La Terreur en Macédoine/II/IX

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Éditions Jules Tallandier (p. 249-261).

CHAPITRE IX


Quelques mots sur la dynamite. — Glycérine et salpêtre. — Un peu de chimie familière. — Joannès veut fabriquer de la nitroglycérine. — Appareils improvisés. — L’expérience de Raymond Lulle. — Pour éventrer la montagne. — Premiers succès. — Terribles nouvelles. — Le pont. — Attaque imminente. — Pas une cartouche !

« Dis-nous, Michel sais-tu ce que c’est que la dynamite ? »

Et Michel, esprit simpliste, répond sans chercher midi à quatorze heures :

« Dame ! la dynamite, c’est des bombes qui font un vacarme énorme et une peur bleue aux Turcs.

— Oui d’accord !

« Mais ne confondons pas contenant et contenu… l’enveloppe et l’explosif… la bombe, c’est l’enveloppe… l’explosif, c’est…

— La dynamite… un nom bizarre… c’est tout ce j’en connais.

— Le nom, très bien trouvé, est dérivé du grec dunamis, qui, comme tu le sais, veut dire force. Et jamais appellation ne fut plus justifiée, tant cette substance redoutable semble symboliser la force dans tout ce qu’elle a d’instantané, de brutal, d’irrésistible.

— Bon ! mais cela ne dit pas ce que c’est.

— Tout simplement un mélange, en proportion variable, de nitroglycérine et d’une matière inerte, pulvérulente ou poreuse, à laquelle elle s’incorpore.

« Ces matières sont la craie, la silice, le charbon, etc.

— Alors, pourquoi ce mélange avec une matière inerte de cette nitroglycérine…

— Qui est seule l’explosif…

« Voici : la nitroglycérine est un liquide vénéneux, soit dit en passant, et une substance explosive, formidable, capricieuse, dangereuse à manier et à transporter…

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’elle détone au moindre choc, au moindre frottement et, quelquefois sans cause apparente, spontanément, on pourrait dire par caprice.

« Au contraire, une fois solidifiée par son mélange intime avec une substance inerte, elle peut être maniée, emballée, transportée, frappée, chauffée, sans qu’il en résulte le moindre accident.

— J’ai compris !

« En définitif, la dynamite est essentiellement le liquide nommé nitroglycérine, rendu inoffensif grâce à la consistance solide que l’on est parvenu à lui donner.

— Parfaitement !

— Alors, la substance que nous enfermons dans nos bombes est cette nitroglycérine incorporée à de la silice.

« Mais, à mon tour, permets-moi, pendant que cette étrange cuisine mijote sous nos yeux, une vraie cuisine de sorciers, permets-moi, dis-je de t’adresser une question.

— Vas-y !

— Qu’est-ce que la nitroglycérine ?

— Une substance qui se forme quand on traite la glycérine par l’acide azotique.

« C’est ce produit que je veux fabriquer ici.

— Mais tu n’as ni acide ni glycérine… des choses dont tu m’apprends le nom… et dont j’ignore la nature et les propriétés… »

… Une heure à peine s’est passée depuis l’écroulement de toutes les espérances.

Aussi, en entendant cet entretien très calme et au moins singulier, pourrait-on croire changée la situation des patriotes.

Hélas ! non… Elle n’est ni meilleure ni pire. Toujours effroyable.

Cependant, Nivia, la petite forteresse est le théâtre d’une animation intense. On dirait une ruche en travail. Chacun, avec une activité pleine de fièvre, s’emploie à de bizarres et multiples besognes. D’abord tous les récipients métalliques ont été mis en réquisition : marmites, casseroles, gamelles et chaudrons. Puis des feux ont été allumés.

Alors Joannès a fait ouvrir les caisses à cartouches et commandé :

« Enlevez les balles et mettez-les à part. »

Chaque balle de fusil Martini pesant trente et un grammes, mille balles pèsent donc trente et un kilogrammes.

Quand un nombre assez considérable de ces projectiles inoffensifs, hélas ! ont été retirés des douilles, Joannès les fait mettre dans un vase et ajoute :

« Faites fondre. Et quand le plomb sera liquide, agitez-le avec des cuillères, des baïonnettes, des baguettes de fusil… »

Au contact répété de l’air, se forme une pellicule terne, fripée, qui recouvre le métal en fusion et s’épaissit peu à peu. C’est l’oxyde de plomb.

Pendant ce temps, d’autres travailleurs grattent les roches formant la voûte de la caverne et recueillent le salpêtre qui les tapisse. Il y en a de grandes quantités.

Et Joannès pensif murmure :

« Je vais tenter l’impossible !…

« Pourquoi tout à l’heure ai-je pensé à Raymond Lulle… cet alchimiste étrange et génial… pourquoi ce souvenir a-t-il évoqué en moi cette histoire de la chimie écoutée distraitement et dont j’ai seulement retenu ce fait… Raymond Lulle, en l’an 1300, trouva l’acide nitrique en distillant un mélange d’argile et de salpêtre…

« Il me faut de l’acide nitrique… je possède en quantité du salpêtre et de l’argile… je vais essayer le procédé bizarre, empirique dû vieux savant espagnol… Si je ne réussis pas, nous sommes perdus !

« Mais, avant tout, il me faut de la glycérine, chose assez facile, d’ailleurs, à obtenir. »

C’est alors que Joannès adresse à Michel, interdit par ces opérations si diverses et si originales, cette question inattendue :

« Sais-tu ce que c’est que la dynamite ? »

… Certes, la fabrication de la nitroglycérine est aisée, quand on possède les éléments de cette fabrication.

Ces éléments sont : la glycérine, l’acide sulfurique concentré, et l’acide azotique fumant. On fait agir sur la glycérine un mélange des deux acides, et l’on obtient ainsi un liquide huileux, jaunâtre, inodore, d’une saveur d’abord sucrée, puis brûlante, plus dense que l’eau et qui constitue un poison redoutable.

Ce liquide, c’est la nitroglycérine. L’explosif que Joannès prétend fabriquer, bien qu’il ne possède, comme vient de le dire Michel, ni glycérine ni acide. Alors, devenu questionneur inlassable depuis qu’il croit que ces substances peuvent assurer le salut commun, Michel demande à son ami :

« Tu me diras bien aussi ce que c’est que la glycérine ?

— Quand on traite un corps gras par des oxydes alcalins, on obtient, à côté de produits insolubles, un liquide incolore, sirupeux, sucré, incristallisable…

« Ce corps qui, en outre, est neutre, c’est la glycérine !…

— Bon Dieu ! es-tu savant !

« Où diable as-tu appris tout cela ?

— Savant !… Moi !… Tu veux rire !…

« Je ne suis qu’un pauvre petit étudiant… bien médiocre… qui a suivi, de bric et de broc, quelques cours de chimie à Pétersbourg, à Vienne et à Paris… juste assez pour savoir… que je ne sais rien !

— Tu es tout bonnement extraordinaire !…

« Mais revenons à la glycérine… Où est ton corps gras ?… où est ton oxyde alcalin ?…

— Les jarres pleines d’huile… voilà le corps gras… l’oxyde, c’est la pellicule qui s’épaissit sur le plomb au fur et à mesure que nos amis remuent la masse en fusion.

« Du reste, nous allons, dans un moment, commencer l’opération. Que l’on m’apporte un chaudron… le plus grand possible. »

L’ustensile est aussitôt présenté que demandé, Joannès en apprécie au jugé la capacité, puis ajoute :

« Il contient une vingtaine de litres…

« Veuillez l’emplir à peu près aux deux tiers avec de l’huile… Bon !… Ajoutez quatre litres d’eau… mettez sur le feu ! »

Sans plus tarder, il saisit une cuillère à pot, écume tous les récipients où se trouve le plomb fondu, recueille l’oxyde, le met à part et le laisse refroidir… Et cela n’est pas long. Sitôt fait, il incorpore ce résidu au mélange d’eau et d’huile, dans la proportion d’un cinquième, et dit :

« À présent, entretenez le feu sans trop le pousser.

« Quant au résultat, je n’en suis guère inquiet… nous aurons de la glycérine. Elle sera très impure, à la vérité, mais néanmoins propre à l’usage que j’en veux faire.

« Ah ! si je pouvais réussir à obtenir de l’acide azotique…

— Tu as dit nitrique, tout à l’heure.

— Azotique, nitrique, c’est la même chose.

« Certes, il me faudrait également, pour opérer selon la formule, de l’acide sulfurique concentré.

« Mais l’autre suffit à la rigueur… et puis, c’est le cas de le dire ou jamais, à la guerre comme à la guerre !

« Allons agencer les appareils de distillation. »

Très simples, mais très pratiques, ces appareils, malgré leur grossièreté, font honneur à l’ingéniosité de Joannès.

Ce sont de simples marmites à couvercles de tôle. Elles sont au nombre de six. D’un vigoureux coup de pic, chaque couvercle est percé d’un trou. Dans le trou est passé à force le canon démonté d’un fusil. Ce sera le tube par où s’écouleront dans d’autres vases les produits de distillation : l’acide nitrique, si la vieille expérience de Raymond Lulle réussit. Pour assurer l’étanchéité de l’appareil, tous les points de contact sont lutés avec de l’argile, et les couvercles chargés avec des roches pesantes.

Sans plus tarder, Joannès fait déposer au fond de chaque marmite un mélange intime d’argile rouge et de salpêtre. Au-dessous du canon du fusil placé presque horizontalement, des vases pour recevoir l’acide.

Les patriotes, intrigués, regardent avec une ardente curiosité ces opérations qui leur semblent compliquées, incohérentes. Mais telle est la foi dans leur jeune chef, que nul ne récrimine. Bien plus, malgré la faim qui tenaille les estomacs et fait grogner les viscères, chacun est prêt à endurer, jusqu’au dernier moment, les plus cruelles tortures.

Les feux sont allumés, et Joannès, qui a l’esprit à tout et auquel n’échappe aucun détail, retourne au chaudron plein d’huile et d’oxyde de plomb.

L’opération semble avoir réussi. Toute l’huile combinée avec l’oxyde de plomb a disparu. Les acides qu’elle contient ont formé avec le plomb des produits insolubles et la glycérine surnage, mélangée à l’eau. En toute hâte, Joannès la décante, la met à part, la fait évaporer au bain-marie pour lui enlever l’excès d’eau, et ordonne de recommencer.

De ce côté, tout va bien. Et l’on peut raisonnablement espérer que, vers la fin du jour, la provision de glycérine sera suffisante.

Les alambics fonctionnent régulièrement. Les feux sont ardents et la provision de combustible, heureusement très abondante, permet de les entretenir sans crainte de ralentissement. Le cœur serré, les traits contractés, Joannès s’approche lentement.

Comment se comporte le mélange ? Que va-t-il en sortir ?… la victoire sur la matière inerte ?… la liberté ?…

À ce moment solennel où va se décider leur sort, un silence profond plane sur les patriotes. Chacun regarde le chef dont les yeux sont arrêtés avec une fixité poignante sur les tubes de dégagement.

Tout à coup, un sourire attendri éclôt sur ses lèvres, ses traits se détendent, son regard s’adoucit. Il voit suinter, à l’extrémité des canons de fusil, une goutte de liquide incolore !

Cette goutte retombe dans le récipient placé au-dessous. Une seconde la suit, puis une troisième et un mince filet, oh ! presque imperceptible, s’écoule.

Des vapeurs blanchâtres s’élèvent, émises par ce liquide en raison de son avidité pour l’oxygène, et Joannès, ému jusqu’aux larmes, bégaye :

« Je crois que nous avons réussi. »

Nikéa, qui jusqu’alors s’est tenue à l’écart, au milieu des travailleurs dont elle a partagé virilement le rude labeur, Nikéa resplendissante de joie et d’orgueil s’approche de lui.

Elle prend les mains de son mari et doucement murmure, avec son radieux sourire :

« Merci !… oh !… merci pour eux… et pour moi… »

Il répond, à demi-voix, conservant encore un doute :

« Si pourtant je me trompais !…

— Non !… non !… c’est impossible ! reprend avec feu la jeune femme… Ton génie triomphera des obstacles… tu briseras les murs de notre prison… tu nous rendras libres et, par nous, tu émanciperas la Patrie. »

Nikéa porte sur ses cheveux d’or une légère écharpe de soie. D’un geste très doux et très lent, Joannès la retire et, sans mot dire, en trempe l’extrémité dans le liquide fumant.

Soudain, la soie d’une belle couleur pourpre devient d’une jaune éclatant. C’est là un des signes distinctifs, on pourrait dire infaillibles, de l’acide azotique.

Et cette fois, Joannès ne conserve plus ni doute ni hésitation.

Oui, ce liquide fumant qui s’épanche en un filet si ténu, mais ininterrompu, de la masse d’argile et de salpêtre, c’est bien l’agent essentiel de la fabrication de la nitroglycérine.

Et ces braves gens, ouvriers inconscients, du grand œuvre, poussent un long cri d’allégresse, en apprenant que bientôt leur chef va s’attaquer corps à corps à la montagne.

Joannès jusqu’alors a vécu comme dans un rêve.

Toutes ces combinaisons, tous ces calculs, tous ces agencements avaient tellement absorbé ses facultés, qu’il ne voyait rien, ne sentait et ne comprenait rien, en dehors de cette chose formidable et libératrice : la dynamite !

Maintenant, la nature reprend ses droits et le héros, l’illuminé, a faim ! comme le plus ignorant de ses volontaires, une faim atroce.

Simplement, presque naïvement, il demande à manger.

« Plus rien à se mettre sous la dent ! répond désolé Panitza, chargé du service d’approvisionnement.

— Mais les femmes !… l’enfant ?… s’écrie en frémissant Joannès.

— J’ai conservé quelques poignées de farine », ajoute Panitza.

Puis, avec, une sorte d’ingénuité sublime, Joannès ajoute :

« Je vous demande pardon, mes amis d’avoir oublié que vous avez les mêmes besoins que moi… et que vous endurez les mêmes souffrances.

— Tais-toi ! ne parle pas de nos souffrances… nous en verrons bien d’autres, et nous sommes prêts à tout !

« Mais il faut conserver tes forces… pour nous autant que pour toi… on trouvera bien quelque vieux fond de boîte… quelque bribe à te mettre sous la dent….

— Je ne veux rien !… Silence !… pas un mot de plus… ce serait une insulte !

« Il me faut au moins vingt-quatre heures… Donc, vivons de faim jusqu’à demain soir. »

Et il ajoute, en aparté, songeant à Marko :

« Pourvu que ce brigand me laisse le temps ! »

Ses craintes ne sont, hélas ! que trop justifiées. Voulant gagner les bonnes grâces de leur terrible pacha, les soldats turcs sont en train de réaliser, eux, aussi, l’impossible.

Marko leur avait accordé huit jours pour amener à cette hauteur, et par des chemins vertigineux, les matériaux d’un pont. En moitié moins de temps ils ont réussi ! Dans quelques heures les poutres et les madriers traînés, hissés, portés, soulevés sur des reins, des têtes ou des échines, vont arriver !

Combien de membres rompus, de corps broyés, de chutes mortelles au fond des ravins !

Mais qu’importe à Marko ! Pour lui, le résultat est tout. Quant aux moyens, ils lui sont d’une indifférence absolue. Du reste, tous ces musulmans fanatisés par lui préviennent jusqu’à ses désirs, heureux de se vautrer dans ce sang qu’ils flairent depuis si longtemps.

Aussi, les fardeaux charriés à travers les rocs, les pics et les ravins avancent-ils sans trêve, comme ces charges énormes transportées : infatigablement par des fourmis !

C’est une lutte sans merci entre les massacreurs et les patriotes. Un duel formidable aux phases multiples et déconcertantes, sans qu’il soit possible de prévoir à qui restera la victoire…

Chez Joannès, la glycérine est prête. Mais il faut des quantités considérables d’acide azotique, et la préparation est nécessairement fort longue.

On distille sans relâche et Joannès, pour rassurer et faire patienter son monde, éprouve les produits déjà obtenus. Malgré l’imperfection des procédés, les résultats sont inouïs.

Une cuillerée à bouche de glycérine est mêlée, goutte à goutte, avec trois parties d’acide, et le tout est versé dans un demi-litre d’eau, environ, pour éviter une violente réaction.

Aussitôt, un liquide lourd, à consistance de sirop, se précipite au fond. Il suffit à Joannès de renverser l’eau qui surnage, pour obtenir une substance dont l’aspect amène sur sa figure un rapide sourire :

« Mes amis, dit-il radieux, ceci est de la nitroglycérine… c’est-à-dire de la dynamite à l’état liquide. »

L’opération s’est effectuée dans une boîte à conserves ouverte par un bout. Joannès brandit le vase de fer-blanc et le lance à toute volée contre un rocher, en ajoutant :

« Tenez… la preuve ! »

À peine achève-t-il ce mot qu’une détonation violente retentit, se répercute en grondant à travers les montagnes, et s’éteint, renvoyée à l’infini par les échos.

Le choc a suffi pour déterminer l’explosion réellement assourdissante, et hors de proportion avec la faible quantité de matière contenue dans la boîte.

Il y a d’abord un moment de stupéfaction. Puis un long cri de triomphe jaillit de toutes les poitrines, se mêlant aux derniers grondements de l’explosion.

Alors seulement les intrépides patriotes commencent à entrevoir cette délivrance qu’ils n’osaient plus espérer. La dynamite dont ils connaissent les effets destructeurs rompant enfin la muraille de granit, éventrant la montagne et leur procurant une issue, vers la terre de liberté.

À leur cri d’enthousiasme répond un hurlement sauvage qui s’élève là-bas, au flanc des monts, de l’autre côté du précipice. Et cette clameur, à laquelle se mêlent de bruyants éclats de rire et des applaudissements, semble indiquer chez l’ennemi une surprise joyeuse, une victoire inespérée.

« Je vais voir, si tu le permets, chef, dit Panitza.

— Va ! mais sois prudent. »

Le jeune homme se coule agilement vers la redoute, met l’œil à une meurtrière et frémit jusqu’aux moelles.

À moins de cinquante mètres, en contre-bas, au au milieu d’un fouillis affreux, il voit s’agiter la fourmilière humaine.

Sur des bras tendus, sur des échines crispées, de lourds madriers cheminent avec lenteur, se dressent ou s’abaissent, tournoient ou s’allongent, et d’effort en effort, pied par pied, montent… montent sans trêve !

Panitza pâlit, devine tout, revient en courant et s’écrie :

« Ils arrivent… avec les matériaux… pour jeter un pont.

« Dans deux heures… nous allons être envahis !

« Et pas une cartouche ! »