La Terreur en Macédoine/I/IV

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Éditions Jules Tallandier (p. 48-63).

CHAPITRE IV


Conquête des pays slaves. — Les désastres de Kossovo. — Héros de l’Indépendance. — Jean Hunyade et Scanderberg. — Conversions. — Les beys albanais. — Deux pouvoirs. — Le bacchich. — En passant la rivière. — Le gué. — Cheval affolé. — Dans l’abîme. — Plus de prisonnier. — Feu de salve. — Le chant de Kossovo. — Folle.

Il y a près de cinq siècles que les Turcs ont conquis la Macédoine et les contrées voisines. Cinq siècles ! Et pourtant, malgré cette énorme succession d’années, malgré de constants efforts, malgré le sabre et la diplomatie, jamais l’absorption du vaincu par le vainqueur ne s’est opérée.

Doucement et patiemment irréductibles, résistant avec une passivité douloureuse et résignée, les Slaves et les Grecs ont conservé leurs coutumes et leur religion.

Du moins, ceux de la campagne, agriculteurs, petits commerçants ou primitifs industriels habitant les fermes, les hameaux et les bourgs clairsemés des plaines.

Certes, il y a parmi les paysans beaucoup de musulmans. Mais la plupart sont des immigrés venus à la suite des conquérants d’Asie, les soldats turcs d’Achmet et d’Amurat.

Depuis cette époque lointaine, leur nombre s’est accru en proportion de celui des vaincus, mais la fusion ne s’est jamais faite.

La conquête fut longue, sanglante, désespérée. Les vaincus n’en ont jamais oublié les horreurs, et n’ont jamais cessé, à travers les générations, de pleurer leur liberté perdue. La lutte avait duré près de cent ans !

Écrasés en 1389, à Kossovo, par les Turcs, les Serbes, les premiers virent sombrer leur indépendance. Puis, en 1448, ce fut encore à Kossovo, où Jean Hunyade, à la tête des confédérés autrichiens, hongrois et valaques, éprouva une terrible défaite. La bataille fut effroyable, dura du 17 au 19 octobre, et cent mille hommes y périrent.

C’en était fait de l’indépendance des pays slaves, si un jeune héros ne s’était levé dans ces montagnes d’Albanie où agonisait la résistance. C’était Scanderberg, l’immortel Georges Kastrioti, prince d’Albanie.

À la voix enflammée du grand patriote, les hommes accoururent, les troupes se levèrent, les armées s’improvisèrent. Et la lutte recommença, plus acharnée que jamais. Et pendant vingt-deux ans, Scanderberg battit les Turcs, les fit reculer et parfois mit leurs armées à deux doigts d’un désastre.

Il mourut en plein triomphe, en 1467, et son œuvre ne put lui survivre. Quand sa « voix d’airain » eut cessé de rugir l’appel de liberté, tout sombra ! Le Turc était le maître incontesté des pays situés au-dessous du Danube.

Bientôt commença, de la part du vainqueur, ce travail d’assimilation sans laquelle il ne saurait y avoir de conquête solide et durable. Patient et avisé, le gouvernement turc voulut d’abord s’attacher les chefs montagnards. La force était impossible. Alors, spéculant très adroitement sur les passions humaines, des agents subtils les accablèrent de prévenances, de cadeaux et d’honneurs. Puis, partant de ce principe qu’il suffit de diviser pour régner, ils semèrent parmi eux la discorde et rompirent avec une habileté diabolique le faisceau des résistance futures.

Entre temps commençait l’œuvre de conversion au mahométisme. Inutile de dire que les faveurs et les dignités allèrent en foule aux nouveaux adeptes de l’Islam.

Qui le croirait ? les premiers convertis furent ces fiers Albanais, les intrépides compagnons du grand patriote Scanderberg ! Et ils s’en trouvèrent si bien que presque tous ces chefs, vrais seigneurs féodaux, se firent musulmans.

Et, comme le dit si éloquemment M. Victor Bérard, pour ces consciences peu fanatiques, la conversion ne fut pas douloureuse : « Où est le sabre, là est la foi ! » lisait-on sur la lame de leurs sabres : et la conversion leur assurait tant de choses nécessaires à la vie d’un Albanais : le droit de porter les armes, de se tuer les uns les autres, d’opprimer le voisin slave ou grec — « de labourer avec la lance » comme chantaient déjà les Doriens, leurs grands-pères — et le droit aux broderies, aux galons, aux panaches !

On leur donna des titres de beys, et on les nomma chefs de clans avec le taugh pour emblème. Ils devinrent ainsi les maîtres absolus de groupes importants de chrétiens. Leurs obligations vis-à-vis de ces groupes étaient très simples. Ils devaient les défendre, ne pas les attaquer et ne pas se faire attaquer par eux. Chose très belle, en principe, et qui constituait une sorte de tutelle qu’ils pouvaient rendre douce et très paternelle.

Ce fut en réalité une tyrannie abominable et le plus affreux des brigandages, car tyrannie et brigandage s’abritaient sous une sorte de légalité, qui émanait directement du maître. On va voir comment et pourquoi.

Les attributions des beys comprenaient le droit de percevoir annuellement, pour leurs bons offices, un impôt personnel — tchetel — sur les moissons, les troupeaux et les produits industriels.

Cet impôt, les beys l’établissaient au gré de leurs besoins ou de leur avidité. Et ils le faisaient rentrer par tous les moyens qu’il leur plaisait d’employer, même les plus vexatoires, les plus inhumains, les plus féroces. Ce fut le règne de la terreur, et les malheureux paysans ne travaillèrent plus que pour l’impôt, l’impôt usuraire, maudit, sanguinaire, qui, pétri de leurs sueurs et de leurs larmes dévorait les troupeaux, les maisons, les champs, les existences !

Car le bey, taillant, rognant, massacrant à sa guise, n’avait de contrôle que son bon plaisir, de mesure que son âpreté, de frein que sa cruauté. Naturellement, l’autorité turque laissait faire, quand elle n’encourageait pas. Car c’était là tout ce que voulait le conquérant.

En tenant courbés sous l’épouvante les clans chrétiens désunis, les beys achevaient d’asservir les anciens soldats de Jean Hunyade et de Scanderberg, empêchaient toute révolte et assuraient la conquête.

Et cela dura de longues années, puis des siècles, en se généralisant et en s’aggravant s’il est possible. L’Albanais rapace et cruel se donna de l’espace et vint jusqu’au Danube où il improvisa de nouveaux clans, — phars, — victimes de nouvelles exactions. Il fut la terreur de cette région jusqu’au jour où la constitution de la Serbie et de la Bulgarie en États autonomes le rejeta sur la Macédoine. Il y règne encore en souverain maître, du moins dans le Centre et le Nord, où la plaine de Kossovo est son lieu d’élection.

Cependant, la Turquie a organisé son pouvoir et créé dans tous les pays des circonscriptions administratives. Elle a institué des vilayets gouvernés par des valis, personnages importants et décoratifs dont la nomination est réservée au sultan. Chaque vilayet se partage en sandjaks ou arrondissements commandés par des moutessarifs également choisis par Sa Majesté. Le sandjak à son tour se divise en kazas, ou cantons, dont le chef est un kaïmakan. Le kaza se subdivise enfin en moudirs ou communes, qu’administrent les mouktars, maires, élus par les habitants et dont l’autorité a pour soutien ou correctif un conseil d’anciens.

C’est, en somme, à peu près notre organisation départementale, depuis la préfecture jusqu’à la commune, sauf l’échelon administratif cantonal. Mais avec cette différence que les vilayets ont une immense étendue, puisque, tant en Europe qu’en Asie, la Turquie n’en comprend que trente-cinq et que le pouvoir des valis est absolu.

Cette organisation est superbe en théorie. Malheureusement, il y a dans l’application les beys albanais dont il faut tenir compte. Ces véritables écumeurs du moyen âge, dont l’existence constitue à notre époque un étrange anachronisme, sont demeurés envers et contre tous aussi pillards, aussi indomptés, aussi féroces qu’il y a cinq cents ans. Ils n’ont rien oublié, rien changé, rien cédé. Leur puissance, aussi formidable que jamais, s’est maintenue parallèlement à la puissance du sultan, et ils opèrent comme par le passé, avec la même désinvolture alliée à la plus complète impunité.

Le gouvernement est bien forcé de laisser faire. Il ne peut et n’ose pas sévir. D’abord, parce qu’il n’est pas sûr d’être le plus fort et qu’une guerre de partisans au milieu des montagnes d’Albanie serait désastreuse, même avec la victoire finale.

Ensuite, il y a le dieu bacchich, ce pot-de-vin des musulmans buveurs d’eau, qui règne là-bas en souverain maître. Le bacchich, fléau de la Turquie, achète tout !… depuis le vali jusqu’au garde champêtre, depuis le général en chef jusqu’au gendarme. Il paye les complicités au moins passives avec l’argent des autres.

Comme les beys ont des procédés infaillibles pour percevoir l’impôt, comme ils sont généreux, le gouvernement turc ferme les yeux, et tout le monde, fonctionnaires, soldats et Albanais, vit sur le dos du contribuable forcé : le paysan !

Le bey se trouve donc, par le fait, grand collecteur d’impôts. Et cette fonction que nul ne lui conteste plus est un véritable sacerdoce, et pour tout dire l’essence même de sa vie aventureuse, pillarde et cruelle.

D’autre part, une façon d’opérer qui n’appartient qu’à lui.

Quand il torture les gens, quand, avec son dilettantisme sensuel et fantasque, il leur soutire leur argent pièce à pièce et leur sang goutte à goutte, il offre le plus extraordinaire mélange de fureur et de goguenardise, de cordialité sournoise et de férocité affable.

Avec cela, des mots d’une cocasserie épouvantable, des ripostes de bourreau facétieux, des supplices baroques et atroces dignes d’un cerveau de primitif et de névrosé.

Tel est ce Marko qui synthétise aujourd’hui cette lignée de beys albanais, l’éternel fléau de la Macédoine.

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La troupe des pillards, son effroyable besogne achevée, s’avance au pas, bannière en tête, dans la direction de l’Ouest. Les pillards, manifestement, regagnent leur inviolable asile de la montagne.

Jeté en travers de la selle de Nikol, comme un sac, Joannès paraît évanoui. Jambes et tête ballantes, le malheureux jeune homme, tout congestionné, excite les ricanements de la horde mise en gaieté par les terribles menaces du chef.

Nikéa, maintenue à demi assise par Marko, respire faiblement. Mais ses yeux ont une expression étrange. Ils ne se fixent nulle part et demeurent insensibles aux rayons du grand soleil qui flamboie. On dirait ce regard atone et en quelque sorte intérieur des hypnotisés ou des déments.

Marko la contemple avec orgueil, et par moments abaisse haineusement sur Joannès ses prunelles aux reflets d’acier.

Pourtant, cette immobilité de sa victime commence à l’inquiéter vaguement. Si Joannès allait mourir !… échapper ainsi aux supplices que lui réserve une vengeance aux raffinements mystérieux ?

« Il vit toujours, n’est-ce pas, Nikol ? » demanda-t-il de sa voix aux vibrations de cuivre.

Nikol sourit et tire son poignard. De la pointe il fouille la plaie produite à l’épaule de Joannès par les crocs du léopard. Le blessé pousse un râle étouffé, puis une plainte, un gémissement aigu qui fait dresser les oreilles au cheval et grogner le lucerdal.

« C’est bien, Nikol, c’est bien, répond Marko avec son mauvais rire.

« J’avais tort de m’inquiéter… notre homme a la vie dure et il nous amusera longtemps. »

Chose étrange, ni la torture infligée à Joannès ni la terrible menace du bandit ne semblent émouvoir Nikéa. Insensible à tout, elle conserve sa morne inconscience, comme si sa raison avait sombré dans le drame qui vient de s’accomplir.

Et Marko, dont le front se plisse, grogne entre ses dents :

« Est-ce qu’elle serait folle ! »

Il hausse les épaules et commande brièvement :

« Au trot ! »

Les chevaux impatients, qui mâchonnent leur mors, s’élancent et contournent Prichtina. Ils s’engagent dans le lit desséché d’un ruisseau, le seul chemin qui coupe la plaine brune, envahie par les chardons.

Deux heures s’écoulent dans un silence complet. Le soleil vient de se coucher, la nuit va venir. Le lit du ruisseau s’élargit brusquement. Des émanations humides saturent l’air et annoncent la proximité d’un cours d’eau.

Quelques foulées encore, et voici le cours d’eau. C’est une belle rivière, large, profonde, limpide et encaissée d’épais roseaux. La troupe, sans retard, se met à en effectuer le passage. Une opération qui lui est évidemment familière. En tête s’avance le porte-bannière. Puis un peloton de vingt-cinq hommes, sur cinq de front. Puis Nikol et Marko, et derrière eux le reste des cavaliers.

Les chevaux s’abreuvent largement, et entrent avec précaution dans le courant peu rapide, mais profond. Cette rivière est la Sitnitza[1], qui traverse l’ancien lac desséché depuis des milliers d’années et dont le fond a formé la plaine de Kossovo.

Les trois groupes suivent, sans s’écarter latéralement, la ligne familière du gué. Des sarcelles s’enfuient à tire-d’aile de la futaie de roseaux. L’eau devient plus profonde. Peu à peu les chevaux enfoncent jusqu’au genou, puis jusqu’au ventre, puis jusqu’au poitrail.

Au contact du liquide, Joannès s’agite et relève la tête pour ne pas être asphyxié. Nikol se met à rire et dit en aparté :

« Va ! gigote ! souffle et tortille-toi !

« Les cordes qui t’attachent sont bonnes et les nœuds solides… oui… oui… gigote et tiens bon l’équilibre si tu ne veux pas boire un coup. »

Cela dure cinq bonnes minutes. Puis on atteint la seconde ligne de roseaux. La rivière est presque franchie, l’autre rive n’est qu’à une quinzaine de mètres.

Tout à coup, le cheval de Nikol fait un écart violent, bronche et se cabre. Il se débat dans l’eau qui rejaillit en pluie, s’effare, quitte la direction du gué, puis, brusquement, malgré les efforts de Nikol, roule dans un trou. Cavalier, monture et prisonnier disparaissent dans un remous, près des roseaux qui oscillent.

« Malédiction ! hurle Marko ; tiens bon, Nikol… et veille au prisonnier… »

Le trou est profond, vaseux, d’aspect sinistre sous la grêle et mouvante futaie. Nikol est un cavalier habile, son cheval est plein de vigueur. Homme et bête ont longtemps couru les aventures, s’aiment, se comprennent.

Impossible d’ailleurs de les aider, la configuration du gué, une simple arête pierreuse, rendant vain tout secours. Pendant que les deux groupes achèvent lestement la traversée, l’eau devenue trouble bouillonne, les roseaux s’agitent comme sous la poussée d’un tourbillon intérieur.

Droit et ferme en selle, Nikol reparaît, étreignant de ses jambes nerveuses le cheval qui souffle et s’ébroue. Soutenu, dirigé par son maître, l’animal se met à nager et atteint bientôt la rive. Il s’agrippe des pieds de devant à la berge et tente de s’enlever… Alors, un cri de rage et de terreur échappe à Nikol…

« Le diable m’étrangle… le prisonnier… »

Ce drame s’est accompli en une demi-minute. Nul n’a rien vu là qu’un accident périlleux et Nikol lui-même, pris au dépourvu, se sentant rouler dans l’abîme, cédant à l’instinct de conservation, a pour un moment oublié Joannès.

« Eh bien ! le prisonnier… quoi ?… » hurle Marko qui craint de comprendre.

Nikol, tremblant de tous ses membres, l’œil fou, la moustache hérissée, bégaye d’une voix chevrotante :

« Je ne le… vois plus… Il faut… qu’il soit resté… oui… resté dans le trou !… »

Marko, d’un bond, saute à bas de son cheval, puis, saisissant Nikéa, la dépose sur le gazon vert qui tapisse la berge. Il empoigne à la bride la monture de Nikol, arrache de l’eau l’homme et la bête, et gronde :

« Comment !… misérable… tu l’as laissé aller…

— Chef… mon cheval était comme fou… tu l’as vu se cabrer… quitter le gué… tomber dans le trou…

« Tu me connais, chef… il n’y a pas de ma faute.

Marko éclate d’un rire sinistre, tire un revolver de sa ceinture et riposte :

« Coupable ou non… dupe ou complice… imbécile ou criminel… tu vas périr…

« Je veux des hommes sûrs… sachant prévoir… obéir… se dévouer… que ta mort serve d’exemple aux autres ! »

Dans l’entourage, personne ne bronche. Nul n’a le droit de se tromper, d’être maladroit ou malheureux. Chacun le sait et se le tient pour dit, et le chef a tout pouvoir.

« C’est écrit ! dit Nikol fier et résigné.

« Tu es le maître et ma vie t’appartient !… Sache seulement utiliser mes derniers moments ! »

Marko l’ajuste à la tête et répond, près de serrer la détente :

« Que veux-tu dire ?… je ne comprends pas.

— Laissez-moi vivre une minute encore… une seule… pour plonger là… dans l’abîme et chercher le prisonnier.

« Il y a pour moi une chance sur mille de le retrouver… garrotté comme il l’est, il a dû couler à pic, comme une pierre…

« Peut-être vit-il encore, pendant que nous bavardons comme de vieilles femmes…

« Mort ou vif, je le ramènerai… non pour que tu m’épargnes… mais pour faire mon devoir. »

Marko abaisse lentement son arme et répond froidement :

« Va ! »

Nikol, demeuré à cheval, quitte ses étriers, arrache ses armes, son manteau, et d’un seul bond s’élance au milieu des flots la tête la première.

L’eau bouillonne, puis se referme en cercles mouvants, et les secondes s’écoulent, interminables, angoissées… Une minute se passe… deux minutes… trois minutes…

Muets et tout crispés, les Albanais se regardent tristement, et l’un d’eux, résumant leur pensée à tous, murmure :

« Il ne reviendra plus !…. pauvre Nikol !… »

Marko promène sur eux, sur la rivière, sur la plaine, un regard soupçonneux. Ces hommes de proie, comme les fauves, se défient de tout et de tous.

Une clameur vibrante le fait sursauter. Le cheval de Nikol, un magnifique alezan doré, arc-bouté au-dessus des flots, allonge sa tête fine aux grands yeux de gazelle. Il respire par saccades, et, ne sentant plus, ne voyant plus son maître, pousse un hennissement prolongé, d’inquiétude et de douleur.

Le léopard le flaire, s’approche et lentement se met à lécher son flanc.

Marko s’aperçoit alors que le cheval saigne bondamment au flanc droit. Il regarde, voit la peau longuement tranchée, comme par un coup de sabre, et murmure :

« Qu’est-ce que cela signifie ? »

Les Albanais de Marko sont pourvus de la grande selle orientale, avec le large étrier à planche plate, qui emboîte le pied et s’attache très haut. Ces étriers, carrés en avant et en arrière, coupent à leurs angles et peuvent entailler profondément la peau. Aussi, bon nombre de cavaliers orientaux ne portent pas d’éperons et se servent de l’étrier pour diriger, châtier ou exciter le cheval.

Et Marko reprend, tout intrigué :

« Peut-être un coup d’étrier…

« Cependant un cavalier de race… comme Nikol, n’eût pas ainsi mutilé sa bête !

« Alors… quoi ?… comment ! complices ?… Oh !… savoir la vérité !… »

Brusquement il croit entendre à travers les roseaux quelques froissements suspects. Il saisit sa carabine et fait feu dans la direction du bruit.

« Puis il commande :

« Pied à terre, et feu ! à votre tour… feu sans relâche ! »

Les Albanais aiment la poudre pour le bruit, pour la fumée, pour le feu, comme de grands enfants turbulents. Et l’ordre du chef les enchante. Ils empoignent leur martini et se mettent à tirailler sans relâche.

Les détonations éclatent, assourdissantes, et se répercutent au loin, sur les flots. Des éclairs rouges rayent le crépuscule et un nuage gris flotte sur la berge. Les balles font jaillir l’eau avec des plouf ! plouf ! et hachent les roseaux. En une minute, cinq cents coups de martini sont tirés. Cinq cents projectiles ont criblé l’abîme où les deux hommes ont disparu et la futaie de roseaux qui l’entoure.

Marko abaisse le canon brûlant de son arme et commande :

« Cessez le feu ! »

Et dans le grand silence qui s’établit soudain, une voix s’élève. Une voix de femme d’une pureté admirable, d’une étendue surprenante. La voix chante les luttes et les malheurs d’autrefois. Elle vibre, lente et grave, dans ce mode mineur où sanglote l’âme des peuples martyrs…

« Kossovo !… Kossovo sanglant !…

« Tu es la plaine où le sang ruissela… Tu as bu le sang généreux des héros… des héros qui succombèrent en défendant le sol sacré… le sol rougi de la patrie mourante ! Jean Corvin[2]… Iskander[3]… où êtes-vous ?

« Kossovo !… Kossovo maudit !…

« Le sang engraisse la terre… La terre produit le blé. Oh ! sang, généreux d’Iskander et de Corvin… fais croître des lances parmi les épis… que le blé nourri par toi donne à nos jeunes hommes… leurs vertus guerrières !

« Kossovo sanglant !… Kossovo maudit !… Vengeons Kossovo ! » Interdits et charmés, les Albanais écoutent avec une admiration à laquelle se mêle une sorte de crainte superstitieuse. Ces bandits, ces tortionnaires, ces bêtes de rapine sont fanatiques de musique. Et ce Chant de Kossovo, qui les berça tout enfants, ce chant qui redit les exploits du héros d’Albanie, les enfièvre et les transporte.

La voix est celle de Nikéa !

L’œil vague, le corps rigide, les traits sans expression, la jeune femme semble étrangère à ce qui l’entoure… Rien ne l’émeut, ne la trouble, ni même ne la préoccupe… Elle ignore l’horreur de sa position et les détonations des martinis ne l’ont même pas fait tressaillir.

Quand l’ardente et plaintive cantilène fut terminée, la nuit était venue. Alors Nikéa secoua doucement la tête et dit, d’une voix atone, avec cette navrante inconscience des déments :

« Je n’entends plus les coups de tonnerre… Je ne vois plus les éclairs… le temps est calme, rentrons… c’est aujourd’hui la fête de notre amour, ô mon bien-aimé !… réjouissons-nous et que les danses commencent.

« Joannès… viens !… mon père… venez !

« Mais je ne vous vois plus… la nuit se fait dans mon âme et tombe sur mes yeux… Père !… Joannès !…

— Dieu du prophète !… elle a perdu la raison ! » murmure d’une voix étranglée Marko.

Puis il ajoute, mêlant bizarrement la Vierge et Mahomet :

« Elle est l’élue du prophète !… Qu’elle soit désormais sacrée pour nous… sacrée comme la Panaggia[4] qui enfanta le Christ !

« Et maintenant, en route ! »

Il soulève Nikéa toujours inconsciente et, l’asseyant sur le devant de sa selle, ajoute :

« Elle sera désormais notre sauvegarde, notre esprit bienfaisant… l’ange de notre clan. »

Sa troupe se met en marche, pendant qu’un des hommes du dernier peloton murmure :

« À moins qu’elle ne soit notre mauvais génie, l’ange noir qui apporte la ruine, la douleur et la mort ! »



  1. La Sitnitza est un sous-affluent du Danube. Elle se jette dans l’Ibar, tributaire de la Morava serbe qui se perd dans le Danube, rive droite, à environ 55 kilomètres en aval de Belgrade.
  2. Jean-Corvin Huniade.
  3. Scanderberg et mieux Iskander-bey.
  4. Panaggia, nom que les Grecs orthodoxes donnent à la Vierge. Ces paroles peuvent sembler étranges dans la bouche d’un musulman. Mais les Albanais ont conservé très vives certaines croyances chrétiennes dont s’accommode fort bien leur mahométisme qui, d’ailleurs, n’a rien d’intransigeant.