Laure au clavecin

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Poésies
Traduction par Adolphe Régnier.
Hachette (1p. 442-443).

LAURE AU CLAVECIN[1]


Quand tes doigts, Laure, parcourent magistralement les touches, je demeure tantôt comme une statue sans âme, tantôt comme une âme sans corps. Tu commandes à la vie et à la mort, avec la mème puissance que Philadelphia[2] éveille des âmes dans mille réseaux de nerfs.


Alors, par respect, pour t’entendre, les souffles de l’air bruissent plus doucement. Rivées à ton chant, les sphères attentives s’arrêtent, dans leur éternelle révolution, pour s’abreuver, à longs traits, de plaisir. Enchanteresse ! tu les subjugues par les sons, comme tu m’enchantes par les regards.

D’émouvantes harmonies, des torrents de volupté ruissellent des cordes, comme s’envolent de leurs cieux des séraphins nouveau-nés. Comme autrefois, s’élançant des bras gigantesques du chaos, les soleils éveillés par la tempête de la création, jaillirent, étincelants, du sein de la nuit : ainsi se précipite la magique puissance des sons ;

Tantôt aimables et doux, comme le bruissement des ondes argentées sur les cailloux polis ; tantôt majestueux et magnifiques, comme le ton d’orgue du tonnerre ; puis bondissant impétueux, comme roulent, à grand bruit, du haut des rochers, les torrents écumeux ; bientôt gracieux murmure, caressant et léger, comme les vents qui soufflent amoureusement dans la forêt de trembles ;

Enfin plus graves et mélancoliques et sombres : on dirait le frémissement des ténèbres, au vide empire des morts, où des hurlements perdus se prolongent, où le Cocyte trame ses flots de larmes… Parle, jeune fille ! je t’interroge, instruis-moi : As-tu fait un pacte avec des esprits d’un ordre supérieur ? Est-ce la langue, ne me trompe pas, qu’on parle dans l’Élysée [3] ?

  1. Anthologie
  2. Célèbre physicien prestidigitateur, qui parcourait alors l’Allemagne. Je ne sais quel est au juste le tour en l’expérience, d’électricité sans doute ou de magnétisme, auquel Schiller fait ici allusion. La traduction littérale est : « Comme Philadelphia exige des âmes de mille tissus de nerfs. »
  3. Dans l’Anthologie auf das Jahr 1782, il y a deux strophes de plus, que Schiller a ensuite supprimées, et dont voici la traduction :
    « Loin de mes yeux le voile qui les couvre ! de mes oreilles les verrous qui les ferment ! Jeune fille, ah ! déjà je respire plus librement ; le feu éthéré me purifie-t-il ? Des tourbillons m’emportent-ils là-haut ?…
    « Des soleils où résident des esprits inconnus m’apparaissent et m’appellent par la voûte entr’ouverte des cieux… Je vois sur la tombe la pourpre de l’aurore. Arrière, moqueurs, avec votre esprit de cirons ! Arrière, il est un Dieu… »