La Vie comme expérience

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l’en dehors (p. np-7).

La Vie comme Expérience

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Je considère la vie comme une expérience, à vrai dire comme une série d’expériences, qu’il s’agit de rendre les plus riches, les plus abondantes, les plus variées possible. Je pense que l’individu parvient à l’état de conscience, c’est-à-dire de réaction intelligente sur l’environnement, dans la mesure où il analyse et renouvelle les expériences de la vie, qu’il parcourt la gamme des émotions ou des sensations ; tantôt parce qu’elles se rencontrent inévitablement sur le clavier de son existence, tantôt aussi parce qu’il les provoque, le sachant et le voulant.

Ce que je dis de la vie dans ce sens doit s’entendre de la vie intérieure ou intellectuelle, de la vie des sens ou des affections. La vie considérée en tant qu’accomplissement des fonctions organiques — tout indispensables que soient celles-ci au développement de l’être intérieur — ne donne guère lieu à la complexité d’expériences. La variété dans l’apprêt des mets n’intéressera jamais sérieusement l’être avide de curiosité vraie. Il n’y a pas non plus cent façons de respirer, de digérer, de dormir ou de se reproduire. Le champ des expériences est donc limité dans ce domaine. M’indiffèrent également les expériences relatives à la recherche d’une « position », de la gloire, des honneurs, d’une bonne réputation, etc.

Je maintiens qu’il y a intérêt à multiplier les expériences de la vie : intérêt pour celui qui les modifie ou les renouvelle. Son horizon s’élargit, sa connaissance augmente, sa sensibilité s’affine ; s’il aime l’expérience pour l’expérience en soi, c’est-à-dire s’il cherche autant à s’instruire qu’à en tirer un profit mesurable et palpable, s’il ne craint pas la douleur et qu’il ne redoute pas la joie, c’est presque sans bornes que lui apparaissent les possibilités du développement individuel. Je ne pense pas d’ailleurs que l’homme puisse être rendu « bon », c’est-à-dire à même de comprendre les situations diverses de ses semblables sans les juger, s’il n’a pas passé par le creuset de l’expérience.

Pour atteindre son maximum d’utilité, le voyage à la recherche, à la conquête de l’expérience, implique qu’il sera décrit, raconté, analysé, communiqué à autrui ; qu’autrui apprendra par ses péripéties à comment vivre plus pleinement, plus largement, — qu’elles lui donneront le goût de ceindre ses reins, de saisir son bâton et de prendre, lui aussi, la route.

Je pense que l’Expérience qui profite uniquement à celui qui la tente manque en partie son but ; c’est comme le procédé nouveau que découvrirait un savant et dont il verrouillerait la formule dans le coffre-fort de sa mémoire. L’effort, l’expérience ne réalisent leur puissance de rayonnement et ne procurent jamais autant de jouissance intellectuelle que dans la mesure où ils sont exposés devant le monde, le monde des altérés et des affamés, tel un breuvage ou une nourriture. Peu importe ensuite que ceux qui n’en veulent pas user se détournent en haussant les épaules. L’œuvre de propagande n’en est pas moins accomplie : l’œuvre féconde qui émane du moi de l’individu-foyer pour aboutir au hors-moi, pour illuminer l’ensemble social, l’œuvre de distinction et de sélection personnelle dans les masses.

Naturellement, force est, pour être exposé et raconté, que le voyage à la conquête de l’expérience en vaille la peine.

La vie comme expérience se vit constamment en dehors de la « loi » ou de « la morale » ou des « coutumes », toutes conventions calculées pour assurer le farniente de la stagnation intérieure à ceux qui dédaignent de se risquer, ceux-là par crainte, ceux-ci par intérêt.

La vie comme expérience lacère les programmes, foule aux pieds les bienséances, brise les vitres, descend de la tour d’ivoire. Elle quitte la cité du Fait Acquis, en sort par la porte de la Chose Jugée et vagabonde, à l’aventure, dans la campagne ouverte à l’imprévu.

Car l’Expérience n’accepte jamais le fait acquis comme définitif et la chose jugée comme sans appel. Certes, elle vagabonde, la vie sans expérience, comme une « outlaw », comme une sans logis, court vêtu ou pas vêtue du tout, — effroi du moralitéisme, terreur du comme il faut, bourgeois respectables toujours affolés à l’idée qu’on vienne, la nuit, heurter le marteau de leur huis et les éveiller de leurs stupéfiantes habitudes.

La vie vécue comme expérience ne se soucie pas de la défaite ou du volume des résultats obtenus. Elle ne s’en inquiète pas plus que de la victoire. Triomphes, échecs, obstacles qu’on contourne, barrières qu’on renverse, chutes dans la boue, autant de sujets d’expérience. Une seule chose est capable de l’émouvoir : le sentiment qu’elle pourrait être vécue inutilement ou sans profit.

Toutes choses bien considérées, on en vient à conclure que les véritables éducateurs sont ceux qui enseignent à s’engager sans crainte sur le chemin de l’expérience et à regarder la Vie bien en face, — la vie avec sa richesse incalculable de situations diverses. L’éducateur véritable ne cherche pas à détruire la sensibilité, à annihiler le sentiment, à régler la vie individuelle comme une feuille de papier à musique, à en limiter les vibrations, à en raccourcir les amplitudes. Oh que non ! pour faire penser et apprécier pour et par soi-même, rien ne vaut équiper autrui et susciter en lui le désir de l’expérience. Et plus l’expérience a été longue à poursuivre, riche en surprises, hérissée de difficultés, saturée de joie, moins ceux qui l’ont risquée cherchent à empiéter sur la liberté de penser et d’agir d’autrui. Plus aussi croît le nombre de ceux que vivre n’effraie plus parce qu’ils ont su expérimenter.

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« Je suis l’homme d’un dessein. » Pourquoi pas de plusieurs desseins, si tu t’y sens apte ? Je n’ai rarement poursuivi à la fois qu’une expérience ; je regrette profondément de ne pouvoir en poursuivre en même temps davantage que je le fais. Ne sois pas homme d’un projet, d’un but, si tu peux être autrement. Sois l’homme de tous les buts, de tous les desseins, de tous les projets, de tous les idéaux même que tu es capable de concevoir ou d’imaginer.

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Tout le monde aime ses amis. Tout le monde hait ses ennemis. Et c’est un signe de vulgarité. Je vous dis, moi : « Rendez justice à ceux de vos ennemis qui en sont dignes. Et aimez-les en désirant qu’ils deviennent parfaitement eux-mêmes ».

À qui vous combat en vous regardant en face, rendez la pareille et ce sera une preuve de votre estime.

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Sois un serpent, sois une colombe, sois un aigle. Selon ton tempérament. Tu ne dois pas la vérité à tes ennemis, ni aux bêtes du troupeau. Mais sois loyal avec qui agit loyalement à ton égard. Sois juste et équitable avec qui se montre juste et équitable à ton endroit.

Agis par réciprocité dans toutes les circonstances de la vie. À qui te procure de la joie, procure de la joie. À qui t’enseigne la pratique d’une nouvelle jouissance de vivre, rends la pareille sous une forme ou sous une autre. Sois de ceux qui ne doivent rien car c’est la dignité qui est maîtresse dans le domaine du Moi.

Donne si tu es assez puissant pour te passer de la réciprocité, non pour faire l’aumône, non pour être admiré ou approuvé, non par humanité, mais comme un signe de ta force ou de ta compassion naturelle.

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Jésus disait : Votre Père qui est dans les cieux fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants.

je dis : La nature dispense l’utile comme le nuisible, aux bons comme aux méchants. Mais qui est bon, et qui est méchant ! Quelles choses sont véritablemént utiles et quelles choses sont véritablement nuisibles ?

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« Que ta lumière brille », non pas parce que tu es un reflet, mais un foyer. Allume un flambeau sur la cime, dans l’air raréfié, pour qu’il luise davantage. Pour ton plaisir.