La Vie de saint Riok

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LA VIE DE S. RIOK,


Anachorete et Confesseur, le 12 de Fevrier.


Les Genereux Chevaliers Neventerius & Derien, Seigneurs Bretons Insulaires, ayans fait le voyage de la terre Sainte, où ils avoient esté bien recueillis de Ste Heleine, mère du pieux Empereur Constantin le Grand, se mirent sur le retour, &, ayans navigué dans la Mediterranée, entrèrent par le détroit de Gibraltar dans l’Occean, puis, rengeans la coste d’Espagne, vinrent prendre port à Vennes, d’où ils allèrent à pied à Nantes en pelerinage visiter les reliques de S. Pierre & des saints Martyrs Similian[1], Donatian & Rogatian car les Edits de l’Empereur Constantin avoient déjà esté publiez, sous la faveur desquels, les Nantois avoient edifié une mediocre Église dans l’enclos de leur Ville, où on alloit en devotion & pelerinage de tous les cantons de Bretagne. Arrivez à Nantes, ils feurent fort bien receus, tant du Lieutenant de l’Empereur, que de l’Evesque du lieu qui les oüit en Confession, leur administra les Sacremens & leur fournit des chevaux & convoy à eux & à leur train, pour les conduire en seureté à Brest, où leurs Navires les estoient allez attendre.

II. Comme ils alloient par païs, passant le long de la riviere Dour-donn, entre Pont-Christ[2] et le Chasteau de la Roche-Maurice, demie lieuë de la ville de Landerneau, ils apperceurent le Seigneur de ce Chasteau (qui s’appelloit Elorn) lequel, des creneaux & guerites de la muraille, se precipita dans la riviere qui lors couloit tout au pied de ladite place ; &, délors cette riviere, perdant son ancien nom de Dour-donn, fut appelée Elorn, ce pauvre Seigneur luy ayant causé par son desespoir ce nom, comme jadis Icarus donna le sien à la Mer d’Icarie par sa présomption. Nos deux Chevaliers coururent à toute bride à travers la riviere &, l’ayant pris, le tirèrent hors de l’eau, quelque peu blessé ; porté qu’il fut dans sa maison, Neventerius s’enquist de luy pourquoy il s’estoit ainsi jetté dans la riviere Messieurs (dit-il), il y a icy prés un épouventable Dragon qui dévore hommes & bêtes ; & dés que la faim le fait sortir de sa taniere, il fait un degast & dommage irreparable par ce païs, dévorant hommes & bêtes indifferemment pour à quoy obvier, le Roy Bristokus a fait un Edit, que, tous les Samedis, on jettât le sort, & celuy sur qui il tomberoit seroit obligé d’envoyer un homme pour estre dévoré de cette cruelle bête, ou y aller luy-mesme. Or, ce sort est si souvent tombé sur moy, que j’y ay envoyé tout mon monde, & ne m’est resté plus que ma femme que voicy, & ce petit enfant qu’elle tient entre ses bras, seulement de deux ans, sur lequel le sort estant tombe, j’ayme mieux estre suffoqué des eaux que de le livrer à une mort si cruelle.

III. Les deux Chevaliers, l’ayant patiemment écouté, le consolèrent & luy dirent que s’il vouloit renoncer le Paganisme & embrasser la foy de Jesus-Christ ils le délivreroient de ce Dragon, veu que le même Jesus-Christ avoit promis à ceux qui croyroient en luy qu’en vertu de son S. Nom ils chasseroient & extermineroient les serpens ; puis, s’etendans sur les louanges de nôtre Religion, enfin conclurent que mesme le très-Auguste & Victorieux Empereur Constantin, ayant reconnu la vanité de la fausse Religion des Payens & l’excellence de la Chrestienne, avoit renoncé à celle-là, pour embrasser celle-cy à l’exemple duquel, les Princes & grands Seigneurs de sa Cour se faisoient baptiser. Elorn ferma les aureilles à ces salutaires remonstrances & dit qu’il vouloit vivre & mourir en la Religion de ses ancestres mais que, s’ils le pouvoient délivrer de ce serpent, il leur donneroit une de ses terres & metairies à leur choix. Non, (repondit Derien), nous n’avons que faire de tes héritages, seulement promets nous de bastir en tes terres une Église à nostre Dieu, où les Chrestiens se puissent assembler pour faire leurs oraisons, &, par son ayde, nous exterminerons le Dragon & en délivrerons tes terres.

IV. Elorn accepta l’offre, & promit de ce faire &, de plus, de permettre que son fils Riok, âgé seulement de deux ans, fust instruit en la Religion & Foy de Jesus-Chrit & ceux de sa famille qui le voudroient. Incontinent, les deux Nobles Chevaliers se rendirent en la caverne du Dragon, auquel ils firent commandement, de la part de Jesus-Christ, de paroistre ; il sortit donc, & son sifflement épouventa tous les assistans ; il estoit long de cinq toises, & gros par le corps comme un cheval, la teste faite comme un Coq, retirant fort au Basilicq, tout couvert de dures écailles, la gueule si grande que, d’un seul morceau, il avaloit une brebis, la veuë si pernicieuse, que, de son seul regard, il tuoit les hommes. À la veuë du Serpent, Derien mit pied à terre, mais son cheval s’effraya si fort, qu’il se prit à courir à toute bride à travers païs[3]. Cependant, il avance vers le Dragon, &, ayant fait le signe de la Croix, luy mit son escharpe au col, & le bailla à conduire à l’enfant Riok, lequel le mena jusques au Chasteau de son père, qui, voyant cette merveille, remercia les Chevaliers & les alla conduire à Brest, où ils emmenèrent le Dragon, au grand étonnement du Roy Bristok. De Brest, ils allèrent à Tolente (lors riche Ville), voir le Prince Jugonus, père de Jubault ou Jubaltus (que Conan Meriadec défit depuis), & de là s’allèrent embarquer au Havre Poullbeunzual, où leurs Navires estoient à l’ancre & où ils commandèrent au Dragon de se précipiter dans la Mer, ce qu’il fit & de là ce port fut nommé Poullbeuzaneual, c’est-à-dire, port où fut noyée la beste, que les Bretons appellent par contraction Poullbeunzual en la Paroisse de Plouneour-Trez, Diocese de Léon.

V. Elorn, nonobstant les remonstrances des deux Chevaliers, demeura toûjours obstiné en son erreur & ne voulut quitter son idolatrie mais sa femme se fit catechiser elle & son fils, & puis receurent tous deux le S. Baptesme ; &, à leur exemple, la pluspart de leurs domestiques, avec lesquels elle vacquoit à prieres & oraisons ; mais n’ayans point d’Église où faire exercice de leur religion, Riok & sa mère suplièrent Elorn d’accomplir sa promesse & d’edifier une Église en un endroit de ses terres nommé Barget, en l’honneur de Dieu & des Bien-heureux Apostres S. Pierre & S. Paul, selon la promesse qu’il en avoit faite aux chevaliers qui l’avoient délivré du danger du Dragon. Il se rendit, du commencement, difficile à le leur octroïer enfin, il le leur accorda, à condition que ce fust non à Barget, mais en quelque détour et lieu écarté de ses terres, où on fit charroïer force matériaux on fit venir des ouvriers de toutes parts mais, quand on voulut commencer à bastir, tous les matériaux furent miraculeusement transportez à Barget ; ce qu’ayant esté raporté à Elorn, il attribua ce miracle à la Magie (selon l’ordinaire des Idolatres), & se fascha tellement avec sa femme & son fils, qu’il les chassa de sa maison, avec défense de ne se trouver jamais en sa présence.

VI. Par ce moyen, l’Église (qui aujourd’huy est la Parrochiale de Plouneventer, une lieuë de la Ville de Landerneau) demeura imparfaite & ne fut achevée qu’au temps du Roy Hoël le Grand. La bonne Dame, se voyant irreconciliablement disgraciée de son mary, que le zèle de la fausse Religion avoit aveuglé, se retira, avec son fils S. Riok, en un sien Manoir, nommé Ar-Forest, où, ayant fait bastir une Chappelle, elle passa le reste de ses jours, deceda fort pieusement & fut ensevelie par son fils S. Riok, lequel, se voyant libre de tous empeschemens, se résolut de se retirer en quelque lieu désert & éloigné de la fréquentation des hommes, pour vacquer plus librement aux affaires de son salut. Il estoit lors âgé de 15 à 16 ans ou environ  ; &, ayant vendu tout ce dont il pouvoit disposer, en donna l’argent aux pauvres. Il choisit pour sa retraite un rocher dans la Mer, à la coste de Cornoüaille, vers l’embouchure de la Baye ou Golfe de Brest, au rivage de la Paroisse de Kamelet[4], lieu entièrement désert & écarté, ceint de la mer de toutes parts, forts aux basses marées qu’on en peut sortir & venir en terre ferme.

VII. Il entra en cette affreuse solitude, environ l’an de salut 352, & y demeura 41 ans, tout le temps que Conan Meriadek conquist & subjuga les Armoriques jusques au règne du Roy Grallon, lequel donna le gouvernement du Comté de Léon à Fragan. Iceluy, estant venu resider en son Gouvernement, amena quant & soy son fils S. Guennolé, lequel, ayant oüy parler de l’Hermite saint Riok, l’alla voir en sa Grotte, &, l’ayant salué, aprit de luy qu’il y avoit quarante & un ans qu’il faisoit penitence en ce lieu, se substantant d’herbes & petits poissons qu’il prenoit sur le sable au pied de son rocher, son origine & extraction, & toutes les autres particularitez de sa vie que quand il monta sur ce rocher, il estoit vestu d’une simple soutane, laquelle estant usée par longueur de temps, Dieu luy couvrit le corps d’une certaine mousse roussastre, laquelle le garantissoit de l’injure du temps.

VIII. S. Guennolé, ayant oüy le récit de ces merveilles, fut tout étonné & en rendit grâce à Dieu &, voyant saint Riok vieil & cassé d’austeritez & macerations, il le pria de venir avec luy en son Monastere de Land-Tevenec, à quoy il s’accorda[5]. S. Guennolé l’ayant dépoüillé de cette mousse, luy donna l’habit de son Ordre ; & est chose bien remarquable, que sa peau fut trouvée aussi blanche & nette que si elle eust toujours esté couverte de fin lin & de soye. Il vescut quelques années en ce Monastère, en opinion de grande Sainteté, y deceda enfin & fut ensevely par saint Guennolé & ses Religieux, & depuis sa mort, Dieu a fait tant de miracles à son Tombeau, que S. Budok, troisième Archevesque de Dol, Metropolitain de Bretagne Armorique, en ayant esté deuëment informé, le déclara Saint, environ l’an 633.

Des ancien Manuscrits des Eglises Abbatiales de Land-Tevenec et Daouglaos en Cornouaille, et d’un vieil Livre reservé en l’Eglise parrochiale de Plou-Neventer, Diocese de Léon et une vieille Chronique de Bretagne Anonyme, livre premier chap. 28 ; mais specialement des Memoires et recherches de l’Evesché de Léon, par Noble et Discret Messire Yves Le Grand, Chanoine de S. Paul, premier Aumosnier et Conseiller du Duc François II, Recteur de Plou-neventer l’an 1472, à moy communiquez par feu Escuyer Vincent Le Grand (mon Oncle paternel), Sieur de Kerscao Kerigonnal, Conseiller du Roy et Seneschal de Carhaix.


  1. Nous verrons plus loin que S. Similien n’a pas subi le martyre et nous indiquerons le fait qui a donné lieu à cette confusion d’autant plus étrange qu’Albert Le Grand racontant la vie de ce Saint Evêque de Nantes l’intitule lui-même ; « La Vie de Saint Similian ou Sembin, Confesseur. » — A.-M. T.
  2. On ne saurait trop déplorer la négligence qui a amené la ruine de cette intéressante chapelle. A.-M. T.
  3. Le combat de saint Derien et de saint Neventer contre le dragon de l’Elorn est représente dans une magnifique verrière de l’église de Saint-Similien de Nantes, œuvre de Claudius-Lavergne. A.-M. T.
  4. Camaret. A saint Rioc on a substitué saint Remi comme patron de Camaret, et Notre-Dame de Lorette comme patronne de Lanriec, mais ici au moins il a gardé sa chapelle de Saint-Riou ; un recteur a bien voulu le remplacer par saint Bonaventure, mais le peuple a eu le bon sens de n’en pas tenir compte. A.-M. T.
  5. Si ce qui précède est exact il ne faut pas confondre ce saint Riok avec le personnage du même nom qui figure dans la Vie de saint Guénolé, et qui était encore assez jeune pour avoir toujours sa mère quand il entra comme religieux à l’abbaye de Landevennec. – A.-M. T.