La Terreur en Macédoine/II/VIII

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 234-248).

CHAPITRE VIII


Poudre de charbon. — Pourquoi les cartouches ratent. — Pas de vivres ! — Qui dort dîne. — Et après ?… — Bloqués. — Au fond d’une caverne. — Travail de sape. — L’argile rouge. — En face de la réalité. — Marko veut presser l’attaque. — Labeur acharné. — Devant un mur de granit. — Plus d’espoir !

Le péril est écarté. Du moins le péril immédiat, pressant, mortel. Une sécurité momentanée semble assurée. À quel prix, hélas !

Quant à l’avenir… oh ! comme il paraît sombre.

Mais, pour l’instant, nul ne semble guère songer même au lendemain. Une fatigue écrasante a brisé ces rudes organismes. Et tous ces braves n’ont plus qu’une pensée, qu’un désir : s’allonger, comme des bêtes fourbues, sur ces herbes sèches et odorantes, emmagasinées dans les grottes.

On ne tient plus debout. On allume quelques lampes primitives — un petit vase en cuivre plein d’huile, avec une mèche en coton qui déborde du bec — et l’on s’endort, sans même penser à manger.

Non, pas tous, pourtant. Il en est un que le souci d’une responsabilité terrible tient quand même éveillé. C’est Joannès.

Tout pâle avec le front, barré d’un pli, le jeune chef appelle Michel à voix basse et lui dit :

« Viens, suis-moi. »

Munis d’une lampe, ils s’acheminent vers le fond d’une des deux grottes, encombrées d’objets disparates ; Il y a là des outres pleines, à l’odeur vineuse, des boîtes de conserves, des boucauts de farine, des jarres d’huile, des armes, des cordages, des haches, du bois et du charbon, des ustensiles de cuisine. Un magasin et un arsenal.

Sans mot dire, Joannès ouvre une caisse, prend un paquet de cartouches, en retire une et d’un coup de dent fait sauter la balle sertie dans la douille de cuivre.

La douille apparaît pleine d’une matière noire, sèche et grenue. Il vide l’étui en laiton dans sa main et murmure :

« On dirait pourtant bien de la poudre.

— Il est facile de s’en assurer », dit Michel.

Joannès goûte quelques-grains du bout de sa langue et ajoute :

« Cela n’a pas la saveur du salpêtre. »

Il en prend une pincée et la jette sur la flamme de la lampe. Au lieu de fuser brusquement avec une fumée blanche, la substance rougit et retombe à peine consumée.

Une seconde, une troisième, une dixième cartouche, toutes prises au hasard, donnent le même résultat…

« Que diable a-t-on fourré dans nos cartouches ! s’écrie Michel interdit.

— Tout simplement de la poudre de charbon au lieu de poudre de guerre.

— Mais c’est une infamie… Et qui ?… pourquoi ?… un vol ?…

— Non ! pas un vol… Là poudre de guerre se vend trop bon marché pour qu’une vulgaire filouterie soit lucrative.

— Alors une trahison ?

— Oui, une trahison abominable pour nous jeter désarmés devant les brigands de l’armée turque… pour nous faire anéantir sans défense et tuer avec nous la révolution libératrice.

— Qui a vendu ces munitions ?

— Une maison de Salonique… une maison sûre.

« Mais qui peut répondre des employés, des intermédiaires…

« Tu ne saurais soupçonner l’organisation merveilleuse de l’espionnage turc, l’habileté diabolique de son personnel.

— Quoi qu’il en soit, c’est un désastre !

« Privés de munitions, nous avons dû anéantir le pont qui nous avait coûté un mois d’efforts !

« À présent, nous sommes isolés du reste du monde… sans communication possible avec nos frères de Macédoine ou de Bulgarie.

— Oui, sans doute ! mais nous avons d’abondantes provisions et nous pourrons chercher à loisir les moyens d’évasion.

« Car nous sommes de vrais prisonniers… d’abord, des Turcs qui nous bloquent… des montagnes et des précipices qui nous protègent, et de nous-mêmes qui nous sommes enfermés ici.

— Michel ! interrompt gravement Joannès.

— Frère ?

— La situation est plus épouvantable que tu ne saurais l’imaginer… Nous sommes ici cent personnes… Eh bien ! c’est tout au plus si nous possédons pour quatre jours de vivres.

« Et il y a parmi nous des blessés, avec deux femmes et un enfant !

— Mais, alors… nous sommes perdus… condamnés au supplice atroce de la faim… à la mort d’inanition…

« Oh ! je n’ai pas d’illusions ! À moins d’avoir des ailes, il est impossible de franchir les murailles à pic et le précipice qui nous entourent.

« Cependant, le magasin devrait être plein… archi-plein de provisions !

— Elles doivent être en route, mais ne sont pas encore arrivées.

« Songe que nous avons été surpris en pleine organisation et en pleine croisade, comme d’un coup de foudre, par cet abominable massacre de Koumanova. »

— Alors que faire ?

— Montrer jusqu’au dernier moment un calme inaltérable… cacher à nos frères l’horrible détresse et aviser…

— Aviser… à quoi ?

— À faire l’impossible !… plus que l’impossible.

« En attendant, allons dormir… je suis édifié ! »

Tous deux rejoignent leurs compagnons et se laissent tomber sur l’herbe sèche. Un lourd sommeil les envahit.

À l’aube naissante, des coups de feu éclatent et se répercutent comme des éclats de foudre.

Les Turcs ont des munitions à gaspiller. Ils s’amusent à tirailler sur les embrasures de la redoute. La petite garnison assiégée s’éveille, mais ne répond pas, et pour cause ! Néanmoins l’ennemi, toujours défiant, demeure tapi derrière les roches, inspectant de son mieux cet étrange refuge dont la moitié lui est cachée. Son nombre s’est accru pendant la nuit. La troupe du colonel Ali est arrivée tout entière, et s’est encore grossie des zaptiés et des sopadjis, les assassins de la première heure.

À certain moment, l’altière et farouche silhouette de Marko émerge non loin du précipice. Le brigand regarde de tous ses yeux et gronde :

« Encore échappés ! Ma parole ! c’est à croire que le diable les protège.

« Et nul moyen de les prendre d’assaut !

« Du moins, pour le moment !… car il me faudra au moins huit jours pour amener ici les matériaux d’un pont !

« Mais alors, je les aurai tout vifs !… quand je devrais sacrifier cinq cents hommes ! »

Une semaine ! Ah ! s’il savait que ces malheureux, à bout de ressources, n’ont même pas quatre jours de provisions !

Cependant, là-bas, devant les grottes, sur la partie de l’esplanade bien abritée par les balles, on fait une première distribution de vivres. Une distribution plutôt maigre. Et ces braves gens qui ont tant peiné s’étonnent de recevoir si peu.

Il y a même de violentes réclamations.

Bien qu’il ait le cœur déchiré, Joannès affecte de prendre tout cela en plaisanterie, et répond, en riant, à ces robustes montagnards, tous gros mangeurs :

« Mes amis, nous sommes des assiégés pour tout de bon, ne l’oubliez pas !… Or, tout assiégé digne de ce nom doit posséder une solide ceinture pour la serrer d’un cran… de deux crans… de plusieurs crans… selon les circonstances !

— Mais nous avons faim !…

— C’est parfait !… car, dans une place forte, on vit de faim… on s’y habitue très vite…

— Nous avons horriblement faim !

— C’est l’occasion de serrer le premier cran de vos ceintures… Nous appellerons cela le rationnement… une chose désagréable, mais essentielle qu’un chef prudent impose à ses soldats… et dès le début.

— Tu ris, toi…

— À quoi nous servirait-il de pleurer ?

« Du reste, Michel et moi, nous prêchons d’exemple : une poignée de farine délayée dans un verre d’eau… et c’est tout.

« N’est-ce pas, Michel ?

— Oui, frère, et je m’en contenterai pour aider à prolonger notre résistance.

— Enfin, ajoute Joannès, en riant de plus belle, vous n’avez rien à faire… vous êtes encore fatigués… recouchez-vous, reprenez votre somme et mettez en pratique le proverbe : « Qui dort dîne ! »

Calmés par ce mélange de belle humeur et de sobriété, ils absorbent en deux temps leur pitance et prosaïquement se recouchent sur l’odorante litière.

Joannès et Michel, sans plus tarder, commencent l’inspection de la petite forteresse. Ils l’examinent en détail, on pourrait dire morceau par morceau, pour en trouver le point faible. D’abord les rochers, dont ils évaluent approximativement la masse et la hauteur. Cinquante mètres au moins, et taillés à pic, sans un repli, sans une fissure, sans une anfractuosité.

« Une muraille lisse comme du marbre, dit Michel.

— Un insecte ne pourrait même pas s’y agripper. »

Joannès cogne le roc avec une pointe de baïonnette, pour en vérifier la densité.

Il murmure à demi-voix :

« Dans de la pierre tendre, on pourrait enfoncer de distance en distance des baïonnettes… faire une sorte d’échelle… sur laquelle se hisserait l’un de nous… un labeur effroyable… une ascension pire encore…

« Mais non !… pas même cela, c’est du granit !… plus dur que l’acier lui-même !

— Rien à faire de ce côté ! Si nous inspections à fond les cavernes…

— J’y songe !

« Peut-être un boyau, un trou, un rien nous a-t-il échappé jadis… quand nous avons trouvé Nivia…

« Le fond est de sable ou de calcaire friable… on pourrait fouiller, agrandir la moindre cavité… en faire une sorte de terrier pour nous faufiler sous cette muraille qui ne doit pas être bien épaisse…

— Oui ! et de l’autre côté est le versant bulgare… nous nous trouverions à déboucher dans la principauté amie !

— Cherchons donc. »

Les voilà partis jusqu’au fond de la première caverne. Là, rien de compliqué dans la structure du réduit.

La paroi s’incline à quarante-cinq degrés pour être coupée à pic par le granit. Avec une pointe de baïonnette, Joannès fouille le sol. À cinquante centimètres il rencontre le roc. Cette caverne, close de tous côtés, n’est qu’une bulle énorme qui s’est formée dans la montagne à l’époque des fusions cent mille fois séculaires de notre globe.

— Il n’y a rien… absolument rien à tenter ni à espérer, conclut froidement Joannès.

« Voyons l’autre caverne. »

La structure du second réduit est complètement différente. La voûte se prolonge beaucoup plus loin, en pente presque insensible, jusqu’au niveau du sable fin qui tapisse la partie inférieure.

Et cette configuration force les deux amis à ramper très péniblement, en poussant devant eux, à bout de bras, leur lampe. Ils avancent ainsi une soixantaine de mètres, peut-être plus, en se traînant à plat ventre.

Une particularité les frappe tout d’abord. Contrairement à la première qui est extrêmement sèche, cette seconde caverne suinte l’humidité. De toutes parts des efflorescences blanches de salpêtre tapissent les cavités, les protubérances de la roche et jusqu’au sable fin. Avec peine défaillant, manquant d’air, ils arrivent au fond. Ils inspectent minutieusement et ne trouvent pas le moindre trou, malgré de longues et actives recherches.

Néanmoins, Joannès a comme un rayon d’espoir. En sondant le sol en avant, il ne sent pas de résistance.

« Cela entre ! dit-il à Michel… pas de roc… sol friable… il faudrait essayer.

— Alors, nous retournons en arrière, n’est-ce pas, chef ?

— Oui ! et sans retard, nous allons creuser.

Ils reviennent au dortoir commun, la salle énorme où les patriotes, à demi éveillés, à demi rassasiés, ne dorment ni ne dînent.

Joannès en quelques mots leur explique la situation.

« Oui, nous sommes enfermés, et il s’agit de sortir au nez et à la barbe des Turcs…

« La position est grave… nous avons moins de vivres que je ne le pensais… nos munitions sont avariées… oui, avariées, et ce malheur nous interdit l’offensive… C’est pourquoi je vous propose de creuser le fond de cette caverne jusqu’au flanc de la montagne… pour chercher une issue…

— Mais nous ne demandons pas mieux !

« Travailler… fouiller la terre et retourner nous battre… »

Séance tenante on distribue des pioches et des pelles. Puis, la besogne commence avec un acharnement voisin de la rage. Les travailleurs sont nombreux et la besogne bien distribuée avance rapidement.

Il y a six équipes. La première pioche, la seconde verse à la pelle les débris dans des couffins, la troisième transporte au dehors ces déblais. Les trois autres équipes se reposent une demi-heure et remplacent les premières. Le chef prêche d’exemple et s’acharne comme une simple manœuvre.

Il fait pratiquer dans le sol une tranchée large d’un mètre sur un mètre et demi de hauteur, et dirige la fouille perpendiculairement au flanc de la montagne.

Ah ! si le terrain pouvait se maintenir friable, comme il se trouve dès le début ! Sous la couche de sable, on trouve un épais lit d’argile rouge, très fine, maigre, douce au toucher, et dont Joannès reconnaît aussitôt la nature. Elle est d’ailleurs commune dans le pays où elle forme, par places, des gisements considérables.

« Tiens ! dit à demi-voix le jeune chef, c’est le bol d’Arménie… l’argile nationale, pourrait-on dire… la terre colorée en rouge par l’oxyde de fer hydraté.

« Rougi par les convulsions de la nature ou par les luttes homicides… notre sol est prédestiné… jadis le fer qui se désagrège… aujourd’hui le sang qui coule… c’est toujours et partout l’emblème et la couleur du meurtre…

— À l’autre équipe ! crie Michel en sortant rouge de la tête aux pieds de la tranchée, comme s’il émergeait d’un bain de sang.

— À notre tour ! » dit Joannès qui commande l’autre équipe.

Les robustes montagnards se ruent au terrassement avec une ardeur farouche.

Ils commencent à comprendre l’horreur de leur situation. Les paroles, bien que vagues, de leur chef les ont édifiés. Plus de munitions, pas de vivres et la perspective d’un siège sans merci avec les tortures de la faim !

Nul ne récrimine. Las de souffrir, électrisés par ce mot magique de Liberté ! ils sont partis volontairement, d’enthousiasme, offrant leur vie à la cause de l’Indépendance.

Tous ont pourtant laissé là-bas, dans l’humble chaumière, des affections sacrées. L’épouse !… la vaillante et fidèle compagne des labeurs quotidiens… les enfants dont on veut briser le joug !… Mais aussi, plus grand et plus cruel est le sacrifice, plus implacable sera la lutte ! Aussi ne vit-on jamais de soldats plus désintéressés, plus stoïques, plus dans la main de leur chef. Il est vrai que Joannès est plus qu’un chef militaire, c’est un apôtre d’indépendance, un héros d’abnégation, de longue date prêt au martyre.

Une journée se passe, on mange à peine. Et malgré une cruelle parcimonie, les vivres s’épuisent avec une rapidité effrayante.

En face, les Turcs veillent toujours et rendent le blocus plus étroit encore. Ils tiraillent de temps en temps et, voyant qu’il n’est pas répondu à leur feu, se découvrent, font des gestes d’insultante bravade, lancent des injures, des provocations et des menaces.

Marko se multiplie. Il examine sans relâche les points faibles de la citadelle et conclut que l’attaque est possible seulement par le précipice. Il a fait demander en toute hâte des madriers, des troncs d’arbres, tous les éléments d’un pont qu’il veut établir sur l’abîme.

Par bonheur pour les assiégés, les matériaux sont éloignés, et la voie de transport presque impraticable.

Mais il attend, avec sa patience de tigre à l’affût, sentant d’instinct que les patriotes, pris au piège, ne trouveront pas d’issue.

Une deuxième journée s’écoule, plus rude et plus angoissante que la première. La tranchée s’allonge sous la voûte. On pioche toujours dans l’argile rouge. Il n’y a pas d’obstacle sérieux au terrassement, mais chacun se demande avec un cruel serrement de cœur :

« Que va-t-on rencontrer au bout ?… la terre friable jusqu’au flanc de la montagne ?… un dernier coup de pioche découvrira-t-il un coin du ciel… résonnera-t-il sur ce roc qui pèse de tout son poids sur les malheureux emmurés que la faim torture déjà…

— Allons, amis, courage et espoir ! »

Et les coups résonnent de plus en plus sourdement à mesure que la tranchée s’enfonce, pendant que dehors le monceau de rouges décombres s’accumule comme un amas colossal de sang coagulé !

Troisième journée ! Chacun est grave, recueilli, un profond silence règne de tous côtés. On sait qu’il va se passer quelque chose de capital… C’est la question de vie ou de mort qui va être résolue.

La tranchée a dépassé la paroi de la grotte de plus de vingt mètres. C’est maintenant un tunnel qui s’allonge sous la montagne elle-même, comme s’il allait la percer de part en part. Deux hommes piochent de front. Deux autres élargissent au fur et à mesure les parois ; d’autres enfin excavent la voûte pour lui donner de la hauteur.

Les coups résonnent de plus en plus rapides. Les déblais s’enlèvent avec une célérité qui tient de la prestidigitation.

Tête nue, les manches relevées jusqu’aux épaules, Joannès, trempé de sueur, s’acharne comme s’il voulait à lui seul éventrer la montagne. Chaque coup qui désagrège un morceau d’ocre rouge fait battre son cœur à pleine poitrine.

Encore un !… il s’attend à déboucher dans le vide… à voir ce petit coin de firmament, au-dessus de la Bulgarie, cette terre promise des patriotes !…

Encore un !… Dans toute la sape, c’est un halètement de gens dont la vie est suspendue au labeur surhumain de ce vaillant.

Encore !… encore !… oh ! la mortelle angoisse… Un dernier coup résonne. Un choc tout sec, accompagné d’une vibration lancinante de métal. Une gerbe d’étincelles jaillit sous la pioche qui vole en éclats !

« Malédiction !… malédiction ! hurle Joannès hors de lui ; c’est le roc… le roc de granit.

— Oh ! ce n’est pas possible !… voyons encore… cherchons !… » dit le compagnon de travail du chef.

Et un autre ajoute :

« C’est peut-être un bloc isolé dans l’argile rouge. »

Alors, s’accrochant à cette suprême espérance, Joannès reprend, voulant douter quand même :

« Oui ! cela doit être… cherchons ! »

Avec la furie de gens que la mort menace, les malheureux déblayent de tous côtés, élargissent le boyau de droite, de gauche et de haut en bas.

À chaque coup l’acier résonne comme un glas sinistre, pendant que la grotte s’emplit de cris, de gémissements et d’imprécations.

Cependant, Joannès ne veut pas se rendre encore. Il s’acharne à lutter contre les éléments, contre l’évidence, contre tout. Il creuse à pic un trou en forme de puits.

On l’aide, on fouille, on s’escrime sur le manche des outils qui plient à se rompre.

« Courage !… courage !… là est peut-être le salut… »

C’est un surcroît de labeur… on a faim… on a soif… on défaille de besoin et de fatigue…

« Eh bien, courage quand même ! »

La maudite muraille de granit se retrouve invariablement.

C’est bien une muraille verticale qui ferme la grotte, le vallon, la tranchée !… qui sépare les patriotes de cette liberté, pour laquelle ils luttent en désespérés.

Eh quoi ! tant d’efforts, de vaillance et d’énergie seront inutiles !

Non ! ce n’est pas possible. En vérité, ces héros méritent mieux que cette mort atroce.

Ils laissent tomber leurs outils, baissent la tête, s’asseyent dans le boyau de sape, et sous la lueur vacillante des lampes gardent un silence farouche.

Cependant Joannès ne veut pas capituler devant ce mur de granit sur lequel semblent écrits en caractères de feu ces mots terribles :

« Tu n’iras pas plus loin ! »

Il a repris une nouvelle pioche et frappe la dure paroi. Les coups sont tantôt plus forts, tantôt plus faibles, tantôt plus ou moins rapprochés.

Il semble que le jeune homme étudie la résonance du bloc, comme si la sonorité ou la matité pouvaient lui en faire soupçonner l’épaisseur.

Il écoute avec une attention recueillie et murmure :

« Cette épaisseur n’est peut-être pas énorme.

« Il y a des vibrations réellement sonores… et cela semblerait indiquer que cette paroi de roc est assez mince… du moins relativement.

« Mais puis-je savoir à quelques mètres près !

— Et cela ne nous avancerait pas beaucoup, dit Michel qui assiste à cette opération que tous jugent inutile.

« Car nous n’avons pas d’instruments pour percer cette roche, maudite !…

« Il faudrait la dynamite…

— Et pourquoi pas ? réplique Joannès en relevant brusquement la tête.

« J’y songeais.

— Il nous reste en tout six bombes !… et il en faudrait au moins un cent pour obtenir un résultat.

— Non, pas cent… mais deux cents, et peut-être davantage…

— Eh bien ! as-tu de la dynamite de cachée ici ?

— Pas un grain !… pas un atome…

— Alors il faudrait qu’il en tombât du ciel ou qu’il en sortît de la terre… un miracle ! »

Et Joannès, l’œil vague, l’esprit tendu, le front crispé, murmure à voix basse :

« Qui sait ! »