Lacenaire/21

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Jules Laisné (p. 125-131).


CHAPITRE XXI.

Les marchands de bœufs de Poissy. ― Guet-apens pour les tuer. ― L’estaminet. ― Garni de la mère Gérard.


Malgré ses préoccupations et ses craintes relativement à la cour d’assises, Lacenaire cherchait toujours des victimes. Il se trouvait, durant une nuit, dans le débit d’Olympe, avec Bâton, Avril et Leborgne ; deux marchands de bœufs y entrèrent pour attendre l’heure du départ de la voiture de Poissy. — On sait qu’alors les chemins de fer n’existaient pas. — Les deux marchands, forts et vigoureux gaillards, étaient chargés chacun d’un sac d’écus.

Ils n’étaient pas sitôt attablés, que le projet de les assassiner fut agité et arrêté, au moyen de mots d’argot, par les bandits ordinaires de l’établissement. Répin devait chercher dispute aux deux étrangers, les provoquer à sortir pour se battre. Une fois qu’ils seraient dans la rue, Lacenaire, Avril et Leborgne, sous prêtexte de les séparer, se seraient mêlés à la lutte, et, au moyen de tire-points et de couteaux-poignards qu’ils portaient toujours sur eux, auraient expédié les deux marchands pour l’éternité, et partagé leur dépouille dans une maison de tolérance placée à côté du débit.

Effectivement, Répin commença à exciter la mauvaise humeur des arrivants par des propos malsonnants. Leborgne s’en mêla, et ils eurent la dispute qu’il cherchait.

— Sortez donc, tas de pantes, leur disait Répin, sortez donc que je vous arrange dehors, etc., etc…

Mais, malgré les défis de Répin, aucun des deux hom mes ne voulait se mesurer avec lui. Ils le trouvaient trop chétif et en avaient pitié. Cependant, exaspéré par ses insolences et ses menaces, l’un des marchands se tenait à quatre pour ne pas sauter sur lui. Lacenaire, durant cette querelle, jouait ostensiblement le rôle de modérateur, mais au fond il cherchait à animer les étrangers.

— Ne faites pas attention, messieurs, aux insultes qu’on vous adresse, leur disait-il d’un ton mielleux et conciliant, c’est l’habitude de ces messieurs de vexer tout le monde, et c’est surtout la manie de ce petit Répin, parce qu’en réalité il se sent fort, malgré son apparence grêle.

— Croyez-moi, restez ici, ajoutait-il un instant après, car vous auriez peut-être encore le dessous après avoir été vilipendés.

Ces paroles hypocrites décidèrent les deux nouveaux venus, braves d’ailleurs, à châtier l’avorton et son camarade, et ils se levèrent pour se battre rue Jeannisson, mais,au moment où ils mettaient la main à la serrure de la porte, un homme, connu des habitués comme l’amant et l’associé d’Olympe, sortit de l’arrière-boutique où on le croyait endormi. Il avait entendu le complot et suivi sa marche.

— Pardon, messieurs, dit-il aux marchands, en saisissant chacun d’eux par le bras et en leur faisant un signe : vous ne sortirez pas d’ici… je ne le veux pas ! — Et vous là-bas, vous autres, ajouta-t-il en regardant les malfaiteurs de manière à leur faire comprendre qu’il savait tout, vous allez filer tout de suite, où je vais chercher la rousse[1].

Les bandits, voyant que la mèche était éventée, décampèrent aussitôt, et le maître de la maison, s’adressant aux deux consommateurs qu’il avait retenus malgré eux :

— Eh bien ! leur dit-il, vous alliez faire de la belle besogne en sortant avec ces gas-là, vous ne voyiez donc pas que c’était un coup monté pour vous tuer et vous dépouiller après ?

Et il leur expliqua le plan des agresseurs.

Il n’est point besoin de dire avec quelle docilité les marchands de bœufs restèrent dans la salle du débit, et quelles actions de grâces ils rendirent à leur sauveur.

Les deux hommes qui l’ont si bien échappé sont MM. Duveau et Denis Cigare. Celui qui leur a rendu ce service et qui nous a raconté le fait, avec bien d’autre concernant Lacenaire, est l’ex-débitant lui-même, homme très original, spirituel, rusé comme un diable et devenu depuis un riche propriétaire aux environs de Paris.

Voici quelle a été la récompense de sa conduite.

Il y a à peu près deux mois, on lui réclamait injustement devant le tribunal un cheval et une voiture qu’il avait empruntés et rendus. Mais, ne pouvant malheureusement prouver la restitution, il allait perdre son procès sans compter en plus quatre ou cinq mille francs. Le hasard conduisit sur sa route M. Duveau, à qui il raconta sa mésaventure :

— Tenez, X…, vous m’avez sauvé la vie, il y a plus de vingt ans, lui dit M. Duveau, eh bien, moi, je vais vous faire gagner votre procès, ce sera toujours ça que je vous rendrai. N…, votre adversaire, est de mauvaise foi, car il avait encore, il y a un mois, à la foire de … le cabriolet et le cheval qu’il vous réclame.

Le fait fut allégué devant le tribunal, qui en ordonna la vérification, et il fut prouvé. — N… gagna son procès. Un bienfait n’est jamais perdu.

Ce n’était pas seulement chez la liquoriste de la rue Jeannisson que Lacenaire allait passer la nuit avec ses compagnons de vol et de meurtre. Il fréquentait aussi, rue du Chantre, un Estaminet-garni que la police tolérait, parce qu’elle le regardait comme un point de repère pour ceux qu’elle suivait de l’œil.

Cet établissement, d’un genre assez neuf et de mœurs assez décolletées, trop décolletées même, ainsi qu’on va le voir tout à l’heure, était tenu par une vieille femme nommée la mère Gérard.

Comme toute honnête maison, ce café avait l’air de fermer à minuit ; mais c’était précisément à partir de cette heure que ses vrais clients, les joueurs et les voleurs, accompagnés de filles de joie, s’y rendaient au sortir des bals et des spectacles. Moyennant un signe convenu et souvent renouvelé, les portes du bouge mystérieux s’ouvraient pour eux, et les fenêtres, matelassées à l’intérieur, interceptaient pour le dehors la lumière et les bruits du dedans.

On pénétrait alors dans un entresol assez vaste où se trouvaient des billards, des tables de jeu et d’autres sur lesquelles des couverts étaient mis ; des chambres garnies situées aux étages supérieurs, et louées seulement à la nuit, mais à des prix fous, recevaient les habitués qui désiraient ne pas regagner leur domicile, et le nombre en était grand de ceux-là !

La mère Gérard, qui possédait le génie du lucre, ayant remarqué combien ceux qui formaient sa clientèle étaient nomades et peu soucieux du confortable, s’était hâtée de mettre à profit ce penchant au vagabondage. Elle avait attaché à son service cinq ou six blanchisseuses qui lavaient et repassaient pendant toute la nuit, et dans la matinée encore, le linge et les effets de ses hôtes des deux sexes, afin que le lendemain les couples qui étaient venus lui demander sa coûteuse hospitalité pussent s’en retourner proprement vêtus à leurs plaisirs ou à leurs affaires. Seulement plus on avait d’argent, moins on était satisfait de la promptitude de ses lessiveuses, car la limonadière était bien aise de retenir les joueurs heureux à déjeuner, attendu que ce repas amenait toujours chez elle un redoublement de consommation et souvent des stations de plusieurs jours. En compensation, les gens décavés étaient servis avec la plus grande diligence.

Tandis que les pantalons, les gilets et les robes reprenaient une fraîcheur nouvelle sous le fer des repasseuses, la bouillotte et les festins flambaient dans l’entresol. Les dames en jupons, de très belles filles dont la race est, dit-on, disparue en ce moment, jouaient et soupaient avec les cavaliers recouverts de longs peignoirs, et ceux d’entre les hommes qui se livraient au charme du carambolage étaient obligés de se mettre en plus petite tenue encore. Bref, quelqu’un qui n’aurait pas été au fait des us et coutumes de l’endroit, et qui y aurait jeté un coup d’œil furtif, aurait pris la maison de la mère Gérard pour un établissement de bains nocturnes.

Lacenaire était très recherché du beau sexe dans ce tripot-restaurant, car il était aimable, affable, serviable même pour ses amis, et d’une politesse parfaite avec tout le monde. Il était souvent gai comme un enfant, et quelquefois sombre comme un mélodrame. Mais, en général, nous disait M. X…, il avait l’air d’un jeune prêtre. Il jetait l’argent à pleines mains quand il était en veine de vols. Chaque fois qu’il régalait ses camarades, il faisait passer en revue l’une après l’autre toutes les sortes de liqueurs étagées chez Olympe, et se plaisait à admirer leurs couleurs diverses emprisonnées dans les flacons. Lorsqu’il lui prenait fantaisie, en sortant, de se faire cirer les bottes par le décrotteur, qui se tenait alors sous le péristyle du Théâtre-Français, il lui donnait deux ou trois francs, et quand il en avait le temps, il ne manquait jamais d’aller se faire raser à la Butte-des-Moulins, chez un nommé Goujon, auquel il ne payait chaque barbe jamais moins de cinq francs.

Ce Goujon, petit de taille, et doué d’une force colossale,était d’une famille où, de père en fils, on allait au bagne. Il n’a pas échappé au malheur héréditaire de sa race, et il est maintenant à Cayenne pour le reste de ses jours. On peut voir par là que la famille Martial, des Mystères de Paris, n’est pas une pure invention de M. Eugène Sue. Du reste, il y a comme cela un assez grand nombre de choses romanesques que le bon Dieu a trouvées avant nos auteurs à la mode.



  1. La police.