Lacenaire/41

La bibliothèque libre.
Jules Laisné (p. 311-322).


CHAPITRE XLI.

Après la condamnation. ― Le réveillon. ― Poésies de Lacenaire.


Le lendemain même du jour où son sort avait été décidé, Avril se pourvut en cassation. Lacenaire, qui d’abord avait annoncé l’intention de se pourvoir aussi, si Avril recourait à la Cour de Cassation, déclara qu’il voulait consulter son avocat.

— Cependant, ajouta-t-il, je ne veux pas laisser en aussi beau chemin mon ouvrage, car si l’arrêt est cassé, — et je crois qu’il le sera, — je veux paraître devant une autre cour d’assises avec le même droit que mes coaccusés, et les confondre comme je l’ai fait devant celle de Paris.

Ainsi qu’on se le rappelle, la camisole de force dont on l’avait revêtu après sa condamnation, avait peuplé sa nuit de visions sinistres ; mais, dès qu’on l’eut délivré de cet instrument de torture, il mangea avec appétit et dormit tranquillement.

On le transféra à Bicêtre, et presque aussitôt, il fut ramené à la Conciergerie. Sous les verrous de cette dernière prison, il se montra constamment ce qu’il avait été dans les autres, matérialiste dans toute l’acception du mot, et beaucoup plus soucieux de la rédaction et de l’impression de ses Mémoires, de la facture de ses vers et de la correction de ses épreuves, que de la triste fin qui l’attendait.

Ses occupations quotidiennes consistaient à recevoir des visites, à écrire des lettres, à lire les journaux, à suivre une polémique avec le Corsaire, et il s’occupait beaucoup plus en ce moment de M. A…, qu’il accusait de lui avoir ravi une partie de sa gloire comme chansonnier, que de François et d’Avril.

Il s’était accompli d’ailleurs une transformation complète dans l’âme de ce dernier condamné. Autant il avait été irascible et violent à la Cour d’assises, autant il se montrait résigné depuis sa condamnation. Il n’en voulait presque plus à Lacenaire, et voyant l’impossibilité de vivre après les charges accablantes qui avaient pesé sur lui, il s’était laissé aller à la domination que son complice exerçait sur son esprit. Comme un soldat qui se repent d’avoir menacé son supérieur, Avril avait fait entendre des paroles où perçait le regret de s’être révolté contre son chef de file, et celui-ci, en apprenant la disposition d’esprit de son complice, avait manifesté à son tour le désir de faire un réveillon avec son vieil ami.

Au milieu du repas, les instincts sanguinaires d’Avril s’étaient réveillés. Voici comment on s’en était aperçu. Lacenaire avait laissé presque intact un morceau de viande saignante qui faisait partie du festin. Avril le gourmanda sur cette abstention :

— Tu n’aimes donc plus le sang, Lacenaire ? lui dit-il.

— Ma foi, non, répondit le poète-assassin.

— Eh bien, moi, je l’aime toujours, répondit Avril. Et prenant à deux mains le plat où la viande incuite avait déposé un jus sanguinolent, il en avala toute la sauce d’un trait.

Pour détourner Avril de ces idées sombres, Lacenaire lui chanta une chanson faite par lui pour la circonstance, et dont les voûtes de la Conciergerie ne durent qu’à regret répéter le refrain ; — nous la transcrirons plus bas avec quelques-uns de ses autres vers — mais Avril devenant de plus en plus soucieux, on sépara les deux condamnés, de peur que leurs mutuelles récriminations ne sortit un nouveau meurtre.

Voici une partie des vers composés par Lacenaire durant l’intervalle que mit la Cour de cassassion à se prononcer sur son pouvoi :

À M. B…, MON DÉFENSEUR


C’est à vous qu’ici je dédie
Ces vers, enfants de mon loisir.
Déjà ma bouteille est finie,
Et ma raison va revenir.
Ne craignez pas que la sagesse
Change votre image à mes yeux ;
Je n’ai pas besoin de l’ivresse
Pour vous voir bon et vertueux.

ODE À LA GUILLOTINE

Terra suscepit sanguinem fratris tui de manu tua.
Genèse, iv, 11.


I

                                                
Longtemps après le jour qui vit notre naissance,
Lorsque loin du berceau s’échappa notre enfance,
Lorsque sans être un homme on n’est plus un enfant,
De l’avenir, dit-on, se soulève le voile ;
De l’Et nous pouvons dans notre étoile
De l’Lire le sort qui nous attend.

Alors la destinée à nos yeux se révèle,
Rêve affreux, que la mort apporte sur son aile,
Qui de l’homme endormi plisse le front d’effroi ;
Car ainsi que Macbeth, on aperçoit trois femmes,
Qui, par des cris affreux, épouvantant nos âmes,
Nous laissent pour adieux ces mots : Tu seras roi !

II


On dit qu’il sommeillait… peut-être en une orgie :
Où de vin répandu, la table était rougie ;
Une femme parut, qui pressait dans sa main
Des roses et des fleurs, fumier du lendemain.
Cette femme riait d’une effrayante joie ;
Comme un peuple qui rit près d’un trône qu’il broie.
Mais son front était beau, mais on y pouvait voir
Le passé sans remords, l’avenir sans espoir,
Et de haine et d’amour un horrible mélange,
Un regard de démon, dans une larme d’ange ;
Et celui qui dormait tout à coup tressaillit ;
L’amour lui vint au cœur ; l’insensé le lui dit.

— « Jeune homme, pour m’aimer ton âme est impuissante ;
« Mon amour doit tuer ceux dont je suis l’amante.
« Fuis, les autres amants ont, pour mourir, un lit !
« Les miens n’ont, à leur mort, qu’une foule qui rit ;

« Les autres ont des fers qu’ils trouvent pleins de charmes
« Et mes fers sont rouillés, mais rouillés par les larmes,
« Et mon mari jaloux siége sur l’échafaud ;
« C’est le soutien des rois, il se nomme bourreau !

« Fuis, car de mon amour tu serais la victime,
« Car je veux être aimée, et m’aimer est un crime ;
« Et, des mille fureurs qui viennent m’enflammer,
« Ma plus grande fureur est de me faire aimer. »

Cette femme, pourtant, avait touché son âme,
Cette femme était belle, il aimait cette femme !

« — Quoi ! t’aimer est un crime ! Et moi, si je t’aimais,
« Si je t’aime, faut-il te laisser pour jamais ?
« Ton regard est si beau, que le feu qui l’anime
« Me force à demander : Femme, qu’est-ce qu’un crime ? »

« — Un crime, c’est un mot qui s’élève bien haut ;
« La moitié touche au sol, et l’autre à l’échafaud ;
« Mais il descend plus bas, car la tête qui tombe,
« Roule dans le linceul pour dormir dans la tombe. »

« — Ma vie est donc en jeu ? Soit ! mais j’ai ton amour.
« L’enfer est à Satan ; sois à moi sans retour ! »
Puis un baiser sanglant vint humecter sa bouche,
Comme un homme blessé qui s’éveille farouche,
Tout prêt à blasphémer, il se leva soudain,
Car il se réveillait au sein d’une audience,
Quand une voix criait, au milieu du silence :
Mort à celui qui fut seize fois assassin !


III


Quelle était cette femme ?… Était-ce la Vengeance,
Qui rit à sa victime, et pour qui l’existence
Bien souvent n’est qu’un dé qu’on retourne su hasard !
La Vengeance qui met moins de foi, d’espérance
La VDans son Dieu que dans son poignard !
C’était… on ne le sait… Mais c’était le génie
Qui conduisit cet homme à l’affreuse agonie
Qui cQui fait mourir avant le temps,

Mourir jeune !… Et pourtant, même avant la vieillesse,
L’homme qui dans le crime aspira tant d’ivresse,
L’hoN’a respiré que trop longtemps.


IV


Hélas ! à ce malheur qui donc put le conduire ?
— Quand on voit le mépris où brillait le sourire,
Quand ceux qui vous aimaient trouvent dans votre cœur
Le premier des forfaits, du malheur ;
Quand la foule qui passe, à vous voir condamnée,
À votre aspect souffrant se détourne étonnée,
Froide comme un refus à quelque enfant jeté
Lorsqu’il vous tend la main après avoir chanté,

Entre vivre et mourir on voit un mot livide
Se dresser, et ce mot c’est crime ou suicide.
Devant ces deux forfaits amené pour choisir,
Brûlant de se venger plutôt que de mourir.

Il prit le crime, lui !… le crime, quel partage !
— Écrire avec du sang sa vie à chaque page !
Se dire, je tûrai, je tûrai… c’est mon sort !
Attendre chaque jour que vienne la vengeance,
Être martyr ainsi sans ciel pour récompense,
Et pour sa fiancée oser choisir la mort ;
Défier le mépris et rechercher la haine,
N’avoir rien dans le cœur de la nature humaine ;
En face du trépas, hélas ! n’espérer rien,
Penser qu’on viendra voir, ainsi qu’à quelque fête,
Son souris infernal quand tombera sa tête !
Son sQuel sort !… et c’est le sien.

Pourtant il s’était dit : L’avenir me réclame !
Oui… pour mettre à ton nom une auréole infâme ;
Oui, tu vivras, tandis que l’homme qui n’aura
Jeté sur son chemin que des bienfaits, mourra.

Car, si vous n’avez point fait pleurer sur la terre,
Si vous avez passé consolant, solitaire,
Si vous n’avez séché ni fait couler de pleurs,

Rien ne reste de vous ; lorsque l’orage gronde,
Du jour qui détruit tout, la trace est plus profonde,
Du jQue du jour qui mûrit les fleurs.


V


Alors que la jeunesse est une pure flamme,
Le premier sentiment du crime sur notre âme,
C’est un désir subit de vengeance et de mort ;
La tristesse plus tard remplace la colère,
Puis vient l’indifférence à la robe étrangère,
Passant, sans du coupable interroger le sort ;
Mais quand la passion, bouillonnant dans la tête,
Du jour le plus affreux vous fait un jour de fête,
Quand vers tout être étrange on élève les bras,
Alors il n’est pour nous rien de beau, rien d’infâme
Alors on sent au cœur, où vient mourir le blâme,
Un respect calculé pour les grands scélérats !

Paris, janvier 1836.


CALME


EtL’homme est heureux lorsque dans la nature
EtIl n’est plus rien qui le puisse émouvoir,
EtLorsqu’à l’abri du remords qui torture
EtIl sait dormir sans crainte et sans espoir ;
EtLorsqu’attendant le moment qui délivre,
EtIl peut compter ce qui lui reste à vivre,
Et puis, à la lueur d’un lugubre flambeau,
Et puEn chantant composer un livre
Et puPour épitaphe à son tombeau ?
EtIl est heureux lorsqu’à sa dernière heure
Et puIl peut ouvrir un œil serein
EtSans rencontrer une mère qui pleure,
Et puUn ami qui presse sa main ;
EtLorsque, frappé d’un sanglant anathème,
Et puIl n’a pas besoin de pardon,

Et ne laisse après lui ni maîtresse qui l’aime,
Et neNi d’enfant qui porte son nom.
Alors, dans sa tonnelle où l’homme est mis en mue,
Et neIl trouve un paisible sommeil.
Si parfois jusqu’à lui vient le bruit de la rue,
Et neC’est comme un rayon de soleil
Et neQui ne peut traverser la rue.
Et neLa fraîche haleine du zéphir
Et neVient tomber au seuil de sa porte,
Et neLa nature est muette et morte,
Et neEt son cœur se ferme au désir.
Alors, il peut fixer[1] le gibet et la roue,
Et neSans sourciller il peut encor
EtVoir en passant un enfant qui se joue
Et neAvec sa complainte de mort.
Et neC’est en vain qu’un peuple stupide,
Et neDe douleurs et de meurtre avide,
Et neVeut surprendre du geste d’effroi.
Et neSa face est un marbre impassible,
Et neSon âme une roche insensible,
Et neEt, s’il tremble alors, c’est de froid.
Puis, quand vient le moment, lorsque sa tête roule
Et neSous le choc du pesant couteau,
Il ne reste plus rien pour amuser la foule
Et neQue le coup d’œil au tombereau,
Et quelque peu de sang qui lentement s’écoule ;
EtTout est fini, chacun se tait et part,
Et Hors une voix qui répète : À Clamart !


UN MOMENT DE DÉSESPOIR


...............
Banni, chassé, proscrit, et broyé sous l’offense,
Un bonheur me restait, celui de la vengeance ;
Et je ne l’ai goûté qu’en pressant sur mon cœur
..... le seul dieu que je croyais vengeur.

Mais la nuit, dira-t-on, craignez que dans la terre
Ne glisse jusqu’à vous un spectre au long suaire.
Il vaut mieux voir un spectre assis près de son lit
Qu’une lame briller dans une obscure nuit,
Et la sueur du front plus aisément s’efface
Que d’un coup de poignard ne disparaît la place :
Car il est doux, bien doux, de sentir sous ses yeux
Se tordre un ennemi… c’est un plaisir des dieux !
Tout homme. ..........
...............

...............
Haïr et me venger, c’est tout ce que j’aimais !
Si tu n’es pas un mot pour expliquer le monde
Quand tu me jugeras dans ta haine profonde,
Au lieu de les ouvrir en me fermant tes bras
Qu’avec plaisir ! .......
L’on m’a dit que le jour où tu me donnas l’être,
Ce qu’aujourd’hui je suis, tu pouvais le connaître !
C’est donc ma faute à moi, si du moment fatal
Où, semant sur mes pas et le bien et le mal,
Me criant : marche, marche, et me poussant sans doute,
Du crime devant moi tu n’ouvris que la route ?


LA SYLPHIDE


Être divin, beauté touchante et pure,
Que je rêvais dès mes plus jeunes ans,
Qui que tu sois, esprit ou créature,
Prête l’oreille à mes derniers accents !
Sur les rescifs d’une mer agitée,
Ta m’as guidé, phare mystérieux :
Je vois le port, et mon âme enchantée
Ira bientôt te retrouver aux cieux.

Je te cherchais sous les brillants portiques
Où vont ramper les séides des rois ;
Je te cherchais sous les chaumes rustiques

Ton ombre seule apparut à ma voix.
Peut-être, hélas ! mon œil trop faible encore
Soutiendrait mal ton éclat radieux ;
Veille sur moi, sylphide que j’adore,
Vierge Immortelle, attends-moi dans les cieux.

Je te rêvais dans la grotte sauvage,
Au souffle aigu des autans furieux ;
Je te rêvais sous un épais feuillage,
Aux doux accords d’un luth mélodieux.
Si tu n’étais qu’une vaine chimère,
D’un cœur malade enfant capricieux !
Mon âme enfin va percer ce mystère,
Vierge immortelle, attends-moi dans les cieux.

Je te rêvais au printemps de ma vie,
Le front paré de riantes couleurs ;
Pauvre et souffrant dans ma longue insomnie,
Je te rêvais plus belle dans les pleurs.
Mais de la mort j’entends la voix sévère,
Elle a brisé le prisme gracieux…
Je n’ai plus rien qui m’attache à la terre,
Vierge immortelle, attends-moi dans les cieux.


À MON AMI AVRIL

le réveillon à la conciergerie


Noël ! Noël !
Tout tombe du ciel,
Allons, plus de fiel !
Vive Noël !

À nous, saucisse et poularde !
À nous, liqueurs et vin vieux !
Fais la nique à la camarde
Qui nous montre les gros yeux !
Noël ! etc.


Salut, pays de Cocagne,
Lieu jadis si fréquenté !
Salut, pétillant champagne,
Vin si cher à la beauté !
Noël ! etc.

Nous n’avons à notre table
Point de femme, c’est fort bien ;
Il serait désagréable
D’engendrer un orphelin !
Noël ! etc.

Un bon buveur, c’est l’usage,
Boit à l’objet qui lui plaît ;
Avec moi, frère, en vrai sage,
Bois à la mort, c’est plus gai !
Noël ! etc.

Buvons au jour qui s’avance,
À l’oubli de tous nos maux,
À l’oubli de la vengeance,
Des méchants et puis des sots !
Noël ! etc.

Buvons même à la sagesse
À la Vertu qui soutient :
Tu peux, sans crainte d’ivresse,
Boire à tous les gens de bien !
Noël ! etc.

Un pauvre homme, d’ordinaire,
Pour mourir a bien du mal,
Nous, nous avons notre affaire,
Sans passer par l’hôpital !
Noël ! etc.

Sur les biens d’une autre vie,
Laisse prêcher Massillion :
Vive la philosophie
Du bon curé de Meudon !
Noël ! etc.


Nous trouverons bien par grâce
À nous caser aux enfers :
Moi, j’irai trouver Horace,
Toi l’ouvrier de Nevers[2] !

Noël ! Noël ! etc.



  1. Faute de français : fixer est mit là pour regarder ou fixer le regard. Du reste, les vers de Lacenaire sont péniblement faits et mauvais en diable.
  2. Avril était menuisier.