Lacenaire/39

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Jules Laisné (p. 263-274).


CHAPITRE XXXIX.

Pageot. ― Arrestation d’un faux témoin. ― Témoin en station à la Martinique.


Pageot, logeur en garni. — Les accusés sont venus loger chez moi, en dernier lieu, les 1er et 2 janvier 1835. Ils étaient deux (Le témoin montre Lacenaire et François) ; ils s’appelaient alors Fizelier et Bâton ; ils sont restés deux jours.

M. le Président. — C’est une erreur ; vérifiez le fait.

R. Fizelier (François) est sorti le 3. — Bâton (Lacenaire) est sorti à la même époque.

M. le Président. — Je vois qu’il est sorti le 6 sur votre livre ?

Pageot. — C’est une erreur.

M. le Président. — Comment avez-vous dit cela ?… J’ai votre registre sous les yeux, et je vois que les deux accusés sont restés chez vous plus longtemps que vous ne le dites. Fizelier y a demeuré du 1er au 7, et Bâton, du 1er au 6. Votre maison est une maison détestable où l’on ne reçoit que des voleurs. Je conçois, du reste, qu’un homme comme vous en impose à la justice ; messieurs les jurés apprécieront votre témoignage.

Un Juré. — Mais le livre de Pageot a une surchage : un 7 au lieu d’un 6 : Pourquoi cela ?

Pageot, troublé. — C’est possible, on ne sait pas… on peut se tromper de date.

M. le Président. — On ne surcharge pas ; vous agissez ici de mauvaise foi. On a pratiqué certains témoins, et votre action répond à votre conduite. Retirez-vous !

M. l’Avocat général. — Les registres de Pageot sont tenus avec une irrégularité coupable !

Avril, qui est étranger à ce débat, à voix basse. — Te voilà chouette ! (empêtré).

Madame Pageot, femme du précédent témoin, fait une déposition semblable à celle de son mari.

L’audience est levée à six heures, et renvoyée au lendemain. Lacenaire se lève, salue la Cour qui se retire, rassemble ses papiers, se lève, rajuste ses habits et met ses gants. Toutes les dames et tous les avocats placés à leurs bancs le regardent attentivement. Il salue les unes et les autres.

L’audience du 15 décembre est ouverte à dix heures et demie. Les accusés sont introduits.

Lacenaire conserve toujours la même apparence de sang froid et de tranquillité. Il parle avec vivacité à son avocat qu’il semble consulter ; François est pâle et paraît abattu ; Avril promène un regard haineux sur le public qui encombre toutes les parties de la salle ; ses joues sont couvertes d’une rougeur fébrile. Comme la veille, tous les bancs réservés sont garnis de dames, dont Lacenaire, surtout, attire l’attention.

Il se lève et demande la parole : Avant que l’audition des témoins continue, dit-il, je prie M. le Président de faire rechercher un dossier du cabinet de M. Michelin, juge d’instruction. Il trouvera un procès-verbal dressé par un commissaire, dans une tentative d’assassinat dont j’ai été victime lorsque j’habitais le Bâtiment-Neuf, tentative faite par les prisonniers à l’instigation de François.

M. le Président. — Le fait est vrai et résulte de l’instruction de cette affaire.

François. — Je suis étranger à tout cela ; j’étais au secret sur une autre cour.

M. le Président. — François vous a fait des menaces ?

Lacenaire. — Il n’y a pas eu seulement de la part de François des menaces, il y a eu aussi des voies de fait dont j’ai été victime. Un procès-verbal a été dressé, et je tiens à ce que ce procès-verbal soit lu à MM. les jurés. Du reste, on peut voir encore à mon front la cicatrice d’une blessure.

François. — Je n’ai pas ameuté les prisonniers contre M. Lacenaire, c’est lui, au contraire, qui m’avait écrit une lettre d’horreurs. Lacenaire nous narguait. Il disait en revenant de l’instruction : « J’ai des pièces de cent sous. » Au reste, les affaires de M. Lacenaire ne me regardent pas.

Le sieur Benoît, garçon de recette de M. Pillet-Will, a été, rue de la Chanvrerie, pour toucher un faux billet souscrit Bluet on Boulet. Le portier ne connaissant pas ce nom, il s’est retiré.

Un Juré. — Combien aviez-vous d’argent ?

Le sieur Benoît. — Quatre-vingt-onze mille francs. (Mouvement dans l’auditoire.)

Lacenaire, tranquillement. — Monsieur a mal lu ; le billet était signé Bonin. (Nouveau mouvement.)

Lerot Andréol, alors détenu à Poissy.

D. Votre profession ?

R. Saltimbanque… (On rit.)

D. Dîtes ce que vous savez.

R. Un jour, j’étais assis sur un banc de la maison centrale de Poissy. François vint s’asseoir auprès de moi ; je lui dis : « Votre figure ne m’est pas inconnue, j’ai eu l’honneur de vous voir quelque part, est-ce à la Force ou à Bicêtre ?… » François me répondit : « C’est à Port-Royal, ou à Saint-Pierre de la Martinique ; nous avons servi ensemble sur le Jean-Bart, vaisseau qui faisait partie du convoi de l’amiral Jacob. » — « Nous nous rencontrons, lui dis-je, sous de bien fâcheux auspices… » La conversation continua ; François me parla de Lacenaire sous le nom de Gaillard, et me dit que, le 31 décembre, ayant couché avec lui, il vit tomber un poignard de son manteau ; il lui en témoigna son mécontentement. Il allait me donner d’autres détails, lorsque plusieurs détenus revinrent et lui coupèrent la parole, mais il avait eu le temps de me dire qu’il était tranquille sur les suites de son affaire.

Lacenaire. — Beaucoup de personnes ont entendu François tenir sur moi, à Poissy, des propos qui étaient d’un enfant, d’un sot ou d’un fou, puisqu’en me compromettant il se compromettait lui-même, et une semblable conduite était inexplicable de la part d’un homme de son âge et de son caractère. Aussi, ceux qui m’ont rapporté ces propos ajoutaient que, s’il lui était arrivé malheur, c’était bien par sa faute, et qu’il l’avait cherché.

M. le Président, à Andréol, qui est rappelé. — Andréol, ne vous a-t-on pas fait des menaces ?…

Andréol. — Je vais vous dire toute la vérité. Tout à l’heure, je viens de remettre à M. l’huissier une lettre dans laquelle je vous prie de me faire transporter dans une autre maison, parce que je suis menacé. Cependant je n’ai dit que la vérité, toute la vérité, et si je n’ai rien déclaré de plus, c’est que je n’en sais pas davantage.

Notre intention n’étant pas de nous appesantir sur le procès de Lacenaire, nous croyons devoir laisser de côté une foule de petits témoins, si pittoresques que soient leurs personnes et leur dépositions, afin d’arriver vivement au réquisitoire du ministère public, aux plaidoiries des avocats et aux discours prononcés par les accusés eux-mêmes.

Cependant, avant d’aborder cette partie finale des débats, il nous faut mentionner deux incidents assez importants relatifs à Pageot et au fameux Bâton, le comparse de l’Ambigu.

La déclaration du logeur Pageot, son attitude embarrassée devant la Cour, ses mensonges évidents, sa clientèle de scélérats recrutés dans toutes les sentines de Paris, et surtout les surcharges préméditées de son livre de police, avaient excité dans l’auditoire et sur le banc des avocats de fréquentes marques de surprise. Pageot avait inspiré tant de dégoût à l’audience, que lorsqu’il vint s’assoir avec sa digne moitié sur les bancs réservés aux témoins, ceux-ci, par une sorte de répulsion instinctive, s’éloignèrent vivement d’eux comme s’ils s’étaient donné le mot, pour établir une espèce de cordon sanitaire autour de ce couple répugnant. Tous les auditeurs s’attendaient à voir Pageot appréhendé au corps pour faux témoignage,et leur étonnement fut grand lorsqu’ils le virent regagner paisiblement, comme tout le monde, son affreux domicile ; mais, ce que le ministère public avait jugé à propos d’ajourner, fut fait à l’audience du lendemain.

— À la fin de l’audience d’hier, dit M. l’Avocat général, nous demandâmes que le registre de police tenu par le logeur Pageot nous fût remis. Notre intention était de faire contre ce témoin des réquisitions que nous croyons fondées. Nous demandons, dès à présent, qu’il soit tenu note par le greffier des faits déclarés par ledit Pageot, à savoir, que les deux individus inscrits comme entrés chez lui, le 3 janvier, étaient sortis, l’un le 6, l’autre le 7. — Nous demandons encore mention de ce fait, qu’au moment de la vérification des dates par M. le Président, à la date du 6, indiquée comme celle de la sortie de Bâton, on remarque encore le chiffre 7, qui a été surchargé.

M. l’Avocat général requit en conséquence que Pageot fût sur-le-champ mis en état d’arrestation, afin qu’il fût instruit contre lui par un membre de la Cour pour le crime de faux témoignage.

M. le Président, faisant droit aux conclusions du ministère public, ordonna la mise en arrestation immédiate de Pageot, et commit M. le conseiller Aylies pour instruire l’affaire.

M. le Président. — Huissiers, exécutez l’ordre de la Cour.

Quant à Bâton, dont le témoignage devait être décisif à l’égard de François, puisque, de son dire, dépendait le sort de cet homme, on ne savait ce qu’il était devenu. Le complice de Lacenaire, dans l’affaire de la rue Montorgueil, avait de grandes chances de sauver sa tête si le figurant de l’Ambigu pouvait se taire jusqu’à la fin, car ce silence aurait maintenu dans l’esprit des jurés le doute sur sa coopération à ce crime. Il fut donc rassuré sur son sort quand, après avoir écouté avec une attention pleine d’anxiété l’appel nominal des témoins fait par l’huissier après la lecture des actes d’accusation, il eut acquit la certitude que Bâton ne se trouvant pas parmi ceux qui devaient déposer, n’avait pas été par conséquent entendu à l’instruction.

Mais c’était là un coup qu’avait monté Lacenaire contre son dénonciateur. Il savait où se trouvait Bâton, ce même Bâton que la justice avait longtemps cru être le troisième assassin de Chardon, l’assassin au couteau, soupçonné d’être en tiers dans la tentative de la rue Montorgueil, présomptions qui avaient complètement disparu, du reste, devant un alibi péremptoirement établi par le comparse au commencement de l’instruction.

Aussi, dès que Lacenaire eut entendu un des jurés manifester le désir d’entendre Bâton, et le président répondre qu’on n’avait pu s’emparer de cet homme, à peu près vagabond, il s’empressa de mettre la justice sur les traces de ce témoin qui, semblable au Deus ex machina du drame antique, devait venir dénouer toute l’action.

— Il n’est pas difficile de trouver Bâton, dit Lacenaire, car il est en ce moment en état d’arrestation. Il y a quinze jours, Bâton était à la Préfecture de police. L’inculpation qui pesait sur lui n’a pas pu permettre de le mettre en liberté.

Effectivement, M. le Président ordonna qu’on fît les recherches nécessaires, et, deux heures après, une des portes du prétoire de la Cour s’ouvrit. Au milieu des gendarmes précédés d’un huissier, on vit, non sans étonnement, le fameux Bâton, dont le nom avait si souvent retenti depuis deux jours. Ce témoin, qu’il semblait si difficile de trouver, était là, sous la main de la justice : et, sur l’indication de Lacenaire, cinq minutes avaient suffi pour le faire paraître. Il fut amené devant la Cour. Lacenaire lui sourit avec bienveillance ; le visage de François, si pâle jusqu’alors, se colora vivement tout à coup.

M. le Président. — Connaissez-vous les accusés ?

Bâton. — Je les connais tous trois.

M. le Président. — Il paraît même que vous les connaissez tous les trois d’une manière particulière. (L’embarras de Bâton se manifeste dans son attitude ; il semble chercher dans les regards de Lacenaire le motif de sa comparution en justice.)

M. le Président. — Vous rappelez-vous une conversation que vous avez eue avec Lacenaire sur le boulevard ? Ne vous a-t-il pas dit qu’il éprouvait un embarras dans l’exécution d’un projet, que l’arrestation de son complice le mettait dans l’impossibilité de s’emparer de l’argent d’un garçon de recette ?

Bâton, après une longue hésitation. — Je ne me rappelle rien de semblable.

D. Êtes-vous bien sûr de ne pas vous le rappeler ? Ce qui doit vous mettre parfaitement sur la voie, c’est que, ne voulant pas lui servir de complice, vous lui avez indiqué l’homme qu’il lui fallait.

R. Mais non…, plaît-il ? je ne lui ai jamais fait de propositions.

D. Vous remémorez-vous d’avoir parlé à François et à Lacenaire ?

R. Mais… je ne me rappelle pas. (Il jette un regard furtif sur François, qui paraît plus troublé de moment en moment.) J’ai pu lui parler de quelqu’un, mais je ne lui ai proposé personne pour un assassinat… Mais cela ne me regarde pas.

Bâton hésitait à répondre et avait peur de parler ; cependant sur les interpellations de Lacenaire, et après quelques regards encourageants jetés par lui au témoin celui-ci avoua tout à la justice. Bâton dévoila ses rapports avec François, l’entrevue de celui-ci avec Lacenaire, et la rencontre des deux assassins chez lui après l’avortement de l’affaire de la rue Montorgueil. — Dès ce moment, François était perdu.

Une joie cruelle passa sur le visage de Lacenaire, et, comme il voulait encore ajouter quelques mots à la déposition de Bâton :

François, s’écria avec un accent de colère. — Ah ça ! il n’y a donc que pour lui à parler ici ? On n’entend que lui ; on ne veut donc pas me donner la parole ?

M. l’Avocat général. — Parlez, accusé ; dans votre système, vous n’avez connu Lacenaire que le 1er janvier, jour qui a suivi la tentative d’assassinat ; vous ne l’aviez jamais vu jusque-là, disiez-vous, et voilà Bâton qui déclare que vous vous êtes trouvé avec lui et Lacenaire le 31 décembre au soir.

François se rassied et garde le silence.

Lacenaire. — Voilà, monsieur le président, comment les choses se sont passées. François est véritablement sorti le premier de la rue Montorgueil ; il m’a même enfermé. Bâton n’était pas chez lui ; j’ai été passer une demi-heure dans un cabinet littéraire ; je suis retourné ensuite chez Bâton, où j’ai trouvé François.

François, avec un violent accès de colère. — Mais il est donc avocat-général, à présent !

M. le Président. — Vous avez le droit d’être avocat-général de même : faites vos observations. (Lacenaire rit aux larmes.)

M. Vigouroux, caissier du journal le Bon Sens, déclare qu’il a connu Lacenaire à Sainte-Pélagie. À sa sortie de Poissy, cet accusé vint le trouver ; il était mal vêtu, malheureux. Le témoin lui a donné des secours ; à diverses reprises, il a reçu la visite de Lacenaire ; mais bientôt, informé des recherches que la police exerçait contre lui, à raison d’un nouveau vol, il le gourmanda avec force et lui interdit sa maison.

Lacenaire soutient qu’il n’a fait aucune démarche pour capter la confiance de M. Vigoureux ; il se tenait éloigné des détenus politiques. Loin de tenter de s’attirer une confiance dont il se jugeait indigne, il a dit à ceux qui lui demandaient qui êtes-vous ? Je suis voleur de profession. Il ajoute qu’il espérait trouver dans la carrière littéraire de suffisantes ressources.

Lacenaire, qui semble n’avoir engagé ce débat que pour avoir occasion de parler d’une chanson qui a donné lieu à un procès récent alors, se plaint de ce que cette pièce, qui faisait partie d’un recueil dont il est l’auteur, et qu’il a remis à M. Vigouroux, ait été imprimée sans sa participation.

M. Vigouroux, après avoir établi que Lacenaire est toujours resté étranger à la rédaction du Bon Sens, déclare que la chanson sur laquelle insiste si fort l’accusé, a été envoyée aux journaux par des détenus de la Force, et qu’elle a de même été adressée à la Glaneuse journal de Lyon, qui l’a insérée le premier.

La liste des témoins ayant été épuisée, la Cour prend quelques instants de repos.

À la reprise de l’audience, la parole fut donnée au ministère public.