Le Capitan/XII

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XII. La conspiratrice
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Revenant sur nos pas, ramenons le lecteur à ce coquet logis de la rue Casset où nous avons vu pénétrer le maréchal d'Ancre, vers le moment où le chevalier de Capestang tombait évanoui dans le réduit où il venait d'être muré. Dans le même instant, la marquise d'Ancre apparaissait à l'encoignure du jardin des Carmes et descendait la petite rue déserte. Elle passa devant la maison sans s’y arrêter. Mais près de cette porte que venait de franchir son mari, elle eut un tressaillement nerveux, et son visage refléta une haine sauvage.

"Il l’a mise là, murmura-t-elle avec une sorte de sanglot. Il l’aime. J’en avais l’affreux pressentiment. Maintenant, j’en suis sûre. Il aime cette Giselle. O mon Concino, et moi ? Tu ne vois donc pas que je souffre et que je t’adore ? Tu ne vois donc pas que pour supporter Maria, je dois étouffer les plaintes de mon cœur sous les cris de mon ambition ? Et qu’est-ce que mon ambition, sinon ta gloire, ta grandeur, ta fortune que je rêve si haute que le monde étonné se demandera quelle main puissante a pu, de si bas, te faire monter là où montent seuls les élus de Dieu !"

Elle atteignit le carrefour du Vieux-Colombier et s’y arrêta, interrogeant avidement du regard les voies qui aboutissaient là. Léonora Galigaï attendait quelqu’un. Des pensées terribles tourbillonnaient sans doute dans sa tête. Elle tremblait convulsivement et murmurait :

"Viendra-t-elle ? Sainte Madone, fais qu’elle vienne, et je te promets une statue tout entière fondue dans l’or pur !"


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Concino Concini était dans le petit hôtel de la rue Casset. Dans le vestibule, veillait un magnifique Nubien, les jambes et les bras nus, la tête d’un beau noir d’ébène émergeant d’une tunique de soie blanche. La large lame effilée d’un cimeterre pendait à sa ceinture.

"Nul n'est venu ?" demanda Concini.

Le Noir secoua la tête.

"Et si quelqu'un avait essayé d'entrer ?"

Le noir eut un sourire qui découvrit ses dents éblouissantes et montra son cimeterre.

"C’est bien, dit Concini, tu es un bon serviteur."

Le noir s’inclina, saisit la main de son maître et la baisa.

"Tu m’es donc bien dévoué, toi ?"

Le noir se mit à genoux.

"Oui, maître !" dit-il simplement.

Mais en lui-même, il ajouta :

"Presque autant qu'à ma maîtresse Léonora ..."

Concini monta un escalier couvert de tapis épais. Le luxe effréné des grandes courtisanes régnait dans cet étrange intérieur. Concini avait dépensé des trésors d’imagination pour faire à ses amours un cadre de volupté savante. Il est juste d’ajouter qu’il avait dépensé aussi l’argent de toute une année d’impôts. A l’antichambre du premier étage veillait une femme, comme dans le vestibule du rez-de-chaussée veillait le Nubien. Concini s’avança sans parler à cette femme. Il tremblait. Brusquement, il poussa une porte, entra, et vit Giselle debout, si calme, si pareille aux vierges guerrières qui n’ont rien à redouter, une telle sincérité dans ses yeux, où il n’y avait ni crainte, ni défi, ni pas même du dédain, qu’il s’arrêta, pâle comme un mort.

Il s'avança. Elle n’eut pas un geste. Seulement, elle le tenait sous son regard. Il marchait vers elle, trébuchant, haletant, défiguré par la luxure. Et de son regard, à elle, peu à peu, jaillit une flamme qui s’aiguisa, flamboya, s’épandit en nappes puissantes, et elle fut alors semblable à quelque intrépide dompteuse en face du fauve. Il s’arrêta, avec un sourd rugissement. Puis, tout à coup, la tête basse, les mains tremblantes étendues vers elle, la voix grelottante :

"Écoutez, il faut que vous sachiez à quel point je vous aime. Je ne vous demande pas pardon de vous avoir saisie par ruse et violence. Si vous m’échappiez, je serais capable de ruses plus lâches et de violences plus hideuses pour vous saisir à nouveau. Voici ce que je vous offre. Je suis riche à l’excès. Je puis acheter une principauté en Italie. Je puis forcer le pape à briser les liens du mariage qui m’unissent à Léonora. Libre et prince, un prince puissant, je vous jure, et dont il sera parlé… un prince qui, s’il est soutenu dans la vie par une femme telle que vous, peut réaliser le rêve de Machiavel, reprendre les conquêtes de César Borgia au point où il les a laissées et devenir le maître de l’Italie !… Prince, donc, parmi les plus redoutables, riches parmi les plus opulents, libre, je vous offre de devenir ma femme. Un seul mot de vous me suffit. Si vous dites oui, vous sortez d’ici à l’instant. Moi, ivre du bonheur promis, capable alors de soulever un monde, je pars, je fais élever votre trône et, quand tout est prêt, dans trois mois, dans six mois, vous venez rejoindre votre fiancé Concino, duc et prince de Ferrare en attendant mieux, et vous recevez de ses mains, en même temps que l’anneau nuptial, la couronne ducale, bientôt remplacée sur votre tête par la couronne royale. Voilà ce que j’ai à vous dire. Et vous, qu’avez-vous à me répondre ?"

Giselle, petite-fille du roi Charles IX, garda l’attitude pétrifiée de ces hautaines princesses de jadis lorsqu’elles recevaient le placet du condamné, le recours en grâce :

"J'ai à vous répondre ceci : que vous m'offrez une richesse volée ; que la principauté sera achetée avec de l'argent volé ; que la couronne sera faite d'or volé ; vous m'offrez donc d'unir ma vie à celle d'un larron. Allons, monsieur, pour séduire une fille telle que moi, il faut de moins pauvres inventions que le vol, le rapt et la rapine."

Elle se tut. Concini grinça des dents et se courba, écrasé. Presque aussitôt, il se ressaisit et se redressa un peu.

"N'en parlons plus, dit-il en soufflant avec effort. Je suis un voleur. Soit ! Je fais mon métier. Je vous vole. Je vous prends comme je prends l’or qui payera ma principauté. Avant de mettre la main sur vous, j’ai encore à vous dire : votre père est en mon pouvoir. Il avoue qu’il a conspiré contre la vie du roi. Demain commence le procès. Dans quinze jours, la tête de votre père tombera. Dites un mot, et je vous conduis à la Bastille, et vous-même ce soir, vous ouvrez la porte du cachot d’où le duc d’Angoulême ne doit sortir que pour marcher à la place de Grève !"

Un long tressaillement agita Giselle. Un frisson parcourut les plis rigides de la statue. Mais sa voix plus faible, comme plus éloignée, demeura pourtant d’une sérénité tragique et elle dit :

"Mon père mourra donc. Mais le duc d’Angoulême n’aura courbé la tête que sous la hache du bourreau et non sous le poids de l’infamie..."

Cette fois Concini releva tout à fait sa tête flamboyante de rage. Quoi ! Était-il donc abject au point que cette fille préférât condamner à mort son propre père plutôt que d’accorder l’aumône d’un baiser à l’homme qui implorait, menaçait en vain ! Il bondit à la porte, qu’il ouvrit. A son signe, la femme de l’antichambre accourut. Et il rugit :

"Qui a-t-on amené ici ce matin ?

— Une femme, une folle, qui se nomme Violetta."

"Ma mère !" cria au fond d'elle-même Giselle, vacillante de terreur.

"Où l'a-t-on mise ? continua Concini, de cet accent rauque de fauve en démence.

— Là-haut, monseigneur, au-dessus de cette chambre.

— Ma mère ! râla Giselle pantelante.

— Belphégor !" hurla Concini.

Giselle entendit comme en rêve un pas rapide, et l’instant d’après, vit se dresser dans l’encadrement de la porte le Nubien, qui apparut semblable au démon dont il portait le nom.

"Belphégor, gronda Concini, tandis que son regard sanglant surveillait Giselle, tu vas monter là-haut..."

Giselle se sentit devenir folle. Elle eut la foudroyante intuition que quelque chose allait se passer, qui dépasserait les limites de l’horreur.

"Oui, maître ! dit Belphégor.

— Tu t'arrêteras devant la porte, continua Concini, d'une voix hachée, et tu attendras que je te crie : "Va !"

— Oui, maître !

— Et quand j'aurai crié : "Va !" tu entreras..."

Une sorte de gémissement funèbre, atrocement triste, s’éleva ; et Concini vit Giselle qui s’abattait sur ses genoux, les yeux hagards, les traits décomposés par l’épouvante. Il sourit et il continua :

"Alors, tu saisiras la femme, tu entends ? tu la saisiras par les cheveux... d’un seul coup de ton cimeterre, comme on fait aux condamnés en ton pays, tu feras voler sa tête, tu entends ? et cette tête... eh bien ! cette tête... tu l’apporteras ici, et tu la remettras à cette fille que voici !"

Une clameur effrayante jaillit des lèvres de Giselle.

Elle se releva d’un violent effort de tout son être et s’élança, ou du moins, voulut s’élancer, crut s’élancer vers Concini et Belphégor. En réalité, elle demeura rivée à sa place, les yeux exorbités, le cerveau chaviré dans l’horreur, impuissante à marcher, impuissante à réfréner la plainte funèbre qui fusait de ses lèvres. Belphégor avait disparu ! Belphégor montait vers l’étage supérieur ! Concini essuya la sueur glacée qui ruisselait sur son visage. Il marcha sur Giselle. Sans la toucher, il se pencha sur elle.

"Eh bien, que décides-tu ? Dis ? Parle ! Ou bien, fais un geste ! Es-tu mienne ? Ton père vit, ta mère vit, tu es princesse ! Quoi ? Que dis-tu ? Tu te refuses ? Tu assassines donc ton père et ta mère ! C’est toi, c’est toi seule qui les frappes ! Dans une minute, tu pourras demander pardon à la tête sanglante de ta mère !"

Elle se sentait mourir. Elle ne savait plus où elle était, ni qui était cet homme, ni ce qu'il voulait. Dans le vertige d’épouvante surhumaine, elle luttait contre une abominable, une infernale vision. Et c’était le Nubien qui jetait à ses pieds une tête exsangue. Brusquement, elle tomba tout d’une pièce, toute raide les yeux fermés, sans connaissance. Et chose affreuse, de ses yeux clos, de ses yeux d’agonisante privée de tout sentiment, les larmes alors se mirent à jaillir, des larmes silencieuses qui roulaient une à une sur les joues décolorées.

Concini se mit à genoux, la saisit par les épaules, la secoua frénétiquement, et rugit :

"Parle ! oh ! tu parleras ! Dis ! dois-je crier à Belphégor d’entrer là-haut !"

Il oubliait qu'il venait de jouer une épouvantable comédie ! Et que le duc d'Angoulême était libre ! Et qu'il n'y avait pas de Violetta dans la chambre du haut ! Il l'oubliait vraiment ; il se rua vers la porte pour crier : "Va !" Et il demeura pétrifié.

À cette porte, il y avait deux femmes ! L'une, c'était Léonora Galigaï, marquise d'Ancre ! Sa femme !... Et l'autre, c'était Marie de Médicis, reine mère ! Sa maîtresse !


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Marie de Médicis, mère de Louis XIII, la reine que la marquise d’Ancre appelait tout simplement Maria, venait de franchir la quarantaine. C’était une femme d’une forte beauté, dont l’âge commençait à peine à empâter les traits du visage et les lignes du corps.

Ce corps avait eu naguère la souple fermeté des statues antiques ; ce visage avait eu la régularité un peu froide des beautés florentines ; mais l’un et l’autre conservaient, soit par une grâce de la nature, soit par les efforts de l’art, une sorte de splendeur qui s’éloignait de plus en plus de la grâce féminine pour se rapprocher chaque jour de sa majesté.

Elle aimait les arts. Elle avait le sens des belles choses. Ce n’était pas un esprit créateur ; elle ignorait la peinture, mais excellait à graver d’après le modèle. Froidement égoïste, résolue à prendre de la vie tout ce qu’elle pouvait lui offrir de bon, calculatrice jusque dans ses passions, elle était pourtant dominée par un amour qui l’étonnait elle-même. Elle était parvenue en effet à cette période de la quarantaine où, la nature accomplissant chez les femmes une dernière évolution, certaines d’entre elles deviennent capables de toutes les folies. La folie de Marie de Médicis à quarante ans, c’était Concini...

Léonora Galigaï debout près de la porte dévorait du regard Giselle. Et ce regard noir, d’une sinistre acuité, ce regard glacial, c’était une condamnation à mort. Léonora regardait Giselle ; Marie de Médicis regardait Concini.

Concini, avec cette admirable souplesse qui faisait de lui l’égal des plus profonds diplomates, le maître des plus grands comédiens, s’était ressaisi en quelques instants. Il s’inclinait devant la reine et murmurait :

"Eh quoi ? Est-ce bien Votre Majesté que je vois ici ?

— N'y suis-je donc pas déjà venue ?" dit froidement la reine en prenant à peine la précaution de baisser la voix pour ne pas être entendue de Léonora.

Mais elle eût pu parler haut : Léonora semblait avoir oublié la reine et Concini ; elle les avait peut-être oubliés vraiment. Elle s’avançait lentement vers Giselle. Et Léonora se mettait à soigner Giselle, à lui faire respirer des cassolettes, à lui humecter les tempes.

"Belle, oh ! si belle ! Et moi, si laide ! Laide ? Je suis laide, et c’est là le poison de ma vie ! Celle-ci est belle, et Concino l’adore pour sa beauté… Eh bien ! je la hais la beauté, moi ! Je veux ma part d’amour ! Et ma part, c’est Concino. Malheur à qui me l’enlèvera !... Celle-ci mourra comme est morte Mlle de Pons, comme est morte Mme de Givernoy, comme est morte cette bourgeoise de la rue Saint-Martin… comme meurent l’une après l’autre toutes celles qui ont connu le baiser de Concino, en sorte que ses baisers distillent du poison et que son amour sent la mort !"

Voilà ce que songeait Léonora Galigaï tandis que Giselle revenait au sentiment des choses et ouvrait les yeux. Le premier mot de Léonora fut :

"Rassurez-vous, mademoiselle : votre père n'est pas arrêté ; votre mère n'est nullement prisonnière en ce logis. M. le Maréchal d'Ancre a menti."

D'un bond, Giselle fut debout ; la vie lui revint à flots, elle saisit les deux mains de Léonora, qu’elle étreignit convulsivement dans les siennes ; et transfigurée, radieuse, éclatante de beauté, elle murmura ardemment :

"Votre nom, madame ! Votre nom, ô vous qui me sauvez du plus effroyable désespoir ! Votre nom, que pas un jour ne se passe où je ne le bénisse au fond de mon cœur !

— Je suis la marquise d'Ancre", répondit Léonora avec une terrible simplicité.

Giselle frissonna. Un froid glacial la pénétra jusqu’aux moelles. Elle recula, d’instinct. Alors son regard se croisa avec celui de Léonora, et elle comprit qu’elle était condamnée… Elle se détourna, et alors elle vit la reine qu’elle reconnut à l’instant. En deux pas, elle fut devant Marie de Médicis, et, redevenue vaillante, intrépide, puisqu’elle n’avait plus à craindre que pour elle-même :

"Madame, prononça-t-elle avec un accent d'adorable dignité, vous êtes la mère du roi qui représente la justice. J'en appelle à vous de la contrainte qui m'est faite.

— Justice sera faite, dit Marie de Médicis d’un ton que Catherine, la grande Catherine de Médicis eût admiré comme un modèle de mortelle ironie. M. le maréchal m’assure qu’il a dû vous faire saisir et amener ici pour vous interroger au sujet d’une conspiration. C’est bien cela, maréchal."

Concini s'inclina. Il vacillait. Il eût hurlé de rage et de douleur. Il était livide de l’effort qu’il faisait pour demeurer calme et souriant comme à son ordinaire. Et il souriait en effet !

"C’est donc moi qui interrogerai cette enfant, reprit Marie de Médicis. Et s’il y a lieu, les juges poursuivront l’affaire. Mademoiselle, il faut que vous me suiviez au Louvre."

Concini chancela. Un soupir gonfla sa poitrine. Ses yeux devinrent hagards. Un instant, il se demanda s’il n’allait pas poignarder sa femme...

"Ah ! madame, s'écria Giselle, au Louvre, à la Bastille, où il plaira à Votre Majesté, pourvu que ce soit loin d’ici et de cet homme !

— Venez donc !" dit la reine qui, aussitôt, sans jeter un regard à Concini, foudroyé, se retira lentement.

Giselle s'avançait. Léonora la saisit par le bras et lui glissa à l’oreille :

"Vous me devez plus que la vie. En échange, je ne vous demande qu’une chose : ménagez-moi une entrevue avec le duc d’Angoulême dès que vous serez libre. Me le promettez-vous ?

— Je vous le jure, madame", dit doucement Giselle.

Et elle passa devant Concini qui, à son approche, frémit, se redressa et murmura :

"Adieu !"

Giselle avait l'âme d'une guerrière. Cette âme, à ce moment, se révolta.

"Vous vous vantez, dit-elle : il est impossible que nous nous disions adieu. J'ai juré à ma mère, brisée par vous qui vouliez la flétrir, je lui ai juré de vous tuer. Et je vous tuerai. Sinon de ma propre main, du moins par celle de l’homme dont je porterai le nom... l’homme que j’aime !"

Et elle passa. Concini sentit la rage se déchaîner en lui, tous les démons de la jalousie se mirent à hurler dans sa tête. Il eut un mouvement furieux pour s’élancer sur Giselle et l’étranger. Mais il s’arrêta, pantelant, hagard, foudroyé par un regard de Marie de Médicis qui se retournait à ce moment, et lui disait :

"Monsieur le maréchal, vous voudrez bien m’apporter au Louvre un rapport sur la conspiration que vous dénoncez, et nous tiendrons conseil."

L’instant d’après, la reine et la fille du duc d’Angoulême avaient disparu.


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Léonora silencieuse, pareille à un spectre, s’était glissée dans l’angle le plus obscur de cette pièce. Ses yeux demeuraient fixés sur son mari. Sa pensée éperdue cherchait un moyen de le reconquérir – ou de le conquérir. Car jusque-là, il ne l’avait jamais aimée. Et elle l’aimait, elle, de toutes les forces de son être. Elle souffrait atrocement. Et elle n’avait même pas le droit de se plaindre ! Personne à qui confier sa peine, car elle était orgueilleuse. Elle se débattait seule dans la vie ; elle se consumait cette lutte étrange, fantastique et terrible : la conquête de son mari ! Tout ce qu’elle disait, faisait, pensait, aboutissait là. Tous les actes extérieurs de sa vie, son âpre ambition, sa rude soif de l’or, tout cela n’était qu’un moyen et non un but. Le vrai but, c’était d’être aimée enfin par Concini.

Concini, d’un pas souple et rude, allait et venait par la chambre. D’abord, il parut assez calme. Il mâchonnait de sourdes imprécations. Une colère furieuse, peu à peu, montait en lui. Puis, la douleur d’amour et de jalousie fut la plus forte. Un sanglot roula dans sa gorge, comme ces coups de tonnerre lointains qui sont le prélude de l’orage. Puis, la douleur éclata. Brusquement, il tomba à genoux, enfouit sa tête dans les coussins de soie d’un canapé, et, les épaules secouées, longtemps, il cria sa douleur en plaintes inarticulées.

Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de Léonora immobile, et elle songeait :

"O mon Concino, mon pauvre adoré comme il souffre !… Pleure, va, pleure, mon pauvre bien-aimé, tu ne pleureras jamais autant que pleure mon cœur."

Doucement, elle toucha son mari à l'épaule. Il leva la tête, et la vit. Alors, il se rappela ... Il allait triompher de Giselle, là, tout à l'heure. Il la tenait ! Elle était presque vaincue. Et vaincue ou non, elle aurait été à lui ! Et alors, sa femme était apparue ! Concini se releva. Il haletait. Une formidable expression de menace s’étendit sur sa figure convulsée. Il souffla fortement, et gronda :

"C'est toi qui as prévenu Maria ?

— C’est moi, dit Léonora – et ses larmes continuaient à rouler sans arrêt, sans qu’elle songeât à les essuyer. – C’est moi qui lui ai fait savoir que tu allais la trahir ; c’est moi qui lui ai envoyé Marcella ; c’est moi qui l’ai amenée ici ; c’est moi qui l’ai conduite jusqu’à cette porte derrière laquelle nous avons écouté… c’est moi ! Concini. Tue-moi, si tu veux. Au moins, je ne souffrirai plus."

Elle parlait doucement, et il y avait une supplication intense dans sa voix. Concini grinça :

"Je vais te tuer, en effet ..."

Elle leva les yeux sur lui, et le vit au paroxysme de la rage ; dans ses yeux striés de rouge, elle vit luire la folie du meurtre ; elle vit sa main qui se crispait sur le manche du poignard qu'il portait à sa ceinture ; elle vit la lame sortir du fourreau ... Et elle sourit ... D’un geste rapide, elle arracha les dentelles qui couvraient sa gorge, et elle dit, toujours en souriant, toujours tandis que ses larmes d’amour tombaient sans arrêt, sourire et larmes se mêlant, sublime d’amour, elle dit :

"Frappe, mon Concino, tue-moi, puisque j’ai fait du mal à ton cœur, puisque je lui en ferais encore si je vivais ! Frappe d’un seul coup. Ta Léonora te dit adieu… elle meurt désespérée, Concino. Elle meurt avec l’affreuse pensée que jamais il n’y eut chez toi une seule vibration d’amour pour la pauvre femme qui t’a tant aimé… Frappe donc ! Je meurs et je pleure sur toi, mon Concino. Moi morte, que vas-tu devenir ? Comment vas-tu échapper à la vengeance de Maria ? Qui te réconciliera avec elle ? Et quelle meute de chiens enragés autour de toi, dès l’instant où l’on saura que la reine t’abandonne ! O Concino, Concino ! Frappe-moi ! Du moins, je ne verrai pas ta chute et ta mort !..."

Léonora Galigaï était sincère. Mais si Léonora n’avait pas vraiment mis son cœur à nu, si elle n’avait pas été sincère, les paroles qu’elle venait de prononcer eussent été la merveille des chefs-d’œuvre.

En effet, à cette évocation soudaine de sa chute, la reine l’abandonnant, ses ennemis se ruant sur lui, Concino recula. Un bouleversement inouï se fit en lui. Fureur, douleur, rage, amour, passion, tout s’effondra en lui. Léonora vit cette terreur. Une lueur d’espoir brilla dans ses magnifiques yeux noirs. D’une voix plus ardente, elle continua :

"Tu sais ou tu ne sais pas, mais depuis longtemps j’étudie la science des astres avec Lorenzo. Par mon ordre, cent fois, Lorenzo a recommencé ton horoscope. Tu as comme moi une confiance absolue dans la sublime science de cet homme si petit par le corps, si grand par l’esprit. Eh bien, Concino, les réponses magiques, toujours sont les mêmes : tu mourras dès l’instant où la reine Maria ne t’aimera plus... Tu mourras de mort violente ! Et c’est pour cela que moi… moi qui t’adore, je permets, je souffre que tu sois aimé de Maria !"

Cette fois, Concini livide, sentit le spectre de la peur le saisir à la gorge. Il recula. D’un geste violent, il jeta son poignard, se mordit le poing, et rugit :

"Je suis trop lâche !"

Dans un mouvement de passion irrésistible, Léonora le saisit à pleins bras, l’enlaça, l’étreignit avec la violente douceur de l’amour exalté, et, de sa voix ardente, lèvres contre lèvres :

"Non, tu n'es pas trop lâche ! Reprends conscience de toi-même et de ta force. Ne parlons plus de cette fille, Concino ! Tous les caprices, je te les supporterai. Je suis ta femme et ta maîtresse, et ta servante et ton esclave. Mais je ne veux pas que ton cœur parle pour une autre. Entends-moi, comprends-moi. Des caprices d’une heure ou d’un jour, oui, tu es le maître. De l’amour, non ! Cette fille mourra, Concino ! Ne tremble pas, ne pleure pas, ne te révolte pas, mon bien-aimé ! En la tuant, je te délivre. Elle t’eût conduit à la suprême catastrophe. Ah ! tu me comprends ! Moi, moi seule, Concino, puis avoir assez d’amour pur et dévoué pour assurer ta fortune et ta grandeur !

— Ma fortune ! gronda amèrement Concini. Tu as soufflé dessus. Ma grandeur, tu l'as réduite à néant. Toi-même, tu l’as dit : la vengeance de Maria, c’est ma déchéance et peut-être ma mort !..."

Elle se colla à lui plus étroitement. Sa voix baissa.

"Maria ! Ce soir, demain, je te réconcilie avec elle ... tu deviens plus puissant... écoute...

— Et elle ! haleta Concini.

— Elle ! Cette fille ? Ce soir, elle sera libre.

— Libre ! rugit Concini, flamboyant de joie.

— Libre... jusqu'à ce que je la tue ! Libre, parce qu'elle va me mettre en présence du duc d'Angoulême, de Guise, de Condé ... parce que, par elle, je vais devenir l'âme de la conspiration ! Et dès lors ... le roi... le roi qui règne en ce moment ...

— Le roi ! balbutia Concini.

— Eh bien, ... le roi... dans quelques jours ... le roi est mort !"

Léonora dénoua ses bras dont elle enserrait le cou de son mari. Elle se redressa. Une flamme d’amour terrible et d’orgueil indescriptible illumina son visage. Concini la considérait avec une sorte d’épouvante admirable.

"Le roi mort !" murmura-t-il sourdement.

Léonora acheva :

"Et comme il faut un roi à ce royaume, comme Maria de Médicis nous appartient, comme Condé s’en ira quand nous l’aurons gorgé d’or, comme Guise pourrira dans un cachot, comme Charles d’Angoulême, le plus redoutable de tous, ne sera plus à redouter puisque sa tête va rouler sous la hache du bourreau. Concino, Concino, il n’y a plus qu’un roi possible !"

Et tandis que Concini stupide d’épouvante et de convoitise, ébloui, fasciné, écrasé, de la fortune qu’il entrevoyait se courbait sous le puissant regard de Léonora Galigaï, elle ajouta :

"Ce roi, Concino, ce sera toi !"