Le Chancellor/Chapitre LIII

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Hetzel (p. 162-164).

liii

— 26 janvier. — La proposition a été faite. Tous l’ont entendue, et tous l’ont comprise. Depuis quelques jours, c’était devenu une idée fixe, que personne n’osait formuler.

On va tirer au sort.

Celui que le sort désignera, chacun en aura sa part.

Eh bien, soit ! Si le sort me désigne, je ne me plaindrai pas.

Il me semble qu’une exception est proposée en faveur de miss Herbey, et que c’est André Letourneur qui l’a faite. Mais un murmure de colère court parmi les matelots. Nous sommes onze à bord, chacun de nous a donc dix chances pour lui, une contre, et l’exception proposée changerait cette proportion. Miss Herbey subira le sort commun.

Il est alors dix heures et demie du matin. Le bosseman, que la proposition de Daoulas a ranimé, insiste pour que le tirage soit fait immédiatement. Il a raison. D’ailleurs, nul de nous ne tient à la vie. Celui qui sera désigné ne devancera que de quelques jours seulement, de quelques heures peut-être, ses compagnons dans la mort. On le sait, on ne s’effraye pas de mourir. Mais ne plus souffrir de cette faim pendant un jour ou deux, ne plus ressentir cette soif, voilà ce qu’on veut, et voilà ce qui sera.

Je ne puis dire comment chacun de nos noms s’est trouvé au fond d’un chapeau. Ce ne peut être que Falsten qui les ait écrits sur une feuille détachée de son carnet.

Les onze noms sont là. Il est convenu, sans discussion, que le dernier nom sortant désignera la victime.

Qui procédera au tirage ? Il y a une sorte d’hésitation.

« Moi ! » répond l’un de nous.

Je me retourne, et je reconnais M. Letourneur.

Il est là, debout, livide, la main étendue, ses cheveux blancs tombant sur ses joues amaigries, effrayant par son calme.

Ah ! malheureux père ! Je te comprends ! Je sais pourquoi tu veux appeler les noms ! Ton dévouement paternel ira jusque-là !

« Quand vous voudrez ! » dit le bosseman.

M. Letourneur plonge la main dans le chapeau. Il prend un billet, il le déplie, il prononce à haute voix le nom qui est écrit sur le billet, et il le passe à celui que ce nom désigne.

Le premier nom sorti, c’est celui de Burke, qui pousse un cri de joie.

Le second, celui de Flaypol.

Le troisième, celui du bosseman.

Le quatrième, celui de Falsten.

Le cinquième, celui de Robert Kurtis.

Le sixième, celui de Sandon.

La moitié des noms, plus un, ont été appelés.

Le mien n’est pas sorti. Je cherche à calculer les chances qui me restent : quatre bonnes, une mauvaise.

Depuis que Burke a poussé son cri, pas un mot n’a été proféré.

M. Letourneur continue son sinistre office.

Le septième nom, c’est celui de miss Herbey, mais la jeune fille n’a pas tressailli.

Le huitième nom, c’est le mien. Oui ! le mien !

Le neuvième nom :

« Letourneur !

— Lequel ? demande le bosseman.

— André ! » répond M. Letourneur.

Un cri se fait entendre, et André tombe sans connaissance.

« Mais va donc ! » s’écrie en rugissant le charpentier Daoulas, dont le nom reste seul dans le chapeau avec celui de M. Letourneur.

Daoulas regarde son rival comme une victime qu’il veut dévorer. M. Letourneur, lui, est presque souriant. Il met sa main dans le chapeau, il tire l’avant-dernier billet, il le déplie lentement, et sans que sa voix faiblisse, avec une fermeté que je n’aurais jamais attendue de cet homme, il prononce ce nom : « Daoulas ! »

Le charpentier est sauvé. Un hurlement s’échappe de sa poitrine.

Puis, M. Letourneur prend le dernier billet, et, sans rouvrir, il le déchire.

Mais un morceau du papier déchiré a volé vers un coin du radeau. Personne n’y fait attention. Je rampe de ce côté, je ramasse ce papier, et, sur un coin, je lis : And…

M. Letourneur se précipite vers moi, il m’arrache violemment des mains ce bout de papier, il le tord dans ses doigts, puis, me regardant d’un air grave, il le jette à la mer.