La Vie en fleur/Chapitre XIX

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Calmann-Lévy (p. 227-230).

XIX

LES TAQUINERIES DE MONSIEUR DUBOIS

M. Dubois se plaisait à scandaliser ma mère. Un jour, il la trouva un livre à la main ; c’était un traité de Nicole qu’elle ne quittait point, qu’elle semblait lire toujours et qu’elle ne lisait jamais ; mais, le croyant très bon, elle espérait peut-être s’en communiquer quelque chose en le gardant entre ses doigts, comme on guérit les coliques en s’appliquant la prière de sainte Catherine sur le ventre. Ce livre amena la conversation sur la morale, que M. Dubois définit la science des lois naturelles, ou des choses qui sont bonnes ou mauvaises dans la société des hommes.

— Elle est toujours la même, ajouta-t-il, parce que la nature ne change pas. Il y a une morale pour les animaux et même pour les végétaux, puisqu’il y a pour les uns et les autres une conformité et une non-conformité avec la nature, et par conséquent un bien et un mal. La morale d’un loup est de manger des moutons, comme la morale des moutons est de manger de l’herbe.

Ma mère, qui ne voulait de morale que pour les hommes, se fâcha.

M. Dubois lui reprocha cet orgueil qui ne souffrait pas que les animaux et les plantes fussent capables comme elle de bien et de mal. Elle l’envoya composer un traité de morale pour les loups, et des maximes pour les orties.

La voyant pieuse et très attachée à sa religion, M. Dubois se plaisait à lui réciter le discours que tient la tendre Zaïre, dans le sérail de Jérusalem, à Fatime, sa confidente :

Je le vois trop : les soins qu’on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre créance !
J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

Il blâmait seulement Zaïre d’appeler fausses les divinités de l’Inde, dans le moment même où elle semble les croire aussi vraies que les autres.

Pendant une épidémie de choléra, qui enleva quelques personnes de notre connaissance, un certain jour, ma mère, mon père, M. Danquin en vinrent à parler de la mort. Les propos de mes parents furent orthodoxes : c’est tout ce que j’en puis dire. Ceux de mon parrain marquaient l’espoir d’être reçu dans l’autre monde par le Dieu des bonnes gens, que lui avait enseigné Béranger et en qui il avait une foi amicale et confiante.

M. Dubois, qui était présent, se taisait et paraissait indifférent à la conversation. Mais, quand elle fut épuisée, il s’approcha de ma mère et dit :

— Écoutez sur le chapitre de la mort le plus profond des poètes latins, dont je ne puis vous rendre malheureusement le ton et l’harmonie. Écoutez : « Étions-nous sensibles aux troubles de Rome, dans les siècles qui ont précédé notre naissance, lorsque l’Afrique entière vint heurter l’Empire, lorsque les airs ébranlés retentirent au loin du bruit de la guerre ? Eh bien, quand nous cesserons de vivre, nous serons de même à l’abri des événements. »

M. Dubois demanda une fois à madame Nozière quel était le jour le plus funeste de l’histoire.

Madame Nozière ne le savait pas.

— C’est, lui dit M. Dubois, le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l’art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque.

M. Dubois ne ressemblait en rien à un fanatique. Il ne songeait à imposer ses idées à personne. Il aurait plutôt été tenté de les garder pour lui seul, comme une distinction honorifique. Mais il était taquin. C’est parce qu’il avait de l’amitié pour ma mère qu’il exerçait de préférence sur elle son humeur contrariante. On ne taquine que ceux qu’on aime. J’étais surpris qu’un homme si âgé eût encore de ces amusements. Je ne savais pas alors qu’on ne change guère d’esprit avec les années.