La tache d’encre

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Contes tragiques
Contes de Caliban (p. 257-264).

LA TACHE D’ENCRE


Feu le président Mazèdes, de spirituelle mémoire, était par excellence ce magistrat bénévole et évangélique qu’on nomme : un bon juge.

Au long cours de sa carrière judiciaire, il s’était adonné à l’étude sociale de la condition vraiment déplorable de ces pauvres filles que le siècle dernier appelait madelonnettes, du nom de leur patronne chrétienne Magdalena, ou Madeleine, courtisane avérée pourtant, mais patronne de la plus parisienne de nos églises, j’allais dire la plus boulevardière.

Ceux qui ont lu, et on les lit encore, les excellents ouvrages du président Mazèdes sur les tristes filles dites de joie, savent la pitié singulière que leur sort, sans législation, inspirait au vieux juriste.

On ne les juge même pas, me disait-il, on les pousse en tas, comme des bêtes, sans les entendre, et les Cafres sont moins rudes pour les captives qu’ils enlèvent que nos policiers pour ces chrétiennes. Il y en a pourtant d’honnêtes dans ce troupeau de douleur, mais oui, de très honnêtes même, monsieur le tortoniste, et si je vous racontais…

« La plus malheureuse est sans contredit la fille en carte. Vous n’ignorez pas à quelles mesures de police elle doit se soumettre pour exercer son lugubre négoce. Elle est inscrite sur un registre secret du bureau des mœurs, et jamais, vous m’entendez bien, jamais plus, se fût-elle rachetée cent fois par une conduite exemplaire, elle n’est rayée du livre d’infamie. J’en ai vu, moi qui vous parle, se rouler aux pieds du chef de ce bureau, lui tendre leur enfant, perdu par la tare maternelle, et s’en aller hagardes et battant les murs, sans avoir rien obtenu. Et tenez, c’est là que j’ai compris qu’il n’y pas de malhonnêtes femmes et que c’est le Christ qui a raison. Il est parfaitement exact et scientifique en physiologie que l’amour refait une virginité. Quant à la maternité, c’est de sainteté, ni plus ni moins qu’elle les revêt. Mais passons.

« Le registre est secret, vous ai-je dit, et c’est le seul geste de pitié du règlement. Sous aucun prétexte, en aucun cas, on ne le communique, même aux notaires, même à la police secrète, à personne. Il n’est fait exception que pour les seuls juges de cour, s’ils le requièrent expressément, et pour des causes capitales. Or il advint, il y a quelques années, qu’une de ces causes étant venue à mon tribunal, je dus me réclamer de notre privilège. Il retournait d’une affaire de meurtre dans lequel était impliquée, et inexplicablement, une fille de dix-huit ans que nous appellerons, si vous voulez, Louisa. Toute la lumière sur le crime sombrait sous cette question enténébrée : Louisa était-elle, oui ou non, fille soumise, et par conséquent inscrite au formidable registre ? Il y allait d’une et même de deux têtes, car à cette époque on les tranchait encore.

« Louisa était inscrite, — en carte.

« Ah ! vous ne savez pas comment elles se résignent à cette ressource, la dernière avant le réchaud ou le plongeon dans ce bon fleuve d’oubli qui roule autour de Notre-Dame ! Une famille sans pain, devant qui tout crédit se ferme, le chômage du père, le désespoir d’une mère aveugle à force de larmes, un petit frère blême de faim, de fièvre et de froid, la honte insurmontable, et si caractéristique chez les ouvriers de Paris, de tendre la main, même, et surtout, à la charité publique et administrative, et toute la tragédie enfin de la misère, de l’inique misère ! Il y a dans un coin du logis une jeune créature de Dieu, intelligente, aimante, brave. Si elle n’est pas très jolie, elle a d’admirables cheveux blonds, et tout, oh ! tout, plutôt que de les vendre comme les Auvergnates, au détesté « merlan » qui les guigne. Alors, elle les noue en torsade, y pique une épinglette de deux sous, se dresse, embrasse la maman et le môme, et, une, deux, trois, elle y va !… C’est Louisa.

« Non, il n’y a pas de malhonnêtes femmes, interjeta le président Mazèdes.

« — Il n’y a peut-être, observai-je, que de malhonnêtes sociétés. Mais l’histoire de Louisa, on la demande ?

« — Eh bien ! voici. Un jour où, Thémis m’ayant fait des loisirs, je les employais à jouer au bouchon avec les ablettes de la Marne, j’étais entré, pour me rafraîchir, dans un de ces cabarets à tonnelles qui bordent la rivière. Ils sont les oasis de nos caravanes fluviales, et l’attrait dominical des familles d’ouvriers en balade. Outre les berceaux de lierre et de vigne folle qui y jouent le rôle du moucharabieh de la maison arabe, on y trouve des gymnastiques avec trapèzes et balançoires, le jeu de tonneau et de boules, tous les divertissements de plein air enfin, naïfs et chers à nos pères, où se résument, pour les bonnes gens du peuple, le plaisirs de la campagne. Une baignade, une traversée en canot jusqu’à l’île voisine, et le régal d’une gibelotte leur en complètent le paradis.

« Je triomphais ce matin-là par une pêche miraculeuse, et l’idée d’y faire honneur sur place m’avait amené à ce bouchon de mariniers, où m’attirait encore, je l’avoue, le souvenir de certain « reginglard » angevin qui datait dans ma magistrature.

« — Voici, dis-je au patron de l’oasis, en lui remettant ma cloyère ; faites-moi frire cette goujonnée, et, pour le reste, du meilleur !

« — Parbleu, mon président, vous tombez mal ou bien, selon votre humeur du jour, nous avons aujourd’hui une noce. Des faubouriens et leurs dames, tous en joie, et qui mènent déjà un train du diable. Du reste, écoutez-les. Vous ne serez pas tranquille sous votre tonnelle.

« — La mariée est-elle jolie ?

« Peuh ! Affaire de sentiment. Elle a des cheveux magnifiques et elle rayonne de bonheur, voilà tout ce qu’on peut en dire.

« — Le mari ?

« — Un brave garçon. Il est dans la carrosserie. Laborieux, droit, franc du collier, digne de son père, qui était d’Angers comme moi, pour vous servir, il me paraît fou de sa blonde, et ça, c’est drôle tout de même, car enfin ?…

« — Car enfin, quoi ?

« — Rien, ça les regarde, et il sait à quoi s’en tenir, elle ne lui a rien caché, du reste. Et puis, vous le savez, mon président, dans le populo, c’est comme à la campagne, on n’exige pas la fleur d’oranger. Le tout est de se convenir, et ils s’épousent par amour. Mais tenez, les voici, ils sont gentils, hein ?

« Ils étaient mieux que gentils, ils étaient délicieux de passion épanouie et d’allégresse amoureuse. Par un joli geste d’interversion conjugale, c’était lui qui se pendait au bras de sa femme et semblait se vouer à sa domination. Le père et la mère marchaient derrière, celle-ci tenant un petit garçon par la main, et des camarades d’atelier formaient escorte nuptiale au jeune charron. Quant à elle, du premier coup d’œil, je l’avais reconnue : c’était Louisa, la fille en carte.

« Vous pensez si je me détournai rapidement pour lui épargner l’anxiété dont la rencontre pouvait l’étreindre. Je savais, seul au monde sans doute, mais enfin je savais ! J’avais lu le registre. J’avais, dans mon cabinet de juge, interrogé la malheureuse. Tout son bonheur, sa vie peut-être, dépendaient du conflit de nos regards entre-croisés, non pas,   certes, qu’elle eût rien à craindre de mes lèvres scellées, mais sa propre émotion pouvait la trahir, justifier au moins de questions fatales contre lesquelles elle n’était pas de force à se défendre, car, dans ce pauvre corps de martyre, souillé de toutes les boues du trottoir, la nature, qui n’en met pas, elle, de femmes en carte, avait allumé une âme lumineuse comme l’azur de ses yeux et totalement incapable du moindre mensonge. Si elle avait « tout » dit à son futur avant le mariage, elle ne lui avait pas dit « cela », puisqu’il l’épousait, car la philosophie amoureuse de l’ouvrier parisien va jusqu’au registre, mais s’y arrête, et quel cataclysme s’il lui demandait « cela » ! Elle le dirait.

« Il n’y avait qu’un parti à prendre, celui, messieurs, que vous auriez pris vous-mêmes : renoncer à la goujonnée miraculeuse et au joli reginglard et s’éclipser à « l’anglaise. » Il est quelquefois dur de porter la toge !

« Trois ans après, je traversais un square populaire où s’ébattait une nuée de marmots, lorsque à mon passage une ouvrière, assise sur un banc, se dressa, courut prendre son enfant, qui jouait dans le sable, l’éleva entre ses bras et me le présenta :

« — Dis : merci, monsieur le bon juge !

« Ah ! ces Parigotes : elle m’avait reconnu, autrefois, dans la guinguette, sous mon déguisement de pêcheur à la ligne.

« Je ne vous cache pas que j’ai, sous un prétexte, redemandé le registre, et que j’y ai, comme par hasard, renversé la bouteille d’encre, à la page où cette jeune mère était déshonorée. »