps dormi dans l’obscurité, a été récemment l’objet d’une éclatante réhabilitation, grâce aux merveilles qu’on en obtient dans les sables de la Prusse, le lupin. Gilbert connaissait parfaitement les propriétés de cette plante. « Le lupin enfoui en vert forme, dit-il, pour les terres un engrais excellent et très économique ; cette méthode, qui mériterait d’être plus connue, était généralement pratiquée par les anciens. On ne peut lire les éloges qu’ils donnent au lupin[5] sans regretter qu’il ne soit pas plus cultivé parmi nous. Ses rameaux épais et touffus se couvrent de beaucoup de feuilles et tapissent si exactement la terre que les herbes étrangères périssent sous son ombre. Il paraît soutirer de l’atmosphère tout l’engrais qui le fait végéter, en sorte qu’il rend au sol qui le porte beaucoup plus qu’il n’en reçoit. C’est peut-être le seul végétal qui possède la propriété de croître sur de très mauvaises terres, celui dont la culture exige le moins de soin. Il n’en est pas qui, par sa constitution, soit plus propre à alterner les productions ; sa végétation étant très accélérée, il laisse le temps nécessaire pour préparer la terre aux semailles d’automne. L’engrais qui fournit est le moins cher, le plus aisé à répartir également sur la surface du sol. » J’abrège ces citations, qui semblent empruntées aux plus modernes traités d’agriculture, et qui ne sont cependant que la reproduction de passages de Palladius, de Columelle, de Varron, de Pline, de tous les agronomes latins.

Du reste, l’auteur de ce mémoire devait être un des martyrs du progrès agricole. La révolution venue, il ne fut pas lui-même poursuivi, mais il vit tous ses amis dispersés et menacés. L’un d’eux, nommé Dubois, fondateur de la Feuille du Cultivateur, fut arrêté pendant la terreur à cause de ses relations intimes avec Malesherbes. Non-seulement Gilbert fit les plus courageux efforts pour sauver son ami et y réussit, mais, tant que dura sa détention, il remit tous les mois à la femme du prisonnier ce qu’il prétendait être son traitement de membre de la commission d’agriculture, et qui n’était en réalité qu’un secours ingénieusement déguisé. Sous le directoire, Dubois devint chef de la division d’agriculture au ministère de l’intérieur, et Gilbert fut chargé de diriger la bergerie nationale de Rambouillet. Le gouvernement français ayant été autorisé par le traité de Bâle à faire venir de nouveaux mérinos, il fut désigné pour aller les chercher ; mais, une fois en Espagne, le ministère, distrait par les agitations du temps, ne songea plus à lui : Gilbert ne put tenir les engagemens qu’il avait contractés, tomba malade de misère et de chagrin, et mourut à quarante-trois ans dans un village de la Castille. Son Traité des Prairies artificielles a été réimprimé deux fois depuis sa mort, et en dernier lieu, en 1825, avec des notes développées par M. Yvart, aujourd’hui inspecteur-général des écoles vétérinaires.

On trouve dans le même volume un extrait d’un Voyage agricole en Normandie et en Picardie, par le marquis de Guerchy, fils de l’ambassadeur, qui donne des détails intéressans sur l’état de ces deux provinces à cette époque. Il y avait soixante ans, d’après M. de Guerchy, qu’on cultivait tout le pays de Caux, depuis le Havre jusqu’à Dieppe d’un côté et jusqu’à Rouen de l’autre, sans admettre de jachères. L’exemple avait été donné par un seul fermier, dont les prompts succès avaient bientôt attiré beaucoup d’imitateurs. Depuis Dieppe jusqu’à la ville d’Eu, on voyait beaucoup de champs de colza et quelques-uns de lin. Les plantes industrielles commençaient donc dès lors à pénétrer en Normandie ; cette introduction n’est pas tout à fait aussi récente qu’on le croit communément. En Picardie, M. de Guerchy retrouve la culture du lin fort pratiquée dans les environs d’Abbeville, et rend compte de plusieurs grandes entreprises agricoles. « Le Marcanterre est, dit-il, un petit canton à l’extrémité du Ponthieu, conquis depuis soixante ans sur la mer, qui le couvrait avant cette époque ; en se retirant, elle a entraîné une certaine quantité de sable au point de former une digue naturelle. Les habitans des cantons voisins, naturellement industrieux, ont imaginé de la renforcer et de la consolider, pour empêcher la mer de jamais inonder ce terrain, dont elle a fait présent au continent. Cette opération faite, ils ont entrepris des défrichemens qui ont été très pénibles, le terrain étant toujours très aquatique. Chaque pièce de terre est entourée d’un long fossé, et on a été obligé de faire plusieurs digues pour communiquer d’une ferme à l’autre. Les bâtimens sont construits avec une grande simplicité et ont même l’apparence de la misère, n’étant bâtis qu’en terre et couverts en paille ; mais lorsqu’on voit les détails, on est étonné de ce qu’on y trouve : les grains surtout sont d’une beauté surprenante. » Aujourd’hui ce pays conquis sur la mer est un des plus riches cantons du riche département de la Somme.

La ferme de Châteauneuf, la plus belle du pays, appartenait à M. de Lormois ; elle contenait douze cents arpens. Le fermier avait cent chevaux, y compris ses jumens poulinières, cent cinquante vaches ou génisses et mille moutons. M. de Lormois y avait joint une concession de six cents arpens qu’il venait d’obtenir dans des terrains autrefois submergés, et qu’il s’occupait à défendre contre la mer par des digues de neuf pieds de haut. Il se proposait, lors du passage de M. de Guerchy, d’exploiter lui-même le tout ; il avait fait venir, pour commencer, quatre béliers anglais et quatre-vingt-dix brebis. À côté de cette grande entreprise, M. de Guerchy cite une autre exploitation, celle de La Chapelle, près de Boulogne, composée d’un seul enclos de quatre cents arpens, qui n’était auparavant qu’un mauvais bois, et qui, défriché et cultivé à l’anglaise, nourrissait six cents bêtes à laine de la plus belle espèce, et portait de magnifiques récoltes de luzerne, de trèfle, de sainfoin, de pommes de terre et de turneps.

Ce marquis de Guerchy, si amoureux de l’agriculture, était en même temps un des plus grands partisans des idées nouvelles en politique ; il allait même beaucoup trop loin dans ses projets de régénération, si nous en croyons Arthur Young. Celui-ci s’arrêta, au mois de juin 1789, chez M. de Guerchy, au château de Nangis, dans le département actuel de Seine-et-Marne. Il y trouva nombreuse compagnie, et on y causa beaucoup politique. « Que ne prenez-vous la constitution anglaise ? » leur disait dans son bon sens pratique Arthur Young ; mais on lui répondait qu’il n’entendait rien à la liberté. « Nous étions d’accord sur un seul point, dit-il, savoir qu’il fallait établir en France une liberté indestructible ; mais sur les moyens de l’obtenir, nous étions aussi éloignés que les deux pôles. Leurs idées théoriques de gouvernement me parurent la quintessence de la folie. » Parmi les plus exaltés se trouvait le curé du village, qui avait été chapelain du régiment de M. de Guerchy.

La Société d’Agriculture fit en 1788 une grande perte : elle perdit l’homme qui représentait dans son sein le droit rural. « Il fallait, dit Broussonnet dans un de ses rapports, pour s’occuper utilement de cet objet, une profonde connaissance des lois, la plus grande justesse d’esprit, et, ce qui est encore plus rare, le désir constant de faire le bien. Il fallait surtout un caractère de liberté indispensable dans un genre de recherches où l’on n’a que trop souvent à s’écarter des opinions reçues ; c’est M. Gerbier qui a fixé le choix de la compagnie. » Ce célèbre avocat, une des gloires les plus pures du barreau français, aurait en effet manqué à cette réunion des premiers hommes du temps dans tous les genres. « M. Gerbier, ajoute Broussonnet, appartenait à la société comme jurisconsulte ; elle a en outre trouvé en lui les qualités d’un agriculteur ; au mérite d’un goût vif et éclairé pour l’agriculture, il joignait le mérite encore plus précieux de s’être fait chérir du cultivateur. Depuis assez longtemps, il passait la plus grande partie de l’année dans une terre voisine de la capitale ; c’est à Franconville qu’il venait se distraire de ses occupations. Il s’occupait de tous les détails de l’économie domestique, et disait en riant qu’il n’avait pas trouvé d’abri plus sûr contre l’ennui que son poulailler. »

La société fit pour le remplacer un choix significatif : elle nomma un ami du ministre Turgot, Boncerf, inspecteur-général des apanages de M. le comte d’Artois, depuis Charles X, et très connu par un livre hardi sur les inconvéniens des droits féodaux, publié en 1776. Ce livre, qui contenait le tableau des mauvais effets des droits féodaux sur l’agriculture, avec le développement de tout un plan pour les racheter, avait été brûlé par arrêt du parlement, et l’auteur lui-même allait être poursuivi, quand le roi, sur la demande de Turgot, fit défendre au parlement d’aller plus loin. À la suite de cet éclat, le traité des Droits féodaux, traduit en plusieurs langues, avait eu en France plusieurs éditions, et Boncerf remplissait dans la maison d’un prince du sang d’honorables fonctions qui montrent combien ses idées avaient pris de faveur même à la cour. L’assemblée nationale allait bientôt les exécuter, en les exagérant, par les fameuses décisions du 4 août. L’éclat de cette réforme est resté, mais le nom du courageux précurseur qui l’avait préparée dans de justes limites s’est perdu. Boncerf fut assez mal récompensé plus tard d’avoir donné le signal de la chute du régime féodal. Il fut traduit devant le tribunal révolutionnaire en 1793, et n’échappa à l’échafaud que d’une voix. Il mourut l’année suivante, à l’âge de quarante-neuf ans. Parmi ses autres écrits, on peut citer un travail sur l’assainissement de la vallée d’Auge en Normandie, et un mémoire couronné en 1784 par l’académie de Châlons sur une question qui préoccupe plus que jamais beaucoup d’esprits : quelles sont les causes les plus ordinaires de l’émigration des gens de la campagne vers les villes, et quels seraient les moyens d’y remédier ? Parmi les membres nouvellement admis vers la même époque, on remarque le duc du Châtelet, l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, qui devint peu après premier ministre, le célèbre chimiste Darcet, Rougier de La Bergerie, propriétaire-cultivateur en Touraine et auteur de plusieurs écrits estimés sur l’histoire de l’agriculture, Cadet de Vaux, collaborateur de Parmentier à l’école de la boulangerie, le marquis de Goufrier, le marchand grainetier Vilmorin, dont le fils et le petit-fils sont encore aujourd’hui membres de la société.

Le 30 mai 1788, la société reçut de Louis XVI une organisation nouvelle qui devait accroître beaucoup son importance. Un arrêt du conseil du roi lui décerna le titre de Société royale d’Agriculture, et l’autorisa à tenir ses séances dans une des salles de l’Hôtel de Ville. Ce n’était plus seulement de la généralité de Paris qu’elle devait s’occuper, ses travaux devaient embrasser toute la France. L’intention manifeste de ce nouvel édit était de faire de la société un corps considérable dans l’état. Le prévôt des marchands, le procureur du roi de la ville de Paris, l’intendant de la généralité, le président de l’assemblée provinciale de l’Ile de France, étaient déclarés associés-nés ; les intendans de toutes les généralités du royaume et les présidens de toutes les assemblées provinciales qui se trouveraient à Paris étaient invités à assister aux séances quand il y serait question de leur province. Un comité permanent de huit membres désignés par le contrôleur-général des finances, devait être chargé de répondre aux questions d’économie rurale dans leurs rapports avec l’administration qui lui seraient adressées par le gouvernement.

On remarquera parmi les personnages invités à assister aux séances les présidens des assemblées provinciales, c’était en effet une des plus utiles créations de Louis XVI que ces assemblées, qui sont devenues, après bien des vicissitudes, nos conseils-généraux de déparlement. On retrouve ainsi une à une dans les institutions de ce temps tout ce qui a survécu de vraiment conforme à l’intérêt public. La première idée des assemblées provinciales, dans l’intention de faire contre-poids au pouvoir sans contrôle des intendans, aujourd’hui nos préfets, perce dans les plans de gouvernement préparés par Fénelon pour le duc de Bourgogne. Le marquis de Mirabeau, père du grand orateur, avait repris et développé cette idée dans un Mémoire sur les états provinciaux publié en 1757. Le projet resta sans exécution pendant le règne de Louis XV. Dès son arrivée au ministère, Turgot manifesta l’intention de le réaliser, mais on ne lui en laissa pas le temps. Necker fut plus heureux ; le 12 juillet 1778, un arrêt du conseil, provoqué par ce ministre, créait à titre d’essai une assemblée provinciale dans le Berri, l’une des provinces les plus pauvres de France. Cette expérience ayant réussi au-delà de toute espérance, l’édit général de création des assemblées provinciales fut rendu en 1787. Les parlemens n’accueillirent cette innovation comme toutes les autres qu’avec une extrême répugnance, plusieurs refusèrent de l’enregistrer ; mais l’édit n’en fut pas moins exécuté dans une grande partie de la France : vingt-quatre de ces assemblées furent établies, et les hommes les plus éminens de chaque province tinrent à honneur d’en faire partie. Le duc de La Rochefoucauld était président de celle de Saintonge, le duc de Liancourt de celle de Clermont en Beauvoisis, Lavoisier de celle d’Orléans, et il a fait en cette qualité plusieurs travaux importans, entre autres un grand projet de canal de dessèchement pour la Sologne. Il serait bien à désirer que les procès-verbaux de ces assemblées fussent publiés ; quoiqu’elles n’aient précédé 1789 que de deux ans, elles ont eu le temps de tout commencer.

Les premiers membres choisis par le ministre pour former auprès de lui le comité consultatif d’agriculture furent MM. Tillet, Desmarêts, Dailly, Lefèvre, Thouin, Lavoisier, Dupont de Nemours et Broussonnet. Ce comité a fonctionné activement pendant les dernières années de la monarchie. On lui doit plusieurs mesures utiles ; il en avait surtout préparé beaucoup qui se sont perdues dans le désordre révolutionnaire. Le nom de Lavoisier suffirait au besoin pour le recommander : plus on étudie cet homme admirable, dont l’intervention se retrouve alors partout, plus on mesure la perte que la France a faite en le tuant à cinquante ans.


IV

Les derniers mois de 1788 et les premiers de 1789 ont été l’apogée de la Société d’Agriculture comme de toute chose. Les meilleurs esprits se laissaient aller à un véritable enivrement ; on rêvait un avenir indéfini de liberté, d’égalité, de paix, de travail, de richesse, de bonheur universel. « Ceux, qui n’ont pas vécu dans la société française aux approches de 1789, disait longtemps après M. de Talleyrand, ne connaissent pas le plus grand charme de la vie. »

Une seule ombre vient obscurcir ce tableau de joie et d’espérance. Les volumes des Mémoires pour 1789 sont remplis de détails sur le rigoureux hiver qui fit périr la plupart des arbres fruitiers et qui causa aux cultures des dommages considérables ; on sait que la disette qui en fut la suite a été l’occasion et le prétexte des scènes violentes qui commencèrent la révolution. Parmi les faits observés se trouve une mortalité générale des poissons, étouffés sous la glace dans les étangs. Le 31 décembre 1788, le thermomètre de Réaumur descendit à 19 degrés. Les rivières furent gelées à deux ou trois pieds d’épaisseur. L’air était si chargé de givre, qu’on pouvait à peine respirer. Ce froid intense ne dura pas moins de deux mois, de la mi-novembre à la mi-janvier : il suffisait assurément pour expliquer la rareté des subsistances ; mais le peuple, suivant son usage, n’y voulut pas croire, et chercha toute sorte d’explications à un fait qui n’était que trop naturel. Parmi les superstitions qui eurent accès, en voici une assez singulière. On s’imagina à Strasbourg que le blé, devenu tout à coup vivant, s’envolait des greniers. Les mouches d’août ayant été cette année-là plus nombreuses qu’à l’ordinaire, on les ramassait par poignées dans les rues, en criant contre ceux qui entassaient les grains, et qui les laissaient s’envoler pour affamer le peuple. Un correspondant de la Société d’Agriculture, Hermann, fit afficher une réfutation énergique de ce préjugé.

Dès 1785, la société avait provoqué, sur divers points de la généralité de Paris, des réunions de cultivateurs pour converser entre eux sur des sujets agricoles. En 1788, elle voulut donner une nouvelle impulsion à ces assemblées de village, et désigna dans son sein des commissaires pour y assister. Broussonnet, Thouin, Parmentier, le marquis de Guerchy, acceptèrent cette mission et la remplirent avec zèle. Ainsi commença une institution qu’on croit généralement plus récente, celle des comices agricoles. Le nom même remonte à 1788. « Et quel nom pouvait mieux convenir à ces solennités champêtres, s’écrie avec enthousiasme l’abbé Lefèvre, que celui qui rappelle les assemblées où le peuple romain traitait des grands intérêts de l’état, où était appelée la classe la plus nombreuse, la plus utile, la plus honorée, celle qui renfermait les tribus rurales, et qui eut longtemps la plus heureuse influence sur la prospérité de la république ? » Cette évocation de Cincinnatus paraîtra peut-être un peu ambitieuse ; mais on avait alors pour l’agriculture toutes les ambitions.

À partir de ce moment, le nom des comices agricoles reparaît souvent dans les Mémoires de la société. Tantôt un fermier de la Brie, membre du comice agricole de Rozay, envoie un travail sur les échanges de parcelles, qui rencontraient alors comme de nos jours des difficultés fiscales, avec cette différence que le droit sur les échanges était perçu par les seigneurs, tandis qu’il l’est aujourd’hui par l’état, après avoir beaucoup grossi dans la transformation. Tantôt les membres du comice agricole de Montfort-l’Amaury demandent à la société d’ouvrir un concours sur les meilleurs moyens de détruire la cuscute, plante parasite qui étouffe les luzernes. Les plus nobles propriétaires s’empressent d’accueillir chez eux les comices et de leur faire honneur. Un jour, ceux de Provins et de Coulommiers se réunissent au château de Maupertuis, chez le marquis de Montesquiou, et un monument en pierre est élevé pour en conserver le souvenir. Une autre fois, ceux de Tonnerre et de Vézelay se rassemblent au château d’Ancy-le-Franc, qui avait appartenu à Louvois, et les canons donnés par Louis XIV à son belliqueux ministre annoncent l’ouverture de cette fête pacifique et populaire.

Parmi les mémoires proprement dits, on en remarque un sur les moutons de l’Angleterre, par M. Flandrin, professeur à Alfort. Ce travail est dans son genre ce qu’est celui de Gilbert dans le sien. L’auteur a voyagé souvent en Angleterre : il connaît parfaitement toutes les espèces de moutons anglais ; il apprécie la valeur des expériences de Bakewell ; il sait que cet éleveur a loué un de ses béliers pour une saison trois cents louis, et il excite les cultivateurs français à importer ces races précieuses, qui donnent à la fois beaucoup de viande et des laines longues. Il cite l’exemple de deux essais qui ont réussi, l’un dans le département d’Eure-et-Loir, l’autre dans le département du Pas-de-Calais, et entre dans les détails les plus précis sur le régime de ces animaux, sur les méthodes d’élevage et d’engraissement. Sans aucun doute, si la paix s’était maintenue, ce mémoire aurait porté ses fruits ; mais aux embarras généraux de la période révolutionnaire vint se joindre un obstacle spécial : vingt-cinq ans de guerre avec l’Angleterre, qui rompirent toutes les traditions. Ce n’est que cinquante ans environ après 1789 que l’attention s’est reportée de nouveau sur les moutons anglais.

Un autre mémoire non moins digne d’attention, est celui de M. de Francourt sur les races bovines françaises. L’auteur y passe en revue et y décrit, en termes qui sont encore parfaitement vrais, nos principales races de bœufs, les limousins, les gascons, les auvergnats, les charolais, les nantais, les bretons, les manceaux, les cotentins, les comtois, etc. Il donne en outre des renseignemens curieux sur une compagnie qui s’était formée à Paris « pour faire baisser le prix de la viande. » Il paraît que cette chimère a été de tous les temps. « Les agens de cette compagnie, dit M. de Francourt, affirment en plein marché de Poissy qu’elle se chargera de fournir la totalité de l’approvisionnement à tant la livre. » Il s’élève avec beaucoup de force et de raison contre ce charlatanisme qui cache une pensée de monopole. « On ne pourrait, ajoute-t-il, faire baisser le prix de la viande au-dessous de son cours naturel sans décourager le nourrisseur, qui abandonnerait son industrie. Le bas prix du moment préparerait une disette pour l’avenir. Paris n’a jamais manqué de viande et n’en manquera jamais ; mais la consommation étant immense et la production éloignée, il est indispensable que l’appât du gain attire les fournisseurs. » Le bon sens ne parle pas autrement aujourd’hui, sans être beaucoup plus écouté. Il paraît du reste que cette compagnie ne réussissait pas beaucoup mieux que ses pareilles. M. de Francourt affirme que ses agens n’entendaient rien à ce commerce, et que ses opérations s’étaient faites avec la plus complète impéritie.

Il est impossible de donner une idée, même approximative, de tous les travaux accomplis alors par la société. Le comité d’agriculture de l’assemblée constituante se mit en relation constante avec elle. Les conseils qu’elle donna étaient tous fortement empreints de l’esprit de liberté, mais en même temps fortement opposés aux entraînemens irréfléchis. Je n’en citerai que deux exemples. Des habitans de l’ancienne province de Bretagne sollicitaient de l’assemblée l’abolition du contrat de location connu sous le nom de bail à domaine congéable, comme entaché de féodalité. La société, consultée, publia un rapport développé où elle déclarait que le contrat attaqué avait été utile à l’agriculture, et l’assemblée respecta cet ancien droit, qui ne pouvait être supprimé violemment sans une véritable spoliation. Dans la seconde occasion, la société fut moins heureuse. Elle avait chargé deux de ses membres, Tillet et Abeille, de rédiger en son nom des observations sur les poids et mesures ; les commissaires posaient en principe la nécessité d’un système uniforme, mais ils insistaient pour l’adoption des mesures de Paris comme type. À leur travail était jointe une note de l’illustre astronome Lalande, qui concluait dans le même sens. Cette opinion n’a pas prévalu, et il n’y a plus à y revenir, mais il faut reconnaître qu’elle s’appuyait sur d’excellentes raisons.

La société avait en province d’actifs correspondans et en augmentait tous les jours le nombre. On peut citer parmi eux le baron de La Tour d’Aigues, président au parlement de Provence, auteur de nombreux écrits sur l’agriculture provençale, et entre autres d’un mémoire sur la naturalisation des chèvres d’Angora, remis au jour dans ces derniers temps ; l’abbé Rozier, fort connu par la publication d’un Journal de Physique et d’un Dictionnaire d’Agriculture, qui avait créé à ses frais une école pratique de jardinage à Lyon, et qui y est mort en 1793, pendant le siège de la ville par les républicains, écrasé par une bombe qui tomba sur son lit ; Heurtaut-Lamerville, le rapporteur et le principal rédacteur de l’excellente loi du 28 septembre 1791 sur les biens et usages ruraux, et qui avait formé dans ses domaines, à Dun-le-Roi, département du Cher, le plus grand troupeau de moutons espagnols qu’il y eût alors en France ; Varennes de Fenille, du département de l’Ain, auteur d’un travail sur l’assainissement de la Dombes qu’on peut lire avec fruit même aujourd’hui ; Chaptal, qui n’était encore que professeur de chimie à Montpellier ; le fameux abbé Grégoire, alors simple curé d’Embermesnil en Lorraine ; Bourgeois, l’habile et courageux régisseur de Rambouillet, qui a eu l’honneur de sauver le précieux troupeau de la destruction révolutionnaire ; Lacuée de Cessac, à Agen ; le baron de Lapeyrouse, à Toulouse ; Cliquot de Blervache, à Reims ; le marquis de Langeron, le marquis d’Hargicourt ; Yvart, fermier de l’archevêque de Paris, à Maisons-Alfort, un des lauréats de la société.

Indépendamment de ses correspondans régnicoles, la Société d’Agriculture avait établi des relations actives avec les colonies et les pays étrangers. Le recueil de ses Mémoires est rempli d’une foule d’études sur les questions coloniales. Cette partie de ses travaux égale presque la partie consacrée à la France elle-même : c’est qu’en effet l’intérêt colonial était alors pour nous du premier ordre. Nous avions malheureusement perdu l’Inde et le Canada, conquis par les Anglais ; mais nous avions conservé d’admirables possessions que la révolution nous a fait perdre. Au premier rang se plaçait Saint-Domingue, la plus belle colonie du monde en ce temps-là ; la richesse extraordinaire de cette île était assez récente, elle avait commencé à prendre ces magnifiques proportions au moment où la France elle-même sortait de son engourdissement, c’est-à-dire vers le milieu du siècle. Parmi les associés et correspondans étrangers, il faut citer d’abord Arthur Young et Washington, deux noms qui en valent d’autres. On peut y ajouter l’infant don Ferdinand, duc de Parme ; le chevalier Banks, président de la Société royale de Londres ; le Saxon Schubart, nommé par l’empereur d’Allemagne chevalier du champ de trèfle y pour avoir popularisé dans son pays cette plante féconde ; l’abbé Balsamo, professeur d’agriculture à Palerme ; le célèbre agronome anglais sir John Sinclair, etc. La même ardeur qui s’était déclarée en France pour l’agriculture se manifestait en même temps dans toute l’Europe, et a porté sur quelques points, notamment en Angleterre, encore plus de fruits que chez nous.

Arthur Young raconte qu’il assista le 12 juin 1789 à une séance particulière de la société en sa qualité de correspondant. Parmentier présidait. L’abbé Raynal, le grand déclamateur de l’Histoire des deux Indes, avait offert à la société 1,200 livres pour ouvrir un concours, en lui laissant le choix du sujet. On consulta Arthur Young : il proposa l’introduction des turneps, on lui répondit qu’on avait déjà fait inutilement de grands efforts pour propager en France cette culture, et qu’on ne croyait pas devoir insister[6]. Arthur Young fut sans doute mécontent de cette fin de non-recevoir, car il dit assez de mal de la réunion. « Les gens, dit-il, y parlent tous ensemble, comme dans une conversation particulière. Je n’assiste jamais à aucune société d’agriculture, soit en Angleterre, soit en France, sans avoir des doutes si elles ne font pas plus de mal que de bien en détournant l’attention du public vers des sujets frivoles, ou en traitant avec légèreté des sujets importons. » Ce jugement paraîtra un peu léger lui-même, mais Arthur Young n’entendait pas raillerie quand il s’agissait de navets. Il aurait dû, dans tous les cas, se montrer plus indulgent pour les académies d’agriculture, car il était lui-même plus écrivain que praticien, et s’il n’avait laissé à l’Angleterre que l’exemple de sa ferme de Bradfield, son nom n’aurait pas acquis une si juste renommée. Au surplus, il ne bouda pas longtemps et revint à la société la séance suivante, où il donna sa voix, comme les autres, au général Washington, qui fut élu à l’unanimité. De là avec Broussonnet il alla dîner aux Invalides chez Parmentier. Après dîner, on se rendit à la plaine des Sablons pour voir les pommes de terre plantées par Parmentier sur une partie des cinquante-quatre arpens qu’il avait obtenus du gouvernement, et les préparatifs faits dans une autre pour y mettre des navets, mais cette politesse ne fit que réveiller les sarcasmes d’Arthur Young. « Je conseille à mes confrères, dit-il, de s’en tenir à leur agriculture scientifique, et de laisser la pratique à ceux qui s’y entendent. Quel malheur pour les cultivateurs philosophes que Dieu ait créé le chiendent ! »

Cette boutade, probablement fondée, n’a pas empêché les cultures de Parmentier d’atteindre leur but. Un peu plus ou un peu moins de chiendent, c’est l’affaire du vrai laboureur. Avec ses habitudes anglaises, Arthur Young devait difficilement comprendre cette agriculture académique, qui n’avait point d’analogue dans son pays. Telles sont cependant nos habitudes nationales, telles surtout elles devaient être alors, après un siècle de despotisme qui avait tenu dans une honteuse inertie les esprits et les intérêts. Même aujourd’hui, après un assez long usage de la liberté, nous n’avons que trop souvent besoin de l’excitation administrative pour sortir de notre indolence, et nous aimons encore à prendre pour guides les beaux parleurs et les savans. Il en sera probablement toujours ainsi plus ou moins, car l’esprit français n’a pas cette initiative un peu sauvage qui caractérise l’esprit anglais : il lui faut en tout, avec des idées spéculatives, le sentiment d’un travail collectif et réglé ; il est doué par excellence de ce que certains économistes ont appelé la force coopérative. On aurait grand tort de se priver de cet élément, un des plus puissans et des plus brillans ; il faut seulement s’appliquer à le maintenir dans de justes bornes, et empêcher qu’il n’étouffe son frère et rival, qui fait de nos jours de si grandes choses dans les deux mondes, le génie individuel.

Certainement, sans ces fonctionnaires qu’Arthur Young plaisante sur leur inhabileté pratique, presque tous écrivains et savans beaucoup plus que cultivateurs, l’agriculture nationale n’aurait pas fait tous les progrès qu’elle a faits depuis un siècle. Leur véritable part est difficile à déterminer, en ce sens que le mouvement aurait fini par se faire jour sans eux, dès que les circonstances générales l’auraient permis ; mais s’ils n’ont pu le créer précisément, ils l’ont aidé, favorisé, précipité : ils ont suppléé à ce qui manquait de courage et de confiance à ce peuple si longtemps comprimé ; ils l’ont relevé en lui parlant sa langue, la langue des idées et des sentimens. Et la liberté même, cette condition première de toute activité, qui nous l’a rendue après un si lourd sommeil, si ce n’est l’esprit philosophique, scientifique et littéraire, qui, avec l’esprit militaire, a toujours fait notre force et notre grandeur ?

Malheureusement le moment approchait où, suivant notre usage, nous allions manquer le but en le dépassant. Arthur Young visitait les cultures de Parmentier le 18 juin, c’est-à-dire l’avant-veille du serment du Jeu de Paume, trois semaines avant la prise de la Bastille. Pendant les quatre années qui suivirent jusqu’au mois d’août 1793, la société continua à tenir ses séances au milieu d’une agitation universelle. On sait par les recueils de ses Mémoires, par le Compte-Rendu que l’abbé Lefèvre, agent général, publia en l’an VII, que, pendant ces terribles années, elle ne se laissa point décourager. Au mois de décembre 1790, elle décerna encore un prix de 1,200 francs, proposé deux ans auparavant par le corps municipal de Paris sur cette question : quelles sont les causes du dépérissement des forêts, et quels sont les moyens d’y remédier ? Mais les fonds promis par la municipalité ne furent pas payés, et la société fut forcée de faire elle-même les frais. Au lieu de préserver les forêts, l’entraînement révolutionnaire s’attachait plutôt à les détruire, et des dévastations de toute sorte allaient faire disparaître du sol une grande étendue de bois. Treize autres sujets de prix avaient été proposés : les prix ne furent pas décernés. La société continua encore quelque temps à distribuer des médailles d’encouragement aux cultivateurs les plus distingués de toutes les parties de la France, ainsi que des instrumens d’agriculture et des béliers de race espagnole. Ces distributions cessèrent en 1792. Tout se tait alors : on n’entend plus que le canon de Valmy et les clameurs des factions déchaînées. Il paraît que les grands réformateurs du temps voulurent faire un crime aux membres de la société de leurs jetons de présence : ils répondirent en prouvant que chacun d’eux touchait par an une valeur de 108 livres. On leur demanda de faire le sacrifice de leurs pensions sur l’autel de la patrie ; ils répondirent qu’ils avaient pris, dès leur réunion l’engagement de n’en pas accepter. Enfin le 8 août 1793 la convention rendit un décret qui supprimait toutes les académies, La Société d’Agriculture essaya de se considérer comme n’étant pas comprise dans la mesure ; mais il fallut se soumettre. En 1798, quand la grande tourmente fut passée, elle se reconstitua, mais seulement sous le nom de Société d’Agriculture du département de la Seine.

Je raconterai peut-être plus tard la seconde moitié de l’histoire de la société. Pour le moment, il me suffit d’avoir montré ce qu’elle était avant 1789. Dans cette durée de trente-deux ans, et surtout dans les cinq années écoulées de 1785 à 1790, elle a rendu d’éclatans services. Le nord de la France ne lui doit sans doute pas toute sa richesse agricole, qui tient à des causes plus profondes ; mais elle en a été l’instrument le plus actif, elle a donné le signal de tous les perfectionnemens. Si elle a moins fait pour le reste du territoire, c’est le temps qui lui a manqué, puisqu’elle n’est devenue centrale qu’à la veille de disparaître. L’interruption n’a duré que cinq ans, de 1793 à 1798 ; mais, privée de ses membres les plus illustres immolés ou dispersés, réduite au seul département de la Seine, forcée de lutter obscurément contre la terrible diversion des guerres révolutionnaires et impériales, la société nouvelle n’était plus que l’ombre de l’ancienne. Il lui a fallu bien du temps pour renouer un à un les fils brisés. La France moderne aime à se figurer que tout en elle date de 1789. Voici un exemple du contraire. Le point de départ doit être reporté à quinze ans en arrière au moins. Pour ne parler que de l’agriculture, elle avait été en quelque sorte découverte dès le milieu du XVIIIe siècle. Le mouvement réparateur, sensible vers 1760, a toujours été en s’accélérant jusqu’en 1789, et s’est ralenti au contraire dans les années suivantes, pour ne reprendre véritablement qu’en 1815. L’accroissement rapide de la population sous Louis XVI aurait suffi pour en donner la preuve, quand même nous n’aurions pas eu de détails plus positifs, et on vient de voir que ces détails ne nous manquent pas.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. « Le roi, est-il dit dans le préambule de l’arrêt, étant informé que plusieurs de ses sujets, zélés pour le bien public, se portaient avec autant d’empressement que d’intelligence à l’amélioration de l’agriculture dans son royaume, et que, dans la vue d’encourager les cultivateurs par leur exemple à défricher les terres incultes, à acquérir de nouveaux genres de culture, à perfectionner les différentes méthodes de culture des terres actuellement en valeur, ils se seraient proposé d’établir, sous la protection de sa majesté, des sociétés d’agriculture dont les membres, éclairés par une pratique constante, se communiqueraient leurs observations et en donneraient connaissance, au public ; que nommément un nombre de personnes possédant et cultivant des terres dans la généralité de Paris n’attendaient que la permission de sa majesté pour se former en société, sa majesté, étant en son conseil, a ordonné et ordonne, etc. »
  2. Le château de Meillant, bâti par le père du fameux cardinal d’Amboise, appartient aujourd’hui à M. le duc de Mortemart, qui l’a fait restaurer.
  3. Le haras de Pompadour a été également créé en 1763 ; celui du Pin est un peu plus ancien.
  4. Deux autres sortes d’arpens étaient en usage dans la généralité de Paris, l’un de 34 ares, l’autre de 42 ; mais l’auteur dit expressément qu’il entend parler de l’arpent de 48,400 pieds carrés, c’est-à-dire l’arpent des eaux et forêts, ou de 51 ares.
  5. « Lupinus et vicia, si virides succedantur, et statim supra sectas eorum radices aretor, stercoris similitudine agros fecundant. » Palladius, lib. I, tit. 6. — « Frutex lupilli optimi stercoris vim habet. » Columelle, lib. II, cap. 14.
  6. La question qui fut préférée est celle-ci : une agriculture florissante influe-t-elle plus sur la prospérité des manufactures que l’accroissement des manufactures sur la prospérité de l’agriculture ?