La Vie d’un grand Pécheur : projet d’un roman de Dostoïevski

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(Redirigé depuis La Vie d’un grand Pécheur)
La Revue de ParisTome cinquième. Septembre-octobre 1922 (p. 95-119).

La vie d’un grand pécheur

projet d’un roman de Dostoïevsky


On vient de retrouver, parmi les papiers de Dostoïevsky conservés au Musée historique de Moscou, un projet, ou « plan », suivant le terme de l’auteur, d’un roman : La vie d’un grand Pécheur, qui devait constituer « l’ultime œuvre » de Dostoïevsky, de son aveu même. « Ce sera mon dernier roman, la dernière parole de ma carrière littéraire », écrivait-il à son ami le poète A. Maïkov. Cet important document littéraire a été publié à Moscou par l’institution de l’État soviétique le « Centro-Archive » (Archives centrales), accompagné de commentaires de M. N. Brodsky.

Il serait vain d’en donner la traduction intégrale. Le commentateur officiel du document, qui a consacré à ses éclaircissements autant de pages que contient le plan, n’a pas songé lui-même à extraire un scénario méthodique des formules brèves, ou inachevées, des allusions obscures que l’auteur a noté pour son usage.

Nous allons tenter cette besogne, assez malaisée de fait, en puisant dans les notes de Dostoïevsky celles qui présentent une netteté suffisante, mais qui, disséminées en désordre à travers les feuillets d’un fort cahier, demandent à être rapprochées et coordonnées. Nous avons consulté, d’autre part, les missives privées de Dostoïevsky, puis les renseignements nouveaux fournis par M. Brodsky, ou empruntés à d’autres sources. Ils ne seront pas de trop pour en obtenir le ciment approprié au scellement des pièces en une mosaïque accordée.

Une lettre, adressée par Dostoïevsky à Maïkov, contient, entre autres, cette caractéristique du héros du roman projeté : « Il est, durant sa vie, tantôt athée, tantôt croyant, tantôt sectaire fanatique, pour redevenir athée. » Et plus loin : « Un gamin de treize ans, ayant participé à un crime de droit commun, esprit cultivé et débauché, est le futur héros de tous les cinq romans », dont devait se composer l’œuvre totale, sous le titre général de La Vie d’un grand Pécheur : « Il est enfermé au monastère par ses parents (qui sont de notre milieu intellectuel) pour y recevoir de l’instruction. Louveteau et nihiliste, le gamin se lie avec Tikhon dont vous connaissez le caractère. Ce sont mes deux principaux personnages. »

On sait l’admiration de l’auteur pour le vrai évêque Tikhon, surnommé Zadonsky, qui devait servir de modèle au Tikhon du roman et que Dostoïevsky avait reçu « depuis longtemps dans son cœur ». Ceux qui ont lu la vie du saint ne se tromperont pas sur l’origine de la sympathie particulière de l’auteur pour lui. Elle est certainement dans la mansuétude infinie de Tikhon Zadonsky pour les péchés des autres et dans sa rudesse pour lui-même.

Durant les quatre ans et demi de sa gestion de l’évêché de Voroneje, il ne cessa de recommander à son clergé de se montrer au confessionnal pitoyable aux fidèles désespérant de la miséricorde divine et de ne pas se borner aux paroles de consolation, mais d’amener le pécheur au repentir durable par la bonté agissante. Chef suprême du tribunal ecclésiastique, — nous sommes en 1763, — l’évêque de Voroneje faisait moins acte de juge châtiant les crimes, que de pasteur d’âmes prenant souci de redressement.

Retiré au couvent Zadonsky, il y vit dans les privations, en consacrant vingt heures, sur les vingt-quatre, moins à la prière qu’à de durs travaux manuels, à de pieux entretiens avec les gens du peuple, qu’il aille les réconforter chez eux, ou qu’il reçoive ceux qui affluent vers lui des quatre coins du vaste empire ; il les accueille avec une telle humilité, un tel aveu de ses propres faiblesses qu’il impressionne les plus endurcis dans le vice. Se trouvant un jour dans une maison amie et engagé dans une conversation avec un Russe d’esprit « voltairien », il s’évertue à le convertir avec douceur, mais aussi avec fermeté. L’autre, caractère violent et irascible, s’emporte et va jusqu’à souffleter l’évêque. Alors, celui-ci, bien que cœur ardent lui aussi, tombe aux pieds de l’offenseur et le supplie de lui pardonner ; on se doute de l’effet décisif que produisit sur le contradicteur brutal ce geste du saint homme : le mécréant se montra depuis le plus pieux des fidèles du Christ.

Tel fut Tikhon Zadonsky sur lequel Dostoïevsky comptait modeler « une majestueuse, une sainte figure » et qui, suivant son expression, incarnait le type « positif » de la société russe. Il le note dans une lettre (du 6 avril 1870) à son ami Maïkov et ajoute : « Qu’en savons-nous ? Peut-être est-ce précisément Tikhon qui est notre type russe positif, celui que cherche notre littérature, et non pas Lavretsky, ni Tchitchikov, ni Rakhmatov et les autres[1]. »

Ce qui n’est pas douteux, c’est la permanence dans la société russe de ces hommes de toute condition et de toute tendance, Tikhon ou Vlass[2] Nekhlioudov (de Résurrection), ou Zossima et Aliocha (des Frères Karamazov), Dostoïevsky lui-même comme Tolstoï, la pure révolutionnaire Perovskaïa, la « grand’mère de la révolution » Breschko-Breschkovskaïa, tous également d’un haut sentiment religieux, bien que sans chapelle, ceux et celles que vise la formule de l’insigne observateur latin de l’âme russe qu’était E. Melchior de Vogué : « Si vous saviez jusqu’où elle peut monter ! »

Mais il en est d’autres dans la société russe, bien plus nombreux aux époques des grandes crises, à qui la nature raciale impose une chute d’autant plus profonde que le but de leur montée est plus haut placé. C’est la voie d’épreuves suivie par Raskolnikov (de Crime et Châtiment), par Dmitri Karamazov, ce devait être celle de Stavroguine, des Possédés, ce sera celle du « Grand Pécheur » qui, lui, deviendra d’autant plus « grand homme ».

Dans ses lettres au critique philosophe Nicolas Strakhov, que, avec Maïkov, il prenait de préférence pour confident littéraire, Dostoïevsky confesse que, pendant toute l’année de 1870 de sa composition des Possédés, il avait modifié dix fois au moins le plan de ce roman et déchiré à mesure les pages déjà écrites. Et, comme à Maïkov, il annonce par la même occasion à Strakhov (le 2 décembre 1870) son futur roman La Vie d’un grand Pécheur qui le « tourmente depuis plus de trois ans » ; mais il veut l’écrire « comme écrivent les Tolstoï, les Tourguéneff, les Gontcharov », c’est-à-dire aux jours de leur inspiration, en auteurs dotés de rentes et non dans un délai imposé par les éditeurs lui ayant versé des « avances ». C’est donc l’œuvre qui le hante depuis trois ans qui entrave sa rédaction des Possédés.

Nous savons que, finalement, Dostoïevsky dut remettre l’achèvement de la création d’un « héros nouveau » aux jours de grâce lui permettant de travailler à la Tolstoï et à la Tourguéneff. Il réserva à cette fin les pages comme celles de la « Confession de Stavroguine », mettant « en action » les années d’infamie et de souffrance d’un « pécheur ». Et c’est afin de suppléer à l’obscurité du « plan » de La Vie du grand Pécheur, que nous avons cherché à scruter les intentions de Dostoïevsky et à établir par cette voie la similitude entre la carrière extravagante de Stavroguine et la première période de celle du « héros nouveau ».

Abordons le plan même. Nous ne suivrons pas l’ordre, plus exactement le désordre, de la notation de Dostoïevsky : nous avons pris souci de coordonner et de sélectionner les notes, en reproduisant d’abord celles qui tracent l’idée dominante du roman, puis la psychologie du principal acteur, et enfin, la trame de l’action.

À la feuille 16 du cahier, est précisé le but que poursuit l’auteur et la manière de composition qu’il allait appliquer.

« Que chaque ligne fasse entendre : je sais ce que j’écris, et je n’écris pas sans dessein,

» 1o  Le ton ; 2o  communiquer les pensées par des procédés d’art et de façon serrée.

» Le ton : le récit de La Vie sera mené au nom de l’auteur-acteur, d’une façon serrée, mais sans ménager les explications, tout en procédant par scènes. Il faut harmoniser cela. La sécheresse du récit atteindra parfois celle de Gil Blas. Aux endroits à effet, faire comme si on ne cherchait pas à y arrêter l’attention.

» Mais il faut aussi que l’idée maîtresse de « la vie » apparaisse nettement, c’est-à-dire que, tout en n’expliquant pas par des mots l’idée entière et en la laissant constamment deviner au lecteur, il convient que celui-ci se rende compte que l’idée est pieuse, que « la vie » est une chose si grave qu’il valait la peine d’en remonter le récit jusqu’à la prime enfance. De même, par le choix des faits racontés, donner l’impression que certaine chose est constamment mise en évidence et que le futur homme est graduellement haussé sur un piédestal. »

La première définition du caractère du « futur homme » se lit à la feuille 8 du cahier[3] :

« Poésie des années d’enfance.

» L’instruction et les premiers idéaux.

» Il apprend tout en secret.

» Il se prépare seul à tout.

» Germes de fortes passions.

» Accroissement de la volonté et de la force intérieure.

» Orgueil incommensurable et lutte contre la vanité.

» Prose de la vie quotidienne et foi ardente qui en triomphe.

» Que tous s’inclinent devant lui, et lui pardonnera.

» Ne rien craindre. Aller jusqu’au sacrifice de la vie.

» Action de la débauche ; horreur glacée qui en est ressentie. »

Dans un carnet encore inédit de Dostoïevsky, est inscrit une variante de la même définition :

« Germes de fortes passions charnelles.

» Penchants à la domination illimitée et certitude de posséder une autorité propre : il déplacerait des montagnes. Et il est porté à éprouver sa puissance.

» La lutte est sa seconde nature. Mais une lutte calme, non agitée.

» Méprise le mensonge de toutes ses forces. »

Revenons à la feuille 8 du cahier :

« Il ne cesse de se préparer à quelque chose, sans savoir à quoi et, fait étrange, ne s’en soucie guère, comme s’il était fermement convaincu que cela viendra tout seul. »

Plus loin : « Désir frénétique d’étonner tout le monde par des actes soudains d’effronterie, mais non par sentiment d’amour-propre. »


« Trait essentiel et constant. »

Feuille 7 : » Irrespect pour les proches, non par le fait du raisonnement, mais par un sentiment de répulsion pour eux. On le bat, on le fustige pour cette répulsion. Il se renferme davantage en soi et hait plus encore. Mépris hautain pour ses persécuteurs et promptitude de jugement. Il commence à sentir que le jugement ne doit pas être irréfléchi et que, pour s’en garder, il faut accroître la force de volonté.

Feuille 12 : » Sa nature impérieuse lui inspire, dès sa prime enfance, de la répulsion pour les gens. Il se dit, sous l’influence de ce sentiment : « J’agirai avec audace, je ne m’abaisserai pas, jusqu’à la flatterie et l’habileté d’un Brin[4] »

» Mais il se dit aussi : « Oh ! si je voulais accepter le rôle du flatteur Brin, que de choses j’aurais pu accomplir ! »

» Et il se met parfois à réfléchir : « Si je me faisais flatteur ? C’est aussi une force que d’être constant dans la flatterie. Non, je ne veux pas, c’est vil ; il vaut mieux avoir pour arme l’argent ; ainsi, qu’ils le veuillent ou non, ils viendront se prosterner à mes pieds. »

Feuille 13 : » Il est frappé de voir tous ces gens (les adultes) prendre tout à fait au sérieux leurs balivernes, de les voir plus bêtes et plus insignifiants qu’ils ne le paraissent (l’un des visiteurs, un savant, s’enivre, puis va passer la soirée avec des tziganes).

» Période d’athéisme. Il faut absolument marquer comment agit sur lui l’Évangile. Il est d’accord avec l’Évangile.

» En attendant, le principal pour lui est son moi et ses intérêts. Quant aux problèmes philosophiques, il s’y intéresse dans la mesure où cela touche sa personnalité. »

Feuille 9 : « Il est le premier à s’étonner de son tempérament ; il se met à l’épreuve et aime se pencher sur l’abîme. »

Cherchons à la suite, dans le dédale des notations, les fils de la trame qui y pointent.

Le milieu et l’époque où l’action est située, d’abord.

D’une colonne de chiffres, à allure cabalistique et se dressant au centre de la feuille 12, Dostoïevsky tire la déduction que le « grand pécheur » est né en 1835, trente-cinq ans auparavant, d’où il appert que l’action se termine en 1870, année où est dressé le plan du roman. Sachant, d’autre part, que le héros a treize ans au début de l’action, nous constatons que celle-ci commence en 1848 et se poursuit durant vingt-deux ans, jusqu’au moment où le « grand pécheur » devient « le plus grand des hommes ».

Ces calculs nous fixent sur la période dont les événements sociaux, politiques et courants moraux, en Russie et dans le reste de l’Europe, influèrent sur le milieu où se meut le héros et sur lui-même.

Milieu des « intellectuels », spécifie Dostoïevsky dans une de ses lettres. Mais, à en croire les définitions du « plan », la famille où est élevé l’enfant est de culture moyenne, de moralité accommodante, vivant dans la grisaille des intérêts étroits là où les passions spasmodiques ne troublent pas longtemps la mollesse ambiante.

Le chef de famille Alphonsky a épousé en secondes noces une jeune fille du « grand monde », qui devient ainsi la belle-mère du jeune héros. C’est tout ce que nous apprenons de précis autant sur le degré de parenté entre les membres de la famille Alphonsky que sur les rapports de la presque totalité des personnages du roman.

Voici l’unique passage assez explicite qui, — sous le titre de « canevas du roman » (feuille 18), — nous renseigne sur cette famille :

« La femme d’Alphonsky, dame du grand monde (belle-mère du héros), avait, quand elle languissait vieille fille, un fiancé (un officier, ou un autre, quelque professeur).

» Mais elle épousa Alphonsky. Outragée par Alphonsky (il avait une maîtresse qu’il frappait au visage), elle renoua ses relations avec son ancien amant. Le gamin l’a vue embrasser celui-ci. — Vous pouvez le rapporter à votre père, dit-elle, mais elle demande ensuite au gamin de n’en rien dire. Le gamin ne dit rien. Mais Alphonsky sait que son fils sait qu’il a des cornes et que la belle-mère a un amant. »

» Il fit du bruit dans le village à cause de « la petite boiteuse ». Il maltraita Katia. La mère s’emporta à cause de Katia. En ville avec Lambert, etc… »

Nous avons à dessein reproduit tel quel l’obscur alinéa avec le passage précédent concernant la famille Alphonsky, C’est le seul endroit où Katia semble apparaître comme la fille de la deuxième madame Alphonsky. Pourtant, une plus grande précision serait à souhaiter, car la fillette joue un certain rôle dans la vie du petit héros. Quant à la « petite boiteuse », qui n’est pas autrement désignée dans le plan et dont la situation dans la maison d’Alphonsky n’est pas davantage définie, elle est mêlée d’une façon plus décisive encore à la vie du gamin. Le lecteur devra se borner à savoir qu’elle est l’unique confidente de celui-ci.

Complétons le passage sur la famille Alphonsky par cette fin du « canevas » :

« Alphonsky a un bienfaiteur, qui est son plus grand ennemi précisément parce que son bienfaiteur. Tous les bienfaits de celui-ci offensent son orgueil. Tandis que l’autre ne peut vivre sans le rôle de bienfaiteur ; mais il exige pour un centimètre de bienfaisance dix mètres de reconnaissance. Tous les deux en éprouvent de l’humiliation, s’humilient mutuellement et se haïssent jusqu’à en être malades. »

On lit ensuite à la feuille 17 :

« L’orgueil extraordinaire du gamin fait qu’il ne peut ni s’apitoyer sur ces gens, ni les mépriser.

» Il ne peut non plus leur montrer de l’indignation. Ne peut sympathiser ni avec le père, ni avec la mère.

» Il avait l’intention de jouer l’idiot aux examens (du pensionnat où il étudiait) ; mais il s’est distingué par inadvertance. Il nourrit un profond mépris pour soi-même de n’avoir su se maîtriser pour ne pas se distinguer.

» L’idée dangereuse et extraordinaire d’être un homme hors pair l’avait conquis dès son enfance. Elle ne cesse de le hanter. L’intelligence, la ruse, l’instruction, il veut les acquérir en tant que moyens de sa future grandeur.

» Mais quand même l’argent n’est pas moins nécessaire comme une force partout utilisable, et il se décide à s’en procurer…

» Il lui semble qu’au cas même où il ne réussirait pas à sortir de l’ordinaire, l’argent lui donnerait tout, le savoir, la puissance et le droit de mépriser.

» Enfin, sa conscience est tourmentée par le choix d’aussi bas moyens de devenir un homme extraordinaire et il éprouve du repentir…

» Le pur idéal d’homme libre se montre à lui parfois ; tout cela pendant son séjour au pensionnat. »

Notons à cette occasion que le gamin fréquente successivement deux pensionnats privés, celui de Souchard, puis celui de Tchermak, deux établissements alors bien connus à Moscou. L’action a donc lieu dans cette ville, tout au moins pendant les jeunes années du héros.

Reprenons les notes nous renseignant sur le rôle de la « petite boiteuse » et de Katia, dans la vie du gamin. À un certain endroit, il est dit que la petite boiteuse avait été accueillie chez les Alphonsky. Par quelques lignes antérieures de la même feuille 16, nous apprenons : « Quand le vieux et la vieille sont morts, il avait onze ans et la petite boiteuse dix ans. » Il semble donc, en faisant état de certaines autres allusions, que le gamin et la gamine avaient vécu, jusqu’à l’âge indiqué ici, chez de vieux parents et ne passèrent qu’ensuite dans la maison Alphonsky, le père du gamin. Il n’est pas indifférent, pour la clarté de l’exposé ultérieur du plan, d’avancer cette conjecture.

Feuillet 12, nous lisons ; « Si quelqu’un avait surpris ses rêves, il mourrait, croyait-il ; mais il s’ouvre entièrement à la petite boiteuse.

» Tout ce qu’il lit, il le raconte à sa façon à la fillette.

» Son premier rêve précisé est le rôle que doit jouer dans sa vie l’argent.

» La petite boiteuse garde le secret de tout ce qu’il lui dit et, chose étrange, elle le sait de son propre mouvement, sans qu’il ait à le lui recommander…

» Elle ne consent pas à devenir athée.

» Il ne la bat pas pour cela. »

Feuille 13 : « Quand il est installé avec la petite boiteuse chez les Alphonsky, il lui dit de ne pas parler de ses lectures de Gogol, de leur voyage projeté et de tout le reste. »

Feuille 15 : « De quoi parle-t-il avec la petite boiteuse ? De tous ses rêves : — Quand je serai grand, je me marierai, mais pas avec toi. Il lui parle de ce qu’il fera, et de l’argent. Il la bat, parce que l’argent ne s’accumulait pas (souligné dans le texte).

» Il lui parle de ses lectures de Karamzine[5], des Contes arabes, etc.

» La petite boiteuse ne se montrant pas enthousiaste pour Karamzine : il la bat.

» Il connaît toute la Bible ; et il en parle à la fillette.

» Il connaît bien l’histoire universelle, mal la géographie.

» Il fait connaissance de Oumnov et lui démontre qu’il est plus savant que lui. Rentré, il dit à la petite boiteuse que Oumnov est un imbécile et ne sait rien ; il bat la fillette, puis fait la cour à Oumnov.

» Il avait pris l’habitude de battre la petite boiteuse (parce que) il ne voulait pas l’embrasser.

» Quand les petits vieux[6] se soûlaient trop et traînaient par terre, la petite boiteuse pleurait sur eux ; il la frappait, puis cessa de la battre pour cela.

» Il n’est jamais tendre avec la petite boiteuse, jusqu’au moment où il la porte sur ses bras… »

Enfin : « La petite boiteuse n’est pas morte gelée. On la retrouve. Mais elle disparaît de la maison Alphonsky. »

Puis, unique mention précise concernant Katia, feuille 12 :

« Je suis moi-même Dieu. » Et il force Katia à l’adorer. (C’est fou ce qu’il fait d’elle.) « Je t’aimerai alors seulement que tu feras tout ce que je veux. »

Il y a maints autres personnages qui sont simplement nommés : Frère Micha, Broutilov, Brin ; des noms français : Lambert, Chibot, une Thérèse-Philosophe, dont les interventions demeurent obscures, Albert, que nous aurons l’occasion de mentionner en passant ; seul, en dehors de la petite boiteuse et de Katia, le valet de chambre d’Alphonsky, dont le nom est d’abord Ossip, puis Koulikov, quand il s’est fait brigand, et une autre fois Koulichov, est décrit avec quelque détail.

Citons la feuille 18 : « Le valet de chambre Ossip entre en service chez Alphonsky et il amuse les enfants de ses récits, de son humeur joyeuse. Alphonsky a fustigé cruellement le frère d’Ossip, puis il conduisit Ossip lui-même au bureau de recrutement. Ossip s’enfuit aussitôt (il devint par suite Koulichov). Ils ont tué Orlov. Ils se séparent. Koulichov (Ossip) l’a laissé partir. »

Cette note obscure demande le rappel de la lettre de Dostoïevsky, où il parle de son héros de treize ans ayant participé à un crime de droit commun. On comprendra dès lors, que le meurtre fut commis avec la participation du gamin et que Koulichov le laissa partir. Une note de la feuille 12 le confirme :

« Il montre de la force d’esprit devant Koulikov. L’autre ne l’égorge pas, mais le laisse partir alors qu’ils avaient égorgé ensemble un déserteur devenu brigand. »

Autre note, feuille 7, mentionnant le même fait : « La fuite avec la fillette (la petite boiteuse, évidemment) et le brigand Koulikov a lieu aussitôt après que le gamin a quitté le pensionnat Souchard pour entrer dans celui de Tchermak. (Cet événement produit sur lui un effet violent qui pendant un certain temps le désoriente, de sorte qu’il sent un besoin naturel de s’enfermer en lui-même et de réfléchir pour s’arrêter à quelque idée. C’est la question de l’argent qui finit par solliciter son attention.)

» Il ne pense pas à Dieu pour l’instant.

» Après Koulikov, il semble se calmer, aussi bien dans la famille qu’à la pension, dans le but de reprendre son équilibre.

» Il est renfermé, insociable, et ne saurait être dans un autre état d’esprit, sachant l’horreur qu’il a commise. Il regarde tous les autres enfants comme complètement étrangers à lui, desquels il a été rejeté loin, que ce soit dans un sens mauvais ou bon. Le sang versé le torture parfois.

» Mais ce n’est pas cela seulement qui l’isole de tout le monde ; ce sont des rêves de domination et d’élévation au-dessus de tous qui l’attirent aussi… »

Et plus loin, sur la même feuille 7 : « Il s’isolait aussi parce que tout le monde le regardait comme un excentrique, le raillait, ou le redoutait. »

Intervention d’Albert :

« Albert et lui arrachent l’auréole en argent d’une image sainte et s’enfuient sans être pris. C’est lui qui a pris l’initiative ; mais lorsque Albert se mit à prononcer des paroles sacrilèges, il le battit. Puis il se déclara lui-même athée devant les juges.

» Parfois, certaines choses le touchent au cœur : alors, dans un terrible accès de colère et d’orgueil, il se plonge dans l’orgie. (C’est le principal.)

» Bien que l’argent le fixât sur un terrain solide, l’argent résolvant toutes les questions, parfois cette base chancelait et il ne savait pas trouver l’issue. Ce sont ces constantes oscillations qui constituent le roman.

» Il a décidé de gagner l’argent honnêtement.

» Il s’arrête à cette décision après avoir longuement réfléchi et arrive à la conclusion que : il ne faut pas agir malhonnêtement, parce qu’en agissant honnêtement, il gagnera bien mieux de l’argent, les riches ont toute latitude de faire le mal sans qu’ils se donnent la peine d’être malhonnêtes. »

Citons enfin une dernière note, feuille 14, qui termine cette période de la vie du petit héros, avant son entrée au couvent :

« Lambert et lui : tableau complet de débauche. Mais Lambert s’y plonge avec délice et y goûte le suprême plaisir, tandis que lui s’y adonne avec une soif irrésistible, certes, mais aussi avec angoisse. La vanité, la boue et la stupidité de la débauche le confondent. Il abandonne tout, et après toutes sortes de crimes il se livre, avec amertume, lui-même. »

Feuille 7 : « Après l’histoire honteuse avec Katia, après l’orgie infernale avec Albert, après le crime et le sacrilège, il dénonce le crime qu’il a commis avec Koulikov : il se jette dans l’abîme. Le monastère. »


Au Monastère. — Nous arrivons à la feuille 70 du cahier où est noté le séjour du petit héros au monastère. Remarquons à ce propos que le cahier commence par la feuille 7, que les feuilles ne se suivent pas et que leur nombre total retrouvé est seulement de 10, y compris les feuilles 70 et 71, la dernière ne contenant que deux phrases. Par chance, les lettres de Dostoïevsky nous ont aidé, on l’a vu, à combler les lacunes dans les notes sur les premières années du héros du roman. ; et voici que la feuille 70 se trouve être, à elle seule, suffisamment explicite pour nous fixer sur la vie du héros au monastère et son amitié avec l’évêque Tikhon. Nous aurons cependant à puiser à d’autres sources pour faire connaître aux lecteurs français quelques-uns des personnages du futur roman, que Dostoïevsky nomme seulement dans cette partie de ses notes.

Après l’aveu de sa participation au crime, celui sans doute commis par Ossip Koulichov, — le gamin est mis en correction au monastère. Il y rencontre l’évêque Tikhon dont l’extrême douceur ne provoque d’abord chez lui que le désir de tourmenter le saint homme par d’audacieuses incartades. « Le démon le possède », opine Dostoïevsky.

La feuille 70 débute ainsi : « Monastère. — Que Dieu donne bonne nuit à nous et à tous les animaux. » C’est évidemment la prière que le gamin entend Tikhon adresser avant le coucher ; et, dans une parenthèse, Dostoïevsky note :

« À lire soigneusement la description des animaux. Humboldt, Buffon et les auteurs russes. »

Luttant contre « le démon qui le possède », le gamin se lie peu à peu d’amitié avec Tikhon. « Le fait que celui-ci se lie avec un gamin est en lui-même touchant », remarque l’auteur. Puis :

« Récits clairs de Tikhon sur la vie et les joies de la terre, de sa famille : son père, sa mère, ses frères. Récits extrêmement candides, par là même touchants, de Tikhon, révélant ses fautes à lui envers ses proches, ses sentiments d’orgueil et de vanité. (Comme, je voudrais refaire tout cela ! dit Tikhon.)

» Il raconte son premier amour, parle des enfants : vivre en chasteté est une existence inférieure ; il faut avoir des enfants ; elle devient supérieure quand on éprouve le besoin de remplir une haute mission.

» Ayant appris ce qu’était Thérèse-Philosophe, Tikhon bénit (sans doute chez le gamin) la chute et le relèvement.

» Thérèse-Philosophe trouble Tikhon. « Pourtant, j’avais pensé que j’étais désormais à l’abri des tentations. » Et il reprend le noviciat au service du gamin. Il se soumet à lui. »

Il n’est fait précédemment qu’une seule fois une obscure allusion à Thérèse-Philosophe (feuille 16) où il est question du gamin qu’elle corrige et auquel elle confisque un livre. Sans doute avait-elle joué un rôle dans l’éducation de l’enfant.

« Tikhon dit à une dame qu’elle est traître à la Russie et ennemie des enfants à la fois. Il montre comment ceux-ci perdent leur figure d’enfant dès l’origine. Quoique exactes, leurs peintures (Léon Tolstoï, Tourguéneff), semblent révéler une vie d’étrangers. Seul Pouschkine est un vrai Russe. »

À noter que ces lignes sont écrites en 1870, une huitaine d’années avant la crise morale de Tolstoï, crise qui le rattachera à l’idée chrétienne de Dostoïevsky. Quant aux paroles de Tikhon sur la traîtrise des Russes à leur patrie, le lecteur est prié de se reporter aux pages du Journal d’un Écrivain où il est parlé des Russes « citoyens du monde » et de leur imitation servile de l’Europe.

Suit une autre note demandant un double rappel :

« Anikita va trouver Tchaadaïev pour le convertir. Il (Anikita) prie Tikhon de l’accompagner. Celui-ci, vient, discute, puis demande de lui pardonner. »

Cette note confirme d’abord le fait de l’identité entre le Tikhon de La Vie d’un grand Pécheur et celui qui accomplit le même geste devant Stavroguine, geste imitant celui de Tikhon Zadonsky. Quant aux personnages d’Anikita et Tchaadaïev, la lettre de Dostoïevsky à Maïkov, du 26 mars 1870, que nous avons déjà citée, contient un passage expliquant la présence de Tchaadaïev au monastère et éclairant d’autant mieux la note qu’on vient de lire que Tchaadaïev n’est pas un personnage imaginaire, mais un écrivain philosophe connu par ses Lettres philosophiques, écrites en français et éditées à Paris, par le Père jésuite Gagarine, vers les années 40 du XIXe siècle. Seule la première lettre avait été traduite en russe et publiée en 1836, avant l’édition française. Elle causa une telle émotion dans toute la Russie, qu’aucun écrit n’en avait jamais produit de semblable, conte un témoin. Pour juger le mobile auquel obéit Dostoïevsky en introduisant dans son roman la personnalité de Tchaadaïev, il convient de citer quelques passages caractéristiques de la fameuse Lettre Philosophique.

« L’une des plus pitoyables particularités de notre culture est que les vérités depuis longtemps connues chez les autres nations, même chez celles qui, sous bien des rapports, sont moins instruites que nous, commencent à peine à être découvertes chez nous. Et cela résulte de ce fait que nous n’avons jamais marché avec les autres peuples ; nous n’appartenons à aucune des grandes familles humaines, ni à l’Occident, ni à l’Orient, nous ne possédons les traditions ni de l’un, ni de l’autre…

» Nous sommes apparus dans le monde comme des enfants illégitimes, sans patrimoine, sans liens avec les hommes qui nous ont précédés, nous n’avons bénéficié d’aucune leçon du passé… Nous appartenons à des nations qui semblent ne pas faire partie intégrante de l’humanité et n’exister que pour donner quelque grande leçon au monde dans l’avenir…

» Par notre situation entre l’Orient et l’Occident, appuyés d’un coude sur la Chine et de l’autre sur l’Allemagne, nous devrions unir en nous deux grands principes de la compréhension : l’imagination et la raison. Mais telle n’est pas la destinée qui nous est échue. Isolés dans le monde, nous ne lui avons rien donné, nous ne lui avons rien pris… »

La racine du mal, selon Tchaadaïev, est que les Russes ont puisé leur culture à une source différente de celle de l’Occident : « Notre mauvais sort a voulu que nous empruntions les premières semences de la morale et de la culture intellectuelle à Byzance, alors qu’elle se trouvait dans sa période de décadence et de corruption » et qu’elle venait de se détacher de la confraternité universelle, autrement dit, s’était séparée de l’Église d’Occident.

» Malgré notre qualité de chrétiens, nous n’avons pas avancé d’un pas, tandis que la chrétienté occidentale marchait majestueusement dans la voie tracée par son divin fondateur… Cependant, c’est par le christianisme « que tout est créé : et la vie sociale, et la famille, et la patrie, et la science, et la poésie, et la raison, et les joies, et les peines. »


Mais c’est là l’œuvre du christianisme occidental, et non celle du christianisme issu de Byzance.

On conçoit l’indignation que durent soulever ces propos hérétiques parmi tous les orthodoxes-russes. Cependant, ce sont moins les tendances catholiques de l’auteur, — encore peu prononcées dans sa Lettre philosophique publiée en Russie, — qui émurent l’opinion publique que sa condamnation rigoureuse, et à la vérité fort exagérée, du passé et du présent de la Russie.

Tchaadaïev s’élève, en effet, contre les Slavophiles dans une autre lettre, disant : « Pierre le Grand n’a trouvé qu’une page blanche sur laquelle il a inscrit de sa main rude : Europe et Occident. » Et le grand homme fit une grande œuvre. Mais voici qu’une nouvelle école apparaît (les Slavophiles). L’Occident est rejeté, l’œuvre de Pierre le Grand est niée, on aspire au retour au désert… Dans leur zèle les nouveaux patriotes nous déclarent être les enfants préférés de l’Orient. Pourquoi aller chercher la lumière chez les peuples occidentaux ? demandent-ils. N’avons-nous pas chez nous tous les éléments d’un ordre social infiniment supérieur à celui de l’Europe ?… Est-ce l’Occident qui est le berceau de la science et de la sagesse profonde ? Chacun sait que c’est en Orient qu’elles sont nées. Retournons à cet Orient que nous touchons de partout, d’où nous sont venues jadis nos croyances, nos lois, nos vertus, bref, tout ce qui a fait de nous le plus puissant peuple de la terre… »

Et l’auteur conclut : « Vous saisissez maintenant l’origine de la tempête soulevée récemment contre moi et vous pouvez constater qu’une réaction véritable se produit en ce moment parmi nous, une réaction ardente contre l’instruction, contre les idées occidentales, celles qui ont fait de nous ce que nous sommes et d’où est né jusqu’au mouvement actuel de réaction. »

Ces citations ne paraîtront pas faire longueurs quand on sera avisé qu’elles caractérisent un personnage du roman projeté, en tant que représentant autorisé des idées occidentales en Russie, et dont Dostoïevsky a fait choix précisément en raison de son antagonisme extrême envers les Slavophiles, alors que Dostoïevsky lui-même se rangeait parmi ces derniers. L’occasion était donc propice de définir la Slavophilie en citant un écrivain compétent.

Ajoutons, avant de reproduire l’extrait de la lettre de Dostoïevsky se rapportant à Tchaadaïev, que la publication de la première « lettre philosophique » dans la revue russe Le Télescope, valut au directeur de la revue le bannissement, tandis que l’auteur, grand seigneur et pourvu de hautes relations, fut déclaré fou et, durant de nombreux mois, visité quotidiennement par le médecin et la police.

Dostoïevsky écrivait donc à Maïkov :

« Je mettrai également au monastère Tchaadaïev (sous un autre nom, naturellement). Pourquoi Tchaadaïev ne serait-il pas relégué au monastère ? Supposez qu’après son premier article, pour lequel les médecins l’examinaient toutes les semaines (tous les jours, selon le témoignage de Tchaadaïev lui-même), il n’a pu se retenir de publier à l’étranger une brochure en langue française, par exemple ; et il se pourrait fort bien qu’il fût enfermé pour cela au monastère pendant un an. D’autres pourraient venir le visiter : Belinsky, notamment, Granovsky, Pouschkine même. (Puisqu’il ne s’agit pas de Tchaadaïev en personne, mais d’un type de mon roman.) Séjourneraient également au monastère Pavel Prousky, et Goloubov et le moine Parpheny. Je connais bien ce monde, de même que je connais la vie du monastère russe depuis mon enfance. »

Rappelons, pour en finir avec Tchaadaïev, que les noms cités comme ses visiteurs sont ceux d’autres « occidentalistes » fameux, particulièrement Belinsky, le grand critique que l’on connaît, et Granovsky, non moins célèbre publiciste libéral. Quant à Pouschkine, que Dostoïevsky jugeait être « très russe », il était grand ami de Tchaadaïev et en avait même subi l’influence dans sa jeunesse. Les autres noms sont ceux de deux moines et d’un laïque, anciens « vieux croyants », prédicateurs fougueux contre les mêmes « vieux croyants » (raskolniky). C’est évidemment l’un d’eux qui, sous le nom d’Anikita du « plan », controverse avec Tchaadaïev.

Reprenons les notes de Dostoïevsky et reproduisons celle de la fin de la feuille 70 : « Le gamin a parfois des basses pensées sur Tikhon : « Il est si ridicule, il sait tellement, peu, il est si faible et sans défense… il ne fait que me demander conseil. » Mais vers la fin, l’adolescent devine que Tikhon est robuste par la force intérieure, qu’il est pur comme un petit enfant, qu’aucune mauvaise pensée ne saurait traverser son esprit, que rien ne le trouble et que, par suite, toutes ses actions sont belles et nettes. »

Feuille 71 : « Tikhon parle de l’humilité comme d’une grande force.

» De la difficulté de pardonner à un criminel impardonnable. Ce martyre est le plus grand de tous. »

Feuille 19 : « Pensée dominante ».

« Après avoir quitté le monastère et Tikhon, le grand pécheur revient dans le monde pour être le plus grand des hommes. Il est persuadé qu’il sera le plus grand des hommes.

» Il se conduit comme tel : il est le plus orgueilleux parmi les orgueilleux, il traite les hommes avec une hauteur sans borne. Mais il ne se représente pas avec précision les formes de sa future grandeur, ce qui est bien de son jeune âge. Grâce à Tikhon (c’est le principal), il s’est assimilé toutefois la pensée (ou la conviction) que pour vaincre le monde entier il faut vaincre seulement soi. Triomphe de toi et tu triompheras du monde.

» Il n’a pas fait choix d’une carrière ; le temps lui manque : il commence à se surveiller à tous les instants. Il est mis en présence aussi de plusieurs contradictions : la nécessité, d’amasser de l’argent — il a une famille à nourrir ; l’idée d’amasser de l’argent lui est suggérée par un usurier, homme horrible, antithèse absolue de Tikhon. La science le hante et aussi la philosophie ; il s’assimile celle-ci en ce qui importe le plus à son intérêt.

» Soudain, jeunesse et débauche. De hauts exploits et d’horribles méfaits. Dévouement. Orgueil incommensurable. Par orgueil, il se fait ermite, puis pèlerin. Voyage à travers la Russie. Amour. Soif d’humiliations, etc., etc.

» Riche canevas. — Chute et relèvement. « Homme extraordinaire. Mais qu’a-t-il fait et accompli ?

» Par orgueil, par un sentiment d’élévation ultime au-dessus des hommes, il se montre doux et bienveillant pour tous, précisément parce qu’il se sent au-dessus de tous.

» À un moment, il a l’intention de se suicider.

» Il finit par installer chez lui un asile et une maison d’éducation pour enfants. Il s’inspire de l’exemple de Haas. »

Haas était, au début du siècle dernier, médecin des prisons de Moscou. Il mit à profit sa situation pour adoucir les souffrances des prisonniers, rendre moins barbare le port des chaînes par les forçats. Il racheta aux seigneurs les enfants dont les parents serfs, étaient envoyés au bagne, fonda des hôpitaux pour les prisonniers libérés, distribua des livres de piété aux bannis, les réconforta de loin par ses lettres. Il soigna gratuitement sa clientèle indigente, en lui fournissant en même temps des médicaments ; pendant l’épidémie de choléra, il demeura en contact constant avec les malades, jusqu’à prendre un bain après un cholérique, afin de rassurer ses confrères sur les dangers de contamination. Vivant lui-même dans une étroite chambre, où les instruments de laboratoire tenaient lieu de mobilier, se privant et distribuant aux nécessiteux les grosses sommes que les bienfaiteurs lui remettaient, il demeurait toujours à l’affût d’une bonne action. Il finit par prendre figure de saint aux yeux de la population moscovite.

Le « grand pécheur » allait finir lui aussi dans un rayonnement. Mais, note Dostoïevsky : « Il meurt, après s’être confessé de ses crimes. »

Le plan de La Vie d’un grand Pécheur, si informe et si incomplet qu’il paraisse, est marqué cependant en contours assez accentués pour que, étayé de la documentation des écrits privés de l’auteur, il nous permette de juger à sa valeur la conception dernière de Dostoïevsky.

On perçoit l’envergure de la fresque projetée où devaient figurer les représentants des courants opposés de la vie russe et où l’auteur allait poser les problèmes qui intéressent les assises mêmes de toute la collectivité humaine.

Mais déjà le plan nous fournit en soi la clef de l’œuvre totale de Dostoïevsky, grâce au caractère autobiographique qu’il attribuait à La Vie d’un grand pécheur et que la réalité des faits moraux, voire matériels, notés dans le plan, confirme entièrement. En mettant en évidence cette valeur propre du plan nous aurons donné la raison supplémentaire du soin que nous avons mis à son éclaircissement.

La lettre de Dostoïevsky à Maïkov précédemment citée contient, on s’en souvient, une première allusion nette au fait qui nous occupe : « La question dominante — traitée dans toutes les parties est celle qui m’a tourmenté, consciemment ou non, toute ma vie : l’existence de Dieu. »

Une lettre antérieure au même confident, écrite quinze mois auparavant (le 11 décembre 1868), est plus formelle encore à cet égard. Le titre que portait alors le roman fut : L’Athéisme, et le héros avait quarante-cinq ans (l’âge approximatif de Dostoïevsky à cette époque, notons-le) ; mais il ne s’agissait là que d’une première ébauche qui s’élargit à mesure pour devenir La Vie d’un grand Pécheur, les lettres qui suivent en témoignent. Au surplus, si le décor se transforme, l’ambiance morale, l’esprit des personnages demeurent les mêmes.

Dostoïevsky écrit donc de Florence :

« Mon esprit est en ce moment occupé ici par un roman immense dont le titre est L’Athéisme (pour l’amour de Dieu, c’est entre nous). Mais avant de m’y mettre, il me faut lire presque toute une bibliothèque d’œuvres athées, catholiques et orthodoxes. Même mon existence entièrement assurée, le roman ne pourrait être achevé avant deux ans au plus tôt : le héros existe. C’est un Russe de notre société, d’un certain âge, pas très instruit, mais non sans culture, non sans grade, et qui, à son âge, perd soudainement foi en Dieu. Durant toute sa vie il n’était occupé que de ses fonctions, ne quittait pas l’ornière suivie, et jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, ne se distingua en rien.

» La perte de sa foi agit sur lui profondément… Il fréquente les nouvelles générations, il cherche parmi les athées, les Slaves et les Européens, les hérétiques russes, les ermites et les prêtres ; entre autres il est pris dans les filets d’un jésuite prédicateur, un Polonais ; après lui, il s’enfonce dans les profondeurs de la khlystovstchina[7] et finit par reconnaître le Christ, la terre russe, le Christ russe et le Dieu russe (Par amour de Dieu n’en parlez à personne, car, pour moi, écrire ce dernier roman, et puis mourir : je m’y livrerai tout entier).

» Ah, mon ami ! j’ai une tout autre notion de la réalité, du réalisme, que nos réalistes déclarés. Mon idéalisme est plus réel que leur réalisme. Seigneur ! Si l’on racontait convenablement tout ce que nous autres Russes avons vécu durant les dix dernières années de notre évolution spirituelle, est-ce que nos réalistes ne crieraient pas à la fantaisie ? Et pourtant, c’est là le vrai réalisme !… Avec leurs procédés réalistes on n’expliquerait pas le centième des faits qui se sont réellement produits. Tandis que nous autres, nous avons même prévu des faits, grâce à notre idéalisme. Oui, cela nous est arrivé. Ami, ne plaisantez pas de mon amour-propre ; mais je suis comme saint Paul : « Puisqu’on ne me louange pas, je vais me louanger moi-même. »

Nous avons tenu à reproduire entièrement le long extrait de la lettre, bien que les lignes finales ne se rapportent pas directement au sujet ; mais elles nous révèlent la conception de l’auteur du procédé réaliste employé et nous signifient ainsi l’authenticité des hommes et des choses vus par lui sous un jour « idéaliste ».

Enfin, dans sa lettre à Strakhov du 24 mars 1870, il dit, parlant cette fois de La Vie d’un grand Pécheur : « Il m’est impossible de vous le promettre pour cette année (la publication du roman dans la revue de Strakhov : Zaria). Ne me pressez pas, et vous recevrez une chose consciencieuse et bonne. Du moins, le but de toute ma future carrière littéraire est dans la réalisation de cette idée ; car je ne saurais espérer vivre et écrire plus de six ou sept ans encore. »

On sait que Dostoïevsky ne s’est pas trompé de beaucoup, étant mort en février 1881, à l’âge de soixante ans. La mort l’a surpris à l’heure où il avait concrétisé sa vaste conception, tantôt en touches fortuites dans les romans L’Idiot et Les Possédés, dans le récit Le Songe d’un Homme ridicule, en d’autres pages du Journal d’un Écrivain ; tantôt méthodiquement dans La Confession de Stavroguine et dans Les Frères Karamazov, qui semblent bien former l’un des cinq romans de La Vie d’un grand Pécheur, quant au fond tout au moins, sinon par le cadre.

Mais ses pensées, ses sentiments, sa personnalité entière sont « livrés » dans le « plan » de la quintuple œuvre projetée. Un parallèle entre quelques traits essentiels qu’il prête à son futur héros et ceux qui marquent l’auteur, de son propre aveu, l’établira.

La définition d’ensemble du caractère du héros, placée à la tête du plan, contient, on l’a vu, ces deux traits fondamentaux : « Accroissement de la volonté et de la force intérieure » puis : « Orgueil incommensurable et lutte contre la vanité. »

Certes, Dostoïevsky ne s’y peint point trait pour trait. Songeons qu’il s’agit d’une interprétation synthétique de la réalité, d’une création de types d’après d’autres modèles apparentés à sa personnalité. Ainsi, M. Brodsky, du « Centroarchive », voit dans un certain Schidlovsky, ami de jeunesse de Dostoïevsky, le prototype à la fois du « grand pécheur » et de Stavroguine adolescents. Cela n’empêche pas Dostoïevsky d’avouer, à vingt-cinq ans, dans une lettre à son frère Michel : « J’ai un horrible vice : un amour-propre infini et une ambition illimitée. » Il le dit en constatant le succès foudroyant de son premier roman Les Pauvres Gens : « Ma gloire atteint son apogée. En deux mois, il a été parlé de moi dans trente-cinq publications. On me porte aux nues en certaines, on fait quelques réserves dans d’autres, on me vilipende dans les troisièmes. Qu’y a-t-il de plus beau et de plus haut ? » Cependant, il est « tourmenté et chagriné » du fait que tous les nôtres (dont Belinsky, lui-même, à l’appréciation autorisée duquel il doit le triomphe des Pauvres Gens) et le public, « tous, tous, comme se donnant le mot, trouvent Goliadkine (héros de sa deuxième œuvre : le Sosie) ennuyeuse et délayée au point qu’il est impossible de la lire ! » « L’idée que j’ai trompé les espérances et gâté une chose qui pouvait être une grande œuvre me tue. » Et bien qu’il vive « dans un enfer », qu’il soit malade de chagrin, il ajoute, dans la même lettre : « Une foule de nouveaux écrivains apparaissent. Certains sont merveilleux. Parmi eux, Herzen et Gontcharov sont particulièrement remarquables… On les loue énormément ; la primauté me reste quand même, et j’espère que c’est pour toujours. »

Voici pour « l’orgueil incommensurable et la lutte contre la vanité ».

Quant à « l’accroissement de la force intérieure », ou « l’exercice de la force de volonté » du « grand pécheur », nous les retrouvons chez Dostoïevsky dans les moments décisifs de sa vie — sur l’échafaud, au bagne — mais l’aveu direct ne se manifeste dans sa correspondance que fortuitement : « J’ai imaginé un nouveau genre de délices — assez étrange — : me faire languir », écrit-il à son frère Michel en 1840. « Je prends ta lettre, je la tourne plusieurs fois dans mes doigts, je la tâte, je la soupèse et, après avoir bien contemplé l’enveloppe cachetée, je la mets dans ma poche… Tu ne saurais croire quelle volupté cela procure à l’âme, au cœur !… »

Le « grand pécheur » est « insociable », « passionnément exclusif », tout renfermé dans ses pensées. Dostoïevsky l’est autant dès ses années de l’École d’Ingénieurs de Saint-Pétersbourg, à en croire les souvenirs de ses camarades. Et plus tard, en 1854, il écrit à son frère Michel, de Sibérie, après sa libération du bagne : « Je vis ici en isolé ; je fuis le monde comme à l’ordinaire. »

Il le fuit par un sentiment de dédain pour l’état de médiocrité où vivent les hommes, autant que « le grand pécheur » les mésestime, voire en ressent du dégoût.

Dès l’éveil de la conscience du petit héros, celui-ci « éprouve du dégoût pour les gens », et cela « par un sentiment d’orgueil de sa nature dominatrice ». « Il est frappé de voir tous ces gens (les adultes), prendre au sérieux leurs balivernes et être plus bêtes et plus insignifiants qu’ils ne le paraissent. »

Dostoïevsky s’exprime de même dans sa lettre de 1847, à son frère Michel : « Dieu que de sages à barbe blanche, bassement bornés, connaisseurs de la vie, fiers de leur expérience, c’est-à-dire sans personnalité propre (car tous sont faits sur le même patron), prêchant constamment la nécessité d’être content de son destin, de savoir se limiter dans la vie, d’être content de sa situation, et cela sans se préoccuper du sens de ces mots, le contentement qui fait penser à la restriction et à la mise à l’épreuve monastique, des misérables qui, avec une mesquine méchanceté inlassable, condamnent une âme forte et ardente parce qu’elle ne sait se soumettre à leur règle quotidienne, à leur calendrier de l’existence. Ce sont bien des misérables, avec leur comique bonheur terrestre ! Des misérables ! »

Le « grand pécheur » (comme Stavroguine, son double) aimait étonner de ses grossièretés soudaines envers ses proches, passe pour « un monstre ». Dostoïevsky avoue ses insolences envers ses professeurs et, dans la lettre que nous venons de citer, il dit notamment : « J’ai un caractère si repoussant ! Je t’ai toujours apprécié plus haut que moi. Je suis prêt à donner ma vie pour toi et les tiens ; mais, parfois, alors que mon cœur est saturé d’amour, il est impossible d’entendre de moi un mot de tendresse. On dit que je suis sans cœur… Que de fois je me suis montré grossier envers Émilie Fedorovna (la femme de son frère Michel), la plus noble des femmes, mille fois meilleure que moi !… »

Trait de caractère assez tolérable chez un homme névrosé, mais qui, chez le romancier comme chez son héros, s’exacerbe quand survient la crise de la « descente dans l’abîme ». « Partout et en tout, j’atteins la dernière limite ; toute ma vie, je n’ai fait que de la franchir », écrit Dostoïevsky à Maïkov, en 1867. Il le confessait à propos d’une perte, au jeu pendant son séjour à l’étranger : « Passant à proximité de Baden-Baden, j’ai eu l’idée de m’y arrêter. J’étais tourmenté par l’idée de risquer dix louis dans l’espoir de gagner deux mille francs : c’étaient quatre mois d’existence avec tous mes Pétersbourgeois (sa femme, son enfant et sa belle-mère). Le plus vilain de cette affaire est qu’il m’était déjà arrivé de gagner. Mais le pire est que ma nature est vile et excessivement passionnée. »

Finalement, il perd tout son argent et, contraint de mettre en gage ses vêtements, puis ceux de sa femme, il ne s’arrête que lorsqu’il n’a plus rien à engager. Au reste, cette aventure est contée avec une sincérité édifiante dans son roman Le Joueur.

La question d’argent préoccupe fort aussi « le grand pécheur » : « J’aurai à mon service l’argent ; alors, qu’ils le veuillent ou non, ils viendront tous se prosterner devant moi », se dit-il. « L’argent résoudra toutes les questions. »

Le même souci ne cesse d’absorber Dostoïevsky durant sa vie, dans l’espoir de pouvoir travailler en paix et suivant son inspiration. « Toute ma vie je n’ai travaillé que pour l’argent, et tous les instants de ma vie sont remplis par ce besoin ; aujourd’hui plus que jamais », écrit-il à Strakov, en 1870. Et dans une autre lettre : « Comment puis-je écrire quand j’ai faim ?.. Mais que le diable me prenne avec ma faim. Elle, ma femme, nourrit son enfant, et elle est obligée d’engager son dernier jupon en laine… Et on me demande des œuvres d’art et de poésie pure, sans effort, sans brouillard, on me cite l’exemple de Tourguéneff, de Gontcherov ! Qu’ils viennent voir dans quel état je travaille… » Et chaque fois où il touche à cette question, que ce soit à Strakov, à Maïkov ou à son frère Michel, il a « besoin d’argent plus que jamais ». Pourtant il en gagnait assez, mais jamais à temps et était constamment endetté auprès de ses éditeurs, parce que « nature large », — telle qu’il décrit la nature russe dans les pages consacrées à Vlass, — il ne savait pas garder l’argent gagné.

L’amour ou, plus exactement la passion chamelle, joue un plus grand rôle encore dans « la vie d’un grand pécheur » : « Lambert et lui : tableau complet de la débauche », lit-on dans le plan. « Mais Lambert s’y plonge avec délice et goûte le suprême plaisir, tandis que l’autre s’y adonne, avec une soif irrésistible certes, mais aussi avec angoisse. La vanité, la boue et la stupidité de la débauche le confondent. »

On ne trouve guère d’aveu direct de Dostoïevsky sur ce point, sauf en un post-scriptum à la lettre à son frère, le 16 novembre 1845. Lisons : « Les petites Mina, Clara, Marianne et les autres deviennent diablement jolies, mais coûtent énormément d’argent. Ces jours-ci, Tourguéneff et Belinsky me chapitrèrent d’importance pour ma vie dissolue. »

Mais son ouvrage Le Sous-sol[8], écrit la même année et publié en 1846, nous renseigne amplement à ce sujet, tous les biographes de Dostoïevsky et ses amis intimes étant d’accord pour y voir des scènes vécues ; et elles sont telles qu’il est permis de les affilier non seulement à la caractéristique qu’on vient de lire concernant « le grand pécheur », mais encore à ceux où il est dit de celui-ci : « Il se jouait de Katia », « l’a couverte de honte », la forçait de l’adorer, alors qu’il tyrannise « la petite boiteuse », parce qu’il l’affectionne profondément, la bat, « pour ne pas l’embrasser », lui confie ses rêves les plus secrets, ceux qui « entraîneraient sa mort, si quelque autre les surprenait ».

Nous arrivons enfin au problème qui domine toutes les autres préoccupations du héros et de son auteur : l’existence de Dieu, problème dont la solution déterminera la raison de vivre de l’un et de l’autre. Rappelons ici encore la phrase de la lettre de Dostoïevsky où celui-ci parle de l’idée maîtresse de La Vie d’un grand Pécheur : « Le principal problème, traité dans toutes les parties, est celui-là même qui m’a tourmenté toute ma vie, consciemment ou inconsciemment : l’existence de Dieu. » À l’exemple de son héros, il fut « tantôt croyant, tantôt athée, sectaire fanatique ensuite, athée encore, pour finir en croyant éprouvé ».

« Il est terrible de voir l’homme posséder le sens de l’impénétrable, l’homme ne sachant ce qu’il doit faire, et jouer avec un jouet qui est Dieu ! » s’écrie-t-il en 1838, dès l’âge de dix-sept ans, « S’ils savaient quelle effrayante négation de la personne de Dieu j’ai mise dans ma conception du Grand Inquisiteur » (des Frères Karamazov), écrit-il dans son carnet à l’adresse des libres penseurs », ses détracteurs.

Pourtant, affirme-t-il dans sa lettre à Maïkov, du 16 août 1867 : « Le Déisme nous a donné le Christ, c’est-à-dire une incarnation de l’esprit humain si haute, qu’on ne saurait la comprendre sans une pieuse vénération et il est impossible de ne pas croire que cet idéal de l’humanité ne soit fixé pour l’éternité ».

On perçoit le sens dans lequel Dostoïevsky affirme avoir reçu et gardé dans son cœur Tikhon Zadonsky, émanation du Christ, et comment son héros athée, qui voulait « détrôner Dieu », évolue, sous l’influence du Tikhon du roman, jusqu’à la foi en Dieu aussi absolue. Alors, il deviendra « le plus grand des hommes » parce que la foi lui inspire la volonté de vaincre, non le monde, mais soi-même, comme Tikhon a triomphé de lui-même. « Triomphe de toi et tu triompheras du monde. »

Le parallèle moral que nous avons cherché à établir entre l’auteur du plan et le héros est suffisamment révélateur du caractère autobiographique du roman. Le commentateur du « Centroarchive » pousse cette confrontation jusqu’à vouloir démontrer la similitude du milieu des jeunes années de Dostoïevsky avec celui où il projetait de situer son dernier roman. Il nous semble que cette démonstration est d’une importance bien secondaire. Mais, ne voulant rien négliger pour faire ressortir le haut intérêt du document, jetant une si vive clarté sur l’œuvre entière de Dostoïevsky, nous allons reproduire le passage le plus probant des explications de M. Brodsky.

« Tout le fond du roman, dans sa première partie, écrit-il, est saturé de vie authentique, de souvenirs personnels de l’auteur. « Le frère Micha » n’est-ce pas Mikhaïl Mikhaïlovitch, l’un des frères de l’écrivain ? Souchard est le professeur de langue française qui venait donner des leçons aux jeunes Dostoïevsky (ajoutons, pour notre part, qu’ils avaient fréquenté ensuite l’école de Souchard) ; Tchermak c’est Léonty Ivanovitch Tchermak, dans le pensionnat duquel Fedor Dostoïevsky a fait ses études de 1834 à 1837. Oumnov, l’un des camarades des frères Dostoïevsky et qui les fréquentait souvent, leur portait des livres à lire.

» La liste d’auteurs et les livres que connaissait le héros de La Vie d’un grand Pêcheur, nous transporte vers les années d’enfance et d’adolescence de l’auteur : Évangile, Bible, Gogol, Pouschkine, Walter Scott, Karamzine, ouvrages historiques et géographiques, les contes des Mille et une nuits, etc., tout cela confirme l’authenticité des aveux de Dostoïevsky sur ses jeunes années, ainsi que les souvenirs sur lui de son frère André.

»…D’après celui-ci, Pouschkine était lu et relu dans les réunions de famille et fut pour ainsi dire appris par cœur. Gogol était aussi un auteur préféré de Dostoïevsky. Quant à l’Évangile, Dostoïevsky a écrit : « Je suis né dans une famille russe et pieuse… Nous connaissions l’Évangile dès notre première enfance. »

Ces quelques faits des années d’enfance et d’adolescence de Dostoïevsky, le rappel de sa fréquentation des milieux monastiques, où il introduit par la suite son héros, confirmeraient, s’il en était besoin, le caractère autobiographique de son « plan ». Il est donc certain, l’auteur étant lui-même hautement représentatif de sa race, que sa manière « idéaliste » de décrire, selon son mot, celle qui déconcertait par l’apparence d’irréalité, s’avère la plus « réelle » des descriptions de la vie russe, voire l’annonce du cours des destinées russes.

De cette prévision, Dostoïevsky avait d’ailleurs pleinement conscience, il l’a dit, et les événements trop réels auxquels nous assistons, la vérifient terriblement.

On se rend compte de la valeur du document retrouvé : il illumine d’une clarté nouvelle toute l’œuvre de Dostoïevsky.


e. halpérine-kaminsky
  1. Héros respectifs de la Nichée des Gentilshommes de Tourguéneff, des Ames Mortes de Gogol, et de Que faire ? de Tchernischevsky.
  2. Paysan symbolisant le peuple russe et évoqué dans Le Journal d’un Écrivain de Dostoïevski.
  3. Le terme « feuille » (et non page) est celui de l’original.
  4. Allusion occasionnelle à un personnage du futur roman.
  5. Auteur de la première en date Histoire de la Russie.
  6. Il s’agit sans doute des vieux parents qui avaient gardé chez eux les deux enfants.
  7. Milieu des Khlysty ; secte mystique congénère des Adamites et des Quakers, croyant, au surplus, à la transformation des âmes.
  8. Traduit partiellement en français sous le titre de. l’Esprit souterrain (Plon, éditeur). Une autre traduction a paru chez E. Fasquelle.