Le Capitaine Fracasse/Chapitre XX

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G. Charpentier (Tome 2p. 334-348).

XX

DÉCLARATION D’AMOUR DE CHIQUITA


Une foule compacte garnissait la place de Grève, malgré l’heure assez matinale encore que marquait le cadran de l’hôtel de ville. Les grands toits de Dominique Bocador se profilaient en gris violâtre sur un ciel d’un blanc laiteux. Leur ombre froide s’allongeait jusqu’au milieu de la place et enveloppait une charpente sinistre, dépassant d’un ou deux pieds le niveau des fronts, et barbouillée d’un rouge sanguinolent. Aux fenêtres des maisons quelques têtes paraissaient, qui rentraient aussitôt, voyant que le spectacle n’était pas commencé. Une vieille femme montra même sa face ridée à une lucarne de la tourelle située à l’angle de la place d’où la tradition veut que madame Marguerite ait contemplé le supplice de la Môle et de Coconnas : changement désastreux d’une belle reine en laide sorcière ! À la croix de pierre plantée au bord de la déclivité qui descend au fleuve, un enfant, se hissant à grand’peine, s’était suspendu, et il s’y tenait les bras passés au-dessus de la traverse, les genoux et les jambes enserrant la tige, dans une pose aussi pénible que celle du mauvais larron, mais qu’il n’eût pas quittée pour une fouace ou un chausson aux pommes. De là, il découvrait le détail intéressant de l’échafaud, la roue pour tourner le patient, les cordelettes pour l’attacher, la barre pour lui briser les os ; toutes choses dignes d’être examinées.

Cependant si, parmi les spectateurs, quelqu’un se fût avisé d’étudier d’un œil plus attentif cet enfant ainsi perché, il eût démêlé dans l’expression de son visage un autre sentiment que celui d’une curiosité vulgaire. Ce n’était point le féroce appât d’un supplice qui avait amené là ce jeune être au teint bistré, aux grands yeux cernés de brun, aux dents brillantes, aux longs cheveux noirs, dont les mains gantées de hâle se crispaient sur les croisillons de pierre. La délicatesse de ses traits semblait même indiquer un autre sexe que celui qu’accusaient ses vêtements ; mais personne ne regardait de ce côté, et toutes les têtes se tournaient instinctivement vers l’échafaud ou vers le quai par lequel devait déboucher le condamné.

Parmi les groupes apparaissaient quelques figures de connaissance ; un nez rouge au milieu d’une face pâle désignait Malartic, et il passait assez du profil busqué de Jacquemin Lampourde par-dessus le pli d’un manteau jeté sur l’épaule à l’espagnole pour qu’on ne pût douter de son identité. Bien qu’il portât son chapeau enfoncé jusqu’au sourcil, afin de cacher l’absence de son oreille coupée par la balle de Piedgris, il était aisé de retrouver Bringuenarilles dans ce grand maraud assis sur une borne et fumant une longue pipe de Hollande pour passer le temps. Piedgris lui-même causait avec Tordgueule, et sur les marches de l’Hôtel de Ville se promenaient d’une façon péripatétique, causant de choses et d’autres, plusieurs habitués du Radis couronné. La place de Grève, où, tôt ou tard, ils doivent fatalement aboutir, exerce sur les meurtriers, les spadassins et les filous une fascination singulière. Cet endroit sinistre, au lieu de les repousser, les attire. Ils tournent autour traçant d’abord des cercles larges, ensuite plus étroits, jusqu’à ce qu’ils y tombent ; ils aiment à regarder le gibet où ils seront branchés ; ils en contemplent avidement la configuration horrible, et ils apprennent dans les grimaces des patients à se familiariser avec la mort ; effet bien contraire à l’idée de la justice, qui est d’effrayer les scélérats par l’aspect des tourments.

Ce qui explique en outre l’affluence de telles ribaudailles aux jours d’exécution, c’est que le protagoniste de la tragédie est toujours un parent, une connaissance, souvent un complice. On va voir pendre son cousin, rouer son ami de cœur, bouillir ce galant homme dont on passait la fausse monnaie. Manquer à cette fête serait une impolitesse. Pour un condamné, il est agréable d’avoir autour de son échafaud un public de figures connues. Cela soutient et ranime l’énergie. On ne veut pas être lâche devant des appréciateurs du vrai mérite, et l’orgueil vient au secours de la souffrance. Tel, ainsi entouré, meurt en Romain, qui ferait la femmelette s’il était dépêché incognito au fond d’une cave.

Sept heures sonnèrent. L’exécution devait avoir lieu à huit heures seulement. Aussi Jacquemin Lampourde, en entendant tinter l’horloge, dit-il à Malartic : « Tu vois bien que nous aurions eu le temps de boire encore une bouteille ; mais tu es toujours impatient et nerveux. Si nous retournions au Radis couronné ? je m’ennuie de faire le pied de grue et de croquer le marmot. Voir rouer un pauvre diable, cela vaut-il une si longue attente ? ce supplice est fade, bourgeois et commun. Si c’était quelque bel écartèlement à quatre chevaux montés chacun par un archer de la prévôté, quelque tenaillement avec pinces de fer rouge, quelque application de poix bouillante et de plomb fondu, quelque chose d’ingénieusement tortionnaire et de férocement douloureux, faisant honneur à l’imagination du juge ou à l’habileté du bourreau ; oh ! alors, je ne dis pas. Par amour de l’art, je resterais ; mais, pour si peu, fi donc !

— Je te trouve injuste à l’endroit de la roue, répondit sentencieusement Malartic en frottant son nez plus cramoisi que jamais ; la roue a du bon.

— On ne peut pas disputer des goûts. Chacun est entraîné par sa volupté particulière, comme dit un auteur latin fort célèbre dont j’ai oublié le nom, ma mémoire ne retenant volontiers que ceux des grands capitaines. La roue te plaît ; je ne te contrarierai pas là-dessus, et je te tiendrai compagnie jusqu’à la fin. Conviens, cependant, qu’une décollation faite avec une lame damasquinée, ayant dans le dos une rainure remplie de vif-argent pour lui donner du poids, exige du coup d’œil, de la vigueur, de la dextérité, et présente un spectacle aussi noble qu’attrayant.

— Oui, sans doute, mais cela passe trop vite, ce n’est qu’un éclair ; et puis la décapitation est réservée aux gentilshommes. Le billot est un de leurs privilèges. Parmi les supplices roturiers, la roue me paraît l’emporter sur la vulgaire pendaison, bonne tout au plus pour les malfaiteurs subalternes. Agostin est plus qu’un simple voleur. Il mérite mieux que la corde, et la justice a eu pour lui les égards qui lui sont dus.

— Tu as toujours eu un faible pour Agostin, sans doute à cause de Chiquita, dont la bizarrerie agaçait ton œil libertin ; je ne partage pas ton admiration à l’endroit de ce bandit, plus fait pour travailler sur les grands chemins et dans les gorges de montagne, comme un salteador, que pour opérer avec la délicatesse convenable au sein d’une ville civilisée. Il ignore les raffinements de l’art. Sa manière est bourrue, hagarde et provinciale. Au moindre obstacle il joue des couteaux et tue vaguement et sauvagement. Trancher le nœud gordien n’est pas le dénouer, quoi qu’en dise Alexandre. En outre, il n’emploie pas l’épée ; ce qui manque de noblesse.

— La spécialité d’Agostin est la navaja, l’outil de son pays ; il n’a point comme nous ébranlé, pendant des années, le carreau des salles d’armes. Mais son genre a de l’imprévu, de la hardiesse, de l’originalité. Son coup lancé réunit l’agrément de la balistique à la sûreté discrète de l’arme blanche. Le sujet est atteint, à vingt pas, sans bruit. Je regrette fort que sa carrière soit interrompue sitôt. Il allait bien ; c’était un courage de lion.

— Moi, répondit Jacquemin Lampourde, je suis pour la méthode académique. Sans les formes, tout se perd. Toutes les fois que j’attaque, je touche mon homme sur l’épaule et lui laisse le temps de se mettre en garde ; il se défend s’il veut. C’est un duel, et ce n’est plus un meurtre. Je suis un spadassin, non un assassin. Il est vrai que ma profonde science de l’escrime m’assure des chances, et que mon épée est presque infaillible ; mais, savoir bien le jeu, ce n’est pas tricher. Je ramasse la bourse, la montre, les bijoux et le manteau du mort ; d’autres le feraient à ma place. Puisque j’ai eu la peine, il convient que j’aie le profit. Quoi que tu prétendes, ce travail au couteau me répugne ; cela est bon à la campagne, et avec des gens de bas lieu.

— Oh ! toi, Jacquemin Lampourde, tu es ferré sur les principes ; on ne t’en ferait pas démordre ; cependant, un peu de fantaisie ne messied pas en art.

— J’admettrais une fantaisie savante, compliquée et délicate ; mais cette brutalité emportée et farouche me déplaît. D’ailleurs, Agostin se laisse griser par le sang, et, dans son ivresse rouge, il frappe au hasard. C’est une faiblesse : quand on boit à la coupe vertigineuse du meurtre, il faut avoir la tête forte. Ainsi dans cette maison, où il s’est introduit dernièrement pour y voler des sommes, il a tué le mari qui s’était éveillé et la femme qui dormait ; meurtre superflu, par trop cruel et peu galant. Il ne faut tuer les femmes que quand elles crient, encore vaut-il mieux les bâillonner ; car, si l’on est pris, ces carnages attendrissent les juges et le populaire, et l’on a l’air d’un monstre.

— Tu parles comme Saint-Jean Bouche d’or, répondit Malartic, d’une façon si magistrale et si péremptoire, que je ne trouve rien à objecter ; mais que deviendra cette pauvre Chiquita ? »

Jacquemin Lampourde et Malartic philosophaient de la sorte quand un carrosse venant du quai déboucha sur la place et produisit sur la foule des ondulations et des remous. Les chevaux piaffaient sans pouvoir avancer, et parfois leurs sabots retombaient sur des bottes, ce qui amenait entre les malandrins et les laquais des dialogues hargneux et mêlés d’injures.

Les piétons ainsi foulés eussent volontiers assailli le carrosse si les armes ducales blasonnées sur le panneau de la portière ne leur eussent inspiré une sorte de terreur, bien que ce fussent gens à ne pas respecter grand’chose. Bientôt les groupes devinrent si drus, que l’équipage fut forcé de s’arrêter au milieu de la place, où de loin le cocher, immobile sur son siège, semblait assis sur des têtes. Pour s’ouvrir un chemin et passer outre, il eût fallu écraser trop de canaille, et cette canaille, qui, à la Grève, était chez elle, ne se serait peut-être pas laissé faire.

« Ces drôles attendent quelque exécution et ne laisseront le champ libre que lorsque le patient sera expédié, dit un beau jeune homme magnifiquement vêtu à un ami de très-belle mine aussi, mais en costume plus modeste, placé à côté de lui dans le fond du carrosse. Au diable l’imbécile qui va se faire rouer précisément à l’heure où nous traversons la place de Grève. Ne pouvait-il pas remettre la chose à demain ?

— Croyez, répondit l’ami, qu’il ne demanderait pas mieux, et que l’incident est encore plus fâcheux pour lui que pour nous.

— Ce que nous avons de mieux à faire, mon cher Sigognac, c’est de nous résigner à tourner la tête de l’autre côté si le spectacle nous dégoûte, chose difficile pourtant, lorsqu’il se passe près de soi quelque chose de terrible ; témoin saint Augustin, qui ouvrit les yeux dans le cirque, quoiqu’il se fût bien promis de les tenir fermés, à un grand cri que poussa le populaire.

— En tout cas, nous n’avons pas longtemps à attendre, répondit Sigognac, voyez là-bas, Vallombreuse ; la foule se sépare devant la charrette du condamné. »

En effet, une charrette, traînée par une rosse que réclamait Montfaucon, s’avançait, entourée de quelques archers à cheval, avec un bruit de vieilles ferrailles, et traversait les groupes de curieux, se dirigeant vers l’échafaud. Sur une planche jetée en travers des ridelles était assis Agostin, auprès d’un capucin à barbe blanche qui lui présentait aux lèvres un crucifix de cuivre jaune poli par les baisers d’agonisants en bonne santé. Le bandit avait les cheveux entourés d’un mouchoir dont les bouts noués lui pendaient derrière la nuque. Une chemise de grosse toile et des grègues de vieille serge composaient tout son costume. Il était en toilette d’échafaud ; toilette succincte. Le bourreau s’était déjà emparé de la défroque du condamné, comme c’était son droit, et ne lui avait laissé que ces haillons, bien suffisants pour mourir. Un système de cordelettes, dont le bout était tenu par l’exécuteur des hautes œuvres, placé à l’arrière de la charrette, afin que le patient ne le vît pas, maintenait Agostin, tout en lui laissant une liberté apparente. Un valet de bourreau, assis de côté sur un des brancards de la charrette, tenait les guides et fouettait à tour de bras la maigre rosse.

« Eh mais, dit Sigognac dans le carrosse, c’est le bandit qui m’a autrefois arrêté sur la grand’route en tête d’une troupe de mannequins ; je vous ai conté cette histoire pendant notre voyage à l’endroit où elle s’était passée.

— Je m’en souviens, fit Vallombreuse, et j’en ai ri de bon cœur ; mais, depuis, il paraît que le drôle s’est livré à des exploits plus sérieux. L’ambition l’a perdu ; il fait d’ailleurs assez bonne contenance. »

Agostin, un peu pâli sous son teint naturellement hâlé, promenait sur la foule un regard préoccupé et qui semblait chercher quelqu’un. En passant auprès de la croix de pierre, il aperçut le jeune enfant perché dont il a été question au commencement de ce chapitre et qui n’avait pas quitté sa place.

À cette vue un éclair de joie brilla dans ses yeux, un faible sourire entr’ouvrit ses lèvres ; il fit de la tête un signe imperceptible, adieu et testament à la fois, et dit à mi-voix : « Chiquita ! »

« Mon fils, quel mot venez-vous de prononcer, fit le capucin en agitant son crucifix ; cela sonne comme un nom de femme : quelque Égyptienne sans doute ou quelque fille folle de son corps. Pensez plutôt à votre salut ; vous avez le pied sur le seuil de l’éternité.

— Oui, mon père, et quoique j’aie les cheveux noirs, vous êtes plus jeune que moi avec votre barbe blanche. Chaque tour de roue vers cette charpente me vieillit de dix ans.

— Pour un brigand de province, que cela devrait intimider de mourir devant des Parisiens, dit Jacquemin Lampourde, qui s’était rapproché de l’échafaud en jouant des coudes à travers les badauds et les commères, cet Agostin se comporte assez bien ; il n’est point trop défait et n’a pas par anticipation, comme d’aucuns, la mine cadavéreuse des suppliciés. Sa tête ne ballote pas ; il la tient haute et droite ; signe de courage, il a regardé fixement la machine. Si mon expérience ne me trompe, il fera une fin correcte et décente, sans geindre, sans se débattre, sans demander à faire des aveux pour gagner du temps.

— Oh ! pour cela, il n’y a pas de danger, dit Malartic ; à la torture, il s’est laissé enfoncer huit coins plutôt que de desserrer les dents et de trahir un camarade. »

La charrette, pendant ces courts dialogues, était arrivée au pied de l’échafaud, dont Agostin monta lentement les degrés, précédé du valet, soutenu du capucin et suivi du bourreau. En moins d’une minute il fut étalé et lié solidement sur la roue par les aides de l’exécuteur. Le bourreau, ayant jeté son manteau rouge brodé à l’épaule d’une échelle en galon blanc, avait tourné sa manche en bourrelet autour de son bras, pour être plus libre et dégagé, et se baissait pour prendre la barre fatale.

C’était l’instant suprême. Une curiosité anxieuse opprimait les poitrines des spectateurs. Lampourde et Malartic étaient devenus sérieux ; Bringuenarilles lui-même n’aspirait plus la fumée de sa pipe, qu’il avait ôtée de ses lèvres. Tordgueule, sentant qu’une aventure semblable lui pendait à l’oreille, prenait un air mélancolique et rêveur. Tout à coup un certain frémissement eut lieu parmi la foule. L’enfant hissé sur la croix s’était laissé couler à terre, et, se faufilant comme une couleuvre à travers les groupes, avait atteint l’échafaud, dont en deux bonds elle escaladait les marches, présentant au bourreau étonné, qui levait déjà sa masse, une figure pâle, étincelante, sublime, illuminée d’une telle résolution, qu’il s’arrêta malgré lui et retint le coup prêt à descendre.

« Ôte-toi de là, môme, s’écria le bourreau, ou ma barre va te briser la tête. »

Mais Chiquita ne l’écoutait point. Il lui était bien égal d’être tuée. Se penchant sur Agostin, elle le baisa au front et lui dit : « Je t’aime ; » puis, d’un mouvement plus prompt que l’éclair, elle lui plongea dans le cœur la navaja qu’elle avait reprise à Isabelle. Le coup était porté d’une main si ferme que la mort fut presque instantanée ; à peine Agostin eut-il le temps de dire : « Merci. »


Cuando esta vivora pica,
No hay remedio en la botica,


murmura l’enfant avec un éclat de rire sauvage et fou, en se précipitant à bas de l’échafaud, où l’exécuteur, stupéfait de l’aventure, abaissait sa barre inutile, incertain s’il devait briser les os d’un cadavre.

« Bien, Chiquita, très-bien ! » ne put s’empêcher de crier Malartic, qui l’avait reconnue sous ses habits de garçon.

Lampourde, Bringuenarilles, Piedgris, Tordgueule et les amis du Radis couronné, émerveillés de cette action, s’arrangèrent en haie compacte, de façon à empêcher les soldats de courir après Chiquita. Les disputes et les poussées, mêlées de horions, que fit naître cet embarras factice, donnèrent le temps à la petite de gagner le carrosse de Vallombreuse, arrêté au coin de la place. Elle grimpa sur le marchepied, et, s’accrochant des mains à la portière, elle reconnut Sigognac et lui dit d’une voix haletante : « J’ai sauvé Isabelle, sauve moi. »

Vallombreuse, que cette scène bizarre avait fort intéressé, cria au cocher : « À fond de train et passe, s’il le faut, sur le ventre de cette canaille. » Mais le cocher n’eut besoin d’écraser personne. La foule s’ouvrait avec empressement devant le carrosse et se refermait aussitôt pour arrêter la molle poursuite des soudards. En quelques minutes, le carrosse eut atteint la porte Saint-Antoine, et, comme le bruit d’une aventure si récente ne pouvait être parvenu jusque-là, Vallombreuse ordonna au cocher de modérer son allure, d’autant qu’un équipage, fuyant de cette vitesse, eût semblé, à bon droit, suspect. Le faubourg dépassé, il fit entrer Chiquita dans la voiture. Elle s’assit, sans mot dire, sur un carreau, en face de Sigognac. Sous l’apparence la plus calme, elle était en proie à une exaltation extrême. Aucun muscle de sa figure ne bougeait, mais un flot de sang empourprait ses joues, ordinairement si pâles, et donnait à ses grands yeux fixes, qui regardaient sans voir, un éclat surnaturel. Une sorte de transfiguration s’était opérée dans Chiquita. Cet effort violent avait déchiré la chrysalide enfantine où dormait la jeune fille. En plongeant son couteau dans le cœur d’Agostin, elle avait du même coup ouvert le sien. Son amour était né de ce meurtre ; l’être bizarre, presque insexuel, moitié enfant, moitié lutin, qu’elle avait été jusque-là, n’existait plus. Elle était femme désormais, et sa passion éclose en une minute devait être éternelle. Un baiser, un coup de couteau, c’était bien l’amour de Chiquita.

La voiture roulait toujours, et l’on voyait déjà poindre derrière les arbres les grands toits ardoisés du château. Vallombreuse dit à Sigognac : « Vous viendrez dans mon appartement, et vous y ferez un bout de toilette avant que je vous présente à ma sœur, qui ignore mon voyage et votre arrivée ; j’ai ménagé ce coup de théâtre dont j’espère le meilleur effet. Abaissez le mantelet de votre côté pour qu’on ne vous voie pas, que la surprise soit complète ; mais qu’allons-nous faire de ce petit démon ?

— Ordonnez, dit Chiquita, qui, à travers sa rêverie profonde, avait entendu la phrase de Vallombreuse, ordonnez qu’on me conduise à madame Isabelle ; qu’elle soit l’arbitre de mon sort. »

Rideaux baissés, le carrosse entra dans la cour d’honneur : Vallombreuse prit Sigognac sous le bras et l’emmena dans son appartement, après avoir dit à un laquais de conduire Chiquita chez la comtesse de Lineuil.

À la vue de Chiquita, Isabelle posa le livre qu’elle était en train de lire et arrêta sur la jeune fille un regard plein d’interrogations.

Chiquita resta immobile et silencieuse jusqu’à ce que le laquais fût retiré. Alors, avec une sorte de solennité singulière, elle s’avança vers Isabelle, lui prit la main et dit :

« Le couteau est dans le cœur d’Agostin ; je n’ai plus de maître, et je sens le besoin de me dévouer à quelqu’un. Après lui, qui est mort, c’est toi que j’aime le plus au monde ; tu m’as donné le collier de perles et tu m’as embrassée. Veux-tu de moi pour esclave, pour chien, pour gnome ? Fais-moi donner un haillon noir pour porter le deuil de mon amour ; je coucherai en travers sur le seuil de ta porte ; cela ne te gênera pas du tout. Quand tu me voudras, tu siffleras ainsi — et elle siffla — et je paraîtrai tout de suite ; veux-tu ? »

Isabelle, pour toute réponse, attira Chiquita sur son cœur, lui effleura le front des lèvres et accepta simplement cette âme qui se donnait à elle.