La Vie en fleur/Chapitre XX

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Calmann-Lévy (p. 231-236).

XX

APOLOGIE DE LA GUERRE

— Mes parents, dit M. Danquin, habitaient Lyon où je naquis. J’étais tout enfant quand, un matin assez frais, mon père me mena sur un quai où affluait une foule énorme d’ouvriers, de bourgeois, de femmes, et me mit sur ses épaules pour me faire voir l’Empereur qui venait de Grenoble. Il traversait le pont du Rhône à pied, seul. Un peloton de cavalerie le précédait de plus de cent pas ; son état-major marchait à une grande distance derrière lui ; je vis sa tête énorme, sa face pâle. Sa redingote grise croisée sur sa large poitrine. Sans insignes, sans armes, il tenait à la main une branche de coudrier encore revêtue de ses feuilles. À son approche, sur les quais, des milliers d’acclamations n’en formaient qu’une seule immense. Ce spectacle ne s’effacera jamais de mes yeux.

M. Dubois, plus âgé que M. Danquin, avait aussi un souvenir de Napoléon. Il le rapporta aussitôt :

— J’ai vu, j’ai entendu cet homme extraordinaire au déclin de sa fortune, en 1812, le lendemain de la sombre victoire de la Moskowa. Accompagné de plusieurs officiers généraux, il visitait le champ de bataille couvert de morts et de blessés et paraissait encore frappé de la torpeur qui l’avait paralysé la veille, pendant le combat. Blessé légèrement, je cherchais ma cantine égarée quand sa venue me surprit. Dans ce moment même, un colonel de la garde lui dit :

» — Sire, c’est derrière ce ravin qu’il y a le plus d’ennemis.

» À ces mots, le visage de l’Empereur exprima une indignation impossible à soutenir, et il s’écria d’une voix terrible :

» — Que dites-vous, monsieur ? Il n’y a pas d’ennemis sur un champ de bataille : il n’y a que des hommes.

» J’ai beaucoup réfléchi à cette parole et au ton dont elle avait été prononcée. Je ne crois pas qu’elle trahisse chez Napoléon un élan d’humanité, mais il voulait discipliner les sentiments et les soumettre au régime politique.

En 1855, la guerre d’Italie mettait aux prises la France et l’Autriche. Ces batailles, qui ensanglantaient la Lombardie, alarmaient ma mère. Dès mon enfance, elle s’épouvantait des guerres qui pouvaient lui prendre son fils.

Voici les paroles que lui adressa un jour de cette année M. Dubois et que je mets par écrit, telles que je les ai retenues.

— Dans ma jeunesse, un homme, Napoléon, décidait seul de la paix et de la guerre. Pour le malheur de l’Europe, il préférait la guerre à l’administration, dans laquelle cependant il déployait un grand talent. Mais la guerre lui donnait la gloire. Avant lui, de tous temps, les rois l’ont aimée. Comme eux, les hommes de la révolution s’y sont adonnés furieusement. Je crains beaucoup que les financiers et les grands industriels qui deviennent peu à peu les maîtres de l’Europe ne se montrent tout aussi belliqueux que les rois et que Napoléon. Ils ont intérêt à l’être, tant pour le gain que leur procureront les fournitures de guerre que pour l’accroissement que la victoire donnera à leurs affaires. Et l’on croit toujours qu’on sera victorieux : le patriotisme vous fait un crime d’en douter. Les guerres sont décidées, la plupart du temps, par un très petit nombre d’hommes. La facilité avec laquelle ces hommes entraînent le peuple est surprenante. Les moyens, depuis longtemps connus, qu’ils emploient, réussissent toujours. On met en avant des outrages faits par l’étranger à la nation et qui ne peuvent se laver que dans le sang, quand, en bonne morale, les cruautés et les perfidies inhérentes à la guerre, loin d’honorer le peuple qui les commet, le couvrent d’une immortelle infamie ; on fait valoir que l’intérêt de la patrie est de prendre les armes, alors que les patries sortent toujours ruinées des guerres, qui n’enrichissent jamais qu’un petit nombre d’individus. On n’a même pas besoin d’en tant dire : il suffit de battre du tambour, d’agiter un drapeau, et la foule enthousiaste vole au carnage et à la mort. À vrai dire, dans tous les pays, la multitude fait très volontiers et avec plaisir la guerre qui la tire de l’horrible ennui de la vie domestique, lui assure du vin et la jette dans les aventures. Toucher une solde, voir du pays, se couvrir de gloire, voilà qui fait braver des périls. Disons mieux, les hommes adorent la guerre. Elle leur procure la plus grande satisfaction qu’ils puissent éprouver dans ce monde, celle de tuer. Ils risquent sans doute d’être tués eux-mêmes, mais on ne croit guère qu’on mourra quand on est jeune, et l’ivresse du meurtre fait oublier le risque. J’ai fait la guerre, vous pouvez m’en croire quand je vous dis que frapper, abattre un ennemi est pour neuf hommes sur dix une volupté auprès de laquelle les plus doux embrassements paraissent fades. Comparez la guerre à la paix. Les travaux de la paix sont longs, monotones, souvent pénibles, et sans gloire pour la plupart de ceux qui s’y livrent ; les œuvres de guerre, promptes, faciles, à la portée des intelligences les plus obtuses. Même de la part des chefs, elles n’exigent pas beaucoup d’esprit ; elles n’en demandent pas du tout au soldat. Tout le monde peut faire la guerre. C’est le propre de l’homme.

Il était dit que ma mère ne s’accorderait pas une seule fois avec M. Dubois. Elle craignait, comme le pire fléau, la guerre détestée des mères. Ce n’est pas ainsi, pourtant, qu’elle eût voulu qu’on en parlât. Elle préférait, peu s’en faut, la manière de M. Danquin qui aimait que les Français portassent dans le monde la liberté à la pointe des baïonnettes, et m’enseignait que mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.

Elle resta rêveuse un moment. Puis, se rappelant la romance qu’autrefois elle chantait sur mon berceau, elle fredonna imperceptiblement :

Il court, il vole, il… Le voilà général.
Il court, il vole, il devient maréchal.
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En attendant, sur mes genoux,
Beau général, endormez-vous.