La Terreur en Macédoine/II/X

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Éditions Jules Tallandier (p. 262-278).

CHAPITRE X


Les dernières bombes. — Riposte. — Un peu de répit. — Dans une boîte à conserves. — La mine. — Pour arrêter l’ennemi. — Bras fracassé. — Infirmière. — Pour faire détoner la nitroglycérine. — Les dernières minutes. — Héroïsme de femme. — L’explosion. — L’invasion. — La brèche. — La Bulgarie. — Pauvre Joannès ! — Sauvés.

Au cri de Panitza, les patriotes se lèvent en tumulte. Des imprécations jaillissent de toutes les bouches.

D’un mot, Joannès calme cette émotion si naturelle et si poignante.

« Les bombes !… combien reste-t-il de bombes ?

— Six !… nous n’en avons plus que six !

— Donnez-m’en une… une seule… et sur notre vie à tous, ne les lancez à aucun prix.

« Jurez-le ! quoi qu’il arrive…

— Nous le jurons ! »

Il saisit le projectile et bondit vers la redoute. Michel devine sa pensée, l’empoigne par le bras, l’arrête et s’écrie :

« Non ! pas toi… c’est à moi d’agir…

— Laisse-moi !… je le veux !

— Non ! mille fois non !….il y a péril de mort… un chef ne doit pas s’exposer… ta vie appartient à l’œuvre !…

« Qu’importe si je suis tué… ce ne sera qu’un soldat de moins… il y en a ici un cent pour me remplacer.

« Donne-moi la bombe ! »

Les patriotes approuvent de la voix et du geste.

« Michel a raison ! tu n’as pas le droit de risquer ta vie !… Va, Michel !… va !… si tu succombes, nous te vengerons. »

Joannès baisse la tête, pousse un long soupir et remet à son ami le terrible projectile.

En quelques bonds, Michel arrive à la redoute. Il examine la position de l’ennemi, mesure de l’œil la distance et dit :

« Ils ne se doutent de rien… ça va tomber au milieu d’eux comme un pavé dans une mare à grenouilles. »

Avec une témérité inouïe, il quitte son abri, s’avance au bord du précipice et lance à toute volée la bombe.

Le projectile, décrit sa parabole, Michel se jette à plat ventre et suit de l’œil la course rapide.

Dans une seconde réellement tragique, il éprouve la joie féroce de voir la sphère de métal arriver, au plus dru.

Baoûm !… la bombe éclate au milieu d’un enchevêtrement fou d’hommes et de matériaux divers. Les hommes, crispés sous les fardeaux, s’abattent comme fauchés par la mitraille. N’étant plus soutenues, les poutres dégringolent sur les corps, les aplatissent et roulent de-ci, de-là, au hasard de chutes vertigineuses.

Réjoui par ce carnage, amusé par ces clameurs furibondes qui montent de tous côtés, Michel montre le poing et gronde :

« Ah ! brigands !… c’est bon, la revanche. »

Il revient en courant devant les grottes et s’écrie, radieux, répondant aux questions qui l’assaillent :

« Tout va bien ! ils ont de quoi s’occuper jusqu’à ce soir, et cela nous donne quelques heures de répit.

— Bravo ! Michel, dit Joannès en lui serrant les mains, bravo et merci !

« À présent, mes amis, ouvrons l’œil et travaillons. »

Ce mot d’ordre semble également celui des Turcs.

Leur vigilance un moment endormie se réveille plus active que jamais. Des carabines sont braquées de tous côtés sur la redoute et de nouveaux essaims de travailleurs se ruent à la besogne.

Il en sort de partout. Imaginez encore la fourmilière dont les sujets robustes, intrépides et tenaces ne reculent devant rien et reprennent, plus ardents et plus nombreux, le labeur que vient d’interrompre un désastre.

Du reste, Marko a conscience de sa force et de la faiblesse des patriotes. Il comprend qu’ils n’ont plus de cartouches. Sans quoi des tireurs, même médiocres, ne laisseraient pas un seul Turc monter ainsi, à découvert, de pareils fardeaux.

Il devine aussi que leur provision de bombes est presque épuisée. Et il n’appréhende guère le peu qu’il leur en reste. Que peuvent-ils faire ? Casser quelques membres, estropier quelques hommes, retarder de quelques heures la ruée finale ?

Et après ?… Il dispose à présent de douze cents combattants, et il est homme à les sacrifier jusqu’au dernier pour assurer sa vengeance.

L’essentiel est donc de remonter le plus vite possible les matériaux du pont et de regagner les instants perdus.

Pendant qu’ils s’acharnent ainsi, les patriotes ne restent pas inactifs. Laissant pour un moment les appareils qui distillent sans relâche le mélange d’argile et de salpêtre, Joannès est retourné au fond de la grotte pour examiner de nouveau la paroi de granit qu’il veut effondrer.

Il fait élargir le puits creusé en dernier lieu, de façon à en rendre l’accès plus facile et à dégager amplement la masse rocheuse. À la partie inférieure, il remarque un gros bourrelet faisant une forte saillie et il se dit :

« C’est là que doit porter la poussée de l’explosion.

« Ah ! si j’avais le temps ! seulement quelques jours !… Mais les minutes nous sont comptées et l’ennemi avance !…

« Allons, frères !… courage et espoir. »

Du courage, ils en ont à revendre. De l’espoir, l’expérience faite tout à l’heure vient de l’augmenter.

Mais ce temps qui s’écoule !… mais ces minutes qui filent avec une vitesse effrayante, pendant que lentement… lentement, avec cette énervante monotonie des choses inertes, suintent des appareils ces minuscules filets d’acide que l’on voudrait voir sortir à flots !

Cependant Joannès, ayant déterminé l’emplacement de la mine, estime qu’il faut commencer de suite la fabrication de la nitroglycérine. Chaque appareil lui a fourni environ trois litres d’acide azotique, soit en tout dix-huit litres.

On les a mis refroidir au fur et à mesure, et le mélange avec la glycérine peut être opéré séance tenante.

Manquant de mesures de capacité, il lui faut proportionner de visu la mixture intime des deux corps. Deux parties d’acide, une partie de glycérine. Un peu plus, un peu moins, et au petit bonheur !

Les boîtes à conserves lui fournissent des récipients qui lui permettront d’agir sur de petites quantités et de transporter facilement la terrible substance.

Très simple, mais en somme périlleux en raison de l’instabilité même de la nitroglycérine, la petite manipulation s’opère en cinq minutes.

Mélange des deux substances, addition d’eau, décantation, c’est fait, la quantité obtenue est d’environ un litre. Le poids, supérieur à un kilogramme, équivaut comme action destructive ou, si l’on préfère, dynamique, à dix fois celle de la poudre.

C’est très bien. Mais que faire à présent de cet auxiliaire formidable et capricieux, qui ne connaît ni amis ni ennemis et dont un simple choc peut déterminer l’explosion ?

Joannès réfléchit un moment et s’écrie :

« Il n’y a qu’à le mettre à sa place… là-bas, au fond de la caverne… il y sera très bien et ne nous embarrassera pas, jusqu’au moment de l’utiliser. »

Mais à qui le confier ? Certes, tous les patriotes sont également intrépides et zélés. Ce n’est donc pas l’insouciance ou la pusillanimité que redoute Joannès.

Mais bien plutôt la maladresse.

« Ces braves gens n’auront jamais assez de précautions, et une catastrophe irréparable est si tôt arrivée !

« J’irai donc ! » dit-il à demi-voix.

Nikéa devine ce qui se passe dans l’esprit du chef et ajoute résolument :

« Je viens avec toi ! »

« J’allais t’en prier », répond simplement le jeune homme.

Ils partent, enfilent la tranchée, évitent les faux pas et suivent cette voie familière éclairée au milieu et à son extrémité par deux veilleuses.

L’accès du puits est maintenant, facile, grâce à la rampe en pente douce pratiquée tout à l’heure.

Joannès dispose, la boîte de nitroglycérine juste au-dessous du renflement de la muraille et ajoute :

« Les autres seront rangées là au fur et à mesure.

— À se toucher ? » demande la jeune femme.

— Non ! il faudra les espacer d’environ trente centimètres.

— J’ai compris ! car dorénavant je viendrai seule, pendant que tu travailleras là-bas. »

Le jeune homme la contemple longuement avec une tendresse ineffable, et murmure :

« C’est beau, ce que tu fais là !

— C’est surtout très simple, dit-elle avec un bon sourire, et cela nous permettra d’économiser ce temps plus précieux que la vie elle-même, car il représente la liberté !… »

Ils reviennent en toute hâte, Joannès recommence l’opération dans une nouvelle boîte à conserves. Nikéa transporte à la mine l’engin, terrible qu’elle manie avec sa dextérité féminine marchant avec précaution, l’œil à tout, vigilante et intrépide.

Les patriotes la regardent avec une admiration passionnée, retenant leur souffle, n’osant point parler, craignant toujours un faux pas, une défaillance, un rien, produisant l’effroyable catastrophe… L’exquise créature de grâce, de bonté, de dévouement, broyée là, sous leurs yeux…

Certes Joannès, qui manipule avec son beau calme ces formidables substances, court les mêmes dangers. Mais c’est un homme, lui, c’est le chef, et cela semble tout naturel qu’il se prodigue ainsi à chaque seconde, pour le salut commun.

Chacun, d’ailleurs, parmi eux est prêt à en faire autant, sans l’ombre d’une hésitation. Et c’est cette idée de sacrifice qui leur permet d’attendre passivement, immobiles, sans mot dire, la liberté ou la mort !

Les minutes passent. Des guetteurs établis dans la redoute signalent à chaque moment les faits et gestes des Turcs.

Au fur et à mesure que Joannès emplit les boîtes et que Nikéa les met en place dans le fourneau de mine, les hommes de Marko travaillent avec une sorte de frénésie. Le désastre éprouvé par eux il y a quelques heures est réparé. Les voilà de nouveau parvenus au point où la bombe de Michel les arrêta.

Et ceux qui suivent les péripéties de cette lutte impitoyable se demandent avec angoisse :

« Qui sera prêt le premier ?… »

Vingt-sept boîtes sont déjà pleines et rangées là-bas par les soins de Nikéa. Joannès estime le poids total de la nitroglycérine à trente kilogrammes, représentant trois cents kilogrammes de poudre.

« Comme c’est peu ! dit-il en regardant les alambics primitifs, d’où sort sans relâche l’acide nitrique.

« Il m’en faudrait dix fois plus !…

« Mon Dieu !… mon Dieu ! arriverai-je à fracasser cette paroi maudite ?… »

Un homme accourt de la redoute, en se défilant. Il crie :

« Frère ! les Turcs montent toujours… Ils sont là… Dans une demi-heure ils arriveront au précipice !

— Il faudrait les arrêter une seconde fois, répond tranquillement Michel.

— Une bombe bien placée…

— Prends garde ! interrompt Joannès ! il y a de ces choses que l’on ne recommence pas !

— As pas peur !… ça me connaît… Puis-je lancer une bombe ?

— Oui ! mais, je te le répète, prends garde. »

Michel, nanti du projectile, court à la redoute, examine par une meurtrière l’approche des brigands, et s’écrie, frémissant : « Il n’est que temps ! »

Il sort, et comme tout à l’heure, complètement à découvert, lève le bras pour lancer vigoureusement la bombe.

Une fusillade intense éclate à droite et à gauche.

« Mille tonnerres ! » hurle Michel en chancelant.

Son bras retombe, fracassé. La bombe, n’ayant pas une impulsion suffisante, s’arrête au milieu de sa course et roule dans l’abîme, où elle éclate avec un bruit formidable.

Les Turcs poussent des vociférations de triomphe, pendant que le pauvre Michel s’aplatit sur le sol et gagne en rampant l’abri formé par les rochers.

Blanc comme un linge, il revient soutenant de la main gauche son bras mutilé, d’où coule un filet de sang vermeil.

Des cris de désespoir accueillent son retour. Joannès interrompt sa terrible besogne et veut lui prodiguer ses soins.

Le blessé refuse énergiquement.

« Non !… non !… je ne veux pas… plus tard… une minute de perdue serait un désastre… la mort pour tous nos frères. »

Joannès insiste. Les patriotes l’approuvent. Il sait la chirurgie. Michel est grièvement atteint. Ils veulent qu’il soit pansé sur-le-champ…

Il riposte avec fermeté :

« Non !… je refuse… mon bras attendra !

« Je me jetterais plutôt, au fond du précipice ! »

Hélène s’éloigne un moment du bébé qui folâtre au milieu de ces engins d’extermination.

Elle s’approche de Michel, et lui dit en sanglotant :

« Mais, moi, tu ne me repousseras pas ? »

Il répond, souriant, avec un héroïsme joyeux :

« Le chef est chimiste et chirurgien… l’un ne doit pas faire tort à l’autre…

« Mais toi, chère petite sœur aimée, c’est un bonheur de souffrir pour recevoir tes soins et mériter ta douce pitié… »

La main tremblante, l’œil obscurci, elle étanche de son mieux le sang. Puis, épouvantée par l’horreur de ces chairs lacérées, de ces os broyés dont les fragments crépitent, elle murmure :

« Oh ! mon ami si cher… oh ! mon vaillant sauveur… si tu savais combien je ressens ton mal !…

« Oh ! comme je voudrais être blessée à ta place ?…

Un des guetteurs accourt de la redoute et crie, épouvanté :

« Chef !… ils arrivent… ils sont au bord du précipice !

« Si on lançait une bombe ?

— Oui, une seule ! mais prends garde… ne te découvre pas…

— Sois tranquille !… »

L’homme s’éloigne à toutes jambes, et Joannès, le voyant disparaître, s’écrie :

« Après cette bombe, il n’en reste plus qu’une seule.

— Tu fais erreur, observe Nikéa prête à effectuer son trentième voyage au fond de la grotte.

« Nous en possédons encore trois.

— Il m’en faut mettre deux hors de service.

— Pourquoi, mon ami ?

— Pour, avoir les détonateurs qui seuls peuvent faire exploser la nitroglycérine….

« Et non seulement les détonateurs, mais encore Les mèches. »

Et tout-en travaillant activement au mélange, avec son calme inouï, comme si l’ennemi n’était pas à quelques mètres, Joannès donne à sa compagne quelques renseignements utiles et très précieux.

Ainsi, la nitroglycérine n’est enflammée ni par une température de cent degrés ni même par l’étincelle électrique. Bien plus, le contact d’un corps incandescent la fait brûler tranquillement, et sans fumée !

Il faut un choc, une température de 217 degrés ou la capsule au fulminate de mercure pour la faire détoner. Cette capsule peut être enflammée soit par une mèche, soit par l’étincelle, électrique. Le dispositif seul varie dans l’intérieur de l’amorce.

Cette amorce ou détonateur est un petit tube de tube de cuivre embouti que remplit incomplètement le fulminate de mercure. On emploie, pour la mise à feu, la mèche à mine ordinaire. L’extrémité bien avivée est insérée dans la partie vide ménagée au bout du tube. On comprime avec une pince les bords de l’amorce pour bien fixer cette mèche qui brûle à raison d’un centimètre par seconde…

Tout cela expliqué en quelques mots brefs, hachés, qu’interrompt soudain le fracas de la bombe lancée là-bas.

Des cris, des hurlements retentissent. On vocifère chez les Turcs… on vocifère chez les patriotes, sous l’abri voûté…

On craint un nouveau malheur. Non ! un mécompte. L’homme revient en quelques bonds. Le projectile envoyé de derrière la redoute est tombé trop loin. Il a tué des soldats, mais a laissé intacts les matériaux au bord du précipice.

Néanmoins, l’effet moral produit est considérable. Les Turcs ont un moment d’hésitation. Peut-être a-t-on gagné un quart d’heure ?

« Allons ! s’écrie résolument Joannès, il faut en finir.

« Que l’on me prévienne, minute par minute, de ce qui se passe là-bas ! »

Il prend une des trois bombes composant toute la réserve des projectiles, et dévisse l’évent en forme d’écrou par où passe la lanière dont l’homme entoure son poignet. Quand, projetée avec force, la bombe échappe, ce bracelet arrache un frotteur qui enflamme la mèche dont la longueur est réglée pour produire l’explosion à une distance voulue.

L’évent dévissé non sans peine, il retire la mèche vée sur elle-même et mesurant environ dix centimètres. De quoi brûler dix secondes. Avec d’infinies précautions, il enlève l’amorce et dit à demi-voix :

« Dix secondes, c’est trop court !… vingt secondes même, c’est trop peu !… il faut sacrifier les trois bombes pour avoir trente centimètres et une demi-minute pour…

— Chef ! dit un homme qui accourt, les Turcs !… ils dressent les poutres et vont les descendre… avec des cordages…

« Vite ! une bombe…

— Impossible ! dit froidement Joannès en dévissant l’évent du second projectile.

— On voit d’ici le haut des madriers… déjà debout… au bord du précipice…

« Au nom du Dieu vivant !… une bombe… »

Avec ses dents, Joannès arrache le troisième évent.

Un autre guetteur arrive tout paie et pouvant à peine bégayer :

« La manœuvre est commencée… la charpente du pont descend… d’une seule pièce… Dans deux minutes… il sera trop tard…

« Une bombe !… par pitié… une bombe pour les arrêter…

— Il n’y en a plus ! mais, patience… crie Joannès d’une voix étranglée… et que personne ne bouge ! »

Il s’enfonce dans la grotte, emportant les mèches et les étoupilles, laissant là les patriotes, le laboratoire improvisé, et Nikéa qui achève tranquillement de remplir avec de la nitroglycérine deux bouteilles.

Un troisième messager arrive, porteur de nouvelles pires encore.

« Le pont est abaissé… le passage est forcé… les Turcs !… »

Les guetteurs, une douzaine environ, évacuent en tumulte la redoute et crient, épouvantés :

« Seigneur !… ayez pitié de nous… les Turcs !… les Turcs !…

Toute pâle, les yeux flamboyants, la jeune femme court au précipice. Elle tient une bouteille de chaque main et dit, les dents serrées :

« Ah ! cela éclate au choc !… Eh bien ! nous allons voir… ce sont mes bombes, à moi ! »

Les fuyards, interdits, la regardent, sans comprendre. Le pont est en place au-dessus de l’abîme. Baïonnette au canon et poussant des clameurs effroyables, les Turcs l’ont déjà envahi.

Les bandits marchent par quatre de front… Ils ne sont pas à dix mètres du bord…

Intrépide, sacrifiant sa vie pour le salut de tous, Nikéa fait face aux envahisseurs qui la regardent interdits.

Quelqu’un l’a reconnue à sa vaillance et à sa beauté surhumaine. Une voix vibrante s’élève et domine l’infernal tumulte :

« Prenez-la vivante !… mille bourses à qui l’amènera vivante ! »

Elle éclate d’un rire terrible et, au risque d’être pulvérisée sur place, brandit à toute volée ses deux bouteilles. Puis, à trois secondes d’intervalle, elle les lance droit devant elle !

Deux détonations retentissent coup sur coup. On dirait le bruit de deux batteries d’artillerie. Une fumée intense enveloppe le pont balayé comme par un cyclone !… Ne distinguant rien, assourdie, la respiration coupée, la jeune femme s’enfuit machinalement, ayant conscience d’avoir fait quelque chose de formidable et de très beau !

En même temps, la montagne tremble, disloquée de la cime à la base, comme si elle allait s’effondrer. Une explosion épouvantable secoue les rocs, désarticule les pics et fait crouler des avalanches de pierrailles.

Un cri de triomphe échappe aux patriotes.

« La dynamite !… la dynamite !… »

Nikéa se trouve au milieu d’une foule de gens en délire qui se ruent vers l’entrée de la caverne d’où sort une énorme colonne de vapeurs.

Un courant d’air violent chasse cette fumée acre et suffocante qui monte, en tourbillons, au-dessus de la petite forteresse.

Tout pâle et rayonnant d’une joie surhumaine, Joannès, debout devant l’entrée, attend que la fumée soit dissipée.

À la force du courant d’air, il comprend qu’il y a une issue de l’autre côte.

Et par cette issue, la fuite possible… la délivrance… la liberté !

Au risque de s’étouffer, les patriotes vont envahir la caverne, se bousculer dans la tranchée, s’écraser à l’extrémité du souterrain au fond duquel luit une clarté intense.

D’un mot, Joannès les arrête :

« Halte ! et par deux de front !….

« D’abord les femmes… puis les blessés… »

Ces braves gens sentent que leur précipitation va produire un désastre. En un moment la colonne se forme.

En tête, Nikéa avec Hélène portant le bébé. Puis Michel, le bras en écharpe et quelques éclopés traînant la jambe… puis, les valides et, le dernier, Joannès…

Tel un commandant de navire en perdition qui évacue le dernier son bord !

« En avant… marche ! »

Le temps presse ! Chacun sent de nouveaux et plus terribles dangers. Les deux jeunes femmes allongent le pas… la colonne suit vivement, dans la tranchée d’argile rouge noircie par la fumée.

On arrive en trente secondes au fond de la grotte, où l’on circule comme en plein jour.

Les cris de joie et d’admiration échappent aux fugitifs. Les effets de la nitroglycérine sont vraiment formidables et jamais on n’eût osé espérer une telle puissance de destruction.

Sur un espace d’environ trois mètres, le granit est absolument pulvérisé. Dans la muraille qui bloquait les patriotes, s’ouvre une brèche large comme une porte cochère et par où pénètre à flots le grand soleil !

En face, un pays de rêve, sous l’azur profond du firmament. De grands arbres, des prairies lointaines, l’espace infini… et tout près, à les toucher, des maisons montagnardes… une jolie ville en amphithéâtre, dont les toits rutilent, superposés au milieu des feuillages fauves de l’automne.

Cette terre promise, c’est la Bulgarie !

Une sorte de rugissement jaillit de toutes les poitrines.

« Vive la Macédoine !… vive la Liberté !…

« À nous, frères Bulgares !… à l’aide !… à l’aide ! »

Les fugitifs débouchent enfin sur une sorte d’esplanade. Un plateau qui, à travers la montagne ouverte, fait suite à celui de Nivia, leur sert pour l’instant de refuge.

Adieu, souffrances, périls, angoisses ! Dans leur enthousiasme, ils oublient tout, jusqu’à la faim, l’horrible faim qui depuis des jours les torture !

Pour la première fois, ils se sentent vivre.

Enfin, Joannès apparaît. Il sort le dernier de cette caverne maudite que son génie et son intrépidité ont littéralement éventrée.

Debout au milieu de la brèche qui l’encadre, il pousse à son tour le cri libérateur :

« Vive la Macédoine !… vive… »

Des cris, des coups de feu partis du souterrain lui coupent la parole… Il tressaille violemment et chancelle… une balle vient de l’atteindre par derrière !…

Hagard, l’œil fixe, il contemple avec un indicible regard d’amour et de regret Nikéa qui, folle de douleur, le reçoit défaillant dans ses bras.

Les Turcs arrivent !

Un moment arrêtés par l’héroïsme de la jeune femme qui sauva la retraite, ils ont franchi le pont que rien ne défendait plus et enfilé la tranchée souterraine.

Hurlants, furieux, exaspérés, ils assurent leur marche à coups de fusil, craignant toujours une embuscade.

Dans un moment ils vont déboucher en territoire bulgare, et massacrer les fugitifs épuisés.

Qu’importe à ces brigands une violation de frontière… Ils ont le nombre et la force… ils ignorent les préjugés et se moquent un peu des barrières nationales !

Au moment où le forfait va s’accomplir, au moment où les misérables s’élancent baïonnette au canon, se produit un véritable coup de théâtre.

Derrière une pointe de roc limitant l’esplanade, des clairons sonnent éperdument la charge. Les notes vibrent au-dessus des vallées, emplissant la gorge granitique, et brusquement éclatent, à quelques pas. En même temps, une tête de colonne apparaît. Des soldats bulgares commandés par un capitaine, le sabre de la main droite, le revolver de la main gauche.

Une troupe magnifique, ardente, disciplinée, qui arrive au pas de charge.

L’officier aperçoit Joannès livide, presque sans souffle, et murmure tristement :

« Nous arrivons bien tard ! »

Puis, d’une voix éclatante, il ajoute, en braquant son revolver sur le groupe de Turcs qui émergent à mi-corps :

« Halte !… le premier qui fait un pas est un homme mort !

— Arrière !… arrière !… ou je vous fais massacrer ! »

Alors, se tournant vers les patriotes, il les salue du sabre, et leur dit doucement :

« Et vous, frères, soyez ici les bienvenus ! »