La Visite de R. Wagner à Rossini

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E. Michotte ()
Souvenirs personnels : La Visite de R. Wagner à Rossini (Paris 1860)
Détails inédits et commentaires
Librairie Fischbacher.


E. MICHOTTE

SOUVENIRS PERSONNELS

LA VISITE
de
R. WAGNER À ROSSINI
(PARIS 1860)

DÉTAILS INÉDITS
et
COMMENTAIRES

(avec portraits)





PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
Rue de Seine, 33

1906







Droits de reproduction et de traduction réservés












Les portraits de Wagner et de Rossini ci-annexés sont des agrandissements de photographies-cartes, celle de Wagner par P. Petit, celle de Rossini par Numa Blanc, qui furent données par les deux maîtres, précisément en 1860, à l’époque où eut lieu leur entrevue. Wagner exténué par le travail était alors fort amaigri.

E. M.

À A. GEVAERT



Vous souvenez-vous, mon excellent ami, du concert que R. Wagner organisa au Théâtre Italien de Paris (25 janvier 1860), concert où il fit entendre pour la première fois sous sa direction — (j’ai là le programme sous les yeux).

L’Ouverture du Vaisseau-Fantôme.
L’Ouverture et la Marche avec Chœurs de Tannhauser.
Le Prélude et la Fête nuptiale de Lohengrin.
Le Prélude de Tristan et Iseult.

Ce fut pour le monde musical d’alors, un événement de nature à amorcer fiévreusement la curiosité parisienne, en raison des polémiques violentes que provoqua dans la publicité, l’apparition des écrits révolutionnaires de Wagner concernant ses idées si hardiment réformatrices du drame lyrique.

On accourut en foule pour voir l’homme, pour entendre ses œuvres.

Vous vous rappelez l’effervescence de ce public troublé ; cette physionomie si curieuse de la salle, où nombre d’énergumènes de parti pris, ne se gênèrent nullement pour manifester carrément leurs sentiments d’hostilité ; où d’autres, — aussi poseurs qu’ignares, — crurent de bon ton de se distinguer par la raillerie et le persiflage ; tandis que quelques auditeurs, impressionnés de bonne foi, n’osèrent cependant formuler leur opinion, qu’en se précautionnant de multiples restrictions, afin d’atténuer le sens trop laudatif de leur approbation.

Un groupe très agité s’était formé au foyer, pendant l’interruption (jui précédait la seconde partie du programme. On faisait cercle autour d’Halévy, Amb. Thomas, Auber, Clapisson, etc.

On discutait l’ouverture de Tannhäuser...

Vous arriviez

« Et vous, Gevaert, clama Jouvin, qu’est-ce que vous dites de cette farce d’ouverture, à laquelle ce serait faire trop de politesse, que de la gober comme si c’était l’ouverture d’une… farce ? »

« Ce que j’en dis, répondites-vous — c’est que je voudrais l’avoir faite, afin de prendre le chemin le plus court pour aller à la postérité. »

« Ah ! elle est bonne la blague, riposta Jouvin ; puis il ajouta (en style boulevardier) vous savez, mon p’tit, on ne me la fait pas... à moi ! »

Et voilà qu’elle a pris le chemin de la postérité, cette ouverture ! Seulement mon amitié regrette, que ce ne soit pas vous qui l’ayez composée.




Ceci, à propos du récit qui va suivre : — La Visite de Wagner à Rossini — récit que dans ma première pensée, je n’avais pas destiné à la publicité.

Vous le savez : les notes que j’ai conservées de mes longues relations avec Rossini — et où je retrouve tous les détails relatifs à cette entrevue avec Wagner, — je les ai en effet toujours considérées comme un mémorial de confidences intimes, que jusqu’ici je n’ai jamais songé à divulguer en dehors d’un cercle restreint d’amis, parmi lesquels, il est vrai, plusieurs familiers qui vivent encore de l’ancien entourage de l’auteur du Barbier, m’ont incité maintes fois à livrer à l’impression, quelques extraits de ces souvenirs.

Un désir analogue me fut exprimé, lorsque l’année dernière, à l’une des réceptions de la famille Wagner à Bayreuth — le cours de la conversation ayant amené l’attention sur la visite que fit le Maître à Rossini en 1860, — je me trouvai précisément en mesure de fournir la relation la plus circonstanciée du caractère de cette entrevue, à laquelle j’avais été présent.

Tenant compte de ces instances et d’autres encore qui se sont renouvelées depuis, — je m’exécute..., et voilà comment il se fait que j’exhume aujourd’hui un document, — enfoui depuis quarante six ans dans mes cartons, — mais dont la teneur, malgré son caractère rétrospectif, comporte peut-être encore, j’ose le croire, un certain intérêt d’actualité.

Lisez cela, mon cher Gevaert, et reportez-vous en esprit à l’époque de nos bonnes années de jeunesse à Paris, alors que vous connûtes, comme moi, de près, les deux hommes de génie, immortalisés depuis, dont je vais retracer la physionomie et redire les paroles.

À vous donc, l’hommage de ces souvenirs.

Votre affectionné,
E. MICHOTTE.

Bruxelles, 15 avril 1906.


La visite de Richard Wagner à Rossini





La chronique s’occupa jadis très diversement de la visite que Wagner fit à Rossini (mars 1860), à l’époque où le maître allemand s’était fixé à Paris, dans l’espoir d’y faire représenter son opéra Tannhäuser. L’imagination aidant, cette rencontre fut interprétée, dans la presse et dans le public, de la manière la plus fantaisiste.

Beaucoup plus tard, Wagner lui-même la commenta, en un article, qu’à l’occasion de la mort de Rossini il publia dans un journal de Leipzig[1]. Il le fit brièvement, sans mentionner des détails, dont peut-être après huit ans il ne se souvenait plus ; mais auxquels — chose possible — il n’attribua pas, à son point de vue personnel, une importance assez significative pour se résoudre à les mettre en évidence.

Cette entrevue pourtant fut si essentiellement typique, qu’il serait regrettable d’en laisser le compte-rendu dans l’oubli.

Je dirai plus loin, par suite de quelles circonstances, y ayant assisté, je me trouve à même de pouvoir, en un récit scrupuleusement exact, reproduire les phases diverses de la conversation qui s’établît entre ces deux hommes célèbres[2].

Mais quelques mots d’abord, pour déterminer la situation que Rossini et Wagner occupaient vers cette époque à Paris.

C’était pendant l’hiver 1860. Wagner habitait rue Newton, n° 16 (près de la Barrière de l’Étoile), un petit hôtel (démoli depuis) qu’il avait en grande partie meublé, au moyen de ses propres meubles transportés de Zurich, où ils garnissaient une résidence, qu’il avait nommée Azyl. Ce fut de là qu’il partit, en 1859, pour se rendre en France. Accoutumé à ce mobilier, qui lui rappelait un milieu qu’il avait quitté avec regret, il désirait être entouré des objets variés, dont la vue constante devait évoquer les souvenirs toujours palpitants de cette femme toute de charme, cette Mathilde Wesendonck, pour laquelle, durant un voisinage de plusieurs années à Zurich, il avait conçu l’enthousiasme que l’on sait ; la même qui exerça tant d’influence sur la direction de son génie[3].

Dans cette demeure tranquille, il vivait très modestement. Voisin du Bois de Boulogne, il ne sortait guère que pour y aller faire une promenade quotidienne, accompagné d’un petit chien très vif, qu’il aimait à voir sautiller autour de lui. Le reste du jour se passait à collaborer d’arrachepied avec Edmond Roche à la traduction française de Tannhäuser. Dans les intervalles, il se consacrait à la tétralogie, mettant la dernière main à l’orchestration de cette œuvre gigantesque, déjà presque entièrement achevée à cette époque.

Sa première femme habitait avec lui et soignait le ménage. C’était une personne d’aspect bourgeois, très simple, qui s’effaçait le plus qu’elle pouvait.

Le soir et particulièrement le mercredi, il recevait quelques rares amis. Ils étaient bien une douzaine, je crois, ceux dont en ce temps-là il n’était pas méconnu et qui allaient le trouver dans sa solitude. Je citerai : Gasperini, Ed. Roche, Villot, Hans de Bulow, Champfleury, G. Doré, Lacombe, Stephen Heller, Émile Olivier et sa jeune femme (la fille de Liszt)… J’eus la faveur d’être du nombre de ces habitués, ce qui me valut le privilège d’avoir avec Wagner des rapports fréquents qui se consolidèrent par la suite.

N’ayant guère de relations dans Paris et n’en recherchant pas, Wagner se montrait heureux de cet entourage de quelques fidèles. Au coup de sonnette annonçant un arrivant, il fallait voir avec quel empressement le maître, sachant que c’était l’un de nous, se précipitait, alerte et joyeux, à la rencontre de l’ami.

Dès lors, il se dépensait en causeries exubérantes d’abandon. Toujours imprévu, tantôt il nous charmait par des aperçus empreints d’une grande élévation de pensées sur des sujets d’esthétique, d’histoire, de philosophie… Puis c’étaient des saillies humoristiques d’une verve étourdissante, confinant même parfois à la gaminerie.

Il s’exprimait assez couramment en français ; mais lorsque les idées se précipitaient dans son esprit, l’impatience qu’il éprouvait pour trouver le mot juste, lui suggérait des associations de vocables, d’une tournure parfois très originale.

L’intérêt de ces réunions croissait encore, lorsque Hans de Bulow apparaissait parmi les visiteurs. Wagner alors, ne se laissant guère prier, se plaisait à nous faire entendre, — accompagné par le grand pianiste, — non seulement des fragments de Tannhäuser (avec le texte français), mais des parties de Tristan, dont l’orchestration était complètement achevée. Chose stupéfiante, Hans de Bulow réduisait incontinent, à première vue sur le piano, les pages polyphoniques d’une partition où l’écriture est si complexe. Que dire de cette interprétation intensive où le maître nous initiait au sens véritable, au caractère profond de sa pensée, telle qu’il l’avait conçue ? Quel feu ! quel entrain ! quelle exubérance de déclamation ! Quant à la voix, — pas toujours juste ! ! par exemple, — voix décomposée de compositeur, comme il le disait plaisamment, et de nature, ajoutait-il, à mettre en fuite tous les maîtres chanteurs, sans excepter ceux de Nürnberg ! Allusion aux Meistersinger, dont il venait de terminer le scénario.

Telle était alors la vie si ignorée de Wagner à Paris. Malgré la répugnance qu’il éprouvait pour les visites, il n’avait pu cependant se dispenser des formalités d’usage à l’égard de quelques personnalités du monde musical. Il vit Auber, Halévy, Ambroise Thomas, etc… Il connaissait Gounod[4].

Quant à Rossini, qu’il n’avait pas encore rencontré, il se montra perplexe. Me sachant très intimement lié avec le maître italien, il voulut bien me faire part de ses hésitations. Voici, d’ailleurs, ce qui les motivait : quelques journaux parisiens qui, sans relâche, poursuivaient Wagner et sa musique de l’avenir de leurs sarcasmes, se donnaient en outre le malin plaisir, de répandre dans le public, quantités d’anecdotes inventées de toutes pièces et fort déplaisantes à l’égard de l’auteur de Tannhäuser. Afin de donner l’apparence de la vérité à ces historiettes, ils ne se gênaient guère, pour mettre en vedette des noms de personnages marquants, auxquels ils endossaient la paternité de leurs commérages. Rossini surtout, auquel on ne prêtait que trop souvent des saillies (d’un goût aussi discutable qu’elles étaient apocryphes), se trouvait naturellement désigné pour être accaparé, — tel qu’un fournisseur toujours bien approvisionné, — par ces officines de racontars.

On affirmait donc qu’à l’un des dîners hebdomadaires, où l’auteur du Barbier réunissait quelques convives de marque, les domestiques, à la mention du menu « Turbot à l’allemande » présentèrent d’abord aux invités, une sauce fort appétissante, dont chacun prit sa part. Puis, brusquement, le service fut interrompu. Qui ne vint pas, ce fut le turbot. Les convives s’interrogeant les uns les autres, devinrent perplexes ; que faire de cette sauce ? — Alors Rossini jouissant malicieusement de leur embarras, tout en avalant lui-même la sauce : « Eh quoi, se serait-il exclamé, qu’attendez-vous encore ? Goûtez cette sauce, croyez moi, elle est excellente. Quant au turbot, hélas ! la pièce principale… C’est juste… le poissonnier au dernier moment a omis de l’apporter ; ne vous en étonnez pas. N’en est-il pas de même de la musique de Wagner ?… Bonne sauce, mais pas de turbot !… pas de mélodie ! »

On relatait encore qu’une autre fois, un visiteur en entrant dans le cabinet de Rossini, surprit le maestro, en train, avec des mouvements de grande impatience, de retourner dans tous les sens une énorme partition… Celle de Tannhäuser. Puis s’arrêtant après de nouveaux efforts : « Enfin, ce n’est pas malheureux ! aurait-il soupiré ; ça y est ! Depuis une demi-heure, je cherche… maintenant je commence à y comprendre quelque chose ! » — La partition était ouverte à l’envers et à rebours ! — Mais voilà que précisément au même moment, un grand fracas se produisit dans une pièce voisine : « Oh ! oh ! qu’est-ce ceci ? reprit Rossini, quelle polyphonie : Corpo di dio ! mais cela ressemble furieusement à l’orchestre de la grotte de Vénus. » Sur quoi la porte s’ouvrant brusquement, le valet venait prévenir le maestro, que la bonne avait laissé choir tout un plateau de vaisselle !

Impressionné par ces histoires qu’il croyait véridiques, Wagner hésitait, on le conçoit, à se présenter à la demeure de Rossini. Je n’eus pas de peine à le rassurer. Je lui fis comprendre que toutes ces calembredaines étaient de pures inventions, qu’une presse hostile s’amusait à répandre dans le public. J’ajoutai que Rossini, — dont j’étais à même, mieux que personne, par suite d’une longue intimité et de relations journalières, de connaître à fond le caractère, — avait l’esprit trop élevé pour se rapetisser en niaiseries, qui n’avaient pas même le mérite d’être spirituelles ; contre lesquelles d’ailleurs lui-même ne cessait de protester avec véhémence[5].

Je réussis à détromper Wagner, lui affirmant qu’il pouvait sans appréhension se présenter chez Rossini ; qu’il serait reçu de la manière la plus cordiale. Cela le décida. Il m’exprima le désir d’être accompagné et présenté par moi. Rendez-vous fut pris pour le surlendemain matin.

Je prévins cependant Rossini qui me répondit aussitôt : « Mais cela va sans dire ; je recevrai M. Wagner avec le plus grand plaisir. Vous connaissez mes heures ; venez avec lui quand vous voudrez. » Puis il ajouta : « Au moins lui avez-vous fait comprendre que je suis étranger à toutes les stupidités que l’on m’endosse à son sujet ? »

Après avoir esquissé en ces quelques particularités, les conditions où Wagner se trouvait alors à Paris, il me reste, avant de mettre les deux maîtres en présence, à compléter cet aperçu, en consacrant les lignes suivantes à Rossini.

Celui-ci occupait alors dans la maison du coin de la Chaussée-d’Antin et du boulevard des Italiens, cet appartement du premier étage, bien connu de tous les Parisiens[6].

Ce fut en 1856 que le maestro, qui habitait Florence, revint brusquement à Paris, — dans ce Paris qu’il n’avait plus revu depuis 1836.

Atteint depuis quelque temps de neurasthénie, vainement il s’était adressé aux médecins de Florence, qui ne parvenaient pas à combattre le mal. Celui-ci empirait progressivement. On eut de sérieuses inquiétudes pour la raison de l’illustre malade.

Mme Rossini jugea qu’un changement de milieu s’imposait. Elle pensa à Paris, où son mari, parmi de nombreux admirateurs, avait laissé de sérieuses amitiés. Plus encore que sur les secours de la thérapeutique, elle comptait sur les joies du retour auprès d’anciens amis, sur l’attrait d’un nouvel entourage, — toutes choses qui seraient de nature, croyait-elle, à exercer une action efficace sur le moral si affaibli et si découragé de son mari.

Ce ne fut pas facile au premier moment de triompher des résistances de Rossini ; de l’amener à entreprendre un pareil voyage, lequel devait s’accomplir en chaise de poste, avec des relais fréquents et des haltes dans toutes les villes où il fallait passer la nuit. Car Rossini se refusait obstinément à voyager en chemin de fer[7]. Il prétendait comme excuse, que c’était par trop humiliant, étant emporté au gré d’une machine… de se sentir assimilé au transport d’un colis. Mais au fond, par une bizarrerie de son esprit nerveux, il avait franchement peur du chemin de fer.

Enfin, il consentit. — Après un voyage de quinze jours, il arriva à Paris, exténué et d’aspect absolument lamentable. L’état de ses nerfs, déjà fortement ébranlés par la maladie, s’était aggravé à la suite des cahots et des péripéties du voyage. Ses amis en le revoyant, la face exsangue, le regard éteint, la parole hésitante, l’intellect obscurci, se montraient consternés. On ne se dissimulait pas, en présence de ces symptômes, qu’un irrémédiable ramollissement était à redouter.

Heureusement la science médicale, grâce au dévouement d’éminents praticiens, parvint au bout de quelques mois à triompher de cet état alarmant ; et tandis que le corps se rétablissait graduellement, le milieu réconfortant que des amis attentifs surent créer autour du maestro, finit par rallumer la flamme d’un cerveau que l’on croyait à jamais éteint. Plus tard une cure à Kissingen acheva la guérison. Les traces d’un mal qui avait paru incurable, se dissipèrent définitivement.

Dès lors, l’auteur de Guillaume Tell et du Barbier, retrouva à Paris une auréole de gloire et de prestige qu’aucune autre dans le domaine musical n’égala. Ses réceptions devinrent célèbres. Les artistes les plus en renom briguaient la faveur de s’y faire entendre. L’on voyait dans ses salons lorsqu’ils s’ouvraient, se coudoyer les personnalités les plus illustres de tous les milieux de Paris.

Dans cette royauté intellectuelle, qu’enveloppait un calme olympien apporté par l’âge, Rossini sut rester simple, bon, affable, ignorant la morgue, ennemi de toute ostentation. Et qu’il me soit permis à ce propos, de faire table rase de la réputation très exagérée de diseur de bons mots et de celle fort injuste d’impitoyable railleur, dont les journaux parisiens d’alors se plaisaient à le gratifier, en lui attribuant avec une incroyable légèreté, nombre de réparties d’un goût plus ou moins douteux qu’il n’avait jamais imaginées, ou telle facétie irrévérencieuse envers autrui, dont il était incapable. Il souffrait de cette âpre publicité qui souvent dépassait les bornes de la malice, pour devenir franchement perfide à ses dépens. Il s’en plaignait fréquemment et lorsqu’on lui répliquait : « Vous le savez, maestro, l’on ne prête qu’aux riches. » « À dire vrai — soupirait-il — j’aimerais mieux un peu plus de pauvreté et un peu moins de générosité. À force de vouloir me prêter, on me bourre, on m’obstrue ! Et quels prêts, grand Dieu ! des balayures qui m’éclaboussent moi-même encore plus qu’elles n’atteignent les autres ! Cela m’exaspère : ma cosi va il mondo. »

J’ai voulu en ces quelques lignes, marquer la situation si opposée à cette époque à Paris, de ces deux hommes qui vont se rencontrer. L’un, adulé comme un demi-dieu ; l’autre, dénué de tout prestige, bafoué même presque à l’égal d’un malfaiteur. Et cependant, ne l’oublions pas, Wagner à l’apogée de son génie — aussi grand devant lui-même qu’il s’est révélé depuis devant la foule — avait déjà créé l’œuvre de Titan qui donnait la, — ignorée et colossale, — dans un coin du modeste logis de la rue Newton : Tristan et Isolde entièrement achevée, et la Tétralogie des Nibelungen, sur le point de l’être.

Ainsi que nous étions convenus, Wagner, fidèle au rendez-vous (qu’il avait pris le soin superflu de me rappeler encore par lettre à la première heure du matin), vint me prendre chez moi. C’était à quelques pas de la demeure de Rossini, vers laquelle nous nous mîmes aussitôt en route.

En montant l’escalier, je dis à Wagner : « Si Rossini est bien disposé, vous serez charmé de sa conversation. Ce sera un régal. Ne soyez pas surpris pendant votre entretien, de me voir prendre quelques notes… »

« Pour les journaux ? » demanda Wagner.

« Pas du tout — lui répondis-je — uniquement pour mes souvenirs personnels. Si le maestro concevait le moindre soupçon que je pourrais faire des communications à la Presse, à peine ouvrirait-il la bouche. D’ailleurs il a pleine confiance en ma discrétion, tandis qu’il abomine la publicité en tout ce qui concerne sa vie privée. »

Abandonnant à sa femme la jouissance à peu près complète de l’appartement, Rossini s’était réservé à côté de la salle à manger, un coin de quatre fenêtres ayant vue sur le boulevard et se composant d’un cabinet de fond où il n’entrait guère et d’une chambre à coucher qu’il ne quittait jamais. Un lit, une table à écrire, un meuble secrétaire, un petit piano droit de Pleyel composaient tout l’ameublement de cette pièce qui était d’une extrême simplicité. C’est dans celle-ci qu’il recevait indistinctement tous les visiteurs, depuis le plus modeste des quémandeurs jusqu’aux Excellences, Altesses et Têtes couronnées. — Ce fut également là qu’il reçut Wagner.

Lorsqu’on nous annonça, le maestro précisément finissait son déjeuner. Nous attendîmes pendant quelques minutes dans le grand salon.

Là, le regard de Wagner s’arrêta aussitôt sur un portrait de Rossini, où il est représenté demi-corps, grandeur nature, enveloppé d’un large manteau vert et coiffé d’une calotte rouge, — portrait reproduit par la gravure et bien connu depuis.

« Cette physionomie spirituelle, cette bouche ironique — c’était bien là l’auteur du Barbier — me dit Wagner. Ce portrait doit dater de l’époque où cet opéra fut composé ? »

« Quatre années plus tard — répliquai-je ; — ce portrait peint par Meyer, à Naples, date de 1820. »

« Il était beau garçon, et dans ce pays du Vésuve où le féminin flambe facilement, il a dû produire bien des ravages, » ajouta Wagner en souriant.

« Qui sait ? — dis-je — s’il avait eu comme Don Juan un valet aussi bon comptable que Leporello, peut-être le nombre mille e tre relevé sur le carnet, eût-il été dépassé ? »

« Oh ! comme vous y allez, riposta Wagner, mille, je l’admets, mais encore tre, c’est vraiment trop ! »

— Sur ce, le valet de chambre vint nous avertir que Rossini nous attendait.

Aussitôt que nous entrâmes : « Ah ! monsieur Wagner, — fit-il — comme un nouvel Orphée, vous ne craignez pas de franchir ce seuil redoutable… (Et sans laisser à Wagner le temps de répliquer) : Je sais que l’on m’a beaucoup noirci dans votre esprit[8]

« L’on me prête à votre sujet maintes railleries que rien d’ailleurs ne justifierait de ma part. Et pourquoi agirais-je de la sorte ? Je ne suis ni Mozart ni Beethoven. Je n’ai pas non plus la prétention d’être un savant ; mais je tiens à avoir celle d’être poli, et de me garder d’injurier un musicien qui, comme vous le faites, — d’après ce qu’on m’a dit, s’efforce d’étendre les limites de notre art. Ces grands malins qui prennent plaisir à s’occuper de moi, devraient au moins m’accorder, sauf d’autres mérites, celui de posséder le sens commun.

» Quant à mépriser votre musique, d’abord je devrais la connaître ; pour la connaître je devrais l’entendre au théâtre, car ce n’est qu’au théâtre et non à la simple lecture d’une partition, qu’il est possible de porter un jugement équitable sur une musique destinée à la scène. La seule composition que je connais c’est votre marche de Tannhäuser. Je l’ai entendue plusieurs fois à Kissingen lorsque j’y fis une cure il y a trois ans. Elle produisait grand effet et — je l’avoue bien sincèrement — pour ma part je l’ai trouvée très belle. »

« Et maintenant que tout malentendu, comme je l’espère, est dissipé entre nous, dites-moi comment vous vous trouvez de votre séjour à Paris ? Vous êtes en pourparlers, je le sais, pour faire représenter votre opéra Tannhäuser ?… »


Wagner parut impressionné de ce préambule accueillant, dit d’un ton simple et empreint de grande bonhomie. Plein de déférence : « Qu’il me soit permis, — répondit-il — illustre maître, de vous remercier de ces paroles bienveillantes. Elles me touchent vivement. Elles me prouvent combien dans l’accueil que vous voulez bien me faire, votre caractère ce dont je n’ai jamais douté — se montre noble et grand. Croyez surtout, je vous prie, quand même vous eussiez émis des critiques sévères à mon égard, — que je ne m’en serais pas senti offensé. Je le sais, mes écrits sont de nature à faire naître des interprétations erronées. Devant l’exposé d’un vaste système d’idées nouvelles, les juges les mieux intentionnés peuvent se méprendre sur leur signification. C’est pourquoi il me tarde, de pouvoir faire la démonstration logique et complète de mes tendances, par des exécutions intégrales et aussi parfaites que possible, de mes opéras… »


Rossini. « Ce qui est juste ; car les faits valenl mieux que les paroles. »


Wagner. « Et pour commencer, — tous mes efforts en ce moment tendent à faire représenter Tannhäuser. Je l’ai fait entendre naguère à Carvalho qui, bien impressionné, se montra assez disposé à tenter l’aventure ; mais rien n’est encore décidé. Malheureusement un mauvais vouloir, qui depuis longtemps sévit dans la presse contre moi, menace de prendre la tournure d’une véritable cabale… Il est à craindre que Carvalho n’en subisse l’influence… »


À ce mot cabale, Rossini (vivement) ; « Quel est le compositeur — interrompit-il — qui ne les ait pas subies, à commencer par le grand Gluck lui-même ? Pour ma part, — croyez-le bien, — je n’ai pas été épargné non plus, tant s’en faut. Le soir de la première du Barbier, où, selon l’usage établi alors en Italie pour l’opéra-buffa, je tenais à l’orchestre le clavicembalo pour l’accompagnement des récitatifs, j’ai dû me sauver devant l’attitude d’un publie vraiment déchaîné. Je croyais qu’on allait m’assassiner. »

« Ici, à Paris, où j’arrivai pour la première fois en 1824, ayant été appelé par la direction du théâtre italien, je fus salué pour ma bienvenue par le sobriquet de « Monsieur Vacarmini » qui me resta. Et ce n’est pas de main morte je vous assure, que je fus malmené dans le camp de quelques musiciens et critiques de la Presse, ligués d’un commun accord, — accord aussi parfait que majeur ! »

« Il n’en fut pas autrement non plus à Vienne, lorsque j’y vins en 1822 pour monter mon opéra Zelmira. Weber lui-même, qui d’ailleurs depuis longtemps déjà avait publié des articles fulminants contre moi, à la suite des représentations de mes opéras au théâtre italien de la Cour, me poursuivit sans relâche… »


Wagner. « Weber, oh ! je le sais, était très intolérant. Surtout il devenait intraitable, dès qu’il s’agissait de défendre l’art allemand. C’était pardonnable ; de manière — et cela se comprend — que vous n’avez pas eu de rapports avec lui, pendant votre séjour à Vienne ?… Un grand génie et mort si prématurément !… »

Rossini. » Un grand génie, certes, et le vrai, celui-là ; car, créateur et puissant par lui-même, il n’imitait personne. En effet, je ne l’ai pas connu à Vienne ; mais voici par suite de quelles circonstances je le vis plus tard à Paris, où il s’arrêta quelques jours avant de partir pour l’Angleterre. Dès son arrivée, il fit les visites d’usage aux musiciens les plus en vue : Cherubini, Hérold, Boiëldieu. Il se présenta également chez moi. N’ayant pas été prévenu de sa visite, je dois convenir qu’en voyant inopinément devant moi ce compositeur génial, j’éprouvai une émotion qui n’était pas loin de ressembler à celle que je ressentis lorsque précédemment, je me trouvai en présence de Beethoven. Très pale, haletant d’avoir monté mon escalier (car il était déjà fort malade), le pauvre garçon aussitôt qu’il me vit, crut devoir m’avouer — avec un embarras que sa difficulté à trouver les mots français augmentait encore — qu’il avait été très dur pour moi dans ses articles de critique musicale… mais… » Je ne le laissai pas achever… « Voyons, lui dis-je, ne parlons pas de cela ; d’abord, ajoutai-je, ces articles, je ne les ai point lus, — je ne connais pas l’allemand… Les seuls mots de votre diabolique de langue pour un Italien, qu’il m’a été possible de retenir et de prononcer après une application héroïque, ce sont ich bin zufrieden. J’en étais fier, et à Vienne, je m’en servais indistinctement dans toutes les occasions, solennelles ou privées, — solennelles surtout. Cela me valut auprès de la population viennoise, qui passe pour être la plus aimable de tous les États allemands, et surtout auprès des belles Viennoises, une réputation d’urbanité achevée ; ich bin zufrieden. » Ces propos firent sourire Weber ; ce qui lui donna plus d’assurance et le mit aussitôt à l’aise[9].

« D’ailleurs, continuai-je, en discutant mes opéras, vous ne m’avez fait que trop d’honneur, à moi qui suis si peu de chose à côté des grands génies de votre pays. Aussi vais-je vous demander de me permettre de vous embrasser ; et, croyez-moi, si mon amitié peut avoir quelque prix à vos yeux, je vous l’offre complètement et de tout mon cœur. »

Je l’embrassai avec effusion et je vis apparaître une larme dans ses yeux.


Wagner. « Il était déjà atteint alors, je le sais, de la phtisie, qui devait l’emporter peu de temps après. »


Rossini. « En effet. Il m’apparut dans un état pitoyable : le teint livide, émacié, affecté de la toux sèche des poitrinaires… puis boitant : il faisait peine à voir. Peu de jours après, il vint me retrouver afin de me demander quelques recommandations pour Londres, où il allait se rendre. Je fus atterré à la pensée de le voir entreprendre un pareil voyage. Je l’en dissuadai de la façon la plus énergique, lui disant qu’il commettait un crime... un suicide ! Rien n’y fit : « Je le sais, me répondit il, j’y laisserai ma vie… Mais il le faut. Je dois aller monter Obéron, mon contrat m’y oblige, il le faut, il le faut… »

» Entre autres lettres pour Londres où, pendant mon séjour en Angleterre, j’avais noué d’importantes relations, je lui confiai une lettre de présentation au roi Georges qui, très accueillant pour les artistes, avait été particulièrement affable pour moi. — Le cœur navré, j’embrassai une dernière fois ce grand génie, avec le pressentiment que je ne le reverrais plus. Ce n’était que trop vrai. Povero Weber !


»… Mais, nous parlions des cabales, continua Rossini. Voici mon opinion à ce sujet : rien de tel que de leur opposer le silence et l’inertie ; c’est plus efficace, croyez-moi, que la riposte et la colère. La malveillance est légion ; celui qui seul veut se débattre ou, si vous l’aimez mieux, se battre contre cette gueuse, ne portera jamais le dernier coup. Pour ma part, me f…ichant de ces attaques, — plus on me roulait, plus je ripostai par des roulades ; aux sobriquets, j’opposai mes triolets ; aux lazzis mes pizzicati ; et tout le tintamarre mis en branle par ceux qui ne les aimaient pas, n’a jamais pu me contraindre, je vous le jure, à leur flanquer un coup de grosse caisse de moins dans mes crescendo ni m’empêcher, lorsque cela me convenait, de les horripiler par un felicità de plus dans mes finals. Que si vous me voyez avec une perruque, ce ne sont pas ces b…utors-là, croyez-le, qui ont réussi à faire tomber un seul cheveu de ma tête[10]. »

Abasourdi au premier moment de cette tirade ultra-pittoresque, où l’auteur du Barbier, jusque-là grave et réfléchi, se révéla brusquement sous un aspect si opposé (Rossini venait, en effet, de reprendre son naturel, habituellement plaisant, humoristique et nommant les choses par leur nom), Wagner, se contraignant pour ne pas éclater de rire : « Oh ! quant à ça, reprit-il (désignant du geste, le cerveau), — grâce à ce que vous aviez là, maestro, cette inertie dont vous parlez, n’était-ce pas plutôt une véritable puissance ; puissance ratifiée par le public et si souveraine qu’il fallait réellement plaindre les fous qui venaient s’y heurter ?… Mais ne m’avez-vous pas fait entendre, il y a un instant, que vous avez connu Beethoven ? »


Rossini. « C’est la vérité ; à Vienne, précisément à l’époque dont je viens de vous parler, en 1822, lorsque mon opéra Zelmira y fut représenté. J’avais déjà entendu à Milan des quatuors de Beethoven, je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle impression d’admiration ! Je connaissais également de lui quelques œuvres de piano. À Vienne, j’assistai pour la première fois à l’exécution d’une de ses symphonies, l’Héroïque. Cette musique me bouleversa. Je n’eus plus qu’une pensée : connaître ce grand génie, le voir, fut-ce une seule fois. Je pressentis à ce sujet Salieri, que je savais être en rapport avec Beethoven. »


Wagner. « Salieri, l’auteur des Danaïdes ? »


Rossini. « Celui-là même. Il avait acquis à Vienne, où il résidait depuis longtemps, une situation très en vue, à la suite de la vogue qu’obtinrent plusieurs de ses opéras, représentés au théâtre italien ; il me dit qu’en effet il voyait parfois Beethoven, mais m’avoua qu’en raison de son caractère ombrageux et fantasque, la chose que je demandais n’irait pas très facilement.

» Ce même Salieri, entre parenthèse, avait eu également des rapports assez suivis avec Mozart. Après la mort de celui-ci, il fut soupçonné, et même sérieusement accusé, de l’avoir, — par jalousie de métier, — fait disparaître au moyen d’un poison lent… »


Wagner. « De mon temps encore, ce bruit persistait à Vienne. »

Rossini. Je m’amusai un jour à dire à Salieri, en plaisantant : « C’est heureux pour Beethoven que par instinct de conservation, il évite de vous avoir à sa table ; car vous pourriez bien l’envoyer promener dans l’autre monde, comme vous l’avez fait de Mozart. » « J’ai donc l’air d’un empoisonneur ? » répondit Salieri. « Oh non ! répliquai-je, vous avez plutôt l’air d’un fieffé c…ouard ! » ce qu’il était en effet. — Ce pauvre diable, d’ailleurs, paraissait se soucier assez peu de passer pour être l’assassin de Mozart. Ce qu’il ne digérait pas, c’est qu’un journaliste viennois, défenseur de la musique allemande, — qui n’aimait que médiocrement l’opéra italien et Salieri par-dessus le marché, — avait écrit « que contrairement aux Danaïdes, il avait lui Salieri, vidé son tonneau pour tout de bon et sans beaucoup de peine encore, parce qu’il n’y avait jamais eu grand’chose dedans ». La consternation de Salieri à ce propos était navrante. D’autre part, je dois avouer que, pour satisfaire à mon désir, il crut ne pouvoir mieux faire que de s’adresser à Carpani, le poète italien, qui était persona grata auprès de Beethoven et par l’entremise duquel il était quasi certain de réussir. En effet, Carpani s’employa avec tant d’insistance auprès du maître qu’il obtint de celui-ci le consentement à me recevoir[11].

» Dois-je le dire ? En montant l’escalier qui menait au pauvre logis où vivait le grand homme, j’eus quelque peine à maîtriser mon émotion. — Lorsque la porte s’ouvrit, je me trouvai dans une sorte de réduit aussi sale qu’il témoignait d’un désordre effroyable. Je me rappelle surtout que le plafond, immédiatement sous le toit, était lézardé de larges crevasses par où la pluie devait pénétrer à flots[12].

» Les portraits que nous connaissons de Beethoven rendent assez bien la physionomie d’ensemble. Mais ce qu’aucun burin ne saurait exprimer, c’est la tristesse indéfinissable répandue en tous ses traits, — tandis que sous d’épais sourcils brillaient comme au fond de cavernes, des yeux qui, quoique petits, semblaient vous percer. La voix était douce et tant soit peu voilée.

» Quand nous entrâmes, sans d’abord faire attention à nous, il demeura pendant quelques instants penché sur une impression de musique qu’il achevait de corriger. Puis, relevant la tête, il me dit brusquement en un italien assez compréhensible : « Ah ! Rossini, c’est vous l’auteur del Barbiere di Seviglia ? Je vous en félicite ; c’est un excellent opéra buffa ; je l’ai lu avec plaisir et m’en suis réjoui. Tant qu’il existera un opéra italien, on le jouera. Ne cherchez jamais à faire autre chose que l’opéra buffa ; ce serait forcer votre destinée que de vouloir réussir dans un autre genre. »

« Mais, interrompit aussitôt Carpani qui m’accompagnait (bien entendu, en crayonnant et en allemand, puisqu’on ne pouvait pas autrement poursuivre avec Beethoven la conversation, que Carpani me traduisait mot à mot), il disait donc : « Le maestro Rossini a déjà composé un grand nombre de partitions d’opéra serin, Tancredi, Otello, Mosè ; je vous les ai envoyées il n’y a pas longtemps, en vous recommandant de les examiner. »

« Je les ai en effet parcourues, répondit Beethoven, mais, voyez-vous, l’opéra seria, cela n’est pas dans la nature des Italiens. Pour traiter le vrai drame, ils n’ont pas assez de science musicale ; et comment celle-ci pour- raient-ils l’acquérir en Italie ?… »


Wagner. « Ce coup de griffe de lion, n’aurait pas allégé la Consternation de Salieri, s’il avait été présent… »


Rossini. « Non, certes ! Je lui ai cependant raconté la chose. Il se mordit les lèvres… sans se faire trop de mal, je suppose ; car, ainsi que je viens de vous le dire, il était pleutre à tel point, que bien certainement dans l’autre monde, le roi des enfers, pour ne pas rougir de devoir rôtir un pareil c…ouard, a dû l’envoyer se faire f…umer ailleurs !


» Mais revenons à Beethoven, « Dans l’opéra buffa, continua-t-il, nul ne saurait vous égaler, vous autres Italiens. Votre langue et la vivacité de votre tempérament vous y destinent ; voyez Cimarosa : combien la partie comique n’est-elle pas supérieure dans ses opéras atout le reste ? Il en est de même de Pergolèse. Vous Italiens, vous faites grand cas, je le sais, de sa musique religieuse. Il y a dans son Stabat, j’en conviens, un sentiment très touchant ; mais la forme manque de variété… l’effet est monotone ; tandis que la Serva padrona… »


Wagner (interrompant). « Il faut convenir, maestro, dit-il, qu’heureusement vous vous êtes gardé de suivre le conseil de Beethoven… »


Rossini. « À dire vrai, je me sentais cependant plus d’aptitude pour l’opéra buffa. Je traitais plus volontiers des sujets comiques que des sujets sérieux. Mais je n’avais guère le choix des libretti, qui m’étaient imposés par les impressarii. — Que de fois ne m’est-il pas arrivé, de ne recevoir d’abord qu’une partie du scénario, — un acte à la fois dont il me fallait écrire la musique sans connaître la suite ni la fin du sujet ! Qu’on y songe… il s’agissait pour moi de faire vivre mon père, ma mère et ma grand’mère ! Cheminant de ville en ville, comme un nomade, j’écrivais trois, quatre opéras par an. Et croyez bien que cela ne me rapportait pas de quoi faire le grand seigneur. J’ai reçu pour le « Barbier » 1,200 francs une fois payés, plus un habit couleur noisette et à boutons d’or, dont mon imprésario me fit cadeau pour que je fusse en état de paraître décemment à l’orchestre. Cet habit pouvait, il est vrai, valoir 100 francs. Total, 1,300 francs. Je n’avais employé que treize jours pour écrire cette partition. Tout compte fait, cela revenait à joo francs par jour. Vous voyez, ajouta Rossini en souriant, que je gagnais tout de même un gros salaire. J’en étais bien fier devant mon père qui, lorsqu’il avait l’emploi de tubatore à Pesaro, ne gagnait par jour que 2 fr. 50. »


Wagner. « Treize jours ! Le fait certainement est unique !... Mais j’admire, maestro, comment, dans de telles conditions, astreint à cette vie de bohème que vous me citez, vous avez pu écrire telles pages d’Otello, de Mosé, pages supérieures, qui portent la marque, non de l’improvisation, mais d’un labeur réfléchi succédant à la concentration de toutes les forces du cerveau ? »


« Oh ! interrompit Rossini, j’avais de la facilité[13] et beaucoup d’instinct. Faute de posséder une instruction musicale approfondie, — d’ailleurs, où l’aurais-je acquise de mon temps en Italie ? — le peu que je savais, je l’ai découvert dans les partitions allemandes. Un amateur de Bologne en possédait quelques-unes : la Création, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée… Il me les prêtait, et comme je n’avais pas, à 15 ans, les moyens de me les faire venir d’Allemagne, je les copiai avec acharnement. Je vous dirai qu’il m’arrivait même le plus souvent, de ne transcrire d’abord, que la partie vocale seulement sans examiner l’accompagnement d’orchestre. Alors, sur une feuille volante, j’imaginais un accompaguement de mon cru, qu’ensuite je comparais à ceux d’Haydn et de Mozart ; après quoi, je complétais ma copie en y ajoutant les leurs. Ce système de travail m’a plus appris que tous les cours du Lycée de Bologne. Ah ! si j’avais pu faire mes études scolastiques dans votre pays, je sens que j’aurais pu produire quelque chose de mieux que ce que l’on connaît de moi. »


Wagner. « Non pas mieux assurément, pour ne citer que votre Scène des Ténèbres, de Moïse, la Conspiration de Guillaume Tell et, dans un autre ordre, Quando Corpus morietur… »


Rossini. « Vous me citez là, je veux bien en convenir, d’heureux quarts d’heure dans ma carrière. Mais qu’est-ce tout cela à côté de l’œuvre d’un Mozart, d’un Haydn ? Je ne saurais assez vous dire combien j’admire chez ces maîtres, cette science souple, cette sûreté qui leur est si naturelle dans l’art d’écrire Je les leur ai toujours enviées ; mais cela doit s’apprendre sur les bancs de l’école, et encore faut il être Mozart pour savoir en tirer profit. — Quant à Bach, pour ne pas quitter votre pays, — c’est un génie écrasant. Si Beethoven est un prodige dans l’humanité, Bach est un miracle de Dieu ! Je suis abonné à la grande publication de ses œuvres. Tenez... vous voyez précisément là, sur ma table, le dernier volume paru. Vous le dirai-je ? Le jour où le suivant m’arrivera, ce sera encore pour moi un jour de jouissances incomparables. Combien je voudrais, avant de m’en aller de ce monde, pouvoir entendre une exécution intégrale de sa grande Passion ! Mais ici, chez les Français, il n’y faut point songer… »


Wagner. « C’est Mendelssohn qui, le premier, a fait connaître la Passion aux Allemands, par une exécution magistrale qu’il dirigea lui-même à Berlin. »


Rossini. « Mendelssohn : Oh ! quelle nature sympathique ! Je me rappelle avec plaisir les bonnes heures que je passai dans sa société à Francfort, en 1836. Je me trouvais en cette ville, à l’occasion d’un mariage qui se célébrait dans la famille Rothschild et auquel (j’habitais alors Paris) j’avais été convié. Ce fut Ferdinand Hiller qui me fit faire la connaissance de Mendelssohn. Combien je fus charmé de l’entendre exécuter sur le piano, entre autres, quelques-unes de ses délicieuses Romances sans paroles. Puis il me joua du Weber. Je lui demandai alors du Bach, beaucoup de Bach. Hiller m’avait prévenu que personne ne l’interprétait mieux que lui. Au premier abord, Mendelssohn parut stupéfait de ma demande. « Comment, dit-il, vous Italien, vous aimez à ce point la musique allemande ? » « Je n’aime que celle-là, » répliquai-je ; puis j’ajoutai, d’une façon un peu trop sans-gêne : « Quant à la musique italienne, je m’en f…iche ! » Il me regarda ahuri ; ce qui ne l’empêcha pas de jouer admirablement et avec une rare complaisance, plusieurs fugues et autres pièces du grand Bach. J’appris par Hiller qu’après nous être séparés, Mendelssohn lui dit en rappelant ma boutade : « Ce Rossini est-il vraiment sérieux ? En tout cas, c’est un très drôle de corps ! »


Wagner (riant de bon cœur). « Je comprends, maestro, la stupéfaction de Mendelssohn ; mais m’est-il permis de vous demander comment se termina votre visite à Beethoven ? »


Rossini. « Oh ! elle fut courte. Cela se comprend, tout un côté de la conversation devant se faire par écrit. Je lui dis toute mon admiration pour son génie, toute ma gratitude pour m’avoir admis à pouvoir la lui exprimer… Il me répondit par un profond soupir et par ce seul mot : « Oh ! un infelice ! »

» Il me demanda après une pause, quelques détails sur les théâtres en Italie… sur les chanteurs en renom… si l’on y jouait fréquemment les opéras de Mozart… si j’étais satisfait de la troupe italienne de Vienne ?…

» Puis, en me souhaitant une bonne interprétation et le succès de Zelmira, il se leva, nous reconduisit jusqu’à la porte et me redit encore : Surtout, faites beaucoup « del Barbiere ».


» En descendant cet escalier délabré, je ressentis de ma visite à ce grand homme, une impression tellement pénible — songeant à cet abandon, à ce dénuement — que je ne pus maîtriser mes larmes. « Ah ! dit Carpani, c’est qu’il le veut ainsi. Il est misanthrope, bourru et ne sait conserver aucune amitié. »


» Le même soir, j’assistai précisément à un dîner de gala chez le prince de Metternich. Encore tout bouleversé de cette visite, de ce lugubre un infelice qui m’était resté dans l’oreille, je ne pus, je l’avoue, me défendre intérieurement d’un sentiment de confusion, de me voir par comparaison traité avec tant d’égards, dans cette brillante assemblée de Vienne ; ce qui m’amena à dire hautement et sans ménagement tout ce que je pensais de la conduite de la Cour et de l’aristocratie vis-à-vis du plus grand génie de l’époque, dont on se souciait si peu et qu’on abandonnait en une pareille détresse. — L’on me fit une réponse identique à celle que je reçus de Carpani. Je demandai si cependant cet état de surdité de Beethoven, n’était pas digne de la plus grande pitié… S’il était vraiment charitable de relever les faiblesses qui lui étaient reprochées, pour y chercher des motifs de refus à venir à son secours ? J’ajoutai que ce serait si facile, moyennant un engagement de souscription très minime, si toutes les familles riches intervenaient, de lui assurer une rente assez large pour le mettre sa vie durant, à l’abri de tout besoin. Cette proposition n’obtint l’appui de personne[14].

» Après le dîner, la soirée se termina par une réception qui amena dans les salons de Metternich les plus grands noms de la société viennoise. Il y eut également concert. Sur le programme figurait un des derniers trios parus de Beethoven… toujours lui, lui partout, comme on le dit de Napoléon. — Le nouveau chef-d’œuvre fut religieusement écouté et obtint un resplendissant succès. En l’entendant au milieu de toutes ces magnificences mondaines, je me disais mélancoliquement, qu’à ce moment le grand homme achevait peut-être, dans l’isolement du réduit où il vivait, quelque œuvre de haute inspiration destinée, comme les précédentes, à initier à des beautés d’ordre sublime, cette même aristocratie brillante d’où il était exclu et qui, toute à ses jouissances, ne s’inquiétait guère de la misère de celui qui les lui procurait.

» N’ayant pas réussi dans mes tentatives pour créer une rente annuelle à Beethoven, je ne perdis pas toutefois courage. Je voulus essayer de réunir les fonds nécessaires, afiu de lui acheter une habitation. Je parvins à obtenir quelques promesses de souscription ; mais, en y ajoutant la mienne, le résultat final fut très médiocre. Il fallait donc aussi abandonner ce second projet. On me répondit généralement : « Vous connaissez peu Beethoven. Le lendemain du jour où il sera propriétaire d’une maison, il la revendra. Il ne saura jamais s’accommoder d’une demeure fixe ; car il éprouve le besoin de changer de quartier tous les six mois et de servante toutes les six semaines. » Etait- ce une fin de non-recevoir ?

» Mais en voilà assez, je pense, de moi et des autres, qui sommes le Passé et même le Trépassé. Parlons un peu du Présent et, si vous le voulez bien, monsieur Wagner, surtout de l’Avenir, puisque dans la publicité votre nom apparaît, presque toujours inséparable de cette épithète. Ceci, bien entendu, sans la moindre intention malicieuse de ma part. — Et d’abord, dites-moi, êtes-vous définitivement fixé à Paris ? Quant à votre opéra Tannhäuser,

je suis persuadé que vous arriverez, à le faire représenter. On fait trop de bruit autour de cet ouvrage, pour que les Parisiens veuillent renoncer à la curiosité de l’entendre. La traduction est-elle faite ? »


Wagner. « Elle n’est pas encore achevée : j’y travaille activement avec un collaborateur très habile et surtout fort patient. Car il s’agit, pour la parfaite compréhension de l’expression musicale, d’identifier, pour ainsi dire, chaque mot français avec le sens correspondant du mot allemand sous la même notation. C’est un labeur ardu et de réalisation difficile. »


Rossini. « Mais pourquoi, à l’instar de Gluck, Spontini, Meyerbeer, n’écririez-vous pas d’emblée un opéra de toutes pièces sur un libretto français ? Vous êtes maintenant à même de vous rendre compte sur place du goût qui prédomine ici et du tempérament particulier, inhérent à l’esprit français, pour les choses de théâtre ? C’est ce que j’ai fait moi-même lorsque, après avoir quitté l’Italie et délaissé ma carrière italienne, je suis venu me fixer à Paris. »


Wagner. « En ce qui me concerne, maestro, je ne crois pas que ce soit réalisable. Après Tannhäuser j’ai écrit Lohengrin, puis Tristan et Isolde. Ces trois opéras, au double point de vue littéraire et musical, présentent une gradation logique dans mon concept de la forme définitive et absolue du drame lyrique. Ma manière a subi les effets inévitables de cette gradation. Et s’il est vrai qu’aujourd’hui, je sens la possibilité d’écrire d’autres ouvrages dans le style de Tristan, je m’avoue absolument incapable de reprendre ma manière de Tannhäuser. Or donc, si j’étais amené à devoir composer pour Paris, un opéra sur texte français, je ne pourrais et je ne devrais suivre une autre voie que celle qui m’a conduit à écrire Tristan.

» Dès lors, un ouvrage qui comme celui-ci, renfermerait une. telle perturbation des formes habituelles de l’opéra, resterait à coup sûr incompris et n’aurait aucune chance, dans l’état actuel des choses, d’être accepté par les Français. »


Rossini. « Et dites-moi, quel a été dans votre esprit le point de départ de ces réformes ? »


Wagner. « Leur système ne s’est pas développé d’emblée. Mes doutes se rapportent à mes premiers essais qui ne me satisfaisaient pas ; et c’est plutôt dans la conception poétique que dans la conception musicale que le germe de ces réformes s’est d’abord révélé à mon esprit. Mes premiers travaux en effet, avaient surtout un objectif littéraire. Préoccupé ensuite des moyens à combiner pour en élargir le sens par l’adjonction si pénétrante de l’expression phonique, je déplorais combien l’indépendance où se mouvait ma pensée dans le domaine idéal, s’amoindrissait devant les exigences imposées par la routine à la forme du drame musical[15].

» Ces aria di bravura, ces duos insipides fatalement fabriqués sur le même modèle, et combien d’autres hors-d’œuvre qui sans raison interrompaient l’action scénique ! puis les septuors ! car dans tout opéra qui se respectait, il fallait le septuor solennel où les personnages du drame, délaissant l’esprit de leur rôle, se mettaient en ligne devant la rampe — tous réconciliés ! — pour venir d’un commun accord (et souvent quels accords, grand Dieu !) débiter au public, un de ces poncifs fades… »


Rossini (l’interrompant). « Et savez vous comment nous appelions cela de mon temps en Italie ? Le rang des artichauts ! J’avoue que je sentais parfaitement le ridicule de la chose. Cela me faisait toujours l’effet d’une bande de facchini, venant chanter pour obtenir un pourboire. Mais que voulez-vous ? C’était la coutume ; une concession qu’il fallait faire au public, sinon on nous eût jeté des pommes cuites… et même de celles qui ne l’étaient pas ! »


Wagner (continuant sans prêter grande attention à l’interruption de Rossini) : « Et quant à l’orchestre, ces accompagnements routiniers… incolores… répétant obstinément les mêmes formules sans tenir compte de la diversité des personnages et des situations… en un mot, toute cette musique de concert, étrangère à l’action, n’ayant d’autre raison pour se trouver là, que la convention, — musique qui en maints endroits obstrue les opéras les plus réputés… tout cela m’apparut comme étant chose contraire au bon sens et incompatible avec la haute mission d’un art noble et digne de ce nom. »


Rossini. « Entre autres choses, vous venez de faire allusion à l’aria di bravura. À qui le dites-vous ? C’était mon cauchemar. Contenter à la fois la prima donna, il primo tenore, il primo basso !… il y en avait de ces gaillards — sans surtout oublier le terrible féminin du qualificatif — qui s’avisaient de compter le nombre de mesures de leur air, puis venaient me déclarer qu’ils ne le chanteraient pas, parce qu’un autre de leurs camarades avait un air contenant autant de mesures de plus, sans compter un plus grand nombre de trilles, de grupetti… »


Wagner (gaîment). « C’était mesuré à l’aune ! il ne restait plus au compositeur que de prendre pour collaborateur de ses inspirations un mètre… à musique.


Rossini. « Disons alors tout court, un ariamètre ! Ces gens, vraiment quand j’y songe, étaient féroces. Ce sont là les seuls coupables qui, à force de me faire suer de la tète, m’ont de bonne heure rendu chauve. Mais laissons cela et reprenons votre raisonnement…

» Celui-ci, en effet, est sans réplique, à ne considérer que le développement rationnel, rapide et régulier de l’action dramatique. Seulement, cette indépendance que réclame la conception littéraire, comment la maintenir dans l’alliance de celle-ci avec la forme musicale, qui n’est que convention ? vous avez dit le mot ! Car s’il faut resler dans l’esprit de la logique absolue, il va de soi qu’on ne chante pas en discourant ; l’homme colère, le conspirateur, le jaloux ne chantent pas ! (plaisamment) : Une exception peut-être pour les amoureux, qu’à la rigueur on peut faire roucouler… Mais encore plus fort : va-t-on à la mort en chantant ? Donc convention que l’opéra d’un bout à l’autre. Et l’instrumentation elle-même ?.. Qui donc, dans un orchestre déchaîné, pourrait préciser la différence de description entre une tempête, une émeute, un incendie ?… toujours convention ! »


Wagner. « Il est évident, maestro, que la convention — et dans une mesure même très large, — s’impose, sinon il faudrait supprimer absolument le drame lyrique et même la comédie musicale. Il n’est pas moins indiscutable cependant, que cette convention ayant été élevée au rang de forme d’art, doit être comprise de façon à éviter les excès qui mènent à l’absurde, au ridicule. Et voilà l’abus contre lequel je réagis. Mais on a voulu embrouiller ma pensée. Ne me représente-t-on pas comme un orgueilleux… dénigrant Mozart… »


Rossini (avec un peu d’humeur). « Mozart, l’angelo della musica… Mais à moins d’être sacrilège, qui donc oserait toucher à celui-là ? »


Wagner. « L’on m’accuse de répudier, à peu de chose près, — sauf de rares exceptions, dont Gluck et Weber — toute la musique d’opéra existante. On s’obstine, évidemment de parti pris, à ne rien vouloir comprendre à mes écrits. Comment ! Mais loin de contester et de ne pas éprouver au plus haut degré moi-même, le charme — comme musique pure — de tant d’admirables pages d’opéras justement célèbres, c’est contre le rôle de cette musique lorsqu’elle est condamnée à faire l’office d’un hors-d’œuvre purement récréatif, ou lorsque, esclave de la routine et étrangère à l’action scénique, elle ne s’adresse systématiquement qu’à la sensualité de l’oreille, c’est contre ce role-là que je m’insurge et que je veux réagir.

» Un opéra, selon ma pensée, étant destiné par son essence complexe, à avoir pour objet de former un organisme, où se concentre l’union parfaite de tous les arts qui contribuent aie constituer : art poétique, art musical, art décoratif et plastique, n’est-ce pas ravaler la mission du musicien, que de vouloir le contraindre à n’être qu’un simple illustrateur instrumental d’un libretto quelconque, qui lui impose d’avance un sommaire numéroté des airs, duos, scènes, ensembles… en un mot des morceaux (morceaux, c’est-à-dire : choses morcelées, c’est le vrai mot) qu’il aura à traduire en notes ; à peu près comme un coloriste qui enluminera des épreuves d’estampes imprimées en noir ? Certes, il est de nombreux exemples où des compositeurs, inspirés par une situation dramatique émouvante, ont écrit des pages immortelles. Mais combien d’autres pages de leurs partitions sont amoindries ou nulles à cause du système vicieux que je signale ! Or, tant que ces errements dureront, tant que l’on ne sentira pas régner une pénétration réciproque, complète entre la musique et le poème, ni cette conception double fondue d’emblée en une seule pensée, le véritable drame musical ne saurait exister. »


Rossini. « C’est-à-dire, si je vous comprends bien, que pour réaliser votre idéal, le compositeur devrait être son propre librettiste ? Cela me paraît, pour bien des raisons, une condition quasi insurmontable. »


Wagner (très animé). « Et pourquoi ? Quelle est la raison qui s’opposerait à ce que les compositeurs, tout en apprenant le contrepoint, lassent en même temps des études littéraires, scrutent l’histoire, lisent les légendes ? Ce qui les amènerait instinctivement par la suite, à s’attacher à tel sujet, poétique ou tragique, en connexité avec leur tempérament ?… Et puis, si l’habileté ou l’expérience leur manquent pour agencer l’intrigue dramatique, n’auraient-ils pas alors la ressource, de s’adresser à quelque dramaturge de métier avec lequel ils s’identifieraient par une collaboration couramment entretenue ?

» D’ailleurs, parmi les compositeurs dramatiques, il en est peu, je crois, qui n’aient à l’occasion, montré d’instinct des aptitudes littéraires et poétiques remarquables ; bouleversant ou retondant à leur gré, soit le texte, soit l’ordonnance de telle scène qu’ils sentaient autrement et comprenaient mieux que leur librettiste. Pour ne pas chercher bien loin, vous-même, maestro, — prenons pour exemple la scène de la Conjuration de Guillaume Tell — me direz-vous que vous avez suivi servilement, mot par mot, le texte fourni par vos collaborateurs ? Je ne le crois pas. Il n’est pas difficile, lorsqu’on y regarde de près, de découvrir dans maints endroits, des effets de déclamation et de gradation, qui portent une telle empreinte de musicalité (si je puis m’exprimer ainsi) d’inspiration spontanée, que je me refuse à attribuer leur genèse à l’intervention exclusive du canevas textuel que vous aviez sous les yeux. Un librettiste, quelle que soit son habileté, ne saurait — surtout dans les scènes qui se compliquent d’ensembles — concevoir l’ordonnance qui convient au compositeur, pour réaliser la fresque musicale, telle que son imagination la lui suggère. »


Rossini. « Vous dites vrai. Cette scène en effet, fut d’après mes indications profondément modifiée et non sans peine. J’ai composé Guillaume Tell à la campagne de mon ami Aguado, où je passais l’été. Là, je n’avais pas sous la main mes librettistes. Ce furent Armand Marrast et Crémieux (entre parenthèse, deux futurs conspirateurs contre le gouvernement de Louis-Philippe) qui se trouvant également en villégiature chez Aguado, me vinrent en aide, dans les transformations du texte et de la versification qui m’étaient nécessaires, pour ourdir comme il le fallait, le plan de mes conspirateurs à moi, contre Gessler.»


Wagner. « Voilà donc un aveu implicite, maestro, qui contient déjà en partie la confirmation de ce que je viens de dire ; il suffit de donner au principe plus d’extension, pour établir, que mes idées ne sont pas aussi contradictoires, ni aussi impossibles à réaliser qu’elles pourraient le paraître de prime abord.

» J’affirme qu’il est logiquement inévitable que, par une évolution toute naturelle, lente peut-être, — naîtra, non pas cette musique de l’avenir que l’on s’obstine à m’attribuer la prétention de vouloir engendrer tout seul, mais l’avenir du drame musical, auquel le mouvement général prendra part et d’où surgira une orientation aussi féconde que nouvelle dans le concept des compositeurs, des chanteurs et du public. »


Rossini. « C’est en somme, un bouleversement radical ! Et croyez-vous que les chanteurs, — pour parler d’abord de ceux-ci — habitués à la mise en évidence de leur talent parla virtuosité, laquelle serait remplacée — si je devine bien — par une sorte de mélopée déclamatoire, croyez-vous que le public habitué, disons le mot, au vieux jeu, finiront par se soumettre à des transformations aussi destructives de tout le passé ? J’en doute fort. »


Wagner. « Ce sera assurément une éducation lente à faire, mais elle se fera. Quant au public, est-ce lui qui forme les maîtres ou sont-ce les maîtres qui forment le public ? Encore une constatation dont je vois en vous, une illustre démonstration.

» N’est-ce pas, en effet, votre manière bien personnelle qui a fait oublier, en Italie, tous vos devanciers ; qui vous a acquis avec une rapidité inouïe une popularité sans exemple ? puis, maestro, votre influence passant la frontière, ne devint-elle pas universelle ?

» Quant aux chanteurs, dont vous m’objectez la résistance, ils devront bien se soumettre et accepter une situation qui, du reste, les élèvera. Lorsqu’ils s’apercevront que le drame lyrique, dans sa forme nouvelle, ne leur fournira plus, il est vrai, les éléments des succès faciles particulièrement dus, soit à la force de leurs poumons, soit aux avantages d’un organe charmeur, — ils comprendront que désormais, l’art exigera d’eux une mission plus haute. Obligés de renoncer à s’isoler dans les limites personnelles de leur rôle, ils s’identifieront avec l’esprit tant philosophique qu’esthétique qui domine dans l’œuvre. Ils vivront, si je puis m’exprimer ainsi, dans une atmosphère où — tout, faisant partie du tout, — rien ne saurait demeurer secondaire. De plus, déshabitués des succès éphémères d’une virtuosité fugitive, délivrés du supplice de devoir faire retentir leur voix sur des paroles insipides, alignées en rimes banales, — ils s’apercevront combien il leur sera dévolu de pouvoir illustrer leur nom d’une auréole plus glorieuse et plus durable, quand ils s’incarneront les personnages qu’ils représentent, par la pénétration complète — au point de vue psychologique et humain — de leur raison d’être dans le drame ; quand ils s’appuyeront sur l’étude approfondie des idées, des mœurs, du caractère de l’époque où se passe l’action ; quand ils joindront une diction irréprochable, au prestige d’une déclamation magistrale, pleine de vérité et de noblesse. »


Rossini. « Au point de vue de l’art pur, ce sont là sans doute des vues larges, des perspectives séduisantes. Mais au point de vue de la forme musicale en particulier, c’est comme je le disais, l’aboutissement fatal à la mélopée déclamatoire ; — l’oraison funèbre de la mélodie ! — Sinon comment allier la notation expressive pour ainsi dire de chaque syllabe du langage, à la forme mélodique, dont un rythme précis et la concordance symétrique des membres qui la constituent, doivent établir la physionomie ? »


Wagner. « Certes, maestro, pareil système mis en œuvre et poussé avec une telle rigueur, serait intolérable. Mais si vous voulez bien me comprendre, voici : loin de repousser la mélodie, je la réclame au contraire, et à pleins bords. La mélodie n’est-elle pas l’épanouissement de tout organisme musical ? Sans la mélodie, rien n’est et ne saurait être. Seulement, entendons-nous : je la réclame autre que celle qui, resserrée dans les limites étroites des procédés conventionnels, — subit le joug des périodes symétriques, des rythmes obstinés, des marches harmoniques prévues et des cadences obligatoires. Je veux la mélodie libre, indépendante, sans entraves. Une mélodie spécialisant en son contour caractéristique, non seulement chaque personnage de manière à ce qu’il ne soit pas confondu avec un autre, — mais encore tel fait, tel épisode inhérents à la contexture du drame. Une mélodie de forme bien précise, qui tout en se pliant par ses multiples inflexions au sens du texte poétique, puisse s’étendre, se restreindre, s’élargir[16] suivant les conditions exigées par l’effet musical, tel que le compositeur veut l’obtenir. Et quant à cette mélodie-là, vous-même, maestro, vous en avez stéréotypé un spécimen sublime dans la scène de Guillaume Tell, sois immobile, où le chant bien libre, accentuant chaque parole et soutenu par les traits haletants des violoncelles, atteint les plus hauts sommets de l’expression lyrique. »


Rossini. « De manière que j’ai fait là de la musique de l’avenir sans le savoir ? »


Wagner. « Vous avez fait là, maestro, de la musique de tous les temps et c’est la meilleure. »


Rossini. « Je vous dirai que le sentiment qui m’a le plus remué dans ma vie, c’est l’amour que j’avais pour ma mère et pour mon Père, et ils me le rendaient avec usure, je me plais à le dire. C’est là, je crois, que j’ai trouvé la note qu’il fallait pour cette scène de la pomme — de Guillaume Tell.

» Mais encore une question, monsieur Wagner, si vous me le permettez : comment accordez-vous avec ce système, l’emploi simultané de deux, de plusieurs voix, ainsi que celui des chœurs ? Pour être logique il faudrait les prohiber…? »


Wagner. « Ce serait en effet rigoureusement rationnel, que le dialogue musical se modelât sur le dialogue parlé, en laissant aux personnages la parole, chacun à son tour. Mais d’autre part aussi, on admettra que par exemple, deux personnes distinctes puissent, à un moment donné, se trouver dans un même état d’âme ; — partager un sentiment commun et par suite joindre leurs voix pour s’identifier dans une pensée unique. De même que plusieurs personnes assemblées, s’il y a lutte entre les sentiments divers qui les animent, peuvent sensément user de la faculté de les exprimer simultanément, tandis qu’individuellement chacune d’elles détermine celui qui lui est propre.

» Et comprenez-vous maintenant, maestro, quelles ressources immenses, infinies, vaudra aux compositeurs, ce système d’application à chacun des personnages du drame, à chacune des situations, — d’une formule mélodique type, susceptible dans le courant de l’action — tout en conservant son caractère d’origine — de se prêter aux développements les plus divers, les plus étendus…?

» Dès lors, ces ensembles où chacun des personnages apparaît dans son individualité, mais où tous ces éléments se combinent dans une polyphonie appropriée à l’action, ces ensembles-là ne nous donneront plus le spectacle, je le répète, de ces ensembles absurdes où les personnages animés des passions les plus contradictoires, se trouvent à un moment donné, condamnés sans rime ni raison, à unir leurs voix dans une sorte de largo d’apothéose, dont les harmonies patriarcales l’ont uniquement songer « qu’on ne saurait être mieux qu’au sein de sa famille »[17].

» Quant aux chœurs, continua Wagner, il est une vérité psychologique : c’est que les masses collectives obéissent plus énergiquement à une sensation déterminée que l’homme isolé ; telles l’épouvante, la fureur, la pitié... Il est donc logique d’admettre, que la foule puisse collectivement exprimer cet état dans le langage phonique de l’opéra, sans choquer le bon sens. Bien plus, l’intervention des chœurs, dès qu’elle est logiquement indiquée dans les situations du drame, est une puissance sans égale et l’un des plus précieux facteurs de l’effet théâtral. Entre cent exemples, dois-je rappeler l’impression d’angoisse du fougueux chœur d’Idoménée — Corriamo, fuggiamo ! — sans oublier non plus, maestro, votre admirable fresque de Moïse — le chœur si désolé, des ténèbres…? »


Rossini. « Encore ! (Se frappant le front et très plaisamment), décidément j’avais donc, moi aussi, de grandes dispositions pour la musique de l’avenir ?... Vous me mettez l’eau à la bouche ! Si je n’étais pas trop vieux, je recommencerais et alors… gare à l’ancien régime ! »

« Ah ! maestro, — répliqua aussitôt Wagner, — si vous n’aviez pas jeté la plume après Guillaume Tell — à 37 ans — un crime ! vous ignorez vous-même tout ce que vous auriez tiré de ce cerveau-là ! Vous n’auriez alors fait que commencer… »


Rossini (reprenant son ton sérieux). « Que voulez-vous ? Je n’avais pas d’enfants. Si j’en avais eu, j’aurais sans doute continué à travailler. Mais à vous dire vrai, après avoir peiné pendant quinze ans et composé, pendant cette période soi-disant si paresseuse, quarante opéras, j’éprouvai le besoin du repos et m’en retournai vivre tranquillement à Bologne.

» Du reste l’état des théâtres en Italie, qui déjà durant ma carrière laissaient beaucoup à désirer, était alors en pleine décadence ; l’art du chant avait sombré. C’était à prévoir. »


Wagner. « À quoi attribuez-vous un phénomène aussi inattendu dans un pays où les belles voix sont en surabondance ? »


Rossini. « À la disparition des Castrati. L’on ne saurait se faire une idée du charme de l’organe et de la virtuosité consommée — qu’à défaut d’autre chose et par une charitable compensation — possédaient ces braves des braves. C’étaient aussi des professeurs incomparables. À eux était généralement confié l’enseignement du chant dans les maîtrises attachées aux églises et entretenues aux frais de celles-ci. Quelques-unes de ces écoles étaient célèbres. C’étaient de véritables académies de chant. Les élèves y affluaient et nombre de ceux-ci abandonnaient fréquemment le jubé pour se vouer à la carrière théâtrale. Mais à la suite du nouveau régime politique instauré dans toute l’Italie par mes remuants compatriotes, les maîtrises furent supprimées et remplacées par quelques conservatoires où, en fait de bonnes traditions, del bel canto, on ne conserve rien du tout.

» Quant aux Castrati, ils s’évanouirent et l’usage se perdit d’en tailler de nouveaux. Ce fut là la cause de la décadence irrémédiable de l’art du chant. Celui-ci disparaissant, l’opéra buffa (ce qu’il y avait de mieux) alla à la dérive. Et l’opéra séria ? le public qui, déjà de mon temps, se montrait peu susceptible de s’élever à la hauteur du grand art, ne témoignait plus aucun intérêt à ce genre de spectacle. L’annonce sur l’affiche d’un opéra séria avait ordinairement pour seul effet, d’attirer quelques spectateurs pléthoriques, désireux de respirer librement, loin de la foule, un air réfrigérant. Voilà pour quelles raisons et quelques autres encore, je jugeai que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de me taire. Je me tus et cosi finita la comedia. »


Rossini se leva, serra affectueusement les mains de Wagner, ajoutant : « Mon cher monsieur Wagner, je ne saurais assez vous remercier de votre visite et particulièrement de l’exposé si clair et si intéressant que vous avez bien voulu me faire de vos idées. Moi qui ne compose plus, étant à l’âge où plutôt on décompose, en attendant que j’aille redécomposer pour tout de bon — je suis trop vieux pour tourner mes regards vers de nouveaux horizons ; mais vos idées — quoiqu’en disent vos détacteurs — sont de nature à faire réfléchir les jeunes. De tous les arts, la musique est celui qui, à cause de son essence idéale, est surtout destiné aux transformations. Celles-ci sont sans limites. Après Mozart, pouvait-on prévoir Beethoven ? Après Gluck, Weber ? Et après ceux-ci ce n’est certes pas la fin. Chacun doit donc tâcher, sinon d’avancer, au moins de trouver du nouveau sans se préoccuper de la légende d’un certain Hercule, grand voyageur à ce qu’il paraît, lequel arrivé à un certain endroit où il ne voyait plus très clair, planta, dit-on, sa colonne, puis rebroussa chemin. »


Wagner. « C’était peut-être un poteau de chasse privée, pour empêcher d’autres de pénétrer plus loin ?… »


Rossini. « Chi lo sa ? Vous avez sans doute raison, car on assure qu’il montrait une crâne prédilection pour la chasse au lion. — Espérons toutefois, que notre art ne soit jamais borné par un poseur de colonnes de ce genre-là. Pour ma part, je fus de mon temps. À d’autres, à vous en particulier, que je vois vigoureux et imprégné de tendances aussi magistrales, il appartient de faire du nouveau et de réussir, — ce que je vous souhaite de tout mon cœur.



Ainsi finit cette entrevue mémorable où pendant la grosse demi-heure qu’elle dura, ces deux hommes — dont la verve spirituelle de l’un ne laissa pas en reste les réparties humoristiques de l’autre — n’eurent pas l’air de s’être ennuyés, je puis l’attester.



Rossini, en nous reconduisant par la salle à manger attenante à sa chambre, s’arrêta brusquement devant un délicieux petit meuble en fine marqueterie, posé entre les deux fenêtres et que tous les habitués de ses salons connaissaient. C’était un petit orgue mécanique du XVIIe siècle, de fabrication florentine.

« Tenez — dit le maestro à Wagner — ce petit orgue va vous faire entendre quelques vieux airs de mon pays, qui vous intéresseront peut-être. » Il toucha le ressort et aussitôt l’instrument de débiter, avec un son archaïque de flageolet, tout son répertoire. C’étaient des petits airs populaires.

« Qu’en dites-vous ? — reprit Rossini — voilà du passé et même du trépassé. C’est simple et naïf. Quel en est l’auteur ignoré ? Quelque ménétrier apparemment. Cela date de loin sans doute et cela vit toujours ! Est-ce que dans un siècle il en restera autant de nous ? »

De nous ! Certains éplucheurs ne manqueront pas l’occasion de voir là, à l’adresse de Wagner, un coup droit déguisé sous l’apparence d’une sénile bonhomie. Je ne pense pas que l’intention du maestro fut telle. Cette réflexion — identique d’ailleurs à celles qu’en d’autres occasions déjà je lui avais entendu débiter à ce même propos, — semblait d’une venue spontanée, émise simplement, sans arrière-pensée[18]. Wagner n’y fit pas attention.

Nous prîmes alors congé du maestro.

En descendant l’escalier, Wagner me dit : « J’avoue que je ne m’attendais pas à trouver en Rossini, l’homme tel qu’il m’est apparu. Il est simple, naturel, sérieux et se montre apte à s’intéresser à tous les points qui ont été touchés durant ce court entretien. Je ne pouvais pas exposer en quelques mots, toutes les idées que je développe dans mes écrits, concernant le concept que je me suis formé de l’évolution nécessaire du drame lyrique vers d’autres destinées. J’ai dû me restreindre à quelques vues générales, ne m’appuyant que sur des détails pratiques dont il pouvait immédiatement saisir la portée. Mais telles quelles, il fallait s’attendre à ce que mes déclarations lui parussent excessives, étant donné l’esprit systématique qui prévalut au temps où il fit sa carrière et dont nécessairement il reste encore pénétré aujourd’hui. Comme Mozart, il possédait au plus haut degré le don de l’invention mélodique. Il était en outre merveilleusement secondé par son instinct de la scène et de l’expression dramatique. Que n’eût-il pas produit s’il avait reçu une éducation musicale forte et complète ? surtout, si moins Italien et moins sceptique, il avait senti en lui la religion de son art ? nul doute qu’il eût pris une envolée, qui l’eût mené aux plus hautes cimes. En un mot, c’est un génie qui s’est égaré faute d’avoir été bien préparé et d’avoir rencontré le milieu pour lequel ses hautes facultés créatrices l’avaient désigné. Mais je dois le constater : de tous les musiciens que j’ai rencontrés à Paris, c’est le seul vraiment grand. »

Je me séparai de Wagner, et rentrant aussitôt chez moi, je me hâtai de mettre en ordre les notes que j’avais prises pendant l’entretien de ces deux hommes célèbres.

Je me fis alors cette réflexion : que Rossini, qui nous avait entretenus avec tant d’émotion de sa visite à Beethoven en exprimant toute l’admiration qu’il ressentait pour ce génie colossal, était loin de se douter que c’était un colosse de même trempe qu’il avait eu devant lui.

Wagner, ne l’oublions pas, n’avait pas encore conquis le prestige que confère la célébrité. Son nom, quoique déjà répandu en Allemagne à la suite des représentations de Tannhäuser et de Lohengrin sur divers théâtres, avait — il est vrai — acquis de la notoriété à Paris ; mais c’était le polémiste plutôt que le musicien qui était visé, dans les nombreux articles généralement hostiles que la Presse multipliait contre lui. D’où il résulte qu’aux yeux de Rossini, — qui ne connaissait rien de la musique de Wagner — celui-ci en somme, occupant alors comme personnalité une situation bien inférieure à celle d’un Gounod, d’un Félicien David, représentait peut-être tout au plus le type d’un Tudesque, se grisant aux suggestions d’un esprit exalté, plus discoureur que musicien, trop radical dans ses utopies rénovatrices pour que l’on put sérieusement croire à la possibilité de leur réalisation. Aussi Rossini écoutait-il d’abord Wagner, plutôt avec l’apparence d’une curiosité poliequ’avee les marques d’un intérêt vivement concentré. Durant le cours de la conversation, cette impression se modifia et Rossini, dont la perspicacité était notoire, ne tarda pas à s’apercevoir que ce Tudesque était un cerveau.

D’ailleurs cette rencontre entre ces deux hommes de génie, dont l’un saturé de renommée survivait depuis trente ans à la plus brillante des carrières ; dont l’autre à la veille d’une gloire incomparable, n’avait pas encore révélé à ses contemporains tout ce que ses facultés titanesques recelaient ; cette entrevue fut ce qu’elle devait être : courtoise et simple du côté de Rossini, digne et pleine de déférence du côté de Wagner.

Celui-ci, en se présentant devant le maître de Pesaro, ne s’était fait aucune illusion, cela va sans dire, sur l’accueil que recevrait l’exposé de ses théories. Il ne s’attendait pas même à ce que Rossini eût mis tant d’urbanité à prolonger la conversation ; et le cri d’alarme : mais c’est l’oraison funèbre de la mélodie que vous prononcez là, ne le surprit nullement. C’était le cri du cœur, il ne pouvait pas ne pas l’avoir prévu. Aussi n’était-ce pas dans l’intention d’être compris, que Wagner avait désiré cette entrevue ; mais surtout dans l’espoir de pouvoir étudier psychologiquement de près, ce musicien étrange, doué à miracle, lequel après une ascension si étonnamment rapide dans le développement de ses facultés créatrices d’où surgit finalement Guillaume Tell, n’eût alors à 37 ans, rien de plus pressé que de se soustraire à son génie, comme on se débarrasse d’un fardeau encombrant, pour s’enfouir dans le farniente bourgeois d’une vie incolore, sans plus se soucier de son art que s’il ne l’avait jamais pratiqué. C’était là le phénomène qui sollicitait la curiosité de Wagner et qu’il avait eu à cœur de pouvoir analyser.

D’autre part, ce ne devait pas lui déplaire non plus, de saisir l’occasion de protester en personne, contre les absurdités qu’une publicité ignare et agressive lui attribuait au sujet de ses prétendus sentiments de mépris à l’égard de la musique d’opéra des maîtres les plus illustres, ses devanciers, Mozart en tête, Meyerbeer et Rossini ensuite. À celui-ci — on vient de le voir — il le fit en termes dignes et précis, se bornant à une simple dénégation, ainsi qu’il sied à un homme qui n’a pas à se disculper d’imputations colportées par la malveillance, ni d’allégations où ses déclarations étaient intentionnellement faussées.

Absolu d’ailleurs, lorsqu’en présence du maître italien, il exposa ses idées dans leur vraie signification, il ne s’embarrassa ni de précautions oratoires ni de subterfuges ambigus, pas plus qu’il ne songea à les mitiger par des restrictions sentant l’eau bénite de Cour, — pour formuler catégoriquement ses critiques au sujet de l’état défectueux et vermoulu de l’opéra dans son organisme séculaire, aussi bien que du système vicieux appliqué par les compositeurs à l’agrémenter de leur musique. C’était, il faut en convenir, une pointe peu émoussée dirigée en ligne directe vers Rossini.

Celui-ci, on l’a vu, loin de prendre ombrage, discuta courtoisement du ton enjoué et humoristique qui lui était habituel. Mais à remarquer le changement qui peu à peu s’opérait dans son attitude, on s’apercevait clairement, je le répète, qu’il n’avait pas tardé à comprendre la valeur réelle de l’homme dont il recevait la visite. Au lieu d’un illuminé bourré de suffisance, divaguant à travers la phraséologie confuse d’un pédantisme incohérent, tel que dans son entourage on avait dépeint cet Allemand philosophe, — Rossini se rendit bientôt compte, qu’il avait devant lui un esprit de premier ordre, robuste, clair, conscient de sa force, capable d’embrasser d’un coup d’œil d’aigle le domaine de l’art dans ses espaces illimités et résolu à s’élever aux plus hauts sommets.

Le contact de ces deux hommes, toute équivoque s’étant rapidement dissipée, avait donc abouti à un sentiment d’estime réciproque qui persista dans la suite avec autant de sincérité que de déférence. Et pourtant, combien disparates ces deux génies !

Wagner, au tempérament foncièrement germanique, absolu, impérieux, combatif, nourri à l’école de Schopenhauer, profond et sublime comme Beethoven, cerveau en ébullition perpétuelle, dominé et harcelé par son Genius, son démon, ainsi qu’il le nommait ; conscient de son apostolat qui était sa puissance, conscient de son devoir de créer, qui était sa destinée.

L’autre, Rossini, l’Italien, esprit alerte, brillant, adepte de la philosophie d’Épicure, jouissant de la surface des choses plutôt que de prendre la peine d’en pénétrer le fond ; se laissant vivre au jour le jour en jetant à tous les vents ses improvisations ; ayant lui pour Genius, au lieu du démon ravageur de Wagner, une fée douce et généreuse pleine de caresses ; ne cédant aux attractions de l’art qu’en cas de contrainte et alors faisant appel à la complaisance d’un instinct merveilleux toujours prêt à répondre à ses sollicitations.

Tel était le contraste entre ces deux musiciens, dont l’un au cours d’une vie tempétueuse devait combattre jusqu’au bout, créer jusqu’à son dernier souffle ; dont l’autre, après avoir terminé la première période d’une existence saturée de triomphes et de délices, se reposa dès le septième lustre de son âge, satisfait de lui-même et de son œuvre, ainsi que fit l’Éternel au septième jour de la création.

Je mis donc en ordre mes notes et le même soir, comme de coutume, j’allai chez Rossini, où l’on était certain de toujours rencontrer quelques personnalités. J’y trouvai, entre autres, Azevedo, critique musical attaché au journal l’Opinion Nationale, Rossiniste enragé et l’un des plus fougueux persécuteurs de Wagner.

Rossini, dès qu’il le vit, l’interpella d’un air narquois : « Eh Azevedo, eh bien ! je l’ai vu, il est venu… le monstre… votre bête noire… Wagner ! »

Tandis que le maestro continuait de s’entretenir avec Carafa, Azevedo me prit à part pour obtenir quelques détails à propos de cette entrevue. Mais un instant après, Rossini venant nous interrompre : « Vous avez beau dire, — poursuivit-il en s’adressant à Azevedo — ce Wagner — je dois en convenir — me semble doué de facultés de premier ordre. Tout son physique — son menton surtout — révèle le tempérament d’une volonté de fer. C’est une grande chose que de savoir vouloir. S’il possède au même degré, comme je le crois, le don de pouvoir, il fera parler de lui. »

Azevedo se tut ; mais il me glissa dans l’oreille : « Pourquoi Rossini parle-t-il au futur ? Cet animal, tudieu, ne fait déjà que trop parler de lui au présent. »

Quant à Rossini, il ne pouvait certes pas se douter jusqu’à quel point, dix ans plus tard, alors qu’il n’y serait plus, sa prédiction non seulement se trouverait accomplie, mais prodigieusement dépassée.


N’est-ce pas une particularité bien extraordinaire à retenir de l’existence de l’auteur du Barbier et de Guillaume Tell — qu’il ait connu à quarante ans de distance, ces deux vastes génies dont l’un, Beethoven au début du siècle révolutionna la musique instrumentale — dont l’autre, Wagner, vers la fin de la même ère, devait révolutionner l’opéra, — tandis que pendant cet intervalle d’attente entre Fidelio et Tannhäuser, il fut dévolu à lui l’Italien, de fasciner ses contemporains par le charme mélodique des formes nouvelles dont il fut le brillant initiateur, et d’apporter sa part d’influence incontestable aux destinées futures du drame musical.

Il est à remarquer, les deux maîtres ne se revirent plus.

Après la chute de Tannhäuser à l’Opéra de Paris, les journaux français et quelques journaux allemands publièrent aux dépens de Wagner de nouvelles historiettes auxquelles le nom de Rossini fut derechef mêlé. Puis des amis maladroits intervinrent — on se demande dans quel but ? — pour présenter aux yeux de Wagner l’attitude du maestro italien sous un aspect peu avantageux. Ni plus ni moins, on le faisait passer pour un faux bonhomme. Je m’efforçai d’édifier Wagner à ce sujet et de lui faire connaître l’exacte vérité[19].

Rossini, non moins contrarié, chargea entre autres, Liszt, de convier Wagner à revenir le voir, afin qu’il pût lui fournir des preuves indiscutables de sa parfaite innocence. Wagner déclina cette invitation, alléguant pour prétexte que ces racontars qui pullulaient, ne feraient que s’accroître encore, du moment que les journaux apprendraient qu’il aurait fait une nouvelle visite à Rossini ; — que ceux-ci ne l’avaient déjà à ce propos que trop lardé de leurs histoires de Pater peccavi ; — que tout cela le mettait dans une fausse position… que d’ailleurs il se gardait de mettre Rossini en cause, n’ayant jamais varié quant à l’impression de profonde sympathie due à la noblesse de son caractère, qu’il avait conservée de lui après la première visite qu’il lui avait faite…

C’était une fin de non-recevoir. Il s’y obstina, car je lui renouvelai encore moi-même et sans succès une dernière invitation de la part de Rossini, lorsquecelui-cime chargea de remettre au domicile de Wagner la partition de la Messe de Gran que Liszt avait prêtée au maestro.

Je crois que le motif véritable du refus de Wagner, résidait plutôt dans la conviction du peu de profit qu’il entrevoyait à tirer d’un second entretien avec le maestro italien. Le but qu’il s’était proposé en sollicitant une première entrevue, ainsi que je l’ai expliqué, était complètement atteint. Il ne désirait rien au delà.

Les deux maîtres ne se revirent donc plus ; mais je puis certifier que toutes les fois où le nom de Rossini passa par la bouche ou sous la plume de Wagner, celui-ci ne se départît jamais de la déférence ni de l’estime profonde qu’il avait conçues pour lui. Il en fut de même de Rossini, qui s’enquit fréquemment auprès de moi des succès que les opéras de Wagner rencontrèrent depuis en Allemagne, et à propos desquels il me chargea maintes fois, de transmettre à ce dernier ses félicitations et ses souvenirs.

Edmond Michotte
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  1. Erinnerungen an Rossini (1868).
  2. Toutes les sottises que l’on inventa alors à ce sujet et dont on a formé une légende qui subsiste encore aujourd’hui, se résument en fin de compte à prétendre :

    Que Rossini se refusa d’abord énergiquement à voir Wagner…

    Que ne pouvant plus s’y dérober, il le reçut d’une façon fort impolie et se montra particulièrement agressif à son égard…

    Que Wagner très gêné — blême comme un mort ! — balbutia force excuses pleines de repentir à propos de ses écrits… etc…

    Autant de fables, autant d’absurdités.

    Lors de cette rencontre, aucun reporter, je l’affirme, ne put se prévaloir de connaître les moindres détails d’une conversation essentiellement privée, survenue inopinément à l’occasion d’une visite de politesse et dont ni Rossini ni Wagner n’avaient souci d’entretenir la curiosité publique.

    D’autre part, c’est se faire une idée erronée du caractère de ces deux grands esprits que de croire l’un, — reconnu pour son urbanité — capable d’invectiver un visiteur qu’il admettait chez lui ; et l’autre, — qui n’avait déjà donné que trop de preuves de son indomptable fierté — disposé à se courber et à supporter la moindre atteinte dont sa dignité aurait eu à souffrir.

    Il suffit de faire appel au simple bon sens, pour détruire à jamais de telles assertions.

  3. Voir le livre : Richard Wagner an Mathilde Wesendonck, Tagebuchblätter und Briefe, 1853-1871 (Berlin, 1904).
  4. C’est à la suite de ces visites qu’un soir, entre intimes, Wagner nous communiqua ses impressions sur ces compositeurs En voici le résumé :

    « Les opéras d’Halévy, musique de façade !… Croirait-on qu’en ma première jeunesse, je les admirais sincèrement ? J’étais alors un peu badaud comme on l’est à cet âge naïf. L’homme que je viens de voir, m’est apparu froid, prétentieux, peu sympathique.

    » Auber, lui, fait de la musique adéquate à sa personne, qui est foncièrement parisienne, spirituelle, pleine de politesse et… très papillonnante, on le sait. Tout cela se reflète dans ses partitions. Je l’aime comme homme et l’estime beaucoup comme musicien.

    » Rossini, il est vrai, je ne l’ai pas encore vu ; mais on le caricaturise comme un gras épicurien, farci non de musique, — puisqu’il s’en est vidé depuis longtemps, — mais de mortadelle !

    » Gounod : artiste exalté, en pâmoison perpétuelle. Dans la conversation, un charmeur irrésistible. Mélodiste mièvre, il manque de profondeur autant que de largeur ; tout au plus frôle-t-il parfois ces deux hautes qualités ; mais sans jamais parvenir à se les approprier. »

    Champfleury se hasarda à répliquer : « L’on ne doit pourtant pas méconnaître que dans les rôles si mélodiques de Faust et de Marguerite, et surtout dans toute la scène du Jardin, Gounod a introduit une note expressive, inconnue avant lui dans la musique d’opéras français. »

    À ce nom de Faust, Wagner bondit.

    « Ah ! parlons-en, s’écria-t-il ; j’ai vu cette parodie théâtrale de notre Faust allemand.

    » Faust et son compère Méphisto m’ont absolument fait l’effet de deux farceurs d’étudiants du Quartier Latin, à la piste d’une étudiante.

    » Quant à la musique, c’est de la sentimentalité de surface, — à fleur de peau... de chevreau... comme les gants, — sans oublier la poudre de riz : notamment dans cet air insipide des bijoux : « Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir. »

    (Wagner en fredonna les premières mesures, puis il ajouta) :

    « Cet air, voilà en somme, le pivot de la pièce : il résume toute la portée psychologique de ce canevas ridicule.

    » Ô Gœthe !

    » J’espère pour Gounod, dont le talent est réel, mais dont le tempérament manque d’envergure pour traiter les sujets tragiques, qu’il aura le discernement à l’avenir, de mieux choisir ses libretti ! Dans le genre de demi-caractère, il réussira sans aucun doute. »

    Le jugement était sévère : mais pouvait-il être autre dans sa sincérité, chez l’homme qui venait de terminer Tristan et Isolde ?

  5. Rossini, en effet, venait de faire publier au sujet de « ces mauvaises blagues » un démenti dans les journaux.

    Il avait coutume de dire, qu’en ce monde il redoutait deux choses : les catarrhes et les journalistes ; que les premiers entendraient des humeurs mauvaises dans son corps, et les autres la mauvaise humeur dans son esprit.

  6. Il a été établi, qu’à la distance à peu près d’un siècle, avant l’auteur du Barbier, — ô coïncidence ! — l’auteur des Noces de Figaro, Mozart, lors de son séjour à Paris, s’était logé dans une maison qui occupait alors le même emplacement où s’élève aujourd’hui le grand immeuble ci-mentionné. C’était la demeure de Grimm (1778), chez lequel Mozart se réfugia, après avoir quitté la rue du Gros-Chenet, où il perdit sa mère.
  7. L’unique voyage qu’il ait jamais risqué sur le rail, est celui que lors de son passage en Belgique (1836) il fit sur la ligne de Bruxelles à Anvers, pour aller admirer dans la cité où résida Rubens, les chefs-d’œuvre du peintre. « Je frémis encore de tous mes membres — disait-il — chaque fois que j’y pense. »
  8. En rapportant la conversation entre les deux maitres, je me suis attaché autant que possible, à la reproduire dans sa forme intégrale.

    Elle est surtout quasi textuelle en ce qui concerne Rossini, lequel ayant épousé en secondes noces Olympe Pélissier, une Parisienne, était habitué à parler la langue française dont il connaissait toutes les finesses, y compris l’argot.

    — Quant à Wagner, moins familiarisé avec cet idiome, il multipliait fréquemment les périphrases, afin d’arriver à bien préciser sa pensée. — J’ai cru devoir parfois résumer celle-ci en un langage plus concis et plus littéraire.

  9. Voici, à ce sujet, une très amusante aventure que je laisse raconter à Rossini lui-même :

    « Lors d’une de mes promenades dans les rues de Vienne, je fus témoin d’une rixe entre deux Bohémiens, dont l’un, après avoir reçu un violent coup de poignard, s’affaissa sur le trottoir.

    » Aussitôt, rassemblement d’une foule énorme d’où j’allais m’esquiver, lorsque je fus abordé par un agent de police qui, très agité, me dit quelques mots en allemand que je ne comprenais pas.

    » Je lui répondis très poliment : ich bin zufrieden ; ahuri d’abord, il prit une tierce plus haut et entama une série d’interpellations dont la violence me sembla aller crescendo à mesure que je débitais diminuendo, en présence de cet homme armé, mes zufrieden toujours de plus en plus polis et respectueux.

    » Tout à coup, rouge de colère, il appela un second agent et tous les deux, l’écume à la bouche, m’empoignèrent pour de bon.

    » Tout ce que je comprenais de leurs vociférations, c’était commissaire de police.

    » Pendant qu’ils m’entraînaient, le hasard fit que l’ambassadeur de Russie passât en voiture auprès de nous. Je vois encore sa tête lorsqu’il me reconnut ainsi flanqué de deux policiers.

    » Il fit arrêter son équipage et s’enquit auprès de mes gardiens de ce qui se passait. Après quelques explications en allemand, ces braves me lâchèrent, non sans force révérences et excuses, dont je ne saisis l’éloquence qu’à la vue de leurs gestes désespérés.

    » L’ambassadeur me fit monter dans sa voiture, où il m’apprit que l’agent de police m’avait d’abord tout bonnement demandé mon nom, afin qu’en cas de besoin mon témoignage pût être requis à propos du crime qui s’était accompli sous mes yeux. (Tandis qu’après tout, l’agent n’obéissait qu’à son devoir, mes innombrables zufrieden l’avaient exaspéré à tel point, qu’il m’avait pris pour un mauvais farceur et qu’il voulait me faire rappeler au respect de la police par le commissaire lui-même.)

    » L’ambassadeur lui ayant dit que j’étais excusable, puisque je ne comprenais pas l’allemand...

    « Celui-ci ? allons donc, riposta l’agent, il parle le plus pur « viennois. »

    » Soyez donc poli… et, en pur viennois encore ! »

  10. Lorsque dans la conversation son esprit se heurtait à quelque souvenir ou à quelque contrariété de nature à l’agacer, se souciant alors médiocrement du langage académique pour déterminer sa pensée, il donnait libre volée à des vocables dont il suffit, je pense, de souligner la lettre initiale pour laisser deviner le reste.
  11. Rossini m’avait déjà précédemment conté, qu’avant d’avoir réussi à voir Beethoven par l’entremise de Carpani, il s’était spontanément présenté à la demeure du grand compositeur, en compagnie d’Artaria, l’important éditeur qui, ayant des relations constantes avec Beethoven, s’était chargé d’introduire Rossini. Celui-ci attendit dans la rue ; lorsque Artaria vint lui dire que Beethoven, étant très souffrant à la suite d’un froid qui avait affecté les yeux, ne recevait personne. — C’est probablement cette circonstance qui a amené Schindler, le biographe de Beethoven, à affirmer que celui-ci avait refusé de recevoir la visite du maestro italien.

    Ce qui était exact alors ne le fut donc plus quelques jours plus tard.

  12. Il y a peut-être lieu de relever ici quelque exagération dans le récit de Rossini. Beethoven occupait alors avec son neveu, un appartement assez convenable au premier étage d’une maison située Phargasse, faubourg Lehngrube. L’escalier principal assez sombre, aboutissait à un escalier dérobé fort délabré, il est vrai, qui menait à une petite pièce du second étage, dont le grand compositeur avait fait son cabinet de travail. C’est là que fut introduit Rossini, qui pouvait en effet se croire dans une mansarde de grenier.

    (Je tiens ces détails directement du compositeur Ferdinand Hiller qui, lors de son passage à Vienne peu de temps après la mort de Beethoven, visita fréquemment le même appartement, occupé alors parmi locataire que Miller connaissait intimement)

    Mais, chose indéniable, la misère de Beethoven à cette époque était extrême ; ses biographes nous l’apprennent. Il vivait au jour le jour, au moyen d’emprunts d’argent qu’il essayait d’obtenir de tous les côtés ; car la vente de ses manuscrits ne rapportait guère : 30 à 40 ducats tout au plus, pour une sonate de piano !

  13. J’avais de la facilité… La plupart des chroniqueurs, mis en verve par cette réplique que Wagner a lui-même rapportée, ont cru voir là une intention malicieuse, un truc de pince-sans-rire imaginé par le Singe de Pesaro (comme Rossini s’intitulait parfois) pour se moquer du maître allemand, en l’incitant à prendre cet aveu à la lettre…

    Rien n’est moins exact ; de même que l’attitude attribuée à Wagner par d’autres publicistes, de s’être humblement prosterné devant Rossini, — faisant force mea culpa de ses doctrines.

    La réplique en question, je l’affirme, tout naturellement amenée — comme on vient de le voir — par le cours de la conversation, ne pouvait laisser subsister aucun doute quant à sa sincérité.

    D’ailleurs, elle est vraie. Elle est identique à la déclaration que le maestro avait coutume de faire à ses familiers lorsqu’il leur parlait de lui et de ses œuvres.

  14. Cette indifférence — presque criminelle — qui persista dans la société viennoise vis-à-vis de Beethoven et de la situation précaire qui l’accablait, est d’autant plus inexplicable, qu’à cette époque l’œuvre publiée du maître marquait déjà le no 111 du catalogue, comprenant donc les symphonies 1 à 7, Fidelio, quatuors, trios, presque toute l’œuvre de piano, etc. Ajoutons que dès leur apparition tous ces chefs-d’œuvre, loin d’être méconnus, jouissaient de l’admiration universelle.
  15. L’on ne doit pas perdre de vue que Wagner était né en 1813.
  16. « Une mélodie de combat ! » ajouta prestement Rossini. Mais Wagner, entraîné par le discours, ne prêta nulle attention à cette interruption vraiment drolatique. Je la lui signalai après coup ; il s’en divertit follement. « Pour une charge, s’écria-t-il, en voilà une au moins qui est frappée au bon coin de l’esprit. Ah ! je la retiendrai : mélodie de combat .. Une trouvaille ! »
  17. Allusion au chœur final si populaire de Lucile, opéra de Grétry.
  18. Ceci me rappelle qu’un soir, après le dîner, le maestro ayant fait de la même façon les honneurs de son petit orgue à Auber, lui dit :

    « Voilà ! Si dans cinquante ans semblable mécanique fait encore résonner Di tanti palpiti, ce sera assurément la seule chose qui restera de moi. »

    Auber. « Et votre Barbier ? croyez-vous que dans un siècle, et dans tous les siècles à venir on ne le jouera plus ? »

    Rossini. « Avant un demi-siècle, toute notre musique sera probablement chinoise…, car les hauts bonnets de la politique assurent que le péril asiatique s’approche déjà de l’antichambre de l’Europe. Vous qui vivrez sans doute encore alors (Auber était presque nonagénaire), puisque vous vous entêtez à vous conserver pour justifier, je suppose, votre titre de directeur du Conservatoire, vous aurez alors la satisfaction d’entendre votre Cheval de Bronze en chinois, puis de célestes et piquantes Mandarines viendront à coup sûr rajeunir votre fibre, en provoquant de nouvelles et peut-être d’héroïques variations… comme épilogue à celles des Diamants de la Couronne…»

    Auber. « Quant aux Chinoises, j’adore les petits pieds, mais pas tant que ça… »

    Rossini. « Comme musicien, vous avez tort, puisque ces donzelles ne sauvaient marquer le pas qu’à force d’appoggiatures. »

    Auber. « Des pas redoublés à la chinoise alors ! »

    — Et ainsi de suite…

  19. J’insistai surtout pour le décider — afin d’en finir avec la persistance de ces faux bruits — à publier in extenso le récit, de tout ce qui s’était passé lors de son entrevue avec Rossini ; de l’accueil vraiment sympathique dont il avait été l’objet ; des sujets si pleins d’intérêt qui avaient été abordés pendant le cours de leur conversation…, etc.

    Il s’y refusa. « À quoi bon ? — répondit-il. — En ce qui concerne son art et la manière dont il l’a pratiqué, Rossini ne m’a rien appris de plus, que ce que ses œuvres démontrent. D’autre part, si je rapportais l’exposé de mes théories tel que je le lui ai esquissé, ce serait pour le public, une redite aussi brève qu’inutile, puisqu’elles sont suffisamment divulguées par mes écrits.

    » Reste alors mon appréciation de l’homme. Ici, je l’avoue, je fus très surpris de constater, — rien qu’à la façon dont il m’a parlé de Bach et de Beethoven, — combien son esprit beaucoup plus nourri d’art allemand que je ne le pensais, s’est montré supérieur.

    » Il a grandi du tout au tout dans mon opinion.

    » Historiquement, le moment n’est pas encore venu de le juger. Il est trop bien portant et se promène trop en vue, le long des Champs Elysées, — (j’entends ceux qui s’étendent depuis la place de la Coucorde jusqu’à la Barrière de l’Étoile), — pour qu’il soit possible de lui assigner dès à présent, le rang qu’il occupera parmi les maitres ses devanciers et contemporains qui eux, se promènent d’ores et déjà dans les Champs-Elysées de l’autre monde. »

    Wagner persista dans cette manière de voir ; on a pu le remarquer dans l’article nécrologique qu’il consacra à Rossini en 1868. Il s’y borna à un compte rendu très sommaire de l’entrevue de 1860.