Le Boomerang/6

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P. Olendorff (p. 93-102).


CHAPITRE SIXIÈME.Lequel n’est, à la vérité, que la continuation du chapitre quatrième, si malencontreusement interrompu par l’épisode importun, oiseux et dénué de respect pour la grande mémoire de Léonard de Vinci et de sa bonne amie.


— Eh bien, mon cher Berg-op-Zoom, continua Guillaume de la Renforcerie, cette expression de ciboulot de faible voltage pourrait bien, si notre éducation ne nous prohibait pas ce genre de parler, s’appliquer au cas de Marie-Blanche Loison… Ce n’est pas que cette jeune personne soit inintelligente, mais elle ne jouit pas, comme dit l’autre, d’un ciboulot de bien grand voltage.

— Compris.

Guillaume de la Renforcerie poursuivit son récit, l’émaillant de mille anecdotes incidentes plus joviales les unes que les autres.

Un jour, par exemple, que Marie-Blanche lui demandait :

— Que vas-tu me donner pour ma fête, mon beau chéri mignon ?

— Pour ta fête, Marie-Blanche, je t’offrirai mieux qu’un banal cadeau. Je changerai l’i de ton nom de famille, ce pauvre petit i de rien du tout, sans allure et sans caractère, en un y magnifiquement héraldique, et tu t’appelleras dorénavant Marie-Blanche Loyson, avec un y, tu entends bien, un y.

— Oui, j’entends bien.

— C’est tout ce que tu trouves à dire pour me remercier ?

— Mais si, mais si, mon beau chéri mignon, je te remercie bien, seulement, j’aurais mieux aimé un boa en plumes.

À force de ne jamais offrir le moindre boa en plumes, Guillaume perdit aux yeux de son amie tout prestige et, voilà quelques jours, il trouvait sur la table de nuit de la chambre un ainsi conçu billet (nous nous sommes permis de rectifier l’ortographe) :

« Comme tu finirais bien par t’en apercevoir, j’aime mieux te l’écrire. Je te lâche pour me mettre avec ton ami Népomucène Le Briquetier. Celui-là ne me couvrira pas plus de diamants que toi, mais au moins il me fera des rôles ! Tout ce que nous te demandons, c’est de ne pas nous en vouloir à tous les deux. Nous, nous ne t’en voulons pas.

« Ton ex,
« Marie-Blanche Loison. »

« P.-S. — Je te prie de remarquer que je n’emporte pas ton y. Il pourra te resservir pour une autre.

« M. B. L. »


Après cette pénible narration, Guillaume de la Renforcerie eut un long moment de silence, qu’il occupa, le pauvre garçon, moitié à finir la bouteille de cognac et moitié à entamer celle de curaçao blanc.

Berg-op-Zoom l’aida dans cette double opération, puis s’informa :

— Quelle vengeance, Guillaume, comptes-tu tirer de ton rival ?

— Mon rival ? Quel rival ?

— Ce Ponémucène Le Tribequier.

— Népomucène Le Briquetier, tu veux dire.

— Si tu préfères… Quand on s’appelle Guillaume de la Fenrorcerie.

— De la Renforcerie.

— Si tu préfères… Quand on porte le nom que tu portes, on ne laisse point impunie une aussi sanglante injure.

— C’est pourtant ce qui va se passer, Berg-op-Zoom, je laisserai impunie ce que tu appelles une sanglante injure et que moi je qualifie de simple mutation. Marie-Blanche Loison et Népomucène Le Briquetier sont deux êtres libres dans la nature libre, et je ne me sens affublé d’aucun droit sur le moindre de leurs gestes.

— Tu es une belle âme.

— D’ailleurs, mon ami Le Briquetier, tu t’en apercevras vite si le destin veut que tu le rencontres, est parfaitement irresponsable. Son cas est même assez curieux.

— Son cas ?

— Oui, le brave garçon, à la suite d’une chute de cheval, a perdu tout sens moral.

— Sa profession ?

— Récemment encore, la carte clouée sur la porte de sa chambre portait le titre d’aéronaute, mais au cours d’une ascension en ballon captif qu’il faisait pour s’entraîner, il éprouva, le pauvre ! un tel vertige, qu’aussitôt rentré chez lui, il remplaça, sur la carte, le mot aéronaute par celui de dramaturge.

— Il fait des pièces ?

— À peu près comme il monte en ballon, car sache, Berg-op-Zoom, que dans le métier d’auteur dramatique, en France, il n’est pas nécessaire de faire des pièces : les annoncer suffit.

— Chaque peuple a ses usages ; chez nous, en Hollande, il suffit de les traduire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la bouteille de curaçao blanc fut entièrement tarie, Berg-op-Zoom proposa :

— Et, maintenant, si tu veux, Guillaume, allons boire des bocks… Je meurs de soif.

Guillaume de la Renforcerie n’était point homme à refuser une proposition si engageante.

Ils se dirigèrent vers une brasserie voisine et les passants remarquèrent comme les deux compagnons avaient le teint extraordinairement animé !

— Une idée ! s’écria brusquement Guillaume, après le troisième demi.

— Vas-y.

— Qu’est-ce que tu fais ce soir ?

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?… Pourquoi veux-tu que je fasse quelque chose, plutôt précisément ce soir qu’un autre soir ?… Ce soir, je ne fais rien… Voilà ce que je fais, ce soir.

— Eh bien, je t’invite à dîner… Tu mangeras mal, mais ça te coûtera quinze francs pour nous deux.

— Où donc, que j’y coure ?

— Lis plutôt :

« M. Guillaume de la Renforcerie, membre honoraire de l’Association fraternelle des Anciens élèves chassés des lycées de Paris, est prié d’assister au banquet pseudo-annuel qui se donnera le… 19…, dans les grands salons de l’hôtel de la Cloche-de-Bois.

« Prix : sept francs cinquante. »

« Avis important. — Une tenue, n’importe laquelle, est de rigueur. »

— Je ne suis, expliqua Guillaume, que simple membre honoraire de l’Association, n’ayant été chassé que de plusieurs lycées des départements.

— On ne saurait te tenir rigueur de cette infériorité légère, beaucoup plus imputable à tes parents qu’à toi-même.

— Et toi, Berg-op-Zoom, sous quel titre devrai-je te présenter à ces messieurs ?

— Sous le mien, parbleu : négrier javanais.

C’est ainsi que Guillaume de la Renforcerie apprit qu’il devait l’existence à un négrier javanais.