La reine Louise de Prusse

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LA REINE


LOUISE DE PRUSSE




La mémoire de la reine Louise, mère du roi Guillaume, est universellement vénérée en Prusse ; ce n’est pas assez dire : son nom et son souvenir sont presque devenus une légende poétique et pieuse. Morte à trente-trois ans, en 1810, au milieu des jours sombres de l’histoire de son pays, précipitée du trône qu’elle avait un instant illuminé des rayons de la beauté, de l’intelligence et de la bonté, elle sut porter héroïquement des malheurs dont elle était en partie responsable, donner dans la défaite et dans l’exil l’admirable spectacle de la vertu souriante aux prises avec le malheur ; elle apparaît de loin à sa nation comme l’ange du patriotisme. C’est aussi qu’avant de prêcher l’espérance aux vaincus la reine Louise avait eu le courage de dire en face la vérité au plus puissant des triomphateurs. Après soixante ans, les destins sont retournés. La France avait alors deux fois terrassé la Prusse, et nos chevaux campaient sur les bords sablonneux de la Sprée. Sous un second Napoléon, la France est descendue au fond des abîmes, et l’armée prussienne, commandée par le fils de la reine Louise, campe aux portes de Paris. Il me semble voir la grande ombre de cette femme héroïque se dresser maintenant entre le vainqueur et nous. Sa mère le juge et nous relève. C’est au conquérant, au roi Guillaume, qu’elle reproche l’abus de la force, et ses nobles conseils de courage, d’énergie, de confiance, s’adressent à la France.


I.[modifier]

Les heures de joie ont été bien courtes dans la vie de la reine Louise de Prusse. Son enfance avait été assombrie par la mort prématurée de sa mère, elle n’avait pas trente ans quand son royaume fut bouleversé par l’invasion. Cependant le moment de son mariage, son entrée à la cour du roi Frédéric-Guillaume II, les premières années de son règne, sont comme un intermède brillant, un rayon de soleil entre deux orages qui contraste de la manière la plus saisissante avec le commencement et la fin de sa vie. Sixième fille du duc Frédéric de Mecklembourg-Strelitz et de la princesse Frédérique-Caroline-Louise de Hesse-Darmstadt, elle n’avait que sept ans en 1782, à la mort de sa mère, et son enfance studieuse auprès de sa grand’mère maternelle ne fut égayée que par les mariages de ses sœurs aînées et par l’amitié de sa sœur Frédérique, plus jeune qu’elle de deux ans. Les deux princesses firent leur premier pas dans le monde à un bal que le roi Frédéric-Guillaume II donnait à Francfort, où il tenait ses quartiers d’hiver avec ses deux fils, le prince royal et le prince Louis, dans les premiers mois de 1793, pendant que Louis XVI mourait sur l’échafaud et que la sœur de l’empereur d’Autriche gémissait en prison, entre la bataille de Valmy et le siège de Mayence.

Les deux sœurs causèrent une véritable sensation par leur beauté extraordinaire. Goethe, qui allait rejoindre le duc de Weimar, les vit toutes les deux, et il écrivait bien des années après : « L’impression que les deux princesses de Mecklembourg ont produite sur moi a été telle que je puis seulement les comparer à deux êtres célestes dont l’apparition a laissé dans mon souvenir une trace que le temps n’a pas effacée. » Ce fut aussi l’effet produit par les traits imposans, la taille élevée, le front pur, le beau regard, de la princesse Louise sur le prince royal de Prusse, jusque-là grave et presque insensible, pendant que le charme et la grâce plus délicate de la princesse Frédérique séduisaient son frère cadet, le prince Louis. Les deux sœurs furent fiancées aux deux frères le 24 avril 1793 dans l’église de Darmstadt ; mais la guerre recula le mariage. Il fallut prendre Mayence, qui résista jusqu’à la fin de juillet, livrer des batailles, traverser l’Allemagne, et ce fut seulement au mois de novembre que le roi de Prusse revint à Berlin. Peu de semaines après la mort de l’infortunée Marie-Antoinette, tandis que le sang coulait à Paris et en Vendée, Berlin était en fête, les deux princes Frédéric-Guillaume et Louis recevaient leurs fiancées sous des arcs de triomphe, au son des fanfares, dans la rue des Tilleuls pavoisée. Des jeunes filles allèrent au-devant du cortège en robes blanches, avec des branches de verdure à la main. On raconte que la plus belle jeune fille offrit à la princesse Louise une couronne de myrte en lui récitant des vers. Cédant à son émotion, la princesse sauta lestement à bas de la voiture, pressa la jeune fille sur son cœur, et lui baisa le front et les lèvres. — Ah ! mon Dieu ! s’écria la grande-maîtresse du palais, une vieille, raide et impassible comtesse de Vosz, que le prince royal appelait plaisamment la Dame d’Étiquette, que faites-vous ? Cela est contraire à tous les usages de la cour ! — Eh quoi ! répondit la princesse Louise, ne pourrai-je donc plus recommencer ? — Les fêtes durèrent plusieurs jours, et la cérémonie du double mariage s’accomplit la veille du jour de Noël de 1793. Aux fêtes de Noël succédèrent les fêtes du carnaval, et l’année 1794 se serait passée tout entière en cérémonies et en réjouissances publiques, si les deux époux n’avaient préféré la vie simple qu’ils trouvèrent à Oraniembourg et surtout dans la petite résidence de Paretz, particulièrement chère au prince royal. L’année 1795 fut encore une année de joie, car ce fut l’année de la naissance du premier fils de la princesse royale ; mais elle eut la douleur de voir mourir en 1796 le jeune mari de sa sœur, puis la veuve du grand Frédéric, âgée de quatre-vingt-deux ans. Le roi Frédéric-Guillaume II, son petit-neveu, la suivit au tombeau à la fin de 1797, et à vingt et un ans la reine Louise, dans tout l’éclat de la beauté, prenait place sur le trône de Prusse avec Frédéric-Guillaume III, à qui elle venait de donner un second fils, le roi actuel, né le 22 mars 1797.

À peine le deuil royal terminé, les deux souverains partirent pour se présenter à toutes les provinces du royaume. Ce long voyage fut encore un long triomphe. À Stuttgard, en Poméranie, à Cüstrin, à Dantzig, à Kœnigsberg, ce ne furent que revues, banquets, bals, feux de joie. La réception fut magnifique à Varsovie. La reine dansa au bal donné par le comte de Hoym, et pendant la nuit les jardins du palais Leczinski furent illuminés de plus de soixante-sept mille lampes ; mais l’enthousiasme, les acclamations, l’allégresse, furent surtout indescriptibles dans les villes et les villages de la Silésie, où la reine Louise reçut partout le nom qu’elle a toujours porté depuis, Landes Mutter, mère du pays. Le retour à Berlin fut suivi de l’hommage des députations des autres provinces. La naissance de la princesse qui devait devenir l’impératrice de Russie mit le comble au bonheur de ces années enivrantes. Un nouveau voyage à travers le royaume rendit plus générale encore la popularité de la reine, dont le noble visage s’animait en tous lieux de cet éclat particulier que la joie ajoute à la beauté. Ce fut dans ce voyage qu’elle assista, en 1799, à un tournoi dont elle fut la dame, vrai tournoi de chevaliers précédés de bannières aux couleurs variées, revêtus d’armures étincelantes, dans la cour du château gothique de Furstenstein, appartenant au comte de Hochberg. Rien ne vint interrompre cette série de jours heureux jusqu’à l’année 1801, qui vit célébrer le centième anniversaire de l’avènement de l’électeur Frédéric Ier au rang de roi, et naître le troisième fils de la reine Louise, le prince Charles, père du feld-maréchal Frédéric-Charles.

Des fêtes autour d’un trône, des guirlandes sous les pas des rois et des reines en 1793, entre le meurtre de Louis XVI et celui de Marie-Antoinette, pendant que l’on décrète à Paris le culte de la déesse Raison, en 1795, pendant les dernières séances de la convention, un tournoi en 1799, pendant la bataille d’Aboukir, à la dernière année du xviiie siècle ! On croit rêver en rapprochant ces dates, on se demande si la Prusse fait partie de la même planète que la France, pourquoi la France souffrait pendant que la Prusse était dans la joie ; mais les rôles seront bientôt intervertis. Avant de raconter ce brusque changement de scène, pénétrons un moment dans l’intérieur de cette cour de Berlin, au milieu de laquelle la reine Louise était descendue, selon l’expression de Goethe, comme une apparition céleste, — cour bizarre, dont les vices et les travers, aussi bien que les qualités sérieuses, aident à comprendre les alternatives incroyables de fortune et de décadence, les brusques soubresauts qui, de Rosbach à Iéna, de Waterloo à Sadowa, ont, depuis un siècle et demi, fait l’histoire incohérente et la croissance extraordinaire de la nation prussienne.

Les quatre rois de Prusse qui se sont succédé depuis 1701 se ressemblent tous par un côté. On pourrait, en jouant sur les mots, les appeler d’excellens intendans militaires, car ils furent tous habiles intendans et braves militaires, occupés d’amasser de l’argent et de former des armées, de laisser à leurs descendans des territoires, des finances et des régimens. À ces passions dominantes s’ajoutèrent parfois le goût des lettres et des mouvemens intermittens de dévotion ; mais ce sont là des accidens, des concessions à l’usage du temps, comme l’introduction dans leur palais de l’étiquette de Versailles, ou des conversions de vieillard, ornemens d’emprunt plus ou moins bien surajoutés aux dispositions foncièrement naturelles, parure de surface qui ne décore pas d’ailleurs également ces quatre rois. Frédéric Ier aimait les lettres, il favorisa Leibniz. Son fils, Frédéric-Guillaume Ier, n’aimait que ses casernes et son trésor. Le grand Frédéric II, on le sait assez, réunissait l’une et l’autre passion ; mais, encore une fois, le fond est âpre et dur, le dessus est revêtu d’une couche bien mince de civilisation occidentale, empruntée à Londres ou à Paris. Les Prussiens, pendant tout le cours du xviiie siècle, à la cour ou dans les camps, sauf un petit nombre d’exceptions, n’ont vraiment été que des demi-barbares dressés aux belles manières de Versailles. Le premier Frédéric avait fait peindre sur le mur d’un de ses palais les dames de la cour, en grand falbalas et déjà en robes en panier, allumant la pipe des généraux en grand uniforme. C’est assez bien l’image de ces soldats superficiellement lettrés qui lisaient les tirades philosophiques de Voltaire et déchiraient sans pitié leur part de la Pologne. Souvent ils n’ont pas même les simples sentimens de la nature. Le père du grand Frédéric, ce roi qui prenait tant de plaisir à composer un régiment d’hommes de six pieds, détestait son fils. Il faut lire dans les mémoires de la sœur bien-aimée de Frédéric, la margrave de Baireuth, comment les deux enfans étaient traités par leur père ; ce fut au point qu’avec la complicité de son ami Katt, le petit-fils du maréchal de Wartensleben, Frédéric voulut s’enfuir en Angleterre. Le prince fut incarcéré dans la forteresse de Cüstrin par ordre du roi, et forcé de se mettre à la fenêtre pour assister à l’exécution de son ami, qui fut torturé, décapité, et dont le corps fut laissé un jour entier à cette place, devant la prison, pendant que le bourreau allait demander au vieux maréchal de payer son salaire. Élevé à une si rude école, Frédéric II ne fut pas plus tendre pour son frère, qui devait lui succéder, puis, après la mort de celui-ci, pour son neveu, l’indolent et bizarre Frédéric-Guillaume II, qui régnait depuis sept ans lorsque la princesse Louise fit son entrée à la cour.

Frédéric-Guillaume II, grand-père du roi actuel, était de haute stature et fort gras, du moins à la fin de sa vie. Il avait un assez beau visage ; il était simple de manières, comme tous les Hohenzollern, et les habitans de Berlin, qui avaient vu si souvent passer le grand Frédéric avec ses levrettes, connaissaient les gros chiens, compagnons habituels de son neveu. Il était d’ailleurs brave, bon, accessible à l’honneur et à la pitié, dévot, illuminé même à ses heures, plus souvent ami des plaisirs. Marié, puis divorcé, remarié et en même temps bigame, comme l’ancien landgrave de Hesse, en vertu d’une consultation théologique, Frédéric-Guillaume II changea aussi souvent de femmes que de ministres favoris. On sait trop que la politique et les talens militaires de ce roi ne valurent pas beaucoup mieux que sa morale, et l’on comprend quelle joie dut éclater à Berlin lorsqu’on vit en 1797 le prince royal, grave, modeste dans ses mœurs, studieux et bon, monter sur le trône, et y conduire la belle et bonne reine Louise. C’était un Louis XVI et une Marie-Antoinette remplaçant le Louis XV taciturne de la Prusse au milieu d’un peuple encore fidèle.

Du moins Frédéric-Guillaume II laissait à ses enfans et à ses héritiers la paix, une paix peu glorieuse (traité de Bâle, 1794), mais qui l’avait dégagé à temps des grandes guerres qui ébranlèrent le reste de l’Europe pendant les dernières années du xviiie siècle et les premières années du xixe. La Prusse, on le sait, ne prit aucune part à la seconde coalition contre la république française, peut-être à cause de l’influence de Sieyès, alors représentant du directoire à Berlin, plus probablement à cause de la sagesse du nouveau roi. Elle ne s’engagea pas davantage dans la troisième coalition contre l’empire en 1804. Dix années de paix dans un pareil moment furent un bienfait inestimable, et pendant ces dix années le roi Frédéric-Guillaume III et la reine Louise goûtèrent un bonheur sans mélange et méritèrent une popularité croissante. Le roi était laborieux, réservé, économe. Il avait coutume de répéter le proverbe anglais : « ayez soin des deniers, les livres auront soin d’elles-mêmes ; » on le vit, à la campagne, gronder un serviteur qui mettait du pain blanc sur sa table, et déclarer que le roi, au milieu des paysans, devait manger le même pain qu’eux. Il s’occupait activement de l’armée sans avoir cependant de talens militaires, bien qu’il eût pris une part très honorable à la campagne de France et au siège de Mayence. Il détestait le faste, et sa grande distraction était la vie de famille. Plus ardente, plus active que lui, la reine Louise passait souvent des revues à ses côtés, revêtue de l’uniforme du régiment qui portait son nom. Elle l’accompagnait dans ses voyages continuels ; mais elle aimait aussi avant tout son intérieur, la vie simple de Charlottenbourg, les promenades à l’île des Paons ou dans les bois de Freienwald. Très pieuse, ainsi que son mari, mais sans aucun mélange d’esprit de secte ou de faux mysticisme, elle aimait les sermons féneloniens de l’évêque Eylert et la lecture de l’Évangile ; ses autres lectures préférées étaient, avec les poètes allemands, Shakspeare et même Eschyle.

Nulle affectation de pédantisme ne gâtait ces dons si variés. On faisait beaucoup de peine à la reine Louise en la comparant à la femme, savante du premier Frédéric, la reine Charlotte, élève et protectrice de Leibniz, morte en 1705, après avoir dit à l’une de ses dames : « Je vais donc enfin pouvoir connaître la cause première de l’espace et du temps que M. Leibniz n’a jamais pu m’expliquer clairement ! » La reine Louise, quoique fort instruite et prenant plaisir à causer avec le docteur Gall et d’autres savans, ne se sentait aucun attrait pour la fondatrice de l’Académie des Sciences de Berlin, et il lui plaisait au contraire d’être comparée à la bonne et gracieuse Louise-Henriette, princesse d’Orange, femme du grand-électeur de Brandebourg, renommé pour sa bravoure, sa justice et sa foi. La reine Louise avait vingt-huit ans en 1804, et une grande fête donnée à Berlin à l’anniversaire de sa naissance, avec un immense bal masqué, porta au comble l’enthousiasme que la population aimait à lui témoigner. Quand le jour se leva, les dernières harmonies s’évanouirent, et le bal se termina par une magique et entraînante danse des heures, ronde de douze jeunes filles qui vinrent, avec les poses les plus gracieuses, effeuiller des fleurs sous les pas de la reine. Nul ne se doutait alors que cette allégorie poétique marquait à peu près la dernière heure de joie quelle eût à passer sur la terre. Le moment des catastrophes approchait ; mais l’adversité devait trouver la mère du pays aussi vaillante qu’elle avait été bonne, sympathique et souriante avant l’orage.


II.[modifier]

Paris peut lire à toutes ses murailles l’histoire des triomphes de Napoléon Ier sur l’Autriche et sur la Prusse (1805-1806). La colonne Vendôme et l’arc de triomphe du Carrousel datent de cette époque, et la Seine, à l’entrée et à la sortie de Paris, passe sous deux ponts qui portent les noms d’Austerlitz et d’Iéna ; mais ce n’est pas sur les murailles, c’est dans les esprits qu’il convient de graver l’histoire des profits tirés par la Prusse de nos services ou de nos fautes depuis cent ans. On peut dire que cette nation patiente, hardie et fausse nous a pris tout ce que nous ne lui avons pas donné. C’est la guerre de la succession d’Espagne qui aura valu à l’électeur de Brandebourg le titre de roi, et son arrière-petit-fils aura conquis le titre d’empereur par suite des difficultés que nous avons soulevées en 1870 à propos de cette même succession d’Espagne. À peine devenus rois, au milieu d’institutions du moyen âge et de mœurs des temps féodaux, les Hohenzollern ont emprunté à la cour de Louis XIV son langage, ses gens d’esprit, ses perruques, et, par la révocation de l’édit de Nantes, nous leur avons envoyé des écrivains, des hommes politiques et nos meilleurs artisans. Ils ont dû à notre neutralité coupable leur part dans les dépouilles de la Pologne et à notre neutralité imbécile, cent ans après, leur part dans les dépouilles du Danemark et du Hanovre. Sans insister sur ces rapprochemens, il est impossible de ne pas remarquer combien la politique de la Prusse au moment d’Austerlitz ressemble à la politique de la France au moment de Sadowa, et cela jusque dans les moindres détails. Ces deux nations ne sont pas seulement deux guerrières qui prennent tour à tour une revanche à coups de canon, ce sont deux joueurs qui, tantôt associés, tantôt adversaires, gagnent ou perdent par des combinaisons ou des fautes presque identiques. La France a dû Austerlitz à l’inaction de la Prusse, comme la Prusse a dû Sadowa à l’inaction de la France. L’offre honteuse du Hanovre, après l’entrevue de Napoléon et de M. d’Haugwitz à Schœnbrunn, est le pendant au projet de cession du Luxembourg à la France par M. de Bismarck, et la division de l’Allemagne en confédération du Rhin et confédération du nord n’est que le projet de Napoléon retourné contre nous par la Prusse. Un dernier trait achève la ressemblance. Il y avait à Berlin un parti de la cour et de l’armée, composé des vieux compagnons d’armes du grand Frédéric et de la jeune noblesse honteux de l’inaction militaire de la Prusse, plus honteux de sa politique tortueuse, pleins d’une confiance ridicule dans la supériorité des armes de la Prusse et d’un noble repentir de ses fautes diplomatiques. La reine Louise était l’âme de ce parti. Depuis Austerlitz, elle sentait blessé jusque dans ses entrailles l’honneur allemand, comme nous avons senti saigner après Sadowa l’honneur français. Le prince Louis et les vieux maréchaux Mollendorf et Kalkreuth, ainsi que le duc de Brunswick, dont la gloire faisait trop oublier l’âge, agitaient l’armée de leur ardeur belliqueuse. La cause de la guerre avait d’ailleurs pour elle des hommes d’état comme Hardenberg et des pamphlétaires comme Gentz, l’opinion publique s’exaltait, la passion de Berlin touchait au délire, les jeunes officiers allaient aiguiser leur sabre à la porte de l’ambassadeur de France. M. d’Haugwitz finit par se rallier à son tour au parti de la guerre, et le roi, faible, affligé, résistant en vain, commit la faute politique de provoquer la France, comme nous avons en 1870 provoqué la Prusse. C’était surtout une faute militaire, car il ne restait à la Prusse de l’armée du grand Frédéric que la gloire et la vanité, moins les hommes, moins la stratégie, en face d’un ennemi qui n’avait jamais été plus grand. L’année 1805 avait vu Napoléon à Milan au mois de mai, à Boulogne en août, à Vienne en novembre, à Austerlitz en décembre. Le prestige des armes et de la gloire du dominateur de l’Europe était extraordinaire. Au reste, une partie de l’armée, parfaitement organisée, bien pourvue et commandée, était encore en Allemagne et elle n’eut qu’à remonter par les passages de la Saale et de l’Elbe, pour déboucher par Salfield sous le maréchal Lannes, culbuter le prince Louis de Prusse, et se poster à quelques journées de Berlin. La victoire d’Iéna détruisit le 14 octobre la monarchie militaire de la Prusse. Napoléon entrait le 25 à Berlin avec l’armée française ; il y signait le 21 novembre les huit fameux articles du blocus continental, et la fin de 1806 fut employée à prendre les forteresses et à marcher en Pologne contre l’armée russe, déjà battue à Zurich, vaincue à Austerlitz, vaincue encore à Eylau et à Friedland. Par la paix de Tilsitt (7 juin 1807), la Prusse fut réduite de moitié.

La France retrouve, hélas ! dans ces souvenirs glorieux, l’image renversée de ses malheurs présens. Cependant il y a des différences, et elles sont à notre honneur. J’ai déjà rappelé que l’armée prussienne de 1806, forte de 150,000 hommes, était commandée par le vieux duc de Brunswick, âgé de soixante-douze ans, obstiné dans les vieilles tactiques du grand Frédéric. Quand Napoléon, à Iéna, vit de la hauteur du Landgrafenberg les premières manœuvres de l’armée : « Ah ! ces perruques-là ! s’écria-t-il ; ils se trompent furieusement. » Les jeunes officiers étaient très braves, mais presque tous fanfarons, comme ce colonel qui disait à l’évêque Eybert : « C’est une pitié que les héros de Frédéric combattent les Français avec des fusils et des sabres ; des couteaux suffiraient. » L’armée du grand Frédéric, d’après un autre témoin, fut menée au combat avec aussi peu de réflexion ou de savoir militaire qu’une troupe d’écoliers à une révolte de collège. La cour, l’armée, le corps législatif, les écrivains français, se sont précipités en 1870 dans les mêmes périls avec le même aveuglement ; mais du moins la France, menée étourdiment à la guerre, se sera mieux conduite pendant ses désastres que la Prusse de 1806. Stettin capitula devant l’escadron de cavalerie de Lasalle, Davout entra sans combat dans Custrin, Ney dans Magdebourg, où il trouva huit cents pièces de canon ; nulle résistance, rien de semblable à la belle défense de Strasbourg, à celle de Metz, Phalsbourg, Verdun, Toul, Bitche, Montmédy, Châteaudun, Belfort, et surtout à la longue et opiniâtre défense de Paris, cédant à la famine, sans avoir été pris ni par le génie, ni par la force. Plus d’un grand homme capitula aussi, et on vit Jean de Muller, le grand historien de la Suisse, prendre la plume pour flatter le vainqueur en calomniant sa patrie. En France, les forteresses se sont défendues, et les âmes n’ont pas capitulé.

Cependant Napoléon rencontra devant lui trois femmes vaillantes : la duchesse de Saxe-Weimar, la princesse de Hatzfeldt et la reine Louise. Il fut clément pour les deux premières, mais il ne fut pas doux pour la reine Louise. Blessée dans son orgueil national, affligée de la situation faite à la Prusse, pleine de confiance dans l’armée de Frédéric, entourée de ses sœurs et de ses parens dépouillés de leurs états, la reine Louise n’avait pu contenir son âme ardente, et avait certainement beaucoup contribué à la déclaration de la guerre. Ses historiens ont prétendu qu’elle était alors aux eaux de Pyrmont, et que le roi avait tout préparé sans la prévenir ; mais Napoléon ne douta jamais de sa participation. Pendant la nuit qui suivit la victoire d’Iéna, un témoin encore vivant d’Iéna et même de Hohenlinden, le comte Philippe de Ségur, entra dans la chambre où dormait l’empereur pour lui annoncer les derniers résultats de la journée. L’empereur avait le sommeil léger et le réveil très clair. — Quelles nouvelles ? dit-il à son aide-de-camp. — Sire, nous avons failli prendre la reine de Prusse. — Ah ! c’eût été bien fait, repartit l’empereur, car elle est la cause de la guerre. — M. de Ségur était aussi présent, lorsque Napoléon, entrant quelques jours après dans la chambre à coucher de la reine à Charlottenbourg, alla droit à son secrétaire et trouva dans ses lettres intimes la preuve de l’aversion qu’il lui inspirait. De là sa rancune personnelle et les insinuations que Napoléon publia dans les bulletins de la grande armée et dans le journal officiel, le Télégraphe, sorte de moniteur français qu’il fit paraître à Berlin peu de temps après son entrée solennelle.

Quel conquérant, quel législateur, quel génie couronné peut être comparé à Napoléon pendant les années 1806 et 1807 ? Il avait en deux ans distribué entre ses frères et ses lieutenans les principaux trônes de l’Occident, fondé l’Université, rétabli les finances, embelli les villes, et, grand dans la paix, plus grand dans la guerre, il venait de terrasser l’Autriche, d’écraser la Prusse, de bloquer l’Angleterre, où Pitt mourait désespéré. Vainqueur des Russes à Eylau, reçu en Pologne comme un libérateur, il vivait au commencement de 1807 dans une espèce de grange du petit village d’Osterode, envoyant de ce lointain quartier jusqu’à Paris ses ordres pour l’encouragement des manufactures, ses idées sur la réforme de l’éducation, ses décrets pour l’expulsion de Mme de Staël, ordres, idées, décrets, obéis comme des lois souveraines. C’était aussi dans une bien petite ville, à Memel, que la reine Louise de Prusse, après un court séjour à Kœnigsberg, avait conduit ses enfans, et le roi l’y avait rejointe. Ils y retournèrent après Tilsitt, et ce lieu fut témoin de leurs années de détresse. La famille royale habitait une si petite maison que le prince royal et le prince Guillaume durent accepter l’hospitalité d’un marchand nommé Argelander. On raconte qu’un vieux memnonite, Abraham Nickell, vint à pied avec sa femme du fond de la Prusse pour offrir à la reine 3,000 écus dans une bourse de cuir et un panier plein de beurre et d’œufs ; la reine pleura, et, sans dire un mot, elle prit le châle qu’elle portait et en couvrit les épaules de la brave femme. Il avait dépendu de la reine de faire accepter par le roi, avant la bataille d’Eylau, un armistice séparé ; mais elle avait voulu demeurer fidèle aux Russes, ses alliés. Contente d’avoir obéi à l’honneur, soutenue par sa foi, résignée à la pauvreté, environnée des témoignages les plus touchans de l’affection de son peuple, la reine était descendue cependant au dernier degré de l’infortune ; elle ne savait ce que deviendraient ses enfans, et le titre qu’elle portait lui rappelait seulement que le roi n’avait plus ni sujets, ni soldats, ni royaume. Jamais on ne vit en face l’une de l’autre tant de gloire et tant de détresse.

Mais combien la reine vaincue sut se montrer moralement plus grande que le triomphateur ! Il faut lire, à côté des bulletins inconvenans de Napoléon, comparant la reine à Armide et se moquant de ses chiffons mêlés aux papiers politiques, les pages nobles et touchantes du journal de la malheureuse reine ; il faut lire surtout les lettres pleines de courageuse résignation qu’elle écrivit à son père, le duc de Mecklembourg, du fond de son exil de Memel.

« Memel, 1807.

« C’est avec l’émotion de cœur la plus profonde et des larmes de la plus reconnaissante affection que j’ai lu votre lettre du 14 avril… Quelle consolation et quel soutien pour moi au milieu de mes épreuves ! Quand on est aussi tendrement aimé, on ne peut être complètement malheureux. De nouveaux et d’écrasans fardeaux nous sont imposés encore, et nous sommes à la veille d’être obligés de quitter le royaume. Pensez à ce que cela va être pour moi ! Malgré tout, au nom de Dieu, je vous en conjure, ne vous méprenez pas sur votre fille. Ce n’est pas la crainte qui m’humilie. Deux raisons fondamentales m’élèvent au-dessus de malheurs si étranges. La première est que nous ne sommes pas le jeu d’un sort aveugle, nous sommes dans les mains de Dieu. La seconde, c’est que nous tombons avec honneur.

« Le roi a prouvé au monde qu’il ne désirait que l’honneur, et qu’il ne méritait pas l’ignominie. Il n’y a pas eu un seul de ses actes où il ait pu faire autrement sans manquer à son caractère et sans trahir son peuple. Ceux-là seulement qui ont l’âme haute comprendront quelle force je trouve dans cette pensée ; mais revenons au fait. Par la perte de la malheureuse bataille de Friedland, Kœnigsberg tombe dans les mains des Français. Nous sommes pressés par l’ennemi, et, si le danger approche plus près encore, il me faudra quitter Memel avec mes enfans. Le roi rejoindra l’empereur. Je partirai pour Riga aussitôt qu’un péril imminent m’y contraindra. Dieu me donnera la force de supporter l’heure où il me faudra quitter le royaume. La force me sera nécessaire, mais je lève mes yeux vers le Tout-Puissant, source de tous les biens et dont les décrets insondables permettent que le mal s’accomplisse ; ma ferme croyance est qu’il ne nous enverra rien au-delà de ce qu’il nous est possible de supporter. Encore une fois, mon bien-aimé père, nous tombons avec honneur, respectés et aimés d’autres nations, et nous aurons des amis fidèles parce que nous le méritons. Je ne puis trouver d’expression pour dire combien cette pensée me console. Je supporte tout avec le calme qu’une conscience tranquille et une ferme soumission peuvent donner. Soyez donc assuré, mon bon père, que je ne puis être complètement malheureuse, et que d’autres, chargés d’une couronne et de tous les dons de la fortune, ne sont pas en paix comme nous. »

« Memel, 24 juin 1807.

« L’armée a été obligée de se retirer ; il y a une suspension d’hostilités et un armistice de quelques semaines. Les nuages se lèvent, et se dissipent souvent au moment où ils semblent menaçans. C’est peut-être ce qui arrive en ce moment. Personne ne le désire plus vivement que moi ; mais les désirs sont des désirs, et ils sont sans consistance. Tout vient d’en haut !… Ma foi ne faillira pas. Vivre ou mourir dans les voies de la droiture, vivre de pain et de sel, s’il le faut, ne sera jamais pour moi un malheur suprême ; mon malheur est de ne plus espérer. Ceux qui ont été ainsi arrachés de leur paradis terrestre ont perdu la faculté d’espérer. Si le bonheur peut un jour se lever, ah ! personne ne le recevra avec plus de reconnaissance que moi ; mais je ne puis l’espérer. Quand le malheur nous écrase, il peut un instant nous embarrasser, mais il ne peut nous humilier tant qu’il n’est pas mérité. Le mal et l’injustice de notre côté m’auraient menée au tombeau ; je ne succomberai pas dans notre disgrâce, car nous pouvons lever le front haut. »

C’est au mois de juin que cette lettre était écrite, et au mois de juillet, après Friedland, les deux empereurs Alexandre et Napoléon, s’enivrant l’un l’autre des rêves de leur ambition colossale, firent venir à Tilsitt l’infortuné roi Frédéric-Guillaume, et y appelèrent la reine elle-même. « Ce que cela me coûte, a-t-elle écrit alors dans son journal, Dieu seul le sait. Je ne hais pas cet homme ; mais il a fait le malheur du roi et de la nation. J’admire ses talens, je ne puis souffrir son caractère fourbe. Je ne sais comment être polie envers lui ; mais il le faut, et je suis faite aux sacrifices. » On connaît tous les détails de la célèbre entrevue de Tilsitt, racontés avec tant d’éloquence par M. Thiers. Les écrivains allemands seuls ont cité une noble réponse de la reine Louise au conquérant. — Comment avez-vous commencé la guerre avec moi, vainqueur de tant de puissantes nations ? — Sire, la gloire du grand Frédéric nous a fait illusion sur nos forces ; elle permettait de se tromper.

La paix de Tilsitt promit au roi de Prusse la restitution de ses états ; mais cette restitution ne fut pas immédiate. Le roi et la reine de Prusse quittèrent cependant Memel, et ils ramenèrent leurs enfans dans le petit château de Hufen, près de Kœnigsberg. La vie de la reine fut toute consacrée à l’étude et à l’éducation de ses six enfans. Ses lectures favorites étaient l’Écriture sainte et les Psaumes, qu’elle appelait un alleluia dans les larmes, les notices de Suvern sur les grands hommes de l’Allemagne, et aussi les premiers écrits de Pestalozzi sur l’instruction primaire, dont elle encourageait avec ardeur la propagation. À la fin de l’année 1808, elle accompagna le roi à Saint-Pétersbourg, et ils auraient pu revenir à Berlin, évacué par les troupes françaises, sans la campagne de Wagram. Il fallut passer à Hufen l’été de 1809. C’est à cette date que se rattache une troisième lettre de la reine Louise à son père, lettre dont les événemens qui suivirent et qui amenèrent la chute de Napoléon firent en quelque sorte une prophétie. Devant cette leçon adressée aux peuples qui s’abusent avec leur gloire passée, et aussi aux conquérans qui abusent de la victoire présente, la France et le nouvel empereur d’Allemagne ont l’une et l’autre à réfléchir. À nous, peuple pour le moment déchu, la reine déchue prêche la confiance dans l’avenir ; à son fils, victorieux et triomphant, la mère rappelle les retours possibles de la fortune.

« Hufen, 1809.

« Mon bien-aimé père, tout est perdu, si ce n’est pour toujours, au moins pour le présent. Je n’espère plus rien durant ma vie. Je suis à présent résignée et soumise aux volontés de la Providence. Je suis tranquille. Dans le calme de la résignation, si je n’ai pas le bonheur, je trouve un bien plus grand dans la paix de l’esprit. Il devient plus clair pour moi chaque jour que tout ce qui est arrivé devait être. La Providence voulait amener un nouvel ordre de choses pour renouveler le vieux système usé de notre politique, qui ne pouvait plus durer. Nous avons dormi sur les lauriers du grand Frédéric, qui avait, comme le héros de son temps, commencé une ère nouvelle ; nous n’avons pas fait les progrès que les événemens exigeaient de nous, et nous avons été dépassés. Personne ne voit cela plus clairement que le roi. Tout à l’heure j’ai eu une longue conversation avec lui à ce sujet, et il me disait tristement : « Tout ceci doit être changé. Il faut réformer beaucoup de choses. » Les meilleurs et les plus sages faillissent, et l’empereur des Français est habile et politique. Quand même les Russes et les Prussiens se seraient battus comme des lions et que nous n’aurions pas été conquis, nous aurions été obligés d’abandonner la lutte, et l’ennemi serait resté avec tous ses avantages. Nous pouvons apprendre beaucoup de Napoléon. Ce qu’il a fait ne sera pas perdu pour nous. Ce serait un blasphème de dire que Dieu a été avec lui ; mais en apparence il est un instrument dans la main du Tout-Puissant pour couper les branches qui n’ont plus de sève et qui ont grandi et se sont identifiées au tronc de l’arbre. Certainement des temps meilleurs viendront. Notre foi dans celui qui est le bien par excellence m’en répond. Le bien seul produit le bien. C’est pourquoi je ne puis croire que l’empereur Napoléon soit ferme et assuré sur son trône resplendissant. La vérité et la justice seules sont immuables ; il n’est que sage, c’est-à-dire que politique. Il n’agit pas d’après les lois éternelles, mais selon les circonstances qui s’élèvent devant lui. Aussi son règne est souillé d’injustice. Il n’agit pas généreusement envers l’humanité, son but n’est pas légitime. Son ambition désordonnée n’a d’autre fin que son élévation personnelle. Son caractère nous inspire plus d’étonnement que d’admiration. Il est aveuglé par la fortune et croit qu’il a le pouvoir de faire tout ce qu’il veut ; aussi ne sait-il pas ce que c’est que la modération, et celui qui ne se modère pas doit nécessairement perdre son équilibre et tomber. Je crois fermement en Dieu ; je crois qu’il règle les affaires de ce monde par sa sagesse, et je ne retrouve pas cette sagesse dans les abus de la force. Je garde donc l’espérance de temps meilleurs, sortis de nos maux présens. Tous les hommes de cœur ont la même espérance, le même désir, la même attente. Tout ce qui arrive et tout ce que nous avons déjà souffert n’est pas un état qui doive durer, mais seulement le sentier qui nous conduira à un état meilleur. Cette résurrection est loin de nous, nous ne la verrons probablement pas, et nous pouvons périr en tâchant de l’atteindre.

« Malgré tout, Dieu est juste. Je trouve consolation, courage, sérénité dans cette pensée et dans les espérances qui sont gravées dans mon âme. Tout en ce monde n’est-il pas transition ? Il faut pourtant le traverser. Ayons soin seulement que chaque jour nous trouve mieux préparés que la veille. Voici, mon bien-aimé père, ma profession de foi politique aussi bien qu’une femme comme moi peut la définir et l’exprimer. Vous y verrez que vous avez une fille résignée dans son adversité, que les principes de foi chrétienne et de crainte de Dieu que vous lui avez donnés portent à présent leurs fruits, et continueront à le faire jusqu’à son dernier soupir.

« Nos enfans sont nos vrais trésors, et nous les regardons avec une satisfaction complète et une juste espérance. Le prince royal est plein de vivacité et d’esprit, qualités remarquables qui sont heureusement cultivées. Il est vrai dans ce qu’il sent et ce qu’il dit. Il lit l’histoire avec intelligence. Il a pour le grand et le beau un attrait remarquable. Ses saillies nous amusent déjà. Il est tendrement dévoué à sa mère et a le cœur pur. Je l’aime de toute l’ardeur de mon âme, et je lui parle souvent des devoirs qu’il aura à remplir lorsqu’il sera roi.

« Notre Guillaume (le roi actuel) sera, si je ne me trompe, comme son père, simple dans ses habitudes, droit et intelligent. Il lui ressemble beaucoup, mais il ne sera pas si beau… Charles est bon enfant, gai, droit, plein d’intelligence et de talent…

« … Les circonstances et les situations forment les hommes, et il est peut-être heureux pour nos enfans d’avoir connu le malheur dans leur enfance. S’ils avaient été élevés au milieu du luxe et des jouissances, ils auraient pu croire que ces biens leur étaient dus. Ils voient sur le front soucieux de leur père et dans les larmes de leur mère qu’il peut en être autrement. »

On peut compléter cette lettre admirable par cet extrait du journal de la reine : « la postérité ne me placera pas parmi les femmes célèbres ; mais on dira de moi : Elle a beaucoup souffert avec patience, elle a donné le jour à des fils dignes d’assurer au pays des jours meilleurs. » Le cachet qu’elle s’était fait graver portait ces quatre mots : justice, amour, foi, vérité. Le malheur, l’exil, la pauvreté, les avaient aussi gravés dans son âme, et ce n’est pas au bal de Francfort, aux fêtes de Berlin, à la cour et dans la splendeur, c’est dans la petite maison de Memel ou dans le modeste Hufen que la reine Louise fut grande, vraiment reine, et qu’elle prit à jamais possession du cœur de ses sujets. Deux dates marquent la fin de cette vie agitée. Elle était entrée à Berlin, comme fiancée, le 23 décembre 1793, et elle y rentra comme reine le 23 décembre 1809 ; elle y fut reçue par son père, elle revit Potsdam, Charlottenbourg, Paretz, puis elle voulut revoir le palais où elle était née, aller passer quelques semaines dans le duché de Mecklembourg. Elle y tomba malade à Hohenzieritz, et mourut le 9 juillet 1810, entourée de ses enfans, de son mari, de ses sœurs. Le 23 décembre 1810, le prince Charles accompagnait les restes mortels de sa mère au mausolée de Charlottenbourg. La reine Louise n’avait que trente-quatre ans. Elle mourait sans avoir vu la cinquième coalition, la campagne de Russie, la coalition de toute l’Europe, Fontainebleau, Waterloo.


III.[modifier]

On ne s’attend pas à trouver ici le récit de l’entrée des Prussiens dans Paris en 1815, des indignités qu’ils y commirent, et dont le duc de Wellington rougissait. Encore moins ferons-nous le récit de l’invasion de 1870. Ce sont là des dates néfastes que le Français voudrait effacer de son histoire ? mais du moins la triste philosophie des représailles explique la première invasion, 1814 est la rançon de 1806, Waterloo compense Iéna, et l’on comprend cette réponse d’un officier de Blücher à lord James Hay, qui essayait d’intervenir entre des soldats prussiens et des gendarmes français se battant dans le jardin du Palais-Royal : « Nous avons fait vœu de rendre aux Français ce qu’ils ont fait aux Prussiens. »

Mais rien ne peut expliquer ni excuser les abus de la force commis en France par la Prusse en 1870. Oubliant tous les services que lui a rendus le second empire, brisant de ses mains cette belle tentative d’équilibre européen qui a donné plus de trente ans de paix au monde, pleine de mépris pour les maximes de morale entre nations qui tendaient à faire entrer la justice dans les rapports politiques, détruisant à plaisir les richesses et les travaux, patrimoine commun des hommes, la Prusse abuse savamment de sa force, sans aucun profit pour la civilisation humaine. Cette guerre, dans ses causes, ses procédés, ses suites, n’aura été qu’une épouvantable inutilité et comme un de ces fléaux capricieux de la nature qui détruisent en un jour de tempête l’œuvre des siècles. C’est pourquoi toutes les paroles prophétiques et vengeresses que la reine Louise de Prusse a écrites sur Napoléon retombent sur le roi Guillaume. La mère se lève entre nous et son fils pour lui reprocher ses excès de violence. « Cet homme, a-t-elle dit de Napoléon, n’agit pas d’après les lois éternelles de la justice, il satisfait son ambition, il n’est pas généreux envers les hommes, il perdra l’équilibre, et la nature reprendra ses droits ! »

La même voix exhorte les vaincus à réfléchir sur les causes de leur défaite. Sans doute les événemens de 1870 et même ceux de 1815 sont encore trop près de nous pour que nous puissions les soumettre aux lois de cette perspective, de cet ordre logique entre les causes et les effets dans lequel l’esprit humain a besoin de classer les événemens pour leur donner un sens. Cependant nous en savons assez pour nous préserver, dans l’appréciation réfléchie de nos malheurs, de trois systèmes de philosophie de l’histoire faussement décorés des beaux noms de systèmes métaphysique, mystique et politique. Le premier est tout allemand ; il consiste à glorifier le fait accompli, à remplacer par l’évolution fatale des idées autour des événemens l’évolution des événemens autour des idées éternelles, système nuageux qui exclut à la fois l’idéal et la liberté, sans lesquels il n’y a aucune responsabilité dans l’acteur, aucun plan dans le drame qui s’appelle l’histoire. O clarté de Descartes, solidité de Pascal, majesté de Bossuet, débarrassez-nous à jamais de ces nuées épaisses qui dérobent à l’Allemagne elle-même la gloire pure de son Leibniz ! Le système mystique est cher au roi Guillaume ; il se considère volontiers comme l’aide-de-camp général du Dieu des armées, et il prend pour la religion deux idées qui sont le contraire de la religion, l’idée napoléonienne d’une mission céleste, dévotion commode de tous les conquérans, et l’idée païenne d’un Dieu brutal qui oublierait les malheureux pour favoriser les puissans. Enfin le système politique dispose les vaincus à envier les vainqueurs, à les imiter, à copier leurs institutions militaires ou administratives, banale inclination qui porte à emprunter servilement des lois faites pour d’autres, au risque de contraindre le génie, de fausser l’histoire, d’asservir la nature d’un peuple. La Prusse aussi nous avait copiés : elle avait reçu Voltaire, adopté Maupertuis, écouté M. de Calonne, emprunté les idées et les modes des fugitifs de l’édit de Nantes ou des émigrés de Versailles ; mais elle n’a été grande et forte que le jour où elle a su développer ses propres dons, remplacer Voltaire par Goethe, Maupertuis par Humboldt, enfanter Stein, Scharnhorst, Schleiermacher, Fichte, Arndt, et vivre de son propre fonds. La reine Louise nous montre la route à suivre. « La liberté morale, disait-elle, nous rendra la liberté politique. Nous nous étions endormis, et laissé corrompre. Travaillons à nous réformer selon la justice, et Dieu bénira nos efforts. La leçon d’Iéna sera dure, mais précieuse ; elle nous a réveillés. »

Ces simples conseils d’une femme valent mieux que tous les systèmes métaphysiques tant préconisés de nos jours en Allemagne, ou plutôt, qu’on ne s’y trompe pas, ils se rattachent à la plus vraie métaphysique, celle qui ne voit dans les événemens humains que le jeu de l’intelligence et de la liberté, à la plus pure religion, celle qui reconnaît Dieu dans la souffrance et ne le cherche pas du côté du succès, enfin à la plus haute politique, celle qui fait dépendre le sort des peuples non de telle ou telle formule militaire ou administrative, mais de leur fidélité aux lois éternelles du travail et du devoir. J’ai lu sur une petite maison des bords du Rhin ces trois mots écrits autour de la porte : frisch, fromm, frei, actif, pieux, libre. Ces trois mots sont l’honneur et le secret de la puissance d’une grande nation. La reine Louise a dit à Napoléon : Nous nous étions endormis ! La Prusse avait dormi après Frédéric et Rosbach ; la France a dormi du même sommeil sur la gloire de 1789 et sur les lauriers d’Austerlitz. Elle s’est crue deux fois souveraine du monde, par les armes et par les idées, et ne parlait plus sans dédain du travail et du devoir, mots assez malsonnans et bien vieux, qu’il nous faut rajeunir. L’Allemagne a travaillé. Son réveil est dû à l’énergique effort de quelques hommes supérieurs aidés par l’effort obscur de chacun, à son poste, dans sa famille et dans sa maison. La guerre actuelle peut être définie la défaite de gens d’esprit qui ne travaillent pas par des gens de sens qui travaillent. Le châtiment de 1806 a rendu à la Prusse l’énergie perdue[1] ; six ans après, la Prusse était en état de lever 200,000 hommes contre nous. Il n’a fallu que huit ans à la France pour passer de l’abîme sanglant de 1793 aux victoires, à l’ordre, à la paix de 1802, et avant 1820, sous un gouvernement constitutionnel, presque tous les désastres de 1813 étaient réparés. N’oublions pas ces consolans souvenirs, mais n’oublions pas surtout que ces désastres mêmes étaient la suite directe des victoires prodigieuses et stériles de 1806, de l’abus de la force et de la dictature, instrumens maudits qui se retournent inévitablement contre les hommes qui les ont maniés et contre les peuples qui les ont subis.

Augustin Cochin.
  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1870.