Le Capitaine Fracasse/Chapitre XXI

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G. Charpentier (Tome 2p. 349-363).

XXI

HYMEN, Ô HYMÉNÉE !


Isabelle, accoutumée aux façons énigmatiques et bizarres de Chiquita, ne l’avait point interrogée, se réservant de lui demander des explications quand cette étrange fille serait plus calme. Elle entrevoyait bien quelque histoire terrible à travers tout cela ; mais la pauvre enfant lui avait rendu de tels services, qu’il fallait l’accueillir sans enquête en cette situation évidemment désespérée.

Après l’avoir confiée à une femme de chambre, elle reprit sa lecture interrompue, bien que le livre ne l’intéressât guère ; au bout de quelques pages, son esprit ne suivant plus les lignes, elle mit le signet entre les pages et reposa le volume sur la table parmi des ouvrages d’aiguille commencés. La tête appuyée sur la main, le regard perdu dans l’espace, elle se laissa aller à la pente habituelle de sa rêverie : « Qu’est devenu Sigognac, disait-elle, pense-t-il encore à moi, m’aime-t-il toujours ? Sans doute, il est retourné dans son pauvre château, et, croyant mon frère mort, il n’ose donner signe de vie. Cet obstacle chimérique l’arrête. Autrement, il eût essayé de me revoir ; il m’eût écrit tout au moins. Peut-être l’idée que je suis maintenant un riche parti retient-elle son courage. S’il m’avait oubliée ! Oh ! non ; c’est impossible. J’aurais dû lui faire savoir que Vallombreuse était guéri de sa blessure ; mais il n’est pas séant à une jeune personne bien née de provoquer ainsi un amant éloigné à reparaître : cela blesserait toutes les délicatesses féminines. Souvent je me demande s’il n’eût pas mieux valu pour moi rester l’humble comédienne que j’étais. Je pouvais du moins le voir tous les jours, et, sûre de ma vertu comme de son respect, savourer en paix la douceur d’être aimée. Malgré l’affection touchante de mon père, je me sens triste et seule dans ce château magnifique ; encore si Vallombreuse était là, sa compagnie me distrairait ; mais son absence se prolonge, et je cherche en vain le sens de cette phrase qu’il m’a jetée au départ avec un sourire : « Au revoir, petite sœur, vous serez contente de moi. » Parfois, il me semble comprendre, mais je ne veux pas m’arrêter à une telle pensée ; la déception serait trop douloureuse. Si c’était vrai, ah ! j’en deviendrais folle de joie ! »

La comtesse de Lineuil, car il est peut-être un peu bien familier d’appeler Isabelle tout court la fille légitimée d’un prince, en était là de son monologue intérieur lorsqu’un grand laquais vint demander si madame la comtesse pouvait recevoir M. le duc de Vallombreuse, qui arrivait de voyage et demandait à la saluer.

« Qu’il vienne tout de suite, répondit la comtesse, sa visite me fera le plus grand plaisir. »

Cinq ou six minutes s’étaient à peine écoulées que le jeune duc entrait dans le salon le teint brillant, l’œil vif, la démarche assurée et légère, avec cet air de gloire qu’il avait avant sa blessure ; il jeta son feutre à plume sur un fauteuil et prit la main de sa sœur qu’il porta à ses lèvres d’une façon aussi respectueuse que tendre.

« Chère Isabelle, je suis resté plus longtemps que je ne l’aurais voulu, car ce m’est une grande privation de ne pas vous voir, tant j’ai vite pris la douce habitude de votre présence ; mais je me suis bien occupé de vous pendant mon voyage et l’espoir de vous faire plaisir me dédommageait un peu.

— Le plus grand plaisir que vous eussiez pu me faire, répondit Isabelle, c’eût été de demeurer au château près de votre père et de moi, et de ne pas vous mettre en route, votre blessure à peine fermée, pour je ne sais quelle fantaisie.

— Est-ce que j’ai été blessé ? dit en riant Vallombreuse ; ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère. Je ne me suis jamais mieux porté, et cette petite excursion m’a fait beaucoup de bien. La selle me vaut mieux que la chaise longue. Mais vous, bonne sœur, je vous trouve un peu maigrie et pâlie ; vous seriez-vous ennuyée ? Ce manoir n’est pas gai et la solitude ne convient pas aux jeunes filles. La lecture et la broderie sont des passe-temps mélancoliques à la longue, et il y a des instants où la plus sage, lasse de regarder par la fenêtre l’eau verte du fossé, aimerait à voir le visage d’un beau cavalier.

— Que vous êtes fâcheusement badin, mon frère, et comme vous aimez à taquiner ma tristesse par vos folies ! N’avais-je pas la compagnie du prince, si aimablement paternel et abondant en paroles instructives et sages ?

— Sans doute, notre digne père est un gentilhomme accompli, prudent au conseil, hardi à l’action, parfait courtisan chez le roi, grand seigneur chez lui, docte et disert en toutes sortes de sciences ; mais le genre d’amusement qu’il procure est un amusement grave, et je ne veux pas que ma chère sœur consume sa jeunesse d’une façon solennelle et maussade. Puisque vous n’avez pas voulu du chevalier de Vidalinc ni du marquis de l’Estang, je me suis mis en quête, et, dans mes voyages, j’ai trouvé votre affaire : un mari charmant, parfait, idéal, dont vous raffolerez, j’en suis sûr.

— C’est une cruauté, Vallombreuse, de me persécuter de ces plaisanteries. Vous n’ignorez pas, méchant frère, que je ne veux point me marier ; je ne saurais donner ma main sans mon cœur, et mon cœur n’est plus à moi.

— Vous changerez de langage quand je vous présenterai l’époux que je vous ai choisi.

— Jamais, jamais, répondit Isabelle d’une voix altérée par l’émotion ; je serai fidèle à un souvenir bien cher, car je ne pense pas que votre intention soit de forcer ma volonté.

— Oh ! non, je ne suis pas tyrannique à ce point ; je vous demande seulement de ne pas repousser mon protégé avant de l’avoir vu. »

Sans attendre le consentement de sa sœur, Vallombreuse se leva et passa dans le salon voisin. Il en revint aussitôt amenant Sigognac, à qui le cœur battait bien fort. Les deux jeunes gens, se tenant par la main, restèrent quelque temps arrêtés sur le seuil, espérant qu’Isabelle tournerait les yeux de leur côté, mais elle les baissait modestement, regardant la pointe de son corsage et pensant à cet ami qu’elle ne soupçonnait pas si près d’elle.

Vallombreuse, voyant qu’elle ne prenait point garde à eux et retombait dans sa rêverie, avança de quelques pas vers sa sœur, conduisant le Baron par le bout des doigts comme on mène une dame à la danse, et fit un salut cérémonieux que répéta Sigognac. Seulement Vallombreuse souriait et Sigognac pâlissait. Brave avec les hommes, il était timide avec les femmes, comme tous les cœurs généreux.

« Comtesse de Lineuil, dit Vallombreuse d’un ton légèrement emphatique et comme outrant à dessein l’étiquette, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis que vous accueillerez favorablement, je l’espère : le baron de Sigognac. »

À ce nom, qu’elle prit d’abord pour une raillerie de son frère, Isabelle tressaillit pourtant et jeta un coup d’œil rapide au nouveau venu. Reconnaissant que Vallombreuse ne la trompait point, elle ressentit une émotion extraordinaire. D’abord elle devint toute blanche, le sang affluant au cœur ; puis, la réaction se faisant, une rougeur aimable lui couvrit comme un nuage rose le front, les joues, et ce qu’on entrevoyait de son sein sous la gorgerette. Sans dire un mot, elle se leva et se jeta au col de Vallombreuse, cachant sa tête contre l’épaule du jeune duc. Deux ou trois sanglots agitèrent le gracieux corps de la jeune fille, et quelques larmes mouillèrent le velours du pourpoint à la place où elle appuyait la tête. Par ce joli mouvement, si pudique et si féminin, Isabelle montrait toute la délicatesse de son âme. Elle remerciait Vallombreuse, dont elle avait compris l’ingénieuse bonté, et, ne pouvant embrasser son amant, elle embrassait son frère.

Quand il pensa qu’elle avait eu le temps de se calmer, Vallombreuse se dégagea doucement de l’étreinte d’Isabelle, et, lui écartant les mains dont elle se voilait le visage pour cacher ses pleurs, il lui dit : « Chère sœur, laissez-nous un peu voir votre figure charmante, ou mon protégé croira que vous avez pour lui une insurmontable horreur. »

Isabelle obéit et tourna vers Sigognac ses beaux yeux éclairés d’une joie céleste, malgré les perles brillantes qui tremblaient encore à ses longs cils : elle lui tendit sa belle main, sur laquelle le Baron, s’inclinant, appuya le baiser le plus tendre. La sensation en monta jusqu’au cœur de la jeune fille, qui manqua défaillir ; mais on se remet vite de ces émotions délicieuses.

« Eh bien, n’avais-je pas raison, dit Vallombreuse, de soutenir que vous recevriez bien le prétendu de mon choix. Cela est bon quelquefois de s’opiniâtrer en sa fantaisie. Si je ne m’étais montré aussi entêté que vous étiez résolue, le cher Sigognac serait reparti pour sa gentilhommière sans vous avoir vue, et c’eût été dommage ; convenez-en.

— J’en conviens, cher frère ; vous avez été en tout cela d’une bonté adorable. Vous seul pouviez, en cette circonstance, opérer la réconciliation, puisque vous seul aviez souffert.

— Oui, dit Sigognac, M. le duc de Vallombreuse a fait preuve à mon endroit d’une âme grande et généreuse ; il a mis de côté des ressentiments qui pouvaient sembler légitimes, et il est venu à moi la main ouverte et le cœur sur la main. Du mal que je lui ai fait, il se venge noblement en m’imposant une reconnaissance éternelle, fardeau léger, et que je porterai avec joie jusqu’à la mort.

— Ne parlez pas de cela, mon cher baron, répondit Vallombreuse ; vous en eussiez fait tout autant à ma place. Deux vaillants finissent toujours par s’entendre ; les épées liées lient les âmes, et nous devions former tôt ou tard une paire d’amis, comme Thésée et Pirithoüs, comme Nisus et Euryale, comme Pythias et Damon ; mais ne vous occupez pas de moi. Dites plutôt à ma sœur combien vous la regrettiez et pensiez à elle en ce manoir de Sigognac, où j’ai pourtant fait un des meilleurs repas de ma vie, quoique vous prétendiez que la règle est d’y mourir de faim.

— J’y ai aussi très-bien soupé, dit Isabelle en souriant, et j’en garde un agréable souvenir.

— Vous verrez, répliqua Sigognac, que tout le monde aura fait des festins de Balthazar dans cette tour de la famine ; mais je ne rougis pas de l’heureuse pauvreté qui m’a valu d’intéresser votre âme, chère Isabelle ; je la bénis ; je lui dois tout.

— M’est avis, dit Vallombreuse, que je ferais bien d’aller saluer mon père et de le prévenir de votre arrivée, à laquelle il s’attend un peu, je l’avoue. Ah çà, comtesse, il est bien sûr que vous acceptez le baron de Sigognac pour époux ? je ne voudrais pas faire un pas de clerc. Vous l’acceptez ? c’est bien. Alors je puis me retirer : des fiancés ont parfois à se dire des choses très-innocentes, mais que gênerait la présence d’un frère ; je vous laisse l’un à l’autre, certain que vous me remercierez, et puis, le métier de duègne n’est pas mon affaire. Adieu ; je reviendrai bientôt prendre Sigognac pour le mener au prince. »

Après avoir jeté ces mots d’un air dégagé, le jeune duc se coiffa de son feutre et sortit en laissant ces parfaits amants à eux-mêmes. Quelque agréable que fût sa compagnie, son absence l’était encore davantage.

Sigognac se rapprocha d’Isabelle et lui prit la main qu’elle ne retira point. Pendant quelques minutes le jeune couple se regarda avec des yeux ravis. De tels silences sont plus éloquents que des paroles ; privés si longtemps du plaisir de se voir, Isabelle et Sigognac ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre ; enfin le Baron dit à sa jeune maîtresse :

« J’ose à peine croire à tant de félicité. Oh ! la bizarre étoile que la mienne ! vous m’avez aimé parce que j’étais pauvre et malheureux, et ce qui devait consommer ma perte est cause de ma fortune. Une troupe de comédiens me réservait un ange de beauté et de vertu ; une attaque à main armée m’a donné un ami, et votre enlèvement vous a fait reconnaître d’un père qui vous cherchait en vain ; tout cela parce qu’un chariot s’est égaré dans les landes par une nuit obscure.

— Nous devions nous aimer, c’était écrit là-haut. Les âmes sœurs finissent par se trouver quand elles savent s’attendre. J’ai bien senti, au château de Sigognac, que ma destinée s’accomplissait ; à votre vue, mon cœur qu’aucune galanterie n’avait su toucher, éprouva une commotion. Votre timidité fit plus que toutes les audaces, et dès ce moment je résolus de n’appartenir jamais qu’à vous ou à Dieu.

— Et pourtant, méchante, vous m’avez refusé votre main quand je la demandais à genoux : je sais bien que c’était par générosité ; mais c’était une générosité cruelle.

— Je la réparerai de mon mieux, cher Baron, et la voici cette main, avec mon cœur que vous possédiez déjà. La comtesse de Lineuil n’est pas obligée aux mêmes scrupules que la pauvre Isabelle. Je n’avais qu’une peur, c’est que vous ne voulussiez plus de moi, par fierté. Mais, bien vrai, en renonçant à moi, vous n’auriez pas épousé une autre femme ? Vous me seriez resté fidèle, même sans espérance ? Ma pensée occupait la vôtre lorsque Vallombreuse est allé vous relancer dans votre manoir ?

— Chère Isabelle, le jour, je n’avais pas une idée qui ne volât vers vous, et le soir, en posant ma tête sur l’oreiller effleuré une fois par votre front pur, je suppliais les divinités du rêve de me représenter votre charmante image dans leur miroir fantastique.

— Et ces bonnes divinités vous exauçaient-elles souvent ?

— Elles n’ont pas trompé une fois mon attente, et le matin seul vous faisait disparaître par la porte d’ivoire. Oh ! la journée me paraissait bien longue, et j’aurais voulu toujours dormir.

— Je vous ai vu aussi bien des nuits de suite. Nos âmes amoureuses se donnaient rendez-vous dans le même songe. Mais, Dieu soit loué, nous voici réunis pour longtemps, pour toujours, je l’espère. Le prince, avec qui Vallombreuse doit être d’accord, car mon frère ne vous aurait pas légèrement engagé dans cette démarche, accueillera, sans nul doute, votre demande avec faveur. À plusieurs reprises, il m’a parlé de vous en fort bons termes, tout en me jetant un regard singulier qui me troublait extrêmement, et dont je n’osais alors comprendre la signification, Vallombreuse n’ayant point dit encore qu’il renonçât à sa haine contre vous. »

En ce moment le jeune duc revint et dit à Sigognac que le prince l’attendait.

Sigognac se leva, salua Isabelle et suivit Vallombreuse à travers plusieurs appartements au bout desquels se trouvait la chambre du prince. Le vieux seigneur, vêtu de noir, décoré de ses ordres, était assis près de la fenêtre dans un grand fauteuil, derrière une table recouverte d’un tapis de Turquie et chargée de papiers et de livres. Sa pose, malgré son air affable, était un peu composée comme celle d’un homme qui attend une visite solennelle. La lumière, glissant sur son front en luisants satinés, y faisait briller comme des fils d’argent quelques cheveux détachés des boucles que le peigne du valet de chambre avait disposées au long de ses tempes. Son regard était doux, ferme et clair, et le temps qui avait laissé sur cette noble physionomie des traces de son passage, lui rendait en majesté ce qu’il lui dérobait en beauté. À l’aspect du prince, même eût-il été dénué des insignes de son rang, il était impossible de ne pas éprouver un sentiment de vénération. Le manant le plus inculte et le plus farouche eût reconnu en lui un vrai grand seigneur. Le prince se souleva sur son fauteuil pour répondre au salut de Sigognac et lui fit signe de s’asseoir.

« Monsieur mon père, dit Vallombreuse, je vous présente le baron de Sigognac, autrefois mon rival, maintenant mon ami, mon parent bientôt si vous y consentez. Je lui dois d’être sage. Ce n’est pas une mince obligation. Le Baron vient respectueusement vous faire une requête qu’il me serait bien doux de vous voir lui accorder. »

Le prince fit un geste d’acquiescement comme pour engager Sigognac à parler.

Encouragé de la sorte, le Baron se leva, s’inclina et dit : « Prince, je vous demande la main de madame la comtesse Isabelle de Lineuil, votre fille. »

Comme pour se donner le temps de la réflexion, le vieux seigneur garda quelques instants le silence, puis il répondit : « Baron de Sigognac, j’accueille votre demande et consens à ce mariage en tant que ma volonté paternelle s’accordera avec le bon plaisir de ma fille que je ne prétends forcer en rien. Je ne veux point user de tyrannie, et c’est à la comtesse de Lineuil qu’il appartient de décider sur ce point en dernier ressort. Il la faut consulter. Les fantaisies des jeunes personnes sont parfois bizarres. » Le prince dit ces mots avec la fine malice et le sourire spirituel du courtisan comme s’il ne savait pas dès longtemps qu’Isabelle aimait Sigognac ; mais il était de sa dignité de père de paraître l’ignorer, tout en laissant entrevoir qu’il n’en doutait aucunement.

Il reprit après une pause : « Vallombreuse, allez chercher votre sœur, car sans elle, vraiment, je ne puis répondre au baron de Sigognac. »

Vallombreuse disparut et revint bientôt avec Isabelle plus morte que vive. Malgré les assurances de son frère, elle ne pouvait croire encore à tant de bonheur ; son sein palpitant soulevait son corsage, les couleurs avaient quitté ses joues, et ses genoux se dérobaient sous elle. Le prince l’attira près de lui, et elle fut obligée, tant elle tremblait, de s’appuyer au bras du fauteuil pour ne pas choir tout de son long à terre.

« Ma fille, dit le prince, voici un gentilhomme qui vous fait l’honneur de me demander votre main. Je verrais cette union avec joie ; car il est de race ancienne, de réputation sans tache, et il me semble réunir toutes les conditions désirables. Il me convient ; mais a-t-il su vous plaire ? les têtes blondes ne jugent pas toujours comme les têtes grises. Sondez votre cœur, examinez votre âme, et dites si vous acceptez monsieur le baron de Sigognac pour mari. Prenez votre temps ; en chose si grave, il ne faut point de hâte. »

Le sourire bienveillant et cordial du prince faisait bien voir qu’il badinait. Aussi Isabelle enhardie mit ses bras autour du col de son père et lui dit d’une voix adorablement câline : « Il n’est pas nécessaire de tant réfléchir. Puisque le baron de Sigognac vous agrée, mon seigneur et père, j’avouerai avec une libre et honnête franchise que je l’aime depuis que je l’ai vu et je n’ai jamais désiré d’autre époux. Vous obéir sera mon plus grand bonheur.

Eh bien, donnez-vous la main et embrassez-vous en signe de fiançailles, dit gaiement le duc de Vallombreuse. Le roman se termine mieux qu’on ne l’aurait pu croire d’après ses commencements embrouillés. À quand la noce ?

— Il faut bien, dit le prince, une huitaine de jours aux tailleurs pour couper et assembler les étoffes, autant aux carrossiers pour mettre en état les équipages ; en attendant, Isabelle, voici votre dot : la comté de Lineuil dont vous portez le titre et qui rend cinquante mille écus de rente avec ses bois, prés, étangs et terres labourables (et il lui tendit une liasse de papiers). Quant à vous, Sigognac, prenez cette ordonnance royale qui vous nomme gouverneur d’une province. Nul mieux que vous ne convient à cette place. »

Sur la fin de cette scène Vallombreuse s’était éclipsé, mais il reparut bientôt suivi d’un laquais qui portait une boîte enveloppée d’une chemise en velours rouge.

« Ma petite sœur, dit-il à la jeune fiancée, voici mon présent de noces, » et il lui présenta la boîte. Sur le couvercle on lisait : « Pour Isabelle. » C’était l’écrin qu’il avait jadis offert à la comédienne et qu’elle avait vertueusement refusé. « Vous l’accepterez cette fois, ajouta-t-il avec un charmant sourire, empêchez ces diamants d’une eau magnifique et ces perles d’un orient parfait de faire une mauvaise fin. Qu’ils restent aussi purs que vous ! »

Isabelle, en souriant, prit un collier et le passa à son col, pour prouver à ces belles pierres qu’elle ne leur gardait pas rancune. Ensuite elle arrangea autour de son bras nacré un triple rang de perles, puis elle suspendit à ses oreilles de riches pendeloques.

Qu’ajouter à cela ? les huit jours passés, le chapelain de Vallombreuse unit Isabelle et Sigognac, à qui le marquis de Bruyères servait de témoin, dans la chapelle du château toute fleurie de bouquets, tout étincelante de cierges. Des musiciens amenés par le jeune duc chantèrent avec une voix qui semblait venir du ciel et y remonter un motet de Palestrina. Sigognac était radieux, Isabelle adorable sous ses longs voiles blancs, et jamais, à moins de le savoir, on n’eût pu soupçonner que cette belle personne si noble et si modeste à la fois, qui ressemblait à une princesse du sang, avait paru en des comédies, devant des chandelles. Sigognac, gouverneur de province, capitaine de mousquetaires, vêtu superbement, n’avait aucun rapport avec le malheureux gentillâtre dont la misère a été décrite au commencement de cette histoire.

Après un repas splendide où figuraient le prince, Vallombreuse, le marquis de Bruyères, le chevalier de Vidalinc, le comte de l’Estang et quelques vertueuses dames amies de la famille, les deux mariés disparurent ; mais il nous faut les abandonner sur le seuil de la chambre nuptiale en chantant à mi-voix : « Hymen, ô Hyménée ! » à la façon antique. Les mystères du bonheur doivent être respectés, et d’ailleurs Isabelle est si pudique qu’elle mourrait de honte si l’on ôtait secrètement une épingle à son corsage.