Le Chancellor/Chapitre XVII

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Hetzel (p. 52-54).

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Suite du 30 octobre. — J’ai causé avec M. Letourneur de la situation qui nous est faite, et j’ai cru pouvoir lui assurer que notre séjour sur le récif serait court, si les circonstances nous favorisaient. Mais M. Letourneur ne semble pas partager mon avis.

« Je crains bien, au contraire, me répond-il, que nous ne soyons longtemps retenu sur ces roches !

— Et pourquoi ? ai-je repris. Quelques centaines de balles de coton à jeter par-dessus le bord, ce n’est pas là une besogne longue et difficile, et, en deux ou trois jours, elle peut être faite.

— Sans doute, monsieur Kazallon, cela se ferait rapidement, si, dès aujourd’hui, l’équipage pouvait se mettre à l’ouvrage. Mais il est absolument impossible de pénétrer dans la cale du Chancellor, car l’air y est irrespirable, et qui sait si plusieurs jours ne se passeront pas avant qu’on puisse y descendre, puisque la couche intermédiaire de la cargaison brûle encore ? D’ailleurs, une fois maîtres du feu, est-ce que nous serons en état de naviguer ? Non ! Il faudra aveugler la voie d’eau qui doit être considérable, et l’aveugler avec le plus grand soin, si nous ne voulons pas couler, après avoir risqué d’être brûlés ! Non, monsieur Kazallon, je ne me fais pas d’illusion, et je considérerai comme une circonstance heureuse si dans trois semaines nous avons quitté l’écueil. Et fasse le ciel que quelque tempête ne se déchaîne pas, avant que nous n’ayons repris la mer, car le Chancellor serait brisé comme verre sur ce récif, qui deviendrait notre tombeau ! »

C’est, en effet, le danger le plus grand dont nous soyons menacés. L’incendie, on le maîtrisera, le bâtiment, on le renflouera, — du moins, tout porte à le croire ; mais nous sommes à la merci d’un coup de vent. En admettant que la partie la plus élevée de l’écueil puisse offrir un refuge pendant une tempête, que deviendraient les passagers et l’équipage du Chancellor, quand, de leur navire, il ne resterait plus qu’une épave !

« Monsieur Letourneur, ai-je demandé alors, vous avez confiance dans Robert Kurtis ?

— Une confiance absolue, monsieur Kazallon, et je regarde comme une grâce du ciel que le capitaine Huntly lui ait remis le commandement du navire. Tout ce qu’il faudra faire pour nous tirer de cette mauvaise passe, j’ai la certitude que Robert Kurtis le fera. »

Quand je demande au capitaine quelle durée il assigne à notre séjour sur le récif, il me répond qu’il ne peut encore l’estimer, et que cela dépend surtout des circonstances, mais il espère que le temps ne sera pas défavorable. En effet, le baromètre remonte d’une façon continue, et sans osciller comme il fait lorsque les couches atmosphériques sont encore mal équilibrées. Il y a donc là symptôme d’un calme durable, — conséquemment présage heureux pour nos opérations.

Du reste, pas une heure n’est perdue, et chacun se met à la besogne avec activité.

Robert Kurtis, avant tout, songe à éteindre complètement l’incendie, qui ronge encore la couche supérieure des balles de coton au-dessus du niveau que l’eau atteint dans la cale. Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à épargner la cargaison. Il est évident que la seule manière d’opérer est d’étouffer le feu entre deux nappes liquides. Les pompes commencent donc à faire de nouveau leur office.

Pendant ces premières opérations, l’équipage suffit parfaitement à la manœuvre des pompes. Les passagers ne sont pas mis en réquisition, mais nous sommes tous prêts à offrir nos bras, et notre aide ne sera pas à dédaigner, lorsque l’on procédera au déchargement du navire. Aussi, en attendant, MM. Letourneur et moi, occupons-nous le temps soit à causer, soit à lire, et, en outre, je consacre quelques heures à rédiger mon journal. L’ingénieur Falsten, peu communicatif, s’absorbe toujours dans ses chiffres, ou trace des épures de machines avec plan, coupe et élévation. Plût au ciel qu’il pût inventer quelque puissant appareil qui permît de renflouer le Chancellor ! Quant aux Kear, ils se tiennent à l’écart et nous épargnent l’ennui d’entendre leurs récriminations incessantes ; malheureusement, miss Herbey est obligée de rester avec eux, et nous ne voyons que peu ou pas la jeune fille. Pour Silas Huntly, il ne se mêle en rien de ce qui intéresse le navire ; le marin n’existe plus en lui, et l’homme végète à peine. Le maître d’hôtel Hobbart fait son service habituel, comme si le bâtiment était en cours régulier de navigation. Cet Hobbart est un personnage obséquieux, dissimulé, généralement peu d’accord avec son cuisinier Jynxtrop, nègre de mauvaise figure, à l’air brutal et impudent, qui se mêle aux autres matelots plus qu’il ne convient.

Les distractions ne peuvent donc être que fort rares à bord. Heureusement, l’idée me vient d’aller explorer le récif inconnu sur lequel est échoué le Chancellor. La promenade ne sera ni longue ni variée, sans doute, mais c’est une occasion de quitter le navire pendant quelques heures et d’étudier un sol dont l’origine est assurément curieuse.

Il importe, d’ailleurs, que le plan de ce récif, qui n’est pas indiqué sur les cartes, soit relevé avec soin. Je pense que MM. Letourneur et moi, nous pouvons faire assez facilement ce travail d’hydrographie, en laissant au capitaine Kurtis le soin de le compléter lorsqu’il calculera de nouveau la longitude et la latitude de l’écueil avec toute l’exactitude possible.

Ma proposition est agréée de MM. Letourneur. La baleinière, munie de lignes de sonde, un matelot pour la conduire, sont mis à notre disposition, et nous quittons le Chancellor dans la matinée du 31 octobre.