Le Chancellor/Chapitre XX

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Hetzel (p. 63-67).

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Du 15 au 20 novembre. — Aujourd’hui, la visite de la cale a pu être effectuée ; on a enfin découvert la bonbonne de picrate, à l’arrière, en un endroit que le feu n’a heureusement pas atteint. Cette bonbonne est intacte, l’eau n’a même pas avarié son contenu, et elle est déposée en lieu sûr à l’extrémité de l’îlot. Pourquoi ne la jette-t-on pas à la mer immédiatement ? je n’en sais rien, mais enfin on ne l’a pas jetée.

Robert Kurtis et Daoulas, pendant leur visite, constatent que le pont et les barreaux qui le soutiennent ont moins souffert qu’on ne le pensait. L’intense chaleur à laquelle ces épaisses planches et ces fortes traverses ont été soumises les a gondolées, mais sans les ronger profondément, et l’action du feu paraît s’être plus spécialement portée vers les flancs de la coque.

En effet, sur une très-grande longueur, le vaigrage[1] a été dévoré par les flammes ; des bouts de gournables carbonisés sortent çà et là, et, malheureusement, la membrure est très-sérieusement atteinte ; l’étoupe a joué dans les abouts et dans les coutures, et on peut considérer comme un miracle que le bâtiment ne se soit pas depuis longtemps entr’ouvert.

Ce sont là des circonstances fâcheuses, il faut le reconnaître. Le Chancellor a éprouvé des avaries telles que Robert Kurtis ne peut évidemment pas les réparer avec les moyens restreints dont il dispose, et il ne saurait rendre à son navire la solidité nécessaire à une longue traversée.

Aussi, le capitaine et le charpentier reviennent-ils très-soucieux. Les dommages sont véritablement si sérieux, que, s’il se trouvait sur une île, et non sur un écueil que la mer peut balayer d’un instant à l’autre, Robert Kurtis n’hésiterait pas à démolir le navire pour en reconstruire un plus petit, auquel il pourrait, du moins, se fier.

Nous pêchons sur le littoral de l’îlot.

Mais Robert Kurtis prend son parti rapidement, et il nous rassemble tous, équipage et passagers, sur le pont du Chancellor.

« Mes amis, dit-il, les avaries sont beaucoup plus graves que nous ne le supposions, et la coque du bâtiment est fort compromise. Comme, d’une part, nous n’avons aucun moyen de la réparer, et que, de l’autre, sur cet îlot, à la merci du premier coup de mer, nous n’avons pas le temps de construire un autre bâtiment, voici ce que je me propose de faire : boucher la voie d’eau aussi solidement que possible et gagner le port le plus voisin. Nous ne sommes qu’à huit cents milles de la côte de Paramaribo, qui forme le littoral nord de la Guyane hollandaise, et en dix à douze jours, si le temps nous favorise, nous y aurons trouvé refuge ! »

Les matelots vont chercher des pics.

Il n’y avait pas autre chose à faire. Aussi la résolution de Robert Kurtis est-elle unanimement approuvée.

Daoulas et ses aides s’occupent alors de boucher intérieurement la voie d’eau et de consolider autant que possible les couples de la membrure rongées par le feu. Mais il est bien évident que le Chancellor n’offre plus une sécurité suffisante pour une navigation de quelque durée, et qu’il sera condamné au premier port où il relâchera.

Le charpentier calfate aussi les coutures extérieures des bordages dans la partie de la coque qui émerge à marée basse ; mais il ne peut visiter celle que l’eau recouvre même à l’heure de la basse mer, et il doit se contenter de faire un radoubage à l’intérieur.

Ces divers travaux durent jusqu’au 20. Ce jour-là, ayant fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour réparer son navire, Robert Kurtis se décide à le remettre à la mer.

Il va sans dire que, depuis le moment où la cale a été vidée de la cargaison et de l’eau qu’elle contenait, le Chancellor n’a cessé de flotter, même avant le plein de la marée. Comme précaution a été prise de l’ancrer par l’avant et par l’arrière, il n’a pas été porté sur le récif, et il est demeure dans ce petit bassin naturel, défendu à droite et à gauche par les roches qui ne couvrent pas, même au plus haut du flux. Or, il se trouve que ce bassin, dans sa partie la plus large, peut permettre au Chancellor d’évoluer cap pour cap, et cette manœuvre se fait aisément au moyen d’aussières qui ont été fixées sur l’écueil, de telle sorte que le bâtiment présente maintenant l’avant au sud.

Il semble donc qu’il sera facile de dégager le Chancellor, soit en hissant ses voiles, si le vent est bon, soit en le touant jusqu’en dehors de la passe, si le vent est contraire. Cependant, l’opération présente quelques difficultés auxquelles il faudra parer.

En effet, l’entrée de la passe est barrée par une sorte de radier basaltique, au-dessus duquel, à mer haute, il reste à peine la hauteur d’eau nécessaire pour le tirant du Chancellor, bien qu’il soit entièrement délesté. S’il a passé par-dessus ce radier, avant son échouement, c’est, je le répète, parce qu’il a été enlevé par une lame énorme et rejeté dans le bassin. D’ailleurs, ce jour-là, c’était non-seulement une marée de nouvelle lune, mais aussi la plus considérable de l’année, et plusieurs mois doivent s’écouler avant qu’une marée équinoxiale aussi forte se reproduise.

Or, il est bien évident que Robert Kurtis ne peut attendre plusieurs mois. C’est aujourd’hui une grande mer de syzygie, il faut qu’il en profite pour dégager son navire ; puis, une fois hors du bassin, il le lestera de manière qu’il puisse porter de la toile, et il fera route.

Précisément, le vent est bon, car il souffle du nord-est, et, par conséquent, dans la direction de la passe. Mais le capitaine, avec raison, ne se soucie pas de lancer à toutes voiles et contre un obstacle qui peut l’arrêter net, un bâtiment dont la solidité est maintenant fort problématique. Donc, après avoir conféré avec le lieutenant Walter, le charpentier et le bosseman, il se décide à touer le Chancellor. En conséquence, une ancre est fixée à l’arrière pour le cas où, l’opération ne réussissant pas, il faudrait ramener le navire au mouillage ; puis, deux autres ancres sont portées en dehors de la passe, dont la longueur n’excède pas deux cents pieds. Les chaînes sont alors garnies au guindeau, l’équipage se met sur les barres, et, à quatre heures du soir, le Chancellor commence son mouvement.

C’est à quatre heures vingt-trois minutes que la marée doit être pleine. Aussi, dix minutes avant, le navire a-t-il été halé aussi loin que son tirant d’eau le permettait, mais la partie antérieure de sa quille a bientôt glissé sur le radier, et il a dû s’arrêter.

Et maintenant, puisque l’extrémité inférieure de l’étrave a franchi l’obstacle, il n’y a plus de raison pour que Robert Kurtis ne joigne pas l’action du vent à la puissance mécanique du guindeau. Les basses et hautes voiles sont donc déployées et orientées vent arrière.

C’est le moment. La mer est étale. Passagers et matelots sont aux barres du guindeau. MM. Letourneur, Falsten et moi, nous tenons la bringuebale de tribord. Robert Kurtis est sur la dunette, surveillant la voilure, le lieutenant sur le gaillard d’avant, le bosseman au gouvernail.

Le Chancellor ressent quelques secousses, et la mer, qui s’enfle, le soulève légèrement, mais, heureusement, elle est calme.

« Allons, mes amis, crie Robert Kurtis de sa voix calme et confiante, de la force et de l’ensemble. Allez ! »

Les bringuebales du guindeau sont mises en mouvement. On entend le cliquetis des linguets, et les chaînes, se raidissant à la mesure, forcent sur les écubiers. Le vent fraîchit, et, comme le navire ne peut pas prendre une vitesse suffisante, les mâts s’arquent sous la poussée des voiles. Une vingtaine de pieds sont gagnés. Un des matelots entonne une de ces chansons gutturales, dont le rhythme aide à simultanéiser nos mouvements. Nos efforts redoublent, et le Chancellor frémit…

Mais, vains efforts. La marée commence à baisser. Nous ne passerons pas.

Or, du moment qu’il ne passe pas, le navire ne peut rester en balance sur ce radier, car il se casserait en deux à mer basse. Sur l’ordre du capitaine, les voiles sont rapidement serrées, et l’ancre, mouillée à l’arrière, va servir aussitôt. Il n’y a pas un instant à perdre. On vire à culer, et il y a là un moment d’anxiété terrible… Mais le Chancellor glisse sur sa quille et revient dans le bassin qui lui sert maintenant de prison.

« Eh bien, capitaine, demande alors le bosseman, comment passerons-nous ?

— Je ne sais pas, répond Robert Kurtis, mais nous passerons. »

  1. Sorte de bordé intérieur.