Le Chaland de la reine

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Le Matin du 28 décembre 1908 (p. 3-13).

CONTES DES MILLE ET UN MATINS
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Le Chaland de la Reine



Le matin même, sa tante Maria l’avait battu en lui défendant d’aller au bord du fleuve. Elle disait tout en colère :

— Vous verrez que ce mauvais garçon finira par se noyer comme son père.

Aussitôt qu’elle n’apercevait plus l’enfant, on l’entendait crier d’une voix perçante :

— Michel ! Michel !

Toute la matinée, Michel était resté à pleurer et à bouder derrière la maison, mais vers le soir il s’était retrouvé sur le chemin de halage, sans savoir comment cela s’était fait.

Il ne se lassait pas de voir passer les chalands qui remontaient ou descendaient le fleuve. En les voyant si lourds et si clos, il cherchait à deviner ce qu’ils pouvaient bien porter. Celui-ci, qui était gris, devait porter de la pierre ; cet autre, tout noir, portait sûrement du fer, et ceux qui descendaient sans bruit au fil de l’eau lui paraissaient porter des nouvelles très secrètes.

Il les suivait quelquefois très loin et les mariniers lui parlaient du milieu du fleuve. Ils voyaient bien qu’il ne ressemblait pas aux enfants du pays, et lui ne manquait jamais de dire qu’il était de Paris, et que sa maison était auprès du canal Saint-Martin.

Il pensait sans cesse à ce canal de Paris où il avait été si heureux avec son père qui était employé au déchargement des bateaux.

Il se souvenait des bonnes parties qu’il avait faites avec ses camarades dans les tas de sable que les chalands vidaient sur la berge.

Parfois c’était de la brique qu’un bateau apportait : alors il s’amusait à construire des maisons, qui s’écroulaient dès qu’un camion passait.

Mais ce qui lui plaisait le plus c’étaient les poteries qu’on déchargeait avec soin ; ces jours-là il n’avait pas envie de jouer, il restait à regarder les belles cruches à deux anses, les petits pots bleus et les tasses à fleur, qui étaient si jolies, qu’on avait toujours envie d’en emporter une sous son tablier ; puis, quand le père avait fini sa journée, ils rentraient tous deux dans la chambre du sixième, d’où l’on voyait encore le canal ; ils dînaient sur une petite table près de la fenêtre ; lui, racontait ce qu’il avait fait à l’école, et le père l’encourageait.

Il n’y avait pas bien longtemps qu’il ne réclamait plus d’histoire avant de se coucher. C’était toujours des histoires de marinier que son père lui contait. Il y en avait surtout une qu’il aimait beaucoup et qui commençait comme ça : « Il y avait une fois un marinier, qui avait un chaland si joli, si joli, que toutes les dames et les demoiselles venaient à l’écluse pour le voir passer. »

Il la regrettait cette écluse Saint-Martin. Il la revoyait avec sa passerelle où les gens passaient à la queue leu leu ; il revoyait aussi le grand bassin où les chalands avaient l’air de s’ennuyer comme s’ils étaient en pénitence, et les maisons qui se miraient tout entières dans le canal et qu’on voyait tout à l’envers.

Il y avait aussi la grande usine d’en face qui déversait tant d’eau chaude dans le canal que tout le bassin fumait comme si le feu était au fond. Il l’aimait aussi cette usine qui avait neuf grandes cheminées ; il ne pouvait jamais passer devant sans les compter.

Il y avait des fois où les neuf cheminées fumaient ensemble. Cela formait un gros nuage qui se rabattait et faisait comme un pont par-dessus le bassin.

Puis le grand malheur était arrivé.

Un soir, après l’école, il n’avait pas trouvé son père au bord du canal. Le patron du chaland lui avait dit : « Va-t-en chez vous, mon petit, ton père ne reviendra plus ici. » Et deux jours après la tante Maria était venue le prendre pour l’emmener dans ce pays des Ardennes. Il n’aimait pas sa tante Maria, qui le battait pour tout et pour rien, et qui l’empêchait d’aller voir les chalands qu’il aimait tant. Tous ces chalands ressemblaient à ceux du canal Saint-Martin ; seulement ici ils étaient tirés par des chevaux, tandis qu’à Paris c’étaient des hommes qui les tiraient pour leur faire passer l’écluse. On les voyait toujours attelés comme des chevaux, par deux ou par quatre, l’un derrière l’autre ; leurs épaules étaient entourées d’une large sangle qui ressemblait à un licol, et ils tiraient comme les chevaux, en tendant le cou, et en faisant de tout petits pas.

Ici le fleuve coulait entre deux montagnes bien plus hautes que les maisons de Paris ; l’eau en était si claire qu’elle reflétait les montagnes jusqu’au ciel. De l’autre côté du fleuve, trois grosses roches sortaient de la montagne. Les gens du pays les appelaient les « Dames du Fleuve ». Elles n’avaient pas de tête, mais on voyait bien tout de même qu’elles avaient été des dames, parce que leurs robes à gros plis s’étalaient encore jusque sur le pré.

Michel était assis en face d’elles depuis un moment, lorsqu’il entendit dans le lointain un bruit de joyeuses clochettes : cela venait vers lui comme une jolie chanson ; les clochettes étaient si claires et si gaies qu’il se mit à les imiter en chantant :

« Tine, tigueline, cline, cline, cline, tigueline, cline… »

Deux hommes qui passaient sur le chemin s’arrêtèrent pour écouter, et Michel entendit l’un d’eux dire : « C’est sûrement le chaland de la reine qui vient là. » Presque aussitôt, l’enfant vit venir sur le chemin de halage deux beaux chevaux tout blancs : ils étaient complètement recouverts d’un filet dont les longues franges se balançaient jusque sous leur ventre ; leurs têtes étaient chargées de pompons remplis de piécettes d’or et d’argent, et ils marchaient sans fatigue, comme si cela eût été un amusement de tirer l’énorme chaland en faisant chanter les clochettes.

Le garçon qui les conduisait paraissait content et plein de force : il appuyait sa main sur la croupe du cheval de devant, et son fouet, qu’il tenait très droit, était tout entouré de rubans dont les bouts flottaient au vent.

Le chaland s’approcha, et Michel pensa qu’il n’en avait jamais vu de si beau. Il paraissait tout neuf avec sa coque blanche et ses larges bandes de couleur. Son nom, La Reine, était écrit en grandes lettres qui se répétaient dans l’eau en dansant et en se tortillant. Tout à fait à l’avant, un oiseau chantait dans une petite cage, et, au milieu, tout à côté d’un carré de plantes vertes et de pots de fleurs, Michel aperçut la reine du chaland.

Elle se tenait assise sur un joli siège, sa robe blanche se relevait très haut sur ses jambes, qu’elle tenait croisées l’une sur l’autre et le chien qui était couché à ses pieds était de la même couleur que ses bas.

Ses cheveux flottants descendaient jusqu’à sa ceinture, et de chaque côté de son front des nœuds de rubans se mêlaient à des mèches bouclées, qui retombaient le long des joues.

Elle ne ressemblait pas aux autres filles des mariniers et, en la voyant, on comprenait qu’il lui fallait le plus beau bateau du monde.

Aussitôt Michel se rappela la suite de l’histoire que lui racontait son père : « Et le marinier qui avait ce bateau si joli, si joli, avait une fille si belle, si belle, que tous les rois de la terre voulaient l’épouser. »

Michel se leva quand le chaland passa devant lui. Le mouvement qu’il fit réveilla le chien, qui se dressa en aboyant, mais la fille du marinier étendit seulement la main pour le calmer, et elle sourit à Michel. À ce moment, le soleil n’éclairait plus que le haut de la montagne, le fleuve était devenu plus transparent qu’un miroir, on ne savait plus si la montagne était en haut ou en bas, le pré se continuait jusqu’au milieu du fleuve, et on voyait les longues herbes trembler dans l’eau. Maintenant, le son des clochettes diminuait et le chaland s’éloignait lentement. Le fleuve paraissait aussi étroit que l’écluse Saint-Martin et on eût juré que le chaland touchait les deux rives.

Michel s’aperçut tout à coup que le chaland allait disparaître au tournant du fleuve. Il eut regret de ne pas l’avoir suivi, comme il l’avait souvent fait pour d’autres bateaux. Pour le voir plus longtemps il se rapprocha davantage du bord ; il quitta le chemin de halage pour marcher sur le pré qu’on voyait sous l’eau, mais au premier pas qu’il fit, le pré disparut et ce fut le fleuve qui s’ouvrit jusqu’au fond.

Quelques minutes après, la voix criarde de la tante Maria appelait : « Michel ! Michel ! » Mais personne ne répondit, et comme elle prêtait l’oreille aux bruits du soir, elle entendit au loin un son de clochettes si clair qu’on eût dit qu’elles sonnaient dans l’eau, et malgré l’inquiétude qui la gagnait, elle ne put s’empêcher de dire tout bas : « tine tine, tigueline, tine tine… »

Marguerite Audoux.