La Terreur en Bretagne/01

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RENNES
EN 93.[1]

i.

J’étais venu à Rennes pour la première fois en 1790 ; j’avais alors quinze ans, et je fuyais le séminaire où ma famille, qui se donnait des airs de noblesse, m’avait renfermé en qualité de cadet. J’avais vécu là deux pauvres et joyeuses années, gagnant huit sous par jour à copier des rôles de procureurs, couchant dans une mansarde sans cheminée, et n’ayant, en toute saison, qu’un frac de ratine, une culotte de bouracan, deux paires de bas chinés et trois chemises, dont une seule avait conservé son jabot. Je m’étais trouvé exposé depuis ce temps à des chances bien diverses : ma destinée avait flotté à tous vents, parfois paisible, mais le plus souvent menacée, et voguant, comme disent les marins, sous ses voiles de fortune. À l’exemple de tous les jeunes gens, j’avais passé par cette époque où l’ame a des ailes ; mais j’avais, depuis long-temps, laissé toutes mes plumes aux buissons, et, dégoûté de mon rôle d’Icare, je m’étais résigné à marcher droit devant moi, portant la vie sur mes épaules, à la manière des marchands forains.

Cependant je ne pus revoir sans émotion la ville où j’avais fait tant de mauvais repas et remis tant de boutons à mon unique habit. Les souvenirs de pauvreté que laissent les premières années ont une grace touchante qui attendrit sans attrister. Qu’importe en effet ce que l’on a souffert alors que l’on savait chanter, dormir et attendre ? La jeunesse !… c’est le rayon de soleil qui fait rire la prison, c’est la fleur qui égaie la fenêtre sans rideaux du pauvre, c’est la lumière et le parfum, l’espérance et la joie !

La première chose qui me frappa en arrivant à Rennes, fut le changement qui s’était opéré dans l’aspect de la ville. Je me rappelais encore le silence des rues à peine troublé par les jeux des écoliers, la solitude des places que traversait de loin en loin un conseiller en robe, le calme des promenades où l’on voyait se perdre, derrière les charmilles, quelques étudians pensifs. Rennes, en un mot, m’avait laissé le souvenir d’une immense université où tout rêvait et travaillait en silence ; maintenant les rues, les places, les promenades, étaient couvertes de groupes bruyans ; des soldats stationnaient à chaque carrefour ; on coudoyait les canons, on heurtait les cavaliers ; ce n’était partout que cris, tumulte, cliquetis d’armes ; l’université était devenue un camp.

En approchant du palais, dont les murs étaient tapissés naguère d’affiches de ventes ou d’avertissemens de cours, je lus les annonces suivantes :

AVIS.

« On désirerait trouver huit jeunes gens n’ayant point peur de mourir, pour monter, comme volontaires, sur un corsaire en armement de Saint-Malo. — S’adresser au citoyen Godefroy, rue aux Foulons. »

AUX CITOYENNES PATRIOTES.

« Celles qui voudront employer quelques instans de loisir à tricotter des bas pour nos frères des frontières, peuvent s’adresser aux citoyens Rascon, rue d’Estrées ; Bouvard, hôtel-de-ville ; Gatbois, place d’Estrées, qui leur fourniront la matière nécessaire. »

ARRÊTÉ DE LA MUNICIPALITÉ.

« Les mauvais citoyens sont divisés en trois classes :

1o Les conspirateurs et chefs de parti. — Leurs têtes tomberont sur-le-champ !

2o Les fomentateurs de troubles par leurs discours ou complaisances. — La prison !

3o Les gens modérés, les suspects, tous tartufes. — L’enceinte de la ville pour prison. »


J’avais eu soin, en quittant Brest, de me faire recommander d’avance au citoyen Benoist. Je me rendis chez lui dès mon arrivée ; mais il était absent, et ce fut sa femme qui me reçut.

La citoyenne Benoist portait environ trente ans. Un embonpoint excessif n’avait pu détruire sa beauté, mais l’avait, pour ainsi dire, effacée ; aussi fallait-il un instant d’examen pour démêler, sous ces chairs luxuriantes et ces contours confus, l’expression d’une inflexible énergie. Quant à son ame, c’était, comme ses traits, quelque chose dont tout le mérite n’apparaissait point sur-le-champ. La citoyenne Benoist avait trouvé le moyen d’être sublime sans qu’on y prît garde, comme d’être belle sans fixer l’attention ; à force d’être simple, sa générosité semblait vulgaire. Sa force s’était d’ailleurs enveloppée de tant de bonté et de tendresse, qu’on l’entrevoyait à peine ; on ne la devinait que par l’importance du résultat, jamais par la rudesse du contact.

Je l’avais connue avant son mariage, mais comme on connaît une jeune fille, pour avoir vu ses épaules au bal et l’avoir entendue parler du beau temps. Elle me reçut cependant en vieil ami, et j’en fus moins surpris que je ne l’aurais dû peut-être ; je savais par expérience qu’il vient un âge où il suffit d’avoir entrevu quelqu’un dans sa jeunesse pour lui tendre la main ; c’est comme un compatriote que l’on retrouve en pays étranger ; son aspect seul rappelle quelque chose d’éloigné et de chéri.

Nous nous entretenions depuis environ une heure lorsqu’on vint avertir la citoyenne Benoist qu’on la demandait ; elle me pria de l’excuser et sortit.

Je me mis alors à examiner l’appartement dans lequel je me trouvais ; c’était plutôt l’intérieur d’une tente qu’un foyer domestique. On voyait un équipement complet de soldat, accroché au pied d’un lit élégant encore défait ; le déjeuner, composé de pain de munition et de quelques fruits, était servi sur un guéridon d’acajou massif, et des papiers, des livres, des journaux épars couvraient une grande table de sapin. Il y avait, dans la disparate même de tous ces objets, quelque chose de singulièrement expressif. Cette réunion, en effet, ne tenait ni au hasard ni au caractère de mes hôtes ; ce que je voyais chez eux, je l’aurais vu partout : du feu, du pain et des gazettes, toute l’époque était là !

Je m’approchai machinalement et je me mis à feuilleter la première brochure qui me tomba sous la main. La citoyenne Benoist rentra peu après.

— Je lisais un document curieux, lui dis-je, la Pétition des dames françaises à l’assemblée des notables.

— Pour leur admission aux états-généraux, n’est-ce pas ?

— Précisément. Je m’étonne qu’elles n’aient point renouvelé leur requête à la convention qui a proclamé en toute occasion les doctrines de l’égalité, d’autant plus que les signataires font valoir des droits sérieux dans leur pétition.

— Lesquels ?

Leur nombre, d’abord ; leur influence sur tous les hommes, depuis le dépositaire de la feuille des bénéfices jusqu’aux conseillers ; le succès qu’elles auraient contre les ennemis de la nation (je répète les expressions de la requête !) ; les services qu’elles rendent au commerce par les changemens de mode ; enfin, leur douceur, qui saurait tout concilier !

— Ne demandaient-elles pas que toute femme ou fille de quinze ans pût être électrice ?

— Et que toute femme ou fille ayant donné le jour à un citoyen fût éligible ! Seulement, par précaution contre la loquacité des députés femelles, les signataires déclarent qu’il ne leur serait permis de parler que par monosyllabes.

Mme Benoist sourit, puis haussa les épaules.

— Si les femmes veulent devenir des hommes, dit-elle, ce n’est pas à l’assemblée des notables, mais à Dieu qu’elles doivent s’adresser. Le progrès pour nous n’est pas dans la conquête de devoirs nouveaux, il est dans l’accomplissement plus entier et plus intelligent de ceux qui nous sont déjà départis : l’équilibre des sexes doit naître de l’égalité, non dans les fonctions, mais dans l’utilité.

Le citoyen Benoist entra dans ce moment ; sa femme me nomma, il me tendit la main.

— Vous arrivez un mauvais jour, me dit-il.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Duchâtel et Lanjuinais sont à Rennes depuis quelques heures ; ils veulent soulever le pays contre la montagne qui les a proscrits.

— Mais ils ne savent donc pas que Carrier est ici ?

— Ils viennent de l’apprendre.

— Alors qu’espèrent-ils ?

— Ils parlent de se rendre au département pour y accuser la convention et faire appel aux fédéralistes.

— Ils seront arrêtés !

— Je ne sais ; les fédéralistes sont en majorité à Rennes comme dans toute la Bretagne ; la présence de Carrier a répandu l’effroi et empêché la résistance, mais l’arrivée de Lanjuinais peut tout changer. Il est fort aimé ; la persécution dont il est l’objet rendra ses paroles plus puissantes. Une lutte, dont l’issue est impossible à prévoir, va s’engager entre lui et le représentant.

— Que comptez-vous faire ? demandai-je après un moment de silence.

Benoist jeta à sa femme un coup d’œil rapide.

— Les circonstances sont difficiles, dit celle-ci avec calme ; mon mari est l’ami d’enfance de Lanjuinais ; il l’aime comme un frère, et cependant il ne peut ni l’approuver ni le seconder en cette occasion. Le fédéralisme n’est qu’un démembrement moral de la France. La montagne a été brutale dans sa victoire, mais elle ne l’a remportée que parce que la vitalité et la force nationales étaient en elle. Ces conventionnels sont pour moi comme des soldats qui boiraient mon vin, pilleraient ma maison et battraient mes enfans, mais défendraient ma vie et mon pays. Je les hais et j’en sens le besoin. Les amis de Lanjuinais doivent tout faire pour le sauver, ils ne peuvent rien faire pour seconder ses projets.

Mme Benoist s’aperçut que je l’écoutais avec étonnement ; elle s’interrompit tout à coup.

— Pardon, dit-elle, vous voyez que je retiens les leçons de mon mari.

Celui-ci la regarda avec une étrange expression d’admiration et d’amour ; il lui serra la main.

— Je vais voir Lanjuinais et Duchâtel, dit-il ; je ferai en sorte qu’ils quittent Rennes sur-le-champ.

Il se leva, prit son bonnet rouge, me renouvela ses offres de service, puis sortit. Je venais de comprendre le secret de cette capacité énergique dont le citoyen Benoist avait fait preuve en toute occasion, et qui lui avait valu la confiance des patriotes. L’Égérie qui lui donnait la force et la sagesse venait de se dévoiler à moi. Je fus singulièrement touché de cette association de deux intelligences inégales, mais assez nobles toutes deux pour que l’une cachât sa supériorité et pour que l’autre l’acceptât. Mme Benoist, qui lisait sans doute dans ma pensée, se hâta de parler d’autre chose.

— Voici l’heure de l’assemblée populaire, me dit-elle ; j’y vais rarement, mais aujourd’hui mon mari ne pourra s’y rendre, et je crains que son absence ne soit remarquée : voulez-vous m’y conduire ?…

J’acceptai. Nous rencontrâmes sur le seuil du club un sans-culotte qui parlait avec beaucoup de chaleur au milieu d’un groupe de vagabonds ; Mme Benoist ne put retenir à son aspect un geste de dégoût.

— Vous voyez cet homme, me dit-elle, c’est un marquis ruiné qui s’est fait patriote et délateur pour rétablir sa fortune ; mais ses vices ont seulement changé de costume. Au fond, c’est toujours le grand seigneur d’autrefois, c’est-à-dire un oisif enté sur un escroc. Il courtisait la canaille habillée de soie, maintenant il courtise la canaille en haillons ; il bâtonnait ses créanciers, aujourd’hui il les dénonce. Soit ignorance, soit raillerie, il se fait appeler Caïus, et le nom lui convient. Tâchons de passer sans qu’il nous arrête.

Mais l’ex-marquis avait aperçu la citoyenne Benoist ; il s’avança vers elle avec une affectation de brusquerie populaire.

— Tu arrives bien tard, citoyenne, s’écria-t-il ; Carrier vient de partir. Il a cicéroné une heure contre les fédéralistes et les modérés ; j’aurais voulu que ton mari se fût trouvé là, ça aurait pu lui être utile.

Mme Benoist pâlit ; ses lèvres s’entr’ouvrirent pour répondre, mais elle se contenta de jeter à Caïus un regard méprisant et voulut passer.

— Eh bien ! quoi ? est-ce que ça te fâche ? reprit celui-ci ; j’ai voulu rire ; on sait bien que Benoist est un chaud patriote… Voyons… pas de rancune.

Il essaya de lui prendre la main, mais la jeune femme recula avec dégoût en lui disant :

— Laissez-moi.

— Excusez, s’écria Caïus, tu vouvoyes tes frères ; il paraît que l’égalité te vexe et que tu méprises les vrais sans-culottes. Prends garde, ma petite ; il ne faut pas être trop fière de ton bonnet à rubans, de peur que la nation ne confisque la tête qui est dedans.

Un long éclat de rire retentit à cette plaisanterie féroce ; Mme Benoist m’entraîna au club.

Au moment où nous entrâmes, le président achevait une lettre des collégiens de Rennes, qui proposaient de consacrer la valeur de leurs croix à l’équipement des volontaires. On lut ensuite une réclamation du sieur Sévestre, demandant que toutes les charges qui seraient imposées aux citoyens fussent doublées pour lui. Un acteur du théâtre de Rennes, nommé Bosquet, monta alors à la tribune et se plaignit de la cherté des grains qu’il attribua à l’égoïsme des accapareurs. Il proposa de faire le recensement de tout le blé qui existait dans le département et d’en fixer le prix proportionnellement au salaire des ouvriers et aux travaux des cultivateurs. Cette proposition fut accueillie avec enthousiasme ; on décida qu’elle serait communiquée à Carrier, afin qu’il en confiât l’exécution aux corps constitués.

La séance semblait terminée, et le président s’était déjà levé, lorsqu’un grand bruit se fit entendre au dehors ; la porte s’ouvrit avec violence ; un paysan presque nu, souillé de boue et la tête enveloppée de linges sanglans, parut sur le seuil, conduit par Caïus et quelques autres sans-culottes.

— Les brigands ! les brigands ! s’écriaient-ils tous à la fois…

— Qu’ont-ils fait ? demanda le président,

— Ils ont pris La Roche-Bernard.

— Qui vous l’a dit ?

— Cet homme… il en arrive… regardez… il est blessé… il s’est sauvé par miracle.

— Parle, citoyen…

Le paysan avait été, pour ainsi dire, porté jusqu’à la table du président. La foule s’en rapprocha par un mouvement général ; il y eut un moment d’oscillation, de tumulte, puis le silence se fit…

Cependant le fugitif jetait autour de lui un regard effaré ; il étendit la main pour chercher un appui, rencontra la table et s’y assit ; l’angoisse se lisait sur tous les visages.

— Étais-tu toi-même à la Roche-Bernard quand les brigands sont venus ? demanda le président.

— Oui… oui, citoyen, dit le blessé d’une voix entrecoupée… j’étais au service du citoyen Sauveur, le président du district…

— Et quand sont-ils arrivés ?…

— Dans la nuit : nous étions tous couchés ; j’allais m’endormir ; voilà que j’entends tout d’un coup beaucoup de gens qui parlent et qui marchent ; on frappe à la porte à coups de crosse et on crie d’ouvrir. Je cours à la fenêtre, la rue était pleine de chouans avec leurs mouchoirs aux chapeaux. Dans ce moment le citoyen Joseph sortit de la chambre : — Oh ! mon Dieu, que je lui dis, qu’est-ce que c’est donc que ça ? — Ce sont les chouans qui viennent me tuer, qui me répond tranquillement. — Cachez-vous vite, cachez-vous vite, alors que je m’écrie. — Non, s’ils ne me trouvaient pas, ils se vengeraient en massacrant toute ma famille ; il faut que je tâche, au contraire, de les éloigner de la maison, aussi je vas sortir.

Pendant qu’il me disait cela, on continuait toujours à défoncer la porte en bas et à crier : À mort, Sauveur ! à mort le bleu ! — Tu entends, qui me dit ; ils sont pressés, faut pas les impatienter, et il descend. Quand ils vont m’avoir, qu’il ajoute, ils ne s’occuperont que de moi ; profite de ce moment pour courir chez le commandant, dis-lui de rassembler le plus d’hommes possible et de sauver la ville, si ce n’est pas trop tard.

Il était arrivé en bas, et il commença à tirer les verroux. Les chouans entendirent qu’on ouvrait la porte, ils reculèrent ; mais dès que le citoyen Joseph parut, ils se mirent à crier tous ensemble : À mort ! à mort ! … — Amenez-moi à vos chefs, dit le citoyen sans se déconcerter. — Il faut le faire crier vive le roi ! — Oui, oui. — Il faut qu’il abatte l’arbre de la liberté. — C’est cela, et allons donc… — Amenez-le sur la place.

Les plus enragés l’avaient pris au collet, jeté par terre, et le traînaient la tête sur le pavé. Lui les laissait faire sans rien dire, parce que ça les éloignait de sa maison. Quand il fut arrivé sur la place, ils lui ordonnèrent de crier vive le roi ! Il leva la main et cria de toutes ses forces : Vive la république ! … On le frappa à coups de crosse sur la tête et partout ; mais plus on frappait, plus il répétait : Vive la république ! — Attendez, je vais le faire se taire, moi, dit un chouan, et il lui tira un coup de pistolet dans la bouche, à bout portant !… Le citoyen Joseph tomba et resta comme mort ; mais bientôt il se redressa sans même faire entendre un soupir et tira de son sein quelque chose qu’il embrassa. — C’est sa médaille civique, qu’ils crièrent tous ; il faut qu’il la donne. Alors ils se jetèrent sur lui comme des loups enragés ; il y en eut un qui lui tira un coup de fusil dans les yeux, un autre qui lui coupa trois doigts avec un couteau de chasse. Mais il tenait toujours sa médaille sans rien dire. Ils ne savaient plus comment lui faire du mal, lorsque tout à coup un d’eux se mit à crier : — Tenez, tenez… du feu… C’était l’arbre de la liberté qui avait été abattu et qu’on brûlait. Tous jetèrent de grands cris de joie ; ils traînèrent le citoyen Joseph jusqu’au brasier et le poussèrent dedans. Je fermai les yeux pour ne plus voir… Je sentis une odeur de chair brûlée,… puis je les entendis qui disaient : — Bon… il est roussi, et ils s’en allèrent…

Je courus chez le commandant, mais les chouans étaient arrivés avant moi… Ils étaient partout, si bien que je m’en revins à la maison, où je trouvai le père du citoyen Joseph, qui était au lit, parce que la goutte l’empêche de marcher. — Mon fils ! qui me dit dès que je parus. J’avais tant envie de pleurer que je ne pus pas lui répondre. — Ils l’ont tué… Je lui fis signe que oui. Il ne répondit rien, et il ferma les yeux… Au bout d’un instant, cependant, il me dit tout bas : — Comment ça s’est-il passé ? Je lui racontai la chose à peu près. Pendant que je parlais, ses cheveux blancs se hérissaient sur sa tête, et quand j’eus fini, il fut plus d’une heure sans parler. Deux ou trois fois je m’approchai, croyant qu’il était mort… Enfin, vers le matin, il se dressa sur son séant, et me dit : — Il ne faut pas attendre le jour ; pars pour Rennes… Tu diras ce qui est arrivé… Alors il m’a donné cette lettre, je suis parti et me voilà.

En parlant ainsi, le paysan présenta au président un papier souillé de sueur et de sang, celui-ci lut d’une voix ferme :


« Le citoyen Sauveur à la société patriotique de Rennes.

« FRÈRES ET AMIS,

« La Roche-Bernard est au pouvoir des brigands. Mon fils a fait son devoir ; il est mort à son poste, et les barbares n’ont pu atteindre à la hauteur de l’ame d’un vrai républicain.

« Salut et fraternité,
« Sauveur. »


La lecture de cette lettre fut suivie d’une rumeur difficile à décrire. C’était comme une exclamation prolongée, dans laquelle dominait tour à tour l’admiration, la douleur ou la colère, et qui, grossissant de proche en proche, éclata bientôt en imprécations. Les amis du président assassiné (et ils étaient en grand nombre) étendaient les mains vers la foule, en l’appelant à la vengeance. En un instant des pistolets, des poignards cachés, brillèrent dans toutes les mains, et l’on entendit retentir les cris :

— À la Roche-Bernard ! Mort aux brigands !… Avertissons le représentant du peuple… Carrier… chez Carrier !

La foule s’élança vers les portes, et, au bout de cinq minutes, la salle fut vide. Le paysan blessé avait été oublié dans cette sortie tumultueuse. Épuisé de fatigues et d’émotions, il venait de tomber presque à la renverse sur la table où il s’était d’abord assis ; Mme Benoist courut à lui.

— Aidez-moi à le conduire à la maison, me dit-elle, et pendant qu’ils vengent l’autre, sauvons celui-ci.

ii.

Les affaires qui m’avaient appelé à Rennes m’y retinrent beaucoup plus long-temps que je ne l’avais d’abord pensé ; tout se trouvait dans un tel état de trouble et de désordre, que des obstacles imprévus s’élevaient de tous côtés.

Le général Labourdonnaye avait repris la Roche-Bernard, mais l’armée royaliste menaçait de venir assiéger Rennes ; la disette commençait à s’y faire sentir, et Carrier, de retour de Saint-Malo, où il était allé, selon son expression, donner le fil au rasoir national, essayait à Rennes ce qu’il devait exécuter plus tard à Nantes avec une splendeur de cruauté qui a rendu son nom célèbre à jamais. Heureusement que le hasard avait placé sur sa route un de ces êtres simples et sublimes à qui le dévouement tient lieu de puissance, et qui arrêtent tous les fléaux en leur faisant une digue de leurs corps.

Cet homme était un pauvre tailleur nommé Leperdit. Né à Pontivy, dans le Morbihan, il n’y avait reçu que l’éducation grossière des enfans de sa condition. Le curé, frappé de ses dispositions, proposa de lui obtenir une bourse dans le séminaire du diocèse ; Leperdit refusa ; on lui demanda la cause de ce refus :

— Les séminaristes oublient leurs parens, répondit l’enfant ; on les habitue à ne plus obéir et à ne plus songer qu’à leur évêque ; je ne veux pas devenir prêtre, de peur de moins aimer ma bonne mère.

Il apprit donc l’état de son père, s’établit à Rennes vers l’âge de dix-huit ans, et s’y maria peu après. Pendant plusieurs années, sa vie fut celle d’un ouvrier laborieux et obscur, gagnant chaque jour le repas du lendemain, faisant sa part plus petite quand un malheureux venait lui dire qu’il avait faim, travaillant six jours sans relâche, et trouvant sa joie à sortir le septième avec un enfant à chaque main. Ce fut dans cette existence austère que son ame se prépara silencieusement aux grandes choses.

Lorsque la révolution arriva, il la salua avec une joie calme, mais ferme, et comme une justice attendue. Armé l’un des premiers pour la défense des droits populaires, on voulut lui donner un grade :

— Que les plus capables commandent, répondit-il ; mon rôle à moi est d’obéir.

Mais les évènemens marchaient, et ceux qui avaient commencé la révolution étaient dépassés. Rennes avait eu trois maires déjà ; le premier s’était retiré à l’approche des mauvais jours, le second se cachait pour éviter l’échafaud, le troisième avait péri près de Vitré, massacré par les chouans, comme Joseph Sauveur. La guerre civile était aux portes, l’émeute au dedans, la disette partout, et Carrier arrivait !…

Ce fut alors que l’on vînt dire à Leperdit que ses concitoyens l’avaient choisi pour officier municipal.

— Je n’ai pas le droit de refuser, puisqu’il y a du danger, répondit-il ; je me crois incapable, mais j’essaierai. Si je recule au moment du péril, punissez-moi.

Puis, voulant donner l’exemple de tous les sacrifices, il transforma son atelier en caserne, et y logea trente soldats, vivant des faibles économies qu’il avait longuement amassées pendant dix années de privations.

— Que laisserez-vous à vos enfans ? lui demanda un ami inquiet de ce dévouement patriotique.

— Mon exemple à imiter, répondit le tailleur.

Tel était l’homme en face duquel Carrier se trouva lors de son arrivée à Rennes. Comme nous l’avons déjà dit, les fédéralistes étaient en grand nombre dans le département, et l’envoyé de la convention avait pour mission spéciale de sévir contre ce parti à peine vaincu ; son premier soin fut donc de demander au conseil une liste de proscription. Le conseil effrayé la dresse à la hâte et la présente à Leperdit.

— Vous avez oublié un nom, dit-il.

— Lequel ?

— Le mien, car la plupart de ceux que vous avez inscrits là, sont mes frères d’opinion, et ont combattu comme moi pour la liberté.

Les membres du conseil se regardèrent avec embarras.

— Cette liste est un bon pour le bourreau, reprit Leperdit ; je ne la signerai pas.

— Mais Carrier l’a demandée, et la lui refuser c’est donner sa tête.

— Je le sais ; aussi je me charge de ce refus.

Et déchirant la liste :

— Adieu, frères, ajouta-t-il en tendant la main à ceux qui l’entouraient : Je vous recommande mes enfans !

Il se rendit aussitôt chez Carrier.

— M’apportes-tu la liste ? demanda celui-ci dès qu’il l’aperçut.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas qu’on la fasse.

Le conventionnel se leva comme un lion blessé.

— Qui donc de toi ou de moi commande ici ? s’écria-t-il.

— Ni l’un ni l’autre : c’est la Justice qui commande, et elle défend de frapper des frères, coupables seulement de s’être trompés. Fais toi-même cette liste, si tu veux ; nous ne sommes pas des dénonciateurs.

— Ah ! tu prends le parti des anarchistes, des modérés, des calotins… Et si je t’envoyais pourrir en prison ?

— J’irais.

— Si je te faisais guillotiner ?

— Tu es libre.

Carrier grinçait des dents et frappait du poing sur son bureau : cette résistance calme irritait sa colère, sans lui fournir les moyens de s’exprimer.

— Retourne à la mairie, dit-il enfin à Leperdit, je t’y consigne.

— C’est inutile, répondit le tailleur, je n’ai point d’autre domicile depuis un mois.

Leperdit retourna à la mairie, mais Carrier ne parla plus de sa liste de proscription.

Dans une autre occasion, le conventionnel lui reprochait d’avoir favorisé la fuite de plusieurs prêtres qui étaient hors la loi.

— Ils n’étaient pas hors l’humanité, répondit le tailleur.

Lassé de toutes ces résistances. Carrier se décida à partir et à se rendre à Nantes, où il espérait trouver plus de docilité. En quittant Leperdit, il lui dit avec un accent de menace :

— Je reviendrai.

— Tu me trouveras, répliqua le maire d’un ton simple.

Carrier ne reparut plus à Rennes.

Mais, lui parti, restaient encore les méchans, les fous, les lâches surtout, race toujours prête à se racheter avec le sang des autres. Beaucoup de gens s’étaient compromis dans la lutte des girondins contre la montagne. Les membres du Comité des correspondances avec la députation d’Ille-et-Vilaine avaient écrit, le 7 juin 1793, au citoyen Beaugeard la lettre suivante :


« Citoyen,

« L’indignation et la douleur ont éclaté de toutes parts à la nouvelle de l’illégale arrestation de vingt-deux membres de la convention nationale et de la commission des douze. Les citoyens d’Ille-et-Vilaine ne laisseront pas impuni l’attentat criminel commis par une faction dominatrice et sanguinaire, la violation de tous les droits de l’homme, l’interception de toutes les lettres, de toutes les feuilles périodiques entre Paris et les départemens. Vos concitoyens n’ont pas vu sans une surprise extrême l’indifférence avec laquelle vous leur avez annoncé l’arrestation de Lanjuinais, dont ils ont eu, dans tous les temps, l’occasion de reconnaître l’intégrité, la lumière et le patriotisme soutenu. La convention nationale n’est plus libre. »


Or, ce même Lanjuinais, dont on avait fait l’apothéose, était maintenant proscrit et en fuite ; la faction sanguinaire et dominatrice était triomphante ! Il fallait lui donner des gages de repentir, apaiser la colère de ces nouveaux Teutatès par quelques sacrifices ! Mais prendre des victimes parmi les forts, eût été difficile ou dangereux ; on les chercha parmi les plus faibles et les plus abandonnés.

Grâce à Leperdit, les religieuses attachées à l’Hôtel-Dieu de Rennes continuaient à remplir leur mission de charité. Carrier s’était montré surpris à leur aspect, et les avait tancées sur l’approbation secrète qu’elles pouvaient donner aux prêtres réfractaires ; mais la bonne tenue de l’hôpital l’avait fait passer outre. Après son départ, on sut que deux de ces religieuses avaient reçu d’une Vendéenne que l’on conduisait au supplice (et qu’elles avaient précédemment soignée) un anneau d’or, comme souvenir de reconnaissance. C’en fut assez pour les sans-culottes d’élite, qui cherchaient une occasion de prouver leur patriotisme à la montagne. Ils s’écrièrent qu’il y avait connivence entre les sœurs et les brigands ! Cet anneau donné était évidemment le prix de quelque trahison ; le salut de la république était compromis ; il fallait faire un exemple, etc. Bref, ce fut l’histoire des animaux malades de la peste ; l’anneau remplaçait l’herbe d’autrui mangée par le malheureux Aliboron. Les deux sœurs furent donc arrêtées et conduites en prison.

Leperdit l’apprend : voulant éviter des débats qui auraient compromis l’autorité des juges ou la sienne, il se rend directement à la tour Le Bast, où les nonnes étaient retenues.

— Que faites-vous ici ? dit-il brusquement ; qui vous a autorisées à quitter votre poste ?

Les sœurs veulent s’expliquer.

— Pas d’excuses, s’écrie Leperdit ; les malades ont besoin de vos soins : votre prison, c’est l’hôpital ; là du moins vous êtes utiles à la patrie.

Puis, se tournant vers le geôlier, il le somme de relâcher ces deux femmes, et les reconduit, en grondant, à l’Hôtel-Dieu, où il les consigne. Les juges comprirent la leçon, et ne réclamèrent point leurs captives.

Nous avons déjà dit que la disette se faisait sentir à Rennes. Les royalistes, qui n’espéraient s’emparer de la ville qu’en semant la discorde parmi ses défenseurs, firent répandre le bruit que cette disette était entretenue volontairement par les membres de la commune, qui spéculaient sur les grains. La souffrance rend crédule ; le peuple, qui mourait de faim, s’assembla, et, excité par un misérable nommé Toinel, qui avait été deux fois condamné à la corde pour vols de vases sacrés, il se rendit sur la place de la commune, demandant le maire avec des cris menaçans. Leperdit paraît au balcon et veut parler ; mais on ne lui en laisse pas le temps.

— Du pain ! du pain ! s’écrie la foule exaspérée.

— Je n’en ai point.

— Ta vie alors.

— Je vais vous l’apporter.

Il quitte la fenêtre pour descendre ; ses amis essaient de le retenir.

— Non, dit le tailleur, leur fureur va croissant ; il faut que je l’apaise par mes paroles ou par mon sang.

L’officier qui commande dans l’intérieur de l’hôtel-de-ville déclare alors qu’il défendra le maire au péril de ses jours, et ordonne à ses soldats de charger leurs armes.

— Que fais-tu, citoyen ? s’écrie Leperdit ; j’ai fait serment de mourir pour le peuple, et non de le faire mourir pour moi. Reste ici, je sortirai seul. On ne tue pas si vite que tu le crois un honnête homme. D’ailleurs, ne vois-tu pas que je suis armé ? j’ai mon écharpe.

Il descend alors et se présente à la foule. À son aspect, on recule, et il y a un moment d’hésitation. Mais Toinel et quelques misérables apostés par lui recommencent leurs cris. La fureur se rallume ; le tumulte augmente, et les pierres commencent à voler. Leperdit, atteint au front, chancelle. À la vue de son sang qui coule, le peuple s’arrête, épouvanté de ce qu’il vient de faire. Il y a un instant de silence.

— Citoyens, dit Leperdit en souriant avec douceur, je ne sais point faire des miracles comme Jésus-Christ, et je ne puis changer ces pierres en pains. Quant à mon sang, que vous voyez couler, plût au ciel que je pusse vous en nourrir, je vous le donnerais avec joie jusqu’à la dernière goutte.

À ces mots d’une sublime miséricorde, tous les yeux se baissent ; il y a dans la foule comme un mouvement d’embarras. Leperdit en profite, et justifie la commune en rappelant tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle fait encore pour ramener l’abondance. Il parle long-temps avec calme, d’une voix douce, égale, et ne s’interrompant que pour essuyer le sang qui inondait son visage. La foule comprit qu’on lavait trompée, et alors vint le regret, puis la honte. Le bruit s’apaisa, les rangs s’éclaircirent, et cette multitude, qui un instant auparavant grondait pareille à une mer orageuse, se fondit comme une nuée.

Mais enfin la tourmente révolutionnaire s’apaisa ; les chouans et les Vendéens déposèrent les armes ; l’abondance reparut, et avec elle la tranquillité publique.

Tant que la mairie de Rennes avait été un avant-poste exposé aux premiers coups des brigands et de l’émeute, tout le monde s’était tenu à l’écart ; mais dès qu’il n’y eut plus qu’honneurs et profits à y trouver, chacun s’offrit à remplacer Leperdit. Les gens bien nés s’aperçurent pour la première fois que ce n’était qu’un pauvre tailleur qui faisait des fautes d’orthographe. On avait pu l’accepter comme administrateur à une époque où il fallait savoir mourir ; mais maintenant que le danger était passé, ce poste demandait un homme considéré qui pût donner des bals ! L’égalité républicaine n’était déjà plus qu’une fiction reléguée dans la loi ; il y avait quelque part un jeune général à longs cheveux et à visage cuivré qui méditait sourdement de confisquer la révolution à son profit. La réaction contre les habitudes démocratiques se faisait sentir partout, et les sans-culottes débraillés de 93 commençaient à se transformer en incroyables. Leperdit comprit que son temps était fini, et, ne cherchant point à retenir un pouvoir qu’il n’avait jamais demandé, il retourna à son établi, comme Cincinnatus à sa charrue, sans soupçonner lui-même la grandeur de son dévouement. Cependant il fit partie, un peu plus tard, de la députation que le conseil municipal de Rennes envoya pour féliciter Napoléon lors de son passage à Nantes. Ses traits frappèrent l’empereur.

— Votre nom, monsieur ? demanda-t-il brusquement à l’ex-maire de Rennes.

— Leperdit, tailleur.

Napoléon fit un geste de surprise, et demanda une explication qu’on lui donna.

— Que pense le peuple de moi ? dit-il en s’adressant de nouveau à Leperdit.

— Le peuple vous admire.

— Est-ce tout ?

— Oui.

— Ainsi, on me reproche quelque chose ?

— L’arbitraire, sire.

L’empereur, qui marchait, s’arrêta devant Leperdit, et le regarda en face.

— Vous tenez à me prouver, monsieur, que le proverbe a raison quand il parle de la franchise des Bretons ?… Du reste, j’aime qu’on dise ce qu’on a dans le cœur… Tenez.

Et faisant un signe au tailleur, il l’attira dans une embrasure de fenêtre, où il l’entretint une heure entière. Leperdit soutint cette conversation sans embarras, repoussant les propositions de l’empereur, et laissant voir ses opinions républicaines. Lorsqu’il se retira, Napoléon le suivit du regard.

— Homme de fer ! murmura-t-il.

Et il rentra brusquement.

Le soir même, le maire de Rennes, le marquis de Blossac, qui s’était montré plus docile que son compagnon, reçut le brevet qui le nommait chevalier de la Légion-d’Honneur.

Depuis cette époque jusqu’aux cents jours, Leperdit resta étranger aux affaires politiques. Malgré son âge, il reprit alors sa vieille cocarde, et marcha avec les fédérés au secours de Nantes, que les Vendéens menaçaient. Au retour de Louis XVIII, il fut porté sur la liste des conseillers municipaux ; mais il refusa de prêter serment. Le préfet furieux le fit mander.

— Prenez garde, dit-il au vieillard, on ne se montre point impunément hostile à sa majesté ; je pourrai vous l’apprendre.

— Vous êtes bien jeune, et moi bien vieux, pour que je reçoive des leçons de vous, répondit le tailleur en souriant.

— Vous prêterez serment, monsieur !

— Jamais !

— Vous levez la tête bien haut.

— C’est que je n’ai dans ma vie rien qui puisse me la faire baisser.

Le préfet confus s’excusa, et reconduisit Leperdit jusqu’à la porte.

Mais la liberté, que celui-ci avait adorée comme sa sainte, et à laquelle il avait tout sacrifié, était perdue pour long-temps, sinon pour toujours. Aussi sa vieillesse fut-elle triste, désenchantée. Que de fois je l’ai vu assis sous les tilleuls de la Place aux Arbres, les yeux tournés vers ce grand édifice du Présidial, où il avait siégé aux plus terribles jours de la révolution ! Ah ! sans doute qu’en contemplant ce théâtre de tant de nobles angoisses, de généreuses espérances et de sublimes dévouemens, d’amères pensées descendaient dans son ame ! Sans doute qu’il se demanda plus d’une fois à quoi avaient servi tant d’efforts, et si le travail des nations n’était pas, comme celui des enfans, une bruyante inutilité !

Du reste, les désenchantemens politiques de Leperdit ne changèrent rien à son caractère. C’était un de ces cœurs que l’aspect du mal attriste, mais ne peut endurcir. Sa mort fut digne de sa vie. Réveillé au milieu de la nuit par les cris au feu ! il court à l’incendie, se précipite dans les endroits les plus dangereux, et reçoit une blessure dont il ne s’aperçoit qu’au moment où le danger a cessé. On le rapporte mourant : pendant deux années, sa blessure s’aggrave et devient chaque jour plus inguérissable. Il ne fait entendre aucune plainte, ne donne aucun signe d’impatience, et ne songe qu’à ses enfans, qui l’entourent. Tout à coup l’un d’eux cesse de venir. Leperdit demande la cause de son absence ; on lui répond avec embarras qu’il est malade. Mais le jour même il apprend que la conspiration de Berton a été découverte ; il ne doute pas que son fils ne soit une des victimes. Cependant il garde le silence, il veut éviter à sa femme, à ses enfans, une explication qu’ils redoutent, et refoule sa douleur au fond de son ame. Pendant dix-huit mois, il s’informe chaque matin de la maladie de ce fils absent, et feint de croire ce qu’on lui répond. Enfin, quand l’heure suprême est venue, sûr de confondre la douleur qu’il va réveiller dans la douleur plus poignante que causera sa perte, il demande une dernière fois son fils. Tous baissent les yeux et gardent le silence.

— Ainsi, il est mort, murmura le vieillard… Je le savais… Que Dieu leur pardonne !

Ce furent les dernières paroles de cet homme, dont toute la vie s’était passée dans le combat à parer les coups qui pouvaient frapper les autres, sans jamais en porter lui-même. Les prêtres qu’il avait arrachés à la guillotine refusèrent de suivre son cercueil, et la ville qu’il avait administrée, défendue et sauvée, ne voulut point lui faire don d’une fosse dans son cimetière !!!! Il fallut en appeler à la générosité publique, quêter de quoi acheter six pieds de terre pour un homme auquel les vieilles républiques eussent élevé des statues ! Hâtons-nous de le dire pourtant, cette aumône d’une tombe ne fut point refusée par les citoyens de Rennes, et ceux qui visitent aujourd’hui le cimetière de cette ville peuvent voir, près de la grille d’entrée, une colonne de granit sur laquelle se lit cette épitaphe simple :

LEPERDIT, ANCIEN MAIRE DE RENNES,
ET DOYEN DES TAILLEURS.

Mais le plaisir de raconter une noble vie nous a fait suspendre le récit de notre séjour à Rennes pendant la terreur ; il est temps d’y revenir.

iii.

J’avais enfin terminé les affaires qui me retenaient dans la capitale de l’ancienne Bretagne ; le jour du départ était arrivé. Après m’être muni d’un passeport signé par les chefs militaires, et destiné à lever tous les obstacles qui auraient pu entraver mon voyage, je me rendis chez le citoyen Benoist, afin de prendre congé de lui. Il venait de partir pour Nantes, chargé d’une mission spéciale, et sa femme était sortie. J’allais me décider à écrire quelques lignes d’excuses, lorsque Mme Benoist rentra. À mon aspect, elle jeta un cri de joie.

— Je craignais que tu ne fusses parti, citoyen, dit-elle.

— Je venais te faire mes adieux.

— Tu vas à Brest ?

— Oui.

— En traversant les Côtes-du-Nord ?

— Sans doute.

— Ne peux-tu prendre la route du Morbihan et passer par la Roche-Bernard ?

— Le chemin est difficile et dangereux de ce côté ; je risquerais de tomber aux mains des chouans.

— S’il le fallait, pourtant ? Ne t’exposerais-tu pas aux dangers de la route pour sauver quelqu’un ?

— C’est selon.

— Il s’agit d’une jeune fille dont tu as vu autrefois les parens.

Elle me dit un nom qu’il ne m’est point permis de répéter, et qui, en effet, m’était connu.

— Tu peux lui sauver l’honneur, et peut-être la vie.

— Comment cela ?

— En la conduisant à la Roche-Bernard, chez des cousins qui la cacheront.

— Elle est donc en danger ?

— Oui.

— Comme fille d’émigré ?

— Non, parce qu’elle est belle. Tu sais que Pochole a fait évacuer toutes les maisons religieuses où l’on élevait des jeunes filles. Claire était au couvent de l’Enfant-Jésus ; il l’y a vue…

— Je comprends… et il en est tombé amoureux ?…

— Oui, amoureux à sa manière ! Après l’avoir interrogée, il l’a conduite chez deux vieilles tantes qu’elle a ici, et où il vient tous les jours lui rendre visite. Mais comme l’enfant résiste, il a déclaré hier qu’il ferait jeter en prison les tantes et la nièce, s’il ne trouvait celle-ci plus docile. Je viens d’être avertie ; mon mari est absent, et n’a point d’ailleurs assez d’autorité pour lutter contre l’ami de Carrier ; la fuite seule peut sauver Claire. Tu es bon, tu as du cœur ; j’ai pensé que tu ne reculerais pas devant une bonne action, quoi qu’il puisse en arriver.

Je tendis les mains à la citoyenne Benoist.

— Je te remercie ; j’irai par Vannes, et j’emmènerai la jeune fille.

Nous convînmes de tout ce qui devait rendre notre fuite plus sûre. Il fut décidé que j’attendrais le soir pour partir, et la citoyenne se rendit chez les tantes de Claire afin de les prévenir et de tout préparer.

J’attendis la nuit avec une impatience impossible à exprimer. La perspective d’un danger trouble toujours plus que le danger lui-même ; l’imagination, éveillée par l’incertitude du dénouement, se livre à toutes les suppositions et à toutes les terreurs ; c’est un combat à vide dans lequel on s’épuise, faute de résultat, et parce qu’on ne peut porter ni recevoir de coups réels. Je faisais mille efforts pour occuper ma pensée ; je m’étudiais à marcher dans ma chambre en côtoyant certaines lignes du parquet ; je suivais dans la rue les progrès de l’ombre projetée par les maisons ; je comptais toutes les fractions de l’heure ; je n’aspirais qu’au moment d’être à cheval, près de ma protégée, et entouré de tous les périls que je devais courir. Enfin le soleil baissa à l’horizon, la brume du soir commença à s’élever ; mais Mme Benoist ne paraissait point… Mon impatience se changeait déjà en inquiétude, lorsqu’elle arriva.

— Nous avons tardé, me dit-elle, parce qu’il a fallu se procurer un déguisement.

En effet, la jeune fille était vêtue en artisane du Morbihan. Nous nous jetâmes tous deux un regard curieux et interrogateur. Notre position était étrange : nous ne nous étions jamais vus ni parlé, et nous allions partir ensemble, au milieu de la nuit, elle charmante, moi jeune encore, et tous deux sans surveillans, sans compagnons, livrés à toutes les séductions qui naissent de la solitude, des hasards de la route et des dangers communs !

Mme Benoist nous arracha à notre examen réciproque en nous avertissant que le cabriolet nous attendait à l’entrée du faubourg. On pouvait s’être déjà aperçu de la disparition de Claire ; nous n’avions pas un instant à perdre. La jeune fille se jeta en pleurant dans les bras de sa protectrice.

— Du courage, enfant, dit-elle ; nous vivons à une époque où il faut être forte si l’on veut avoir droit de vivre ; gardez les pleurs pour des jours plus tranquilles.

Puis, se tournant vers moi :

— Je vous la confie comme ma fille, ajouta-t-elle ; maintenant, son honneur est le vôtre.

Elle nous embrassa tous deux. Je pris la main de l’enfant, qui tremblait, et nous fîmes un pas sur l’escalier. Trois coups frappés à la porte de la maison nous arrêtèrent.

— Ouvrez, criait-on, au nom de la loi !…

— C’est la voix de Pochole, dit Claire éperdue.

La citoyenne Benoist nous fit signe de rentrer ; on venait d’ouvrir en bas. J’eus à peine le temps de pousser la jeune fille derrière la porte entr’ouverte. Des soldats parurent presque immédiatement dans l’escalier.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Mme Benoist avec un étonnement plein de naturel.

— Il y a, s’écria Pochole, que tu caches chez toi des aristocrates !

— Quelle plaisanterie !

— Tonnerre ! je ne plaisante pas. La petite Claire a disparu, et on t’a vue entrer chez ses tantes plusieurs fois aujourd’hui.

Caïus montra en ce moment sa tête de renard au milieu des gens armés qui remplissaient l’escalier.

— Il faut que tu nous livres cette petite, continua Pochole en frappant la muraille de son sabre nu, que tu nous la livres sur-le-champ ; sinon je fais démolir ta maison et je t’envoie étudier à la tour Le Bast les lois qui défendent de receler les émigrés.

— Doucement, doucement ! dit en écartant les soldats un homme du peuple, qu’à son écharpe tricolore je reconnus pour un officier de la commune ; si celle que tu cherches est ici, on la trouvera.

— Au fait, fouillons sans tant pérorer, s’écria Pochole. Par un mouvement instinctif, je me jetai devant la porte ; l’officier municipal remarqua mon geste et le comprit.

— Voyez d’abord ailleurs, dit-il, ce n’est pas d’habitude dans les chambres ouvertes à tout le monde que l’on cache les proscrits.

Pochole et les soldats traversèrent rapidement la pièce où nous nous trouvions et gagnèrent l’étage supérieur.

— Maintenant, continua l’officier municipal en se tournant de notre côté, vite, par la porte de la cour… Emmenez-la… Ils ne la verront point.

Je saisis Claire par la main, et nous descendîmes rapidement. Leperdit (car c’était lui) nous suivit des yeux jusqu’à ce qu’il nous eût vus disparaître dans la rue.

Nous avions couru d’abord, mais c’était le moyen d’attirer sur nous l’attention ; je laissai aller la main de la jeune fille et lui dis de marcher à mes côtés, sans presser le pas et sans détourner la tête. Ce fut jusqu’au faubourg un supplice horrible ! Sentir que chaque minute de retard peut vous perdre, et ne point oser fuir !… Nous arrivâmes enfin à l’endroit où nous devions trouver le cabriolet ; mais le loueur de chevaux était absent, rien n’avait été préparé ! Il fallut attendre dans d’horribles angoisses. Chaque rumeur de voix dans le lointain, chaque bruit de pas nous faisait tressaillir ! Nous allions monter en voiture, lorsque nous vîmes venir des soldats ! Claire jeta un faible cri et me saisit le bras ; je crus que nous étions perdus ; mais c’était une patrouille qui passa outre. Nous pûmes enfin partir.

Nous allions dépasser les dernières maisons du faubourg, et je commençais à respirer plus librement. Tout à coup un cri de qui vive ! retentit à quelques pas ; et la baïonnette d’une sentinelle se croisa devant notre cheval ; nous étions tombés au milieu d’un poste avancé dont j’ignorais l’existence ! On nous ordonna de descendre et d’entrer dans une maison à demi ruinée qui avait été transformée en corps-de-garde. Je recommandai tout bas à ma compagne de me laisser répondre à toutes les questions.

Je reconnus tout de suite qu’il s’agissait d’une vérification de passeports ; plusieurs autres voyageurs attendaient comme nous. Lorsque nous entrâmes, une altercation venait de s’élever entre un de ceux-ci et l’officier qui commandait le poste.

— Ce garçon n’est point indiqué sur ta feuille de route, disait l’officier.

— C’est mon fils.

— Peu importe ; nous ne laissons passer personne sans sauf-conduit spécial : c’est la consigne.

— Pas même un enfant ?

— Il n’y a plus d’enfant ; la nation ne reconnaît que des aristocrates et des sans-culottes ; retourne demander un laissez-passer pour ton jeune gars.

Le voyageur désappointé sortit ; mais ce que je venais d’entendre m’épouvanta. Les mêmes difficultés que l’on venait d’élever à propos du jeune homme, allaient se présenter pour ma compagne de voyage qui n’était point désignée sur mon passeport. Je compris sur-le-champ qu’il ne me restait d’espoir que dans l’audace, et que la seule chance d’éviter le coup qui nous menaçait, était d’aller au-devant.

Je m’avançai donc résolument vers l’officier. — Pardieu, citoyen, m’écriai-je, j’espère au moins que ta consigne ne regarde pas les femmes ?

— Les femmes comme les hommes.

— Bah ! est-ce qu’on a peur qu’elles ne passent à l’ennemi ?

— Je n’en sais rien.

— Je ne savais pas que ce fût une marchandise prohibée, et pour laquelle il fallût un passe-debout.

— Maintenant tu le sais.

Toutes ces réponses avaient été faites d’un ton bref ; l’officier semblait enfermé dans son devoir comme dans une cuirasse et décidé à ne causer ni rire. Il ne me restait plus qu’un espoir ; je me tournai vers la jeune fille, et lui dit :

— Tu entends cela, mon enfant, tes beaux yeux ne peuvent te servir de passeport !

Ainsi que je l’avais prévu, l’officier leva la tête pour regarder Claire ; il parut frappé de sa beauté.

— Est-ce que la citoyenne n’a point de laisser-passer ? demanda-t-il d’une voix moins brève.

— Elle n’y a même pas songé. C’est une pauvre enfant qui est venue voir ses parens à Rennes, et qu’on m’a prié de reconduire, de peur qu’il ne lui arrivât quelque chose en route ; mais ma foi, elle attendra une autre occasion.

En parlant ainsi je dépliais mon passeport ; Claire, surprise, éperdue, baissait la tête, prête à pleurer.

L’officier balançait évidemment entre sa consigne et le désir de faire quelque chose pour la jolie voyageuse.

— Où vas-tu ? lui demanda-t-il doucement.

Elle me regarda.

— Excuse-la, citoyen, répondis-je en riant, elle est timide comme une tourterelle sauvage et ne parle qu’avec la permission de sa mère ; nous allons à la Roche-Bernard, son père est gravement malade et l’attend demain ; si elle n’arrive pas, Dieu sait ce qu’ils vont penser !

L’officier parut réfléchir un instant, et s’adressant de nouveau à Claire :

— Tu dois avoir au moins, dit-il, quelque lettre de ta famille, quelque papier prouvant qui tu es ?

— Non, citoyen…

Il haussa les épaules d’un air contrarié.

— Quel moyen alors de m’assurer que tu vas réellement à la Roche-Bernard rejoindre ta famille ?

Mon embarras devenait extrême. Dans ce moment, un paysan, qui s’était tenu jusqu’alors près du poêle, s’avança vers nous ; je reconnus sur-le-champ le domestique de Joseph Sauveur, qui était venu annoncer, au club de Rennes, la mort de son maître, et que Mme Benoist avait soigné pendant quelques jours.

— Est-ce que vous ne parlez pas de la Roche-Bernard ? dit-il, j’en suis, même que j’y vais porter des dépêches par ordre du département… Voyez plutôt, mon officier.

Et il présenta un papier au chef du poste. Je fus pris d’une sueur glacée ; la rencontre de cet homme était une fatalité qui nous perdait immanquablement. L’officier parcourait le papier présenté par Ivon, puis se tournant vers nous :

— Connais-tu cette jeune fille ? lui demanda-t-il brusquement en désignant Claire.

Le paysan se mit à rire d’un air narquois ; je me sentis froid jusqu’aux cheveux.

— Je sais pas, dit-il ; m’est avis que ç’a pourrait bien être Rose Murin… Tout de même je la trouve un peu changée depuis quatre mois qu’elle a quitté le pays.

— Que veux-tu dire ?

— Oui, autrefois elle reconnaissait les voisins et elle disait bonjour au monde… Faut croire que l’air de Rennes l’a rendue trop grande dame pour ça.

Je compris sur-le-champ l’intention du paysan, et lui tendant la main :

— Pardieu, m’écriai-je, tu dis peut-être cela autant pour moi que pour elle, car si je ne me trompe, nous nous sommes vus aussi.

— Oui, en passant : tu peux m’avoir oublié ; mais la citoyenne, c’est différent ; elle doit se rappeler que c’est moi qui lui servais de cheval quand elle était petite, même que sa mère me disait toujours de finir, parce que c’était pas un jeu de fille et que ça l’habituait à montrer ses jambes.

L’officier ne put s’empêcher de sourire ; il fit quelques nouvelles questions à Ivon, qui répondit avec précision, et il nous déclara enfin que nous pouvions continuer notre route.

Je dis adieu au paysan, qui ne manqua pas de faire tout haut une dernière réflexion sur les gens qui ne se rappellent pas leurs anciennes connaissances, et nous sortîmes.

Jusqu’alors l’imminence même du danger m’avait fait conserver mon sang-froid ; mais, dès qu’il fut passé, je me sentis saisi d’une sorte de terreur panique. La pensée que nous n’avions échappé au péril que pour un instant s’était emparée si vivement de moi, qu’en entendant derrière nous le galop d’un cheval, je ne doutai point que nous ne fussions poursuivis. La fuite était impossible avec notre lourd attelage, je n’eus point d’ailleurs le temps de l’essayer, car le galop était devenu plus rapproché. Bientôt nous distinguâmes la voix du cavalier, puis la respiration bruyante du cheval ; j’avançai la tête hors du cabriolet, et je me trouvai en face d’Ivon.

— Comment ! dit-il gaiement, vous ne voulez donc pas attendre les amis ?…

— Pardon, répondis-je ; je suis pressé.

— Je m’en doute ; mais faut pas avoir l’air. Dans ce temps-ci, voyez-vous, on s’informe pourquoi un cheval galope et pourquoi il va au pas : faut aller ni trop doucement ni trop fort.

Puis, se tournant du côté de Claire :

— Excusez, ma payse, dit-il en riant, si j’ai pas été poli tout à l’heure ; mais fallait faire croire à l’officier ce que le citoyen lui avait dit.

Je le remerciai vivement d’être ainsi venu à notre secours.

— Est-ce que je pouvais laisser dans l’embarras un ami de la citoyenne Benoist, donc ?

Et se penchant sur la selle :

— C’est une ci-devant, n’est-ce pas ? me demanda-t-il à demi-voix.

Je fis un signe affirmatif.

— On la cherche ?

— Oui.

— Et vous allez suivre ainsi la grande route ?… Mais, si on envoie à vos trousses, vous serez tout de suite rattrapés et reconnus.

— Comment faire ? Le cabriolet ne passerait point par les chemins de traverse, et Claire ne pourrait aller à pied.

— C’est juste, murmura Ivon en se redressant sur sa selle, et il continua de chevaucher à nos côtés en sifflant entre ses dents d’un air rêveur.

La nuit était froide, mais claire ; on apercevait la route que nous suivions, côtoyant au loin les collines, blanche et sinueuse comme une rivière éclairée par la lune. Quoique l’heure fût peu avancée, tout était profondément silencieux. Nul bruit de chariot, nul chant du côté des métairies, nul son de cloche à l’horizon, rien qui annonçât la vie ! Les eaux et les vents eux-mêmes se taisaient ; on eût dit que la création partageait l’effroi qui semblait régner partout. Au milieu de ce sombre silence, le bruit de notre voiture retentissait au loin comme un avertissement pour ceux qui pouvaient nous poursuivre, et ce bruit me causait une impatience, une angoisse impossible à rendre. Puis la vue de cette route qui se déroulait toujours à l’horizon, comme une bobine sans fin, me jetait dans une sorte de désespoir qu’irritait encore la tranquillité apparente de mes compagnons. Ne sachant sur quoi décharger ma rage silencieuse, je me mis à tourmenter le cheval, que j’accablais des épithètes les plus humiliantes, lorsque deux coups de feu partirent à l’horizon.

— Qu’est-ce que cela ? m’écriai-je en m’arrêtant.

Au même instant l’appel bien connu des chouans se fit entendre, et un nouveau coup de feu retentit.

— C’est sur la route, dit Ivon ; les brigands attaquent quelqu’un.

Nous demeurâmes immobiles, prêtant l’oreille attentivement ; mais tout était rentré dans le silence. Après une longue attente, je me détournai vers Ivon, pour lui demander ce qu’il croyait prudent de faire ; mais le cri de la chouette se fit entendre de nouveau, un peu à gauche de la route : d’autres cris, plus lointains, lui répondirent.

— Bon, dit Ivon, l’affaire est faite, et les brigands s’en vont.

— En es-tu bien sûr ?

— N’entendez-vous pas leurs cris d’appel qui s’éloignent. Le gibier est pris, l’embuscade levée, et ils vont souper. Passons notre chemin : si on nous tue, ce ne sera pas dans le même endroit.

En parlant ainsi, le paysan remit son cheval au trot, et je l’imitai. Au bout d’un quart d’heure environ, nous aperçûmes sur la route, à cent pas de nous, quelque chose de noir dont on ne pouvait distinguer la forme ; nous approchâmes avec précaution. C’était un cheval baigné dans son sang et qu’agitait le dernier râle : Claire se couvrit les yeux.

— Qu’est devenu le cavalier ? demandai-je.

— Je le cherche, répondit Ivon.

Nous descendîmes tous deux pour visiter les douves et les haies qui bordaient le chemin ; mais notre recherche fut inutile.

— Ils l’auront emmené pour l’assassiner à leur aise, dit le paysan. Il faut qu’ils soient bien pressés pour tuer comme ça quelqu’un du premier coup, sans avoir le plaisir de le voir mourir… Ne perdons pas notre temps ici ;… on est peut-être déjà à votre poursuite.

Nous retournâmes au cabriolet. En passant près du cheval mort, Ivon s’arrêta tout court.

— Une idée, s’écria-t-il ; si l’on passait la selle et la bride de cette charogne à votre cheval, vous pourriez prendre la traverse !…

— Et le cabriolet ?

— Vous le laisseriez ici ; on croirait que vous avez été attaqué par les brigands, et on ne vous chercherait plus.

L’expédient était trop facile et trop sûr pour n’y point avoir recours. La transformation proposée par Ivon fut exécutée sur-le-champ : en moins de dix minutes je me trouvai à cheval, et la jeune fille en croupe.

— Maintenant, à gauche, par ce petit chemin, dit notre guide ; et bien fin qui nous ratrappera.

À peine avions-nous fait six cents pas dans le chemin creux, que nous entendîmes retentir sur la grande route le galop régulier et lourd, particulier aux chevaux de cavalerie.


E. Souvestre.
  1. Ces souvenirs de la terreur en Bretagne, rédigés, par l’auteur, d’après les notes et les entretiens de son père, formeront une série d’articles que la Revue publiera successivement.